L’épidémie de grippe qui, en trois vagues s’échelonnant du printemps 1918 au printemps 1919, a dévasté tous les continents et entraîné la mort de 50 à 100 millions de personnes, fut, avec la Première Guerre mondiale un révélateur du degré de pourriture et de barbarie auquel l’impérialisme était parvenu. Mais elle éclaire aussi par bien des aspects la situation actuelle créée par la pandémie de Covid-19 et ses effets dévastateurs présents et à venir pour les classes populaires.
La Première Guerre mondiale, comme d’autres conflits avant elle, fut, pour reprendre l’expression de Lénine, un « vigoureux accélérateur » de l’histoire, bouleversant les sociétés et la vie même de l’humanité en maints domaines pour toute une période historique. Le choc des principales puissances industrielles pour se repartager le monde prit la forme d’une effroyable mêlée sanglante qui mit à nu la nature profonde, criminelle et abjecte, de l’ordre social bourgeois. Et c’est pourquoi la guerre provoqua le soulèvement de la classe ouvrière russe en 1917 pour le mettre à bas et une puissante vague révolutionnaire qui ébranla le monde durant plusieurs années.
Comme l’écrivit Rosa Luxemburg en 1915 : « Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse : voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment. » Ce déchaînement de la barbarie née des entrailles de la société capitaliste fit en un peu plus de quatre années dix millions de morts parmi les combattants et autant parmi les populations civiles.
Il fut accompagné, entre 1918 et 1919, par l’épidémie la plus dévastatrice que l’humanité ait eu à affronter. Son effroyable bilan humain, peut-être cinq fois supérieur à celui de la guerre, résulte également pour une très large part de l’organisation même de l’économie capitaliste, du pillage impérialiste et de la politique des États au service des intérêts de leur bourgeoisie respective.
Les impératifs de la guerre renforcent l’épidémie
Si les scientifiques ne sont pas arrivés à ce jour à définir de façon certaine l’origine du virus de la grippe espagnole qui s’abattit sur le monde en 1918, il est en revanche certain que la guerre accéléra considérablement sa diffusion et aggrava ses effets dévastateurs.
Ce sont en effet les besoins sans cesse renouvelés en soldats, en travailleurs et en matières premières, que les puissances belligérantes firent venir du monde entier pour combattre et alimenter la machine de guerre en Europe, au Moyen-Orient ou en Afrique, qui en favorisèrent la contagion rapide. Les gouvernements et les états-majors ne pouvaient ignorer ce risque, car c’était un fait établi dans toutes les guerres depuis des siècles. Des mesures de quarantaine étaient par ailleurs fréquemment mises en place depuis le Moyen Âge. Et, pour ne citer que cet exemple, toute la Provence avait été isolée du royaume de France de 1720 et durant deux ans, pour empêcher l’extension de l’épidémie de peste qui la frappait. Les scientifiques et les militaires connaissaient enfin les grandes voies de transmission sur le globe depuis la fin du 19e siècle.
Le virus de la grippe fit très probablement son apparition, et ses premières victimes, dans le gigantesque camp d’entraînement de l’armée américaine de Fort Riley, situé au Texas, en mars 1918. Il se répandit ensuite à travers le pays vers les ports de la côte est où étaient concentrés les soldats du corps expéditionnaire américain se rendant en Europe. Les autorités américaines nièrent alors l’existence de toute épidémie, le président Wilson donnant l’ordre de ne pas communiquer le nombre de malades (qui touchait pourtant plus de la moitié des troupes) pour ne pas ralentir la mobilisation. Le ministère de la Guerre américain affirma quant à lui fin juin 1918 que ses troupes n’avaient « jamais montré quelque forme de maladie que ce soit ». Imposer l’entrée du pays en guerre l’année précédente avait été difficile pour les classes dirigeantes et la conscription faisait face à une opposition importante des recrues et d’une partie de la population : il n’était pas question de mettre en péril cette intervention dans ce conflit où se jouait la suprématie entre les puissances impérialistes. En débarquant à Brest dans les semaines qui suivirent, ces soldats propagèrent la première vague grippale sur le continent. D’autres données désignent une possible origine asiatique, le virus ayant dans cette hypothèse traversé les océans avec les troupes coloniales et les travailleurs de l’actuel Vietnam et de Chine, que la France et le Royaume-Uni avaient recrutés par dizaines de milliers.
Mais, quoi qu’il en soit, partout ou presque ce sont les transports de troupes, allant combattre ou revenant de la guerre, qui répandirent le virus de la grippe sur le continent africain, dans le Pacifique, en Asie et jusqu’en Arctique.
Jusqu’à l’armistice de 1918, la censure militaire empêcha très largement que la population soit avertie de l’existence même d’une épidémie. On estime qu’un demi-million de soldats des armées française, britannique et américaine se trouvaient pourtant hors de combat du fait de l’épidémie à l’automne 1918 sur le territoire français. Et il en allait de même dans le camp des puissances centrales. Cette censure est d’ailleurs la raison pour laquelle la grippe fut alors qualifiée d’espagnole, nom qui lui resta par la suite : l’Espagne étant restée neutre dans le conflit mondial, sa presse fut la seule à rendre compte de l’ampleur de la première vague grippale au printemps et à l’été 1918. Certains ont tenté d’affubler l’épidémie actuelle de Covid-19 de l’adjectif « chinoise » avec des arrière-pensées tellement évidentes et idiotes que l’opération n’a cette fois pas aussi bien fonctionné.
Dans un premier temps, la censure, et plus encore l’engagement de la presse, des intellectuels, du corps médical et des forces politiques derrière « l’union sacrée » avec leur bourgeoisie, imposèrent le silence. Et ce alors que la plupart des régiments avaient été touchés. La propagande fit le reste : ainsi en France, les journalistes aux ordres expliquèrent que les « poilus » résistaient « merveilleusement » à une maladie qui décimait « le Boche », ou que les scientifiques allemands avaient introduit des bacilles pathogènes dans des boîtes de sardines fabriquées en Espagne. Quant au Journal de médecine et de chirurgie pratique, il écrivait en septembre 1918, à la veille de la deuxième vague : « La grippe est une affection relativement peu grave, pour laquelle les mesures de quarantaine ou de désinfection aux frontières, applicables à d’autres maladies, seraient injustifiées et d’ailleurs inutiles. »
Au mépris des règles d’hygiène, il fallait à tout prix cacher la réalité de l’état sanitaire des armées à l’opinion publique et à la classe ouvrière, dont la bourgeoisie avait toutes les raisons de redouter les réactions au moment où la fin de la guerre s’annonçait et où le crédit de la révolution d’Octobre grandissait. On laissa ouverts écoles, cabarets et restaurants, sauf quand il n’y avait plus assez de personnel en bonne santé pour y travailler. Les entreprises comme les transports ne pouvaient être mis en sommeil en retirant les ouvriers malades, au risque de menacer l’approvisionnement en matériel de guerre du front ou l’alimentation de la population ; et au risque de priver les industriels des commandes de l’État et de bénéfices colossaux. Dans le meilleur des cas, les horaires ou les cadences furent réduits, dans l’espoir de maintenir les ouvriers à leur poste de travail le lendemain. Mais, le plus souvent, les travailleurs, à l’instar de ceux des chemins de fer, dont dépendait le transport de troupes et de matériel pour le front, étaient réquisitionnés.
Pour ne pas encombrer les hôpitaux militaires, les malades furent convoyés, parfois debout, dans des trains bondés, vers d’autres centres de soins, étendant un peu plus la grippe à l’ensemble du pays. Pour reprendre un terme répété depuis trois mois par les médias, les casernes, les hôpitaux, les gares, les usines, mais aussi les bordels de campagne mis en place par les armées, furent autant de « clusters » d’une épidémie renforcée par les déplacements incessants des troupes entre le front et les zones de l’intérieur. Et si les médecins militaires envisagèrent un temps d’arrêter la délivrance de permissions, pour freiner la transmission de la maladie, le haut commandement s’y opposa : il avait en mémoire les mutineries de l’année 1917, où la restriction des permissions avait été un des facteurs de la colère et de la révolte des soldats. Trier et isoler les contagieux, au lieu de concentrer les malades dans les hôpitaux, dépassait les capacités des systèmes de santé entièrement tournés vers la nécessité de préserver le maximum de soldats en état de combattre, quitte à renvoyer au front des dizaines de milliers d’hommes porteurs du virus de la grippe.
En somme, les impératifs de la guerre entre les puissances impérialistes empêchaient quasiment toute mesure d’ampleur à même de circonscrire l’étendue de l’épidémie.
Mais la sale guerre que se menaient les différentes bourgeoisies avec la peau des classes populaires avait d’autres conséquences désastreuses, qui expliquent en partie la mortalité exceptionnelle de cette grippe, ou plus exactement des trois vagues grippales qui la caractérisent. Si elle tua très majoritairement les personnes entre 20 et 40 ans, sans doute parce que les plus âgés avaient déjà été partiellement immunisés par un précédent épisode de grippe (celle dite russe de 1889-1890), cela fut facilité par le fait que les organismes des populations civiles, comme ceux des combattants, étaient considérablement affaiblis par les privations et l’usure physique. Les soldats austro-hongrois engagés dans d’incessantes opérations en Italie, souffrant de la faim et du paludisme, compteront deux à trois fois plus de pertes par la maladie que par balle. Tous les soldats qui avaient subi des attaques aux gaz subirent également de plein fouet les effets de la grippe et y succombèrent dans des proportions très importantes, en raison de leur insuffisance respiratoire.
Les soldats, mais aussi les travailleurs, les femmes, qui devaient exploiter seules les terres agricoles et s’occuper de leurs enfants en l’absence de leur compagnon mobilisé, ne pouvaient bien évidemment pas suivre les bons conseils des médecins leur enjoignant… de se reposer, de boire et de bien manger. Des milliers de femmes enceintes moururent ou donnèrent naissance à des enfants mort-nés, qui échappent d’ailleurs la plupart du temps à la comptabilité macabre des victimes de la grippe espagnole.
Survenant en plein pic épidémique, l’annonce même de l’armistice de novembre 1918, et les célébrations qui l’accompagnèrent, fut elle-même une importante source de contamination : rien ne devait gâcher la paix des vainqueurs et l’opération de propagande qui l’accompagna notamment en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis.
Les classes populaires frappées de plein fouet
La situation sanitaire des pays en guerre, ainsi que celle de leurs colonies, avait été considérablement dégradée par l’entrée en guerre. D’une part en raison de la réquisition pour le front de l’immense majorité des infirmières, des médecins, des pharmaciens et des chirurgiens. Il était devenu presque impossible de consulter un médecin et de réaliser des analyses dans un laboratoire. Seuls les services de santé militaires disposaient d’ailleurs de données fiables sur le nombre de malades, la déclaration de la grippe n’ayant été rendue obligatoire qu’après le pic de l’épidémie et sans qu’existât véritablement d’organisme capable d’en tirer des mesures à même d’en freiner l’extension. Un manque de personnel d’autant plus criant que les hôpitaux étaient eux-mêmes si encombrés que cela rendait impossibles la prise en charge des malades et leur isolement du reste de la population. Ceux qui, souffrant d’une autre pathologie, entraient à l’hôpital pour y être entassés, furent nombreux à y contracter la grippe. Ceux qui étaient déjà grippés y attendaient la mort, faute de prise en charge et de repos. Dans le même temps, beaucoup de malades, pour ne pas avoir été diagnostiqués, moururent sans soins à leur domicile, notamment, à l’automne 1918, durant la deuxième vague de la grippe, particulièrement foudroyante.
La guerre avait par ailleurs entraîné une pénurie de médicaments, de lits d’hôpitaux, de combustibles pour le chauffage, d’essence pour alimenter les véhicules des rares médecins exerçant encore dans les zones rurales, et de moyens de désinfection (savon et eau de Javel notamment). À Lyon, c’est sous la pression de l’opinion publique que la municipalité organisa en urgence la mise en place d’un corps spécial d’infirmières chargées de visiter les malades et de services spéciaux chargés de la désinfection journalière des locaux industriels, des commerces et de certaines administrations.
L’effondrement du niveau de vie des classes populaires, lié notamment à l’intensification de l’exploitation dans les usines, à l’augmentation générale des prix, aux pénuries alimentaires, aux difficultés de transport, affaiblit considérablement les organismes et rendirent plus nombreuses et mortelles les infections pulmonaires, en particulier celles liées à la tuberculose. Celle-ci faisait alors en France près de 100 000 morts par an et touchait les catégories les plus pauvres de la population. Un responsable du Service de santé des armées écrivait alors à son propos : « La tuberculose règne parmi les taudis des grandes villes, parmi les masures paysannes que l’impôt des portes et fenêtres a fermées à l’air et au soleil. Les quartiers ouvriers dans les cités de labeur ou de négoce sont trop souvent d’effroyables agglomérations de logis pourris, crasseux, où les rues sont des tranchées profondes, étroites et humides. [...] La tuberculose règne par les salaires insuffisants, surtout dans les métiers de femmes. [...] La tuberculose règne par le surmenage des longues journées, par le travail de nuit imposé aux femmes, aux enfants. »[1] La situation était si critique qu’elle avait menacé les rangs mêmes de l’armée française durant toute la durée de la guerre, au point d’entraîner le début de la mise en place d’une politique de prévention et de traitement de la tuberculose. Mais le problème était loin d’être réglé.
Les files d’attente qui se formèrent dans les grandes agglomérations devant les boulangeries, les magasins d’alimentation, ou pour se procurer des moyens de chauffage, furent également des vecteurs de l’épidémie au sein des classes populaires. Autant de préoccupations auxquelles échappaient la bourgeoisie et une partie des classes moyennes.
En observant une carte des victimes de la grippe sur Paris, certains ont cru voir dans la surreprésentation des arrondissements de l’ouest la preuve que les classes sociales étaient à égalité devant le virus, comme tant d’autres prétendent qu’elles l’étaient sous l’uniforme. Mais cela provient en réalité du nombre important de domestiques (en grande majorité des femmes), morts pour le bien-être des grands bourgeois dans ces beaux quartiers, après avoir usé leur santé dans des logements indignes, des soupentes trop chaudes l’été et trop froides l’hiver, ou des rez-de-chaussée humides, favorisant les infections pulmonaires.
En Autriche-Hongrie, comme en Allemagne, le blocus imposé par les impérialistes français et britannique avait créé des carences alimentaires et fait resurgir la famine au cœur même de l’Europe. Dans une économie de guerre pesant lourdement sur le prolétariat, la grippe fit des ravages dans plusieurs villes hongroises où l’eau n’arrivait plus dans les quartiers populaires et où se développèrent d’autres maladies. En Pologne, aucun service ne parvint véritablement à compter les morts, que l’on estime aujourd’hui entre 68 000 et 130 000. À Prague, le principal hôpital menaça de fermer par manque de charbon ; ailleurs les repas chauds firent défaut. Dans plusieurs métropoles des États-Unis, la mortalité relevée dans les logements populaires fut au moins deux fois plus élevée que dans les quartiers riches. Les Noirs furent particulièrement touchés. Et si, à New York, le bilan fut relativement peu élevé au lendemain de la guerre, où la presse put cette fois avertir la population de la crise sanitaire grandissante, c’est sans doute en raison des mesures de la fermeture précoce des écoles, des principaux lieux publics, de la déclaration rendue obligatoire de la maladie aux services de santé municipaux, de l’interdiction des funérailles publiques et de l’hospitalisation de tous ceux qui vivaient dans des logements surpeuplés. Le port du masque, rendu obligatoire comme à San Francisco, joua également un rôle relativement efficace.
Les charlatans et les producteurs de traitements en tout genre, eux, profitèrent très largement de la période pour s’enrichir. Heureuse conséquence de l’épidémie et de la mise sous séquestre des biens de l’industriel Bayer en 1914, la Société chimique des usines du Rhône, qui disposait de ce fait du monopole sur l’aspirine, vit ses ventes et ses profits exploser. Elle deviendra Rhône-Poulenc en 1928 (le premier groupe privé français de chimie durant des décennies).
Les peuples sous le talon de fer de l’impérialisme
Dans les pays soumis à la domination des grandes puissances depuis des décennies, voire des siècles, la guerre, le pillage des matières premières et l’exploitation de la main-d’œuvre avaient rendu encore plus effroyables les conséquences de la grippe pour les peuples. L’épidémie, qui arriva par les ports, y fit des ravages, mettant à jour l’absence quasi générale de personnel soignant, d’hôpitaux et de dispensaires et, au-delà, la pauvreté et le sous-développement dans lesquels la domination de l’impérialisme plongeait les deux tiers de l’humanité.
L’Afrique, qui était entièrement placée sous le joug colonial et qui avait fourni près de 500 000 hommes pour alimenter les armées en chair à canon et les usines européennes en bras, connut un taux de mortalité deux fois supérieur à celui de l’Europe. Au Sénégal, où elle survint après deux vagues mortelles de peste bubonique, la grippe fit près de 40 000 morts, sans que le corps médical colonial semblât trop s’en émouvoir. Au Congo belge, le nombre de victimes est estimé à 300 000 ; au Cameroun à 250 000 ; au Nigeria il fut sans doute de plus de 450 000.
Après la Sierra Leone, où leur navire avait fait escale, le virus débarqua en Afrique du Sud avec le retour de France de membres du Corps des travailleurs indigènes qui y avaient été utilisés en arrière des lignes. L’hécatombe fut particulièrement meurtrière (300 000 morts) en raison des nombreux ports et du réseau ferré étendu drainant les richesses minières du pays vers le marché mondial. La grippe décima notamment les populations noires du Transkei et du Ciskei, dans la région du Cap, parquées dans les taudis surpeuplés. En Rhodésie du Sud (l’actuel Zimbabwe), autre dominion britannique, le taux de mortalité dans la population d’origine européenne fut de 9,3 ‰, de 25,4 ‰ parmi les Africains des réserves et de 91,7 ‰ parmi les mineurs. Non loin de ce foyer de l’Afrique australe, la grippe tua sans doute 90 000 Malgaches et 7 000 à 20 000 personnes à La Réunion, pour une population de 175 000 habitants, fauchant les dockers déchargeant les navires, puis ravageant les quartiers populaires où les conditions de vie étaient effroyables. Dans la petite ville du Port, qui ne comptait qu’un seul médecin, les cadavres, laissés sur le pas des portes, y étaient ramassés par l’unique véhicule : une charrette à bras tirée par des détenus.
Dans plusieurs îles, comme aux Philippines, sous occupation américaine, à Tahiti (Papeete) ou dans les Samoa occidentales, sous contrôle néo-zélandais, les autorités coloniales laissèrent débarquer des hommes dont l’état grippal était connu, au mépris des conséquences sur la population. Le gouvernement néo-zélandais attendra 2002 pour reconnaître sa responsabilité pour la mort de 8 500 personnes dans les Samoa, un quart de la population, des suites de cette décision criminelle. L’État français n’a jamais reconnu la sienne pour les victimes de Tahiti. Mais c’est certainement en Inde que la barbarie de la domination capitaliste s’exprima avec le plus de force à la faveur de l’épidémie de grippe qui y fit selon les dernières estimations plus de 18 millions de morts. La grippe avait touché Bombay le 29 mai 1919, à l’arrivée d’un navire transportant des troupes indiennes de retour de la guerre. En deux semaines, la ville fut dévastée par l’épidémie.
Il ne fut jamais question d’imposer la moindre quarantaine visant les ports indiens, en raison de l’importance économique de cette colonie pour l’impérialisme britannique. Depuis l’ouverture du canal de Suez, le port de Bombay était devenu le plus grand de l’Inde et son industrie textile occupait des dizaines de milliers d’ouvriers. Le pouvoir colonial se désintéressait totalement des conditions sanitaires ou de l’insalubrité des logements et des rues des grandes métropoles dans lesquelles il avait maintenu ou précipité des millions d’habitants. L’Inde était en outre régulièrement frappée par des inondations ou des épisodes de sécheresse qui faisaient à chaque fois des centaines de milliers et, plus souvent encore, des millions de victimes. Et tandis que la sécheresse de 1918 avait fait basculer de nouveau la population dans la famine, les navires continuaient de charrier vers les ports britanniques les céréales produites dans l’arrière-pays. La guerre, qui avait clairsemé encore davantage les rangs des médecins, réquisitionnés pour le front, aggrava enfin considérablement la situation sanitaire dans un pays où l’espérance moyenne de vie ne dépassait pas 25 ans.
L’épidémie de grippe s’abattit sur les ouvriers agricoles, les petits paysans, les balayeurs des rues, les ouvriers et les innombrables miséreux qui peuplaient les villes du sous-continent indien. Les femmes constituèrent la majorité des victimes, probablement parce que, subissant une double oppression, elles étaient moins nourries dans les périodes de disette, supportaient une charge de travail supérieure et avaient la charge des malades.
Il y avait un précédent à cette situation : au lendemain d’une épidémie de peste qui avait touché Bombay et menaçait ce centre de l’économie coloniale en 1896, le pouvoir avait tenté de résoudre à sa manière, c’est-à-dire brutalement, les problèmes d’insalubrité dont au fond il accusait les habitants d’être eux-mêmes responsables. Sous couvert de promotion de l’hygiène et de lutte contre l’insalubrité, les soldats avaient alors été dépêchés dans les quartiers les plus pauvres. Les logements avaient été fouillés, souvent incendiés avec les quelques biens de leurs occupants, ceux-ci avaient été humiliés, violés parfois et déplacés par milliers. Des émeutes et une grève générale s’en étaient suivies, qui avaient obligé le pouvoir à reculer. Le souvenir de cet épisode n’avait pas disparu des mémoires lorsque frappa l’épidémie de grippe espagnole.
De nouveau, le pouvoir colonial fut totalement incapable de faire face au chaos engendré par la maladie, et ce furent bien souvent les habitants eux-mêmes, appuyés par les militants de la cause indienne, qui pallièrent son incurie, accélérant dans les mois qui suivirent la contestation de la domination britannique et le mouvement pour l’indépendance. Au lendemain du vote en février 1919 de la loi Rowlatt, qui prolongeait la loi martiale établie durant la guerre, la contestation menaçait de devenir générale. Le 13 avril 1919, à Amritsar, l’armée tira sur la foule, tuant plusieurs centaines de manifestants.
Plus que jamais : socialisme ou barbarie
Si les limites des connaissances scientifiques de l’époque, la méconnaissance notamment de l’origine virale de la grippe et l’absence d’un vaccin, ont joué il y a un siècle un rôle non négligeable dans l’extension et la létalité de l’épidémie de grippe espagnole, le capitalisme porte une responsabilité écrasante dans son effroyable bilan. Les impératifs de la guerre impérialiste au profit du grand capital et leurs conséquences dramatiques sur le niveau de vie et la santé des populations, la situation indigne du logement des classes populaires, l’absence d’une politique d’hygiène et de santé publique à même de répondre aux besoins de chacun, la surexploitation des travailleurs et des peuples coloniaux maintenus dans une effroyable oppression matérielle et culturelle : tout cela aurait dû condamner la société bourgeoise à sa perte. Seule la trahison des principaux dirigeants socialistes en 1914, qui laissa les travailleurs sans perspectives et sans direction lorsque la révolution russe renversa la domination bourgeoise en 1917, lui sauva la mise.
Aujourd’hui, les connaissances scientifiques et les moyens pour faire face à la pandémie du Covid-19 sont sans commune mesure avec ceux d’il y a un siècle. Alors, devant le chaos et le nombre de morts provoqués par l’épidémie actuelle, et devant les conséquences prévisibles de la crise économique dont elle n’est que l’un des éléments déclencheurs, balayer la pourriture de ce vieux système reste la seule perspective pour l’humanité. Comme l’écrivait Engels dans l’Anti-Dühring : « Les forces productives engendrées par le mode de production capitaliste moderne, ainsi que le système de répartition des biens qu’il a créé, sont entrés en contradiction flagrante avec le mode de production lui-même, et cela à un degré tel que devient nécessaire un bouleversement du mode de production et de répartition, si l’on ne veut pas voir toute la société moderne périr. »
11 mai 2020
[1] Notes (non publiées au Journal Officiel) tirées de l’intervention au Sénat de Julien Godart le 14 décembre 1917. Document cité par Laurent Viet dans La santé en guerre 1914-1918, SciencesPo. Les Presses, 2015, p. 521.