L’initiative de la Chine baptisée « les nouvelles routes de la soie », en référence à la splendeur passée de l’Empire chinois, fait couler beaucoup d’encre. Véritable plan Marshall selon les partisans de l’initiative, dont bénéficieraient non seulement la Chine mais aussi les pays pauvres et moins pauvres situés sur le tracé de ces routes ; « tentative de façonner la mondialisation à la chinoise » ; néocolonialisme voire nouvel impérialisme pour ses détracteurs : les nouvelles routes de la soie posent de nouveau, comme la guerre commerciale avec les États-Unis, la question des rapports entre la Chine et le reste du monde. Certains la voient comme un allié des pays pauvres, aidant à leur développement, alors que d’autres la considèrent comme une puissance impériale montante, aujourd’hui la deuxième puissance mondiale, demain la première.
La réalité est plus complexe. La Chine, de puissance de premier plan au niveau mondial jusqu’au 18e siècle, se retrouva au 19e siècle et au début du 20e siècle rabaissée, opprimée, envahie et même disloquée sous les coups de la politique coloniale impérialiste de l’Occident et du Japon. En 1949, en s’appuyant sur une puissante révolte paysanne, l’équipe nationaliste sous étiquette communiste, rassemblée dans le Parti communiste (PCC), réussit à mettre en place un État fort et centralisé comme le pays n’en avait pas connu depuis un siècle, capable de tenir tête aux assauts économiques et militaires de l’impérialisme. Mais cet État, par ses origines et ses perspectives, restait un instrument du développement bourgeois du pays. L’étatisme permit de bâtir les fondations économiques du développement qu’on voit à l’œuvre depuis trente ans, à l’abri de la pression de l’impérialisme, sur le dos de la paysannerie et de la classe ouvrière. Ces fondations, l’État lui-même, les grandes entreprises nationales extrayant les matières premières, produisant l’énergie, construisant barrages, routes et bâtiments, restent au cœur de l’économie chinoise. Cependant au fil du temps, tout en maintenant sa forme dictatoriale et son étiquette communiste, le régime a autorisé puis favorisé l’accumulation de capitaux privés. Et c’est l’appareil d’État lui-même qui a servi d’intermédiaire entre la bourgeoisie impérialiste et la Chine, permettant au pays de renouer avec le marché mondial sans se faire de nouveau dépecer par l’impérialisme. C’est sur cette base que les investissements des entreprises privées occidentales et japonaises en Chine ont depuis la fin des années 1980 accéléré le développement du capitalisme chinois en lui donnant ses traits particuliers.
L’État a ainsi un double rôle. Il défend les intérêts de la bourgeoisie chinoise, dont le comité central du PCC regroupe un bel échantillon, y compris pour la sauvegarde de certains de ses intérêts spécifiques contre l’impérialisme. Mais il est aussi le vecteur de sa réintégration dans l’économie mondiale, la porte par laquelle l’impérialisme a pu se réintroduire, en quelque sorte le point d’appui de l’impérialisme en Chine. Un point d’appui qui garde une certaine indépendance, mais un point d’appui tout de même. L’État chinois aménagea les zones franches, créa une législation sur mesure pour les entreprises occidentales et leurs sous-traitants, leur ouvrit le marché intérieur. Cela démontre au passage que, dans ce monde dominé par l’impérialisme, le mieux que des pays sous-développés peuvent faire par eux-mêmes, le mieux que la petite-bourgeoisie nationaliste peut faire, c’est se donner un État pour protéger ses intérêts nationaux. Mais, à défaut de changer le rapport de force mondial, ces pays, tels Cuba, le Vietnam, la Chine, ne peuvent que réintégrer l’économie impérialiste. Tant que la grande bourgeoisie impérialiste ne sera pas renversée, elle finira par tout digérer. En Chine, cela s’est fait en collaboration avec la bourgeoisie nationale résurgente. C’est son État qui a joué le rôle d’intermédiaire entre les capitaux occidentaux et japonais d’une part, la main-d’œuvre et le marché chinois de l’autre. Son État, centralisé, puissant, lui a permis de ne pas se faire piétiner comme aux 19e et 20e siècles. Mais si elle récupère bien une partie de la plus-value produite sur son sol – le nombre de milliardaires chinois en est la preuve – l’essentiel s’accumule ailleurs, dans les coffres-forts des trusts occidentaux et japonais. La Chine est un pays qui reste sous-développé. Son appareil d’État n’a jamais eu pour perspective de remettre en cause la domination de l’impérialisme américain. Cependant, sa taille et sa population lui permettent de jouer son jeu propre, y compris en concurrence avec d’autres puissances capitalistes. Mais cela se fait dans le cadre général fixé par l’impérialisme, dont celui-ci bénéficie en dernier ressort.
Une fuite en avant
Dans les années 1990 et 2000, le développement de la Chine s’est d’abord fait comme « l’atelier du monde ». Les pays impérialistes localisaient une partie de la production de leurs marchandises dans ce pays aux bas salaires et dont la main-d’œuvre leur paraissait inépuisable. L’une des conséquences en fut que la courbe du développement de la Chine s’est mise à suivre les soubresauts de l’économie mondiale, en particulier ceux de la première puissance, les États-Unis. Après la crise de 2008, alors que l’économie mondiale était loin de retrouver ses taux de croissance précédents, l’État chinois a limité les dégâts en injectant des centaines de milliards de dollars – la presse parle de 500 milliards – dans des investissements gigantesques. Cela eut d’importantes retombées dans l’immobilier et permit à un certain nombre de bureaucrates d’amasser des fortunes encore plus grandes. Ces investissements ont irrigué non seulement l’économie chinoise mais aussi une bonne partie de l’économie mondiale en quête de marchés et de profits. Les villes fantômes dont la presse a fait mention il y a quelques années sont le sous-produit de cette période. Peu importait l’utilité des investissements, il fallait produire pour pallier le ralentissement des exportations à destination du monde occidental, garantir les profits et les positions des couches dominantes. Afin d’éviter toute contestation interne, il fallait limiter les licenciements dans les grandes entreprises d’État, des licenciements dont les conséquences politiques étaient imprévisibles pour le pouvoir.
Après la crise de 2008, les investissements chinois ont aussi maintenu en vie les gigantesques entreprises d’État, certaines étant alors qualifiées de zombies. Lorsque des capacités de production existent, il leur faut des débouchés ou, à terme, les supprimer. Or, selon la Banque mondiale, les capacités de production, dont l’emploi n’est pas assuré par le marché intérieur et la sous-traitance pour les trusts occidentaux et japonais, sont particulièrement élevées depuis 2008, de l’ordre de 10 % du PNB[1]. Pour pallier le ralentissement de l’économie mondiale, les autorités chinoises parlèrent d’abord de développer le marché intérieur. Elles disaient vouloir convertir des dizaines de millions de prolétaires et de paysans chinois en consommateurs de leurs ateliers, de leurs usines. Ce discours semble aujourd’hui remisé au placard. Car encore aurait-il fallu que les salaires le permettent. Or les salaires relativement bas des ouvriers chinois sont une des conditions essentielles du développement de l’économie chinoise. C’est d’ailleurs ce qui fait toujours de la Chine un pays en grande partie sous-développé, un pays dont la production est largement tournée vers l’exportation, s’intégrant comme sous-traitant du marché mondial. C’est ce qui fait que les balances commerciales de tous les pays développés sont déficitaires avec la Chine. Mais c’est ce qui permet aussi d’assurer des profits confortables aux entreprises privées ou semi-privées chinoises et encore plus à celles, occidentales ou japonaises, qui sous-traitent leur production ou qui intègrent les produits chinois dans les leurs et prennent la plus grande part de la plus-value extorquée aux ouvriers chinois. La pression sur les salaires reste donc forte. À cela s’ajoute le fait que la retraite, la santé, l’éducation ne sont que très partiellement socialisées. Les salaires perçus doivent donc être en partie, pour ceux qui le peuvent, épargnés, privant le marché intérieur d’autant de débouchés, mais laissant par l’intermédiaire des banques des sommes importantes entre les mains de l’État. C’est cette épargne qu’il a mobilisée après 2008, par le biais de la dette, pour sauver les entreprises chinoises. C’est cette épargne qu’il mobilise aujourd’hui dans ce que les dirigeants chinois ont d’abord appelé, en 2013, OBOR (One Belt, One Road, une ceinture et une route) puis BRI (Belt and Road Initiative). Ce qui est connu ici sous le terme de « nouvelles routes de la soie » est en réalité une nouvelle vague d’investissements fort opportune pour les entreprises chinoises, cette fois-ci essentiellement sous forme de prêts à rembourser par les peuples concernés.
Dans la présentation qu’en fait l’État chinois, l’initiative BRI consiste à promouvoir la construction ou l’acquisition d’infrastructures permettant de garantir l’écoulement vers l’Europe des marchandises produites en Chine et de sécuriser les approvisionnements en matières premières provenant notamment d’Afrique. Il y a deux voies principales, celle des routes maritimes passant dans l’océan Indien et joignant la Méditerranée par le canal de Suez, et les routes terrestres, en train ou en camion, passant par la Russie à destination de l’Europe. Il s’agit donc pour l’heure d’investissements en voies ferrées, en ports, en routes. Selon le gouverneur de la Banque centrale de Chine, les acteurs chinois chargés de financer la BRI auraient déjà engagé, depuis 2014, 440 milliards de dollars de prêts pour ces projets. Les autorités chinoises laissent entendre que le total des investissements jugés nécessaires en Asie d’ici 2049, date symbolique à laquelle la Chine est censée devenir la première puissance mondiale, serait de 4 000 à 26 000 milliards de dollars. Les 3 000 projets chinois de la BRI en couvriraient une bonne partie, entre 900 et 4 000 milliards de dollars.
Au-delà de la thématique, très politique, des « routes de la soie », les projets sont en fait de nature diverse et très opportunistes. Il peut simplement s’agir de vendre des marchandises ou des services, comme les technologies de surveillance de masse dont sont clients 63 pays, dont l’Italie. Ce qui retient l’attention en Europe occidentale, c’est la volonté des entreprises chinoises d’acheter ou de prendre des parts dans les ports ou les aéroports occidentaux, considérés comme stratégiques pour l’écoulement des marchandises. Côté ports, outre celui du Pirée en Grèce, le journal Les Échos[2] a raconté comment un groupe chinois avait pris le contrôle à divers degrés des terminaux à conteneurs des ports de Rotterdam, Zeebrugge et Anvers, et qu’un autre avait pris pied dans treize terminaux à conteneurs européens, dont Anvers, Dunkerque, Le Havre, Marseille… Mais les plus grandes sommes d’argent sont consacrées à la construction d’infrastructures. Les montages sont les suivants : la Chine prête à des États comme le Pakistan, le Sri Lanka, la Malaisie, le Venezuela, le Kenya… de quoi financer de grands travaux. En retour, les contrats sont souvent passés a 100 % à des entreprises chinoises, avec de la main-d’œuvre chinoise.
Contrairement aux bailleurs de fonds internationaux traditionnels, les crédits chinois sont décaissés rapidement par des établissements peu regardants. Du coup, la Chine est vue par un certain nombre de pays pauvres comme une alternative aux pays occidentaux. Il leur en coûte des taux d’intérêts plus élevés. Mais ce sont les peuples qui rembourseront la dette, pas les dirigeants des États. La dette publique est ainsi passée de 50 % à 90 % du PIB à Djibouti, dont 77 % dans des mains chinoises. Le Pakistan a fait appel au FMI pour payer ses dettes et l’Inde a même proposé un milliard de dollars aux Maldives pour les aider à rembourser leur dette envers la Chine. Au Kenya, l’inauguration du chemin de fer Nairobi-Mombasa (3,2 milliards de dollars) rend quasiment impossible le remboursement du cumul des 7 milliards d’emprunts auprès de l’Exim Bank of China. Au Sri Lanka, la construction du port d’Hambantota a été financée par des prêts chinois. Le gouvernement sri-lankais, incapable de faire face aux échéances de remboursement, s’est résigné en 2018 à céder le port et un terrain de 6 000 hectares attenant pour 99 ans à une société chinoise, soulevant une vague de protestations dans le pays. Quant à l’aéroport d’Hambantota, construit dans les mêmes conditions, il est qualifié d’éléphant blanc, de réalisation prestigieuse qui coûte bien plus qu’elle ne rapporte. En Malaisie, le gouvernement a renégocié avec la Chine un contrat pour une ligne ferroviaire devant traverser la péninsule. Au Myanmar (Birmanie) et au Vietnam, des projets ferroviaires identiques, de plusieurs dizaines de milliards de dollars chacun, sont en discussion, en concurrence avec des projets mis en avant par le Japon. Le corridor économique que Pékin construit au Pakistan pour quelque 50 milliards de dollars (extension du port de Gwadar, lui-même déjà construit par des entreprises chinoises et géré par une entreprise chinoise, liaisons électriques, optiques et autoroutes entre la Chine et Gwadar, usine électrique et zones économiques spéciales…) ressemble fort à une aide au développement conditionnée au retour sur investissement immédiat, en faisant travailler des entreprises chinoises. Ainsi, aucune firme pakistanaise ne peut planter un coup de pioche dans ce qui est devenu une zone réservée aux entreprises chinoises.
Une concurrence aggravée
On ne peut cependant réduire les nouvelles routes de la soie à de simples considérations économiques. Il en va aussi des relations politiques entre la Chine et les États de l’Asie du Sud-Est, et plus globalement de la place de la Chine sur l’échiquier international. Alors que les États-Unis jouent la carte du protectionnisme et du repli, la Chine, en état d’infériorité, en appelle comme tous les États dans cette position au multilatéralisme, à l’ouverture économique, à la non-discrimination et à la libre concurrence. Dans le cadre de ses relations conflictuelles avec les États-Unis, elle cherche à rapprocher politiquement un certain nombre de ses voisins, et les milliards des routes de la soie sont un argument solide.
Ses détracteurs, ou ses concurrents, parlent quant à eux de menace sur la souveraineté des États, de domination par la dette, voire d’impérialisme. Ainsi le même article des Échos (26 décembre 2019) relayait l’inquiétude de certains milieux concernant l’influence chinoise dans les ports européens, affirmant que la Grèce a pris à plusieurs reprises des positions politiques favorables à la Chine depuis qu’une entreprise chinoise est propriétaire du Pirée. Il est reproché à la Grèce d’avoir, à l’occasion d’un Conseil de l’ONU en juin 2017, mis son veto à un communiqué de l’Union européenne dénonçant les atteintes de la Chine aux droits de l’homme. Poussant le raisonnement sur le poids grandissant de la Chine dans les ports de Belgique et des Pays-Bas, le journaliste se demandait ce qu’il se passerait si les Chinois décidaient de détourner le trafic de conteneurs (représentant un milliard de dollars par jour entre la Chine et l’Europe) d’un port à l’autre, le journal concluant : « Cette montée en puissance chinoise menace de rendre les États membres de l’Union européenne plus dépendants de Pékin. » La Grèce est ainsi qualifiée par certains de nouvelle colonie chinoise[3]. C’est le retour du fameux « péril jaune ». Il n’est pas étonnant que, dans ce monde où les requins capitalistes se font la guerre en permanence, l’émergence d’un nouveau concurrent suscite de telles réactions.
En Afrique aussi, les rapports de force ont changé. En moins de vingt ans, la Chine est devenue le premier partenaire économique de l’Afrique. Leurs échanges commerciaux ont atteint 190 milliards de dollars en 2016 et seraient aujourd’hui plus importants que ceux du continent avec l’Inde, la France et les États-Unis réunis. Le Kenya, l’Éthiopie, l’Égypte, Djibouti, le Maroc participent aux projets des nouvelles routes de la soie. Ils guignent les investissements chinois dans des parcs industriels, dans les ports, aéroports et autoroutes, espérant des délocalisations des industries chinoises, en mettant en avant le coût de la main-d’œuvre désormais plus faible chez eux qu’en Chine. Et les États africains peuvent tenter de jouer la Chine contre leurs puissances tutélaires. Aussi l’impérialisme américain a contre-attaqué en dénonçant le « piège de la dette » dans lequel la Chine aurait enfermé nombre de pays africains, la Chine détenant à elle seule près de 20 % des dettes publiques africaines. La Chine est accusée de se servir de la dette – elle ne serait pas la première – comme moyen de pression pour orienter la politique des États avec qui elle a passé des accords, ce à quoi elle répond que « ces pays étaient jusque-là englués dans le sous-développement »[4]. Les milliards chinois ne vont pas sortir les pays pauvres du sous-développement. Les gouvernements de ces pays feront payer leur peuple pour qu’il rembourse la dette. Et il faudra bien autre chose que quelques milliards pour que les puissances impérialistes perdent pied en Afrique. Le fait que la Chine investisse dans des pays pauvres n’est d’ailleurs pas forcément pour déplaire à l’impérialisme. Que des milliards chinois financent certains travaux et assurent à court terme une certaine stabilité, même aux dépens de quelques marchés perdus pour les trusts occidentaux, ne suffit pas à ce que ces pays passent sous influence chinoise.
Le poids de la Chine envers ces pays en fait-il un pays impérialiste ? Certes, la relation entre la Chine, qui met chaque année entre 100 et 150 milliards sur la table pour investir dans des infrastructures en dehors de ses frontières, et les pays pauvres destinataires de ces infrastructures n’est pas égalitaire. Des relations égalitaires n’existent d’ailleurs pas dans le monde capitaliste. Mais si l’État chinois utilise son poids financier pour appuyer son influence de grande puissance, le pays n’est pas pour autant une puissance impérialiste, dans le sens où Lénine utilisait le mot. En dehors de la zone côtière allant de Hong-Kong à Pékin, elle reste globalement un pays sous-développé, dont l’économie s’intègre à l’économie mondiale essentiellement par le bas, en tant que fournisseur et sous-traitant, dont l’atout principal est encore les bas salaires. Si l’on entend par impérialisme le stade suprême du capitalisme, fruit du capitalisme le plus développé, il n’est donc pas exact de qualifier la Chine ainsi. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des rapports de domination avec des pays plus pauvres qu’elle, sa taille et son État centralisé lui permettant de concentrer, malgré son relatif sous-développement, d’importants capitaux et d’être bien plus puissante que nombre de pays.
De ce point de vue, le capital financier chinois est loin de capter toute l’épargne, importante, des Chinois. C’est d’ailleurs le problème actuel du développement des routes de la soie : les autorités chinoises se posent le problème d’attirer dans le financement des projets d’autres investisseurs que les institutions financières chinoises, leurs capacités n’étant pas illimitées. Elles cherchent en particulier à y intéresser les capitaux européens, l’un des arguments, outre le retour sur investissement de telles affaires, étant l’intérêt porté par nombre d’industriels à l’amélioration des conditions de transport de marchandises entre la Chine et l’Europe, qui diminuerait le coût du transport et l’accélérerait.
Enfin, du point de vue militaire, comparée aux États-Unis et à ses alliés, la Chine reste un nain bien incapable de remettre en question les rapports de force mondiaux et le partage du monde impérialiste. Elle n’a, et depuis très peu de temps, qu’une seule base militaire en dehors de son territoire, à Djibouti. Cependant, là aussi, les projets des nouvelles routes de la soie, la multiplication des intérêts chinois en dehors du territoire et une diaspora comptant 125 millions de Chinois permettront sans doute à moyen terme à l’État chinois de déployer des troupes en dehors de son territoire. Mais il n’en est pas encore là.
La politique d’endiguement de l’impérialisme
Certains expliquent la guerre commerciale de Trump comme une réaction tardive des États-Unis, qui n’auraient pas vu venir le développement de la Chine et la place croissante que celle-ci occupe dans l’économie mondiale. Rien n’est moins vrai. La politique d’endiguement de la Chine ne date pas de Trump. Et l’endiguement, même façon Trump, ne signifie pas une opposition à un tel développement, mais un développement que l’impérialisme a cherché à contrôler, à canaliser, parce qu’il en tire de substantiels profits et veut garder la main. La Chine n’est pas un pays sous-développé comme les autres. Du fait de son État centralisé hérité de la révolution nationaliste de 1949, l’impérialisme doit composer, se plier à certaines de ses exigences. Dans le secteur automobile, des années 1990 jusqu’à aujourd’hui[5], les entreprises occidentales voulant vendre en Chine doivent réaliser des joint-ventures avec des entreprises chinoises, quitte à leur concéder une partie de leur savoir-faire et de la plus-value produite, et à faire ainsi émerger de nouveaux concurrents, dont certains sont aujourd’hui en mesure de prendre le pas sur les entreprises occidentales. On observe avec un décalage dans le temps le même schéma de développement dans la construction aéronautique.
Globalement, le développement de la Chine a surtout signifié pour la bourgeoisie mondiale de nouveaux marchés, de nouvelles sources de profits, une classe ouvrière jeune et mal payée à exploiter. Dans les années 1990, la politique des États-Unis a ainsi consisté à intégrer la Chine aux institutions internationales, à la faire entrer dans la norme américaine pour mieux la canaliser. C’était l’objectif des années de négociations qui amenèrent la Chine à entrer dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. L’équipe Bush a pour sa part théorisé l’« endigagement », une stratégie double faite de rapprochement, d’engagement, et d’endiguement. Obama la reprendra à son compte sous le nom de « stratégie du pivot vers l’Asie ». Elle reconnaissait la Chine comme un État relativement puissant, tout en renforçant le poids des États-Unis dans la région au travers des partenariats avec leurs alliés traditionnels : Japon, Vietnam, Inde… Là non plus, il ne s’agissait pas d’empêcher le développement de la Chine, mais de le cadrer autant que possible. Illustration de cette politique, le partenariat transpacifique (TPP) devait regrouper dans une même zone de libre-échange les États-Unis, le Japon, le Vietnam, le Canada, le Chili... à l’exclusion de la Chine. Cet accord existe toujours aujourd’hui, mais sans les États-Unis depuis Trump. Autre aspect de l’endiguement, le renforcement militaire du Japon, à l’œuvre depuis une dizaine d’années sous les auspices américains. Le développement de la Chine et la cohésion de son État en font maintenant un concurrent sérieux, dont les prétentions régionales se sont manifestées lors de la construction de bases militaires en mer de Chine méridionale. Coopération commerciale et intégration économique d’un côté, volonté de montrer sa toute-puissance de l’autre, sur le terrain militaire comme sur le terrain de la guerre commerciale : l’endiguement impérialiste de la Chine, en réalité le chemin par lequel la Chine a réintégré pleinement le monde capitaliste, est une combinaison variable de ces deux politiques.
Les pays qui n’ont pas intégré les instances des nouvelles routes de la soie, où se négocient les projets et leurs financements, sont aujourd’hui au nombre de 55, parmi lesquels on trouve les principaux pays impérialistes et les impérialismes de second ordre (le Japon, les États-Unis, les États membres de l’UE, à l’exception de la Grèce, de l’Italie, et du Portugal, le Canada, le Mexique, le Brésil, l’Argentine, l’Inde…). Outre les raisons politiques, ces pays réservent leurs marchés, leurs investissements à leurs propres bourgeois. Mais, même au sein des pays impérialistes, nombre de patrons salivent devant les sommes mises en avant par la Chine[6]. Macron, lors de sa visite en Chine en novembre dernier, a montré que l’UE n’était pas insensible aux routes de la soie « à condition que la circulation se fasse dans les deux sens », que la Chine ouvre davantage son marché.
Les trusts impérialistes, qui sont souvent les donneurs d’ordres des entreprises chinoises, tireront profit de la future route de la soie. Avec l’avantage que ce ne sont pas eux ni même leurs États qui la financeront, mais l’État chinois. Outre les retombées économiques qu’ils pourraient en retirer, outre les facilités de transport des marchandises chinoises dont ils ont besoin, ils ont tout intérêt à ce que la Chine, désormais bien intégrée dans l’économie mondiale, ne sombre pas dans le chaos. En soutenant financièrement leur économie, les dirigeants chinois soutiennent en réalité tout le système capitaliste. Et il s’agit non seulement des profits des trusts de la planète dont une partie non négligeable est liée à l’état de la Chine, mais aussi de stabilité politique. Une franche récession ne serait pas sans conséquences sociales. La classe ouvrière chinoise est la plus importante du monde. Malgré la dictature policière, elle a su se battre, au moins à une échelle locale, pour les salaires il y a quelques années. Des licenciements massifs faute d’activité profitable ouvriraient pour le pouvoir une période d’incertitude politique. Des militants ouvriers en Chine devraient alors donner à la lutte contre la bourgeoisie chinoise un caractère internationaliste, tirant les leçons du passé, affirmant que, même à l’échelle d’un pays comme la Chine, il n’y a pas de perspectives à long terme sans renversement de l’impérialisme. La Chine, en réintégrant le système capitaliste mondial, en subit les crises. Elle y fait face pour le moment en puisant dans les caisses, en s’endettant et en exportant des capitaux, une politique que l’État chinois fait payer au prolétariat chinois, au travers de son exploitation, mais aussi au prolétariat des pays ciblés par les investissements chinois, par le biais de la dette. Par là même, elle exporte les raisons de la révolte.
Le 18 février 2020
[1] Michel Foucher, « L’Euro-Asie selon Pekin », Politique etrangere 2017.
[2] « L’inquiétante influence chinoise dans les ports du nord de l’Europe », Les Échos, 26 décembre 2019.
[3] « La Grèce est-elle en train de devenir une colonie chinoise ? », Slate.fr, 2 janvier 2020.
[4] « Les entreprises françaises veulent faire leur marché sur les Routes de la soie chinoises », Les Échos, 21 décembre 2019.
[5] La Chine a annoncé vouloir lever les restrictions sur les implantations de firmes étrangères en Chine d’ici 2022.
[6] « Routes de la soie : la Chambre de commerce de Paris plaide pour le pragmatisme », Les Échos, 21 décembre 2019.