Dans son livre "La maladie infantile du communisme (le gauchisme)", Lénine cherchait à répondre aux positions d’un certain nombre de tendances alors présentes dans le mouvement communiste international et que l’on définirait aujourd’hui comme ultragauches. L’une était celle d’un des fondateurs du Parti communiste italien, Amadeo Bordiga.
Comme l’indiquait le titre, Lénine considérait qu’il y avait dans l’existence de ces courants un symptôme infantile. Il est vrai que, avec raison, un certain nombre de militants réagissaient à la trahison de la IIe Internationale, à son réformisme profondément ancré, à son électoralisme et son parlementarisme. Cependant, en rejetant les compromissions des réformistes, ils rejetaient également l’idée que les militants communistes puissent élaborer une tactique au sein ou en lien avec des organisations réformistes, politiques ou syndicales. Ils rejetaient également l’idée d’une utilisation révolutionnaire des institutions de la bourgeoisie, et notamment de la tribune parlementaire. Lénine parlait d’infantilisme car pour lui, à l’école de la politique révolutionnaire, c’était en rester au niveau de l’apprentissage de l’alphabet.
Persister dans cette voie risquait d’enfermer ces courants dans une politique purement proclamatrice, et finalement de les réduire à l’impuissance. Lénine espérait que l’assimilation des leçons de la révolution russe, et notamment de la politique menée par le Parti bolchevique, permettrait de dépasser cet infantilisme. Ces militants en arrivaient à voir dans toute intervention concrète dans les masses, s’adressant à elles en partant de leur niveau de conscience politique, une compromission inacceptable. Lénine pensait que, sous la direction de l’Internationale communiste, ils pourraient passer outre à leurs préjugés originels. En apprenant comment partir de la réalité concrète pour élaborer une politique juste, ils auraient pu alors contribuer à la maturation de véritables directions révolutionnaires prolétariennes.
Une maladie infantile malheureusement persistante
En fait, beaucoup de ces courants se révélèrent incapables d’évoluer. D’autre part, la dégénérescence rapide de l’Internationale communiste, parallèlement à celle de l’Union soviétique elle-même, sembla pour beaucoup justifier leur jugement de départ. La politique des partis communistes stalinisés fut rapidement aussi opportuniste que celle des partis réformistes restés fidèles à la IIe Internationale. Celle menée par l’Union soviétique sous la direction de Staline devint cyniquement contre-révolutionnaire, prête à toutes les compromissions avec l’impérialisme, au mépris total des intérêts du prolétariat. De leur côté, vérifiant malheureusement la pire hypothèse de Lénine, les courants ultragauches réduisirent leur communisme à la répétition de formules et à des proclamations, se condamnant à l’impuissance.
Bien sûr, il est juste de défendre la théorie révolutionnaire avec intransigeance, mais il ne suffit pas pour cela d’énoncer des formules sans savoir les lier à la réalité. Déjà, décrivant la pratique de la IIe Internationale, Trotsky pointait du doigt la scission entre son programme maximum et son programme minimum. Le premier comportait l’adhésion formelle aux principes du marxisme et la propagande pour un avenir socialiste et communiste, mais était réservé, selon ses termes, aux discours du dimanche. Le second, mis en avant dans l’activité de tous les jours, consistait en la défense d’un certain nombre de revendications concrètes et de réformes à mettre en œuvre dans le cadre de la société existante, et entre les deux programmes il n’existait aucun véritable lien.
Bien sûr, tout militant sait que chaque lutte ou revendication concrète née dans le cadre du capitalisme n’est pas nécessairement le début d’un combat pouvant aboutir à son renversement. Elle ne peut l’être qu’extrêmement rarement, et cela fut particulièrement vrai dans les périodes de relatif calme social, comme celles qu’ont traversées les partis de la IIe Internationale. Il n’en découle pas que les militants révolutionnaires doivent ignorer ces luttes et refuser d’y participer, mais au contraire qu’ils doivent s’y impliquer, sans pour autant oublier le but final et en sachant saisir cette occasion de faire avancer la conscience politique des masses dans un sens socialiste et révolutionnaire.
C’est cet oubli que Rosa Luxembourg entre autres reprochait à la social-démocratie allemande, constatant qu’elle en devenait même incapable de discerner, dans les luttes quotidiennes, ce qu’elles pouvaient contenir de potentialités révolutionnaires. Trotsky allait généraliser plus tard ce jugement, montrant comment l’expérience bolchevique avait su lier programmes minimum et maximum dans une même politique révolutionnaire, celle-là même qui avait conduit à la victoire d’Octobre 1917 en Russie. Le Programme de transition élaboré par Trotsky pour la fondation de la IVe Internationale en 1938 voulait, de façon condensée, résumer cette politique et cette démarche. Derrière le problème des programmes, la question posée était celle des partis se réclamant de la classe ouvrière et de leur capacité ou non à aller au-delà d’une propagande formelle pour le socialisme et à mener une politique vraiment révolutionnaire en partant de la réalité concrète.
La plupart des courants ultragauches que critiquait Lénine ne voyaient pas le problème ainsi. Du fait que bien des luttes naissant dans la société menaient au mieux à quelque réforme ou concession matérielle, ils concluaient à l’inutilité d’en être partie prenante, voire les considéraient comme contreproductives, car aboutissant en fait à renforcer le capitalisme. Dans cette attitude ultragauche, Trotsky discernait « un réformisme qui a peur de lui-même », car ces militants craignaient, en s’engageant dans des luttes ne menant concrètement qu’à des réformes, de devenir eux-mêmes des réformistes. Ils croyaient se préserver du danger en se réfugiant dans la défense purement formelle du programme socialiste. Mais au fond, faute d’avoir compris comment la dépasser, c’était en rester à la politique de la II° Internationale et se contenter d’en gauchir l’apparence par des discours radicaux sans implication concrète.
Le cas du bordiguisme
Parmi les tendances ultragauches, le courant bordiguiste mérite une mention particulière. Majoritaire lors de la création du Parti communiste d’Italie en 1921, il méritait alors pleinement le jugement de Lénine qui discernait dans sa politique la maladie infantile du communisme. Amadeo Bordiga, d’abord dirigeant de la Fédération de la jeunesse du Parti socialiste italien en Campanie, avait combattu résolument la politique de ce parti profondément réformiste, créant en son sein la « fraction intransigeante », puis la « fraction abstentionniste ». Dans la revue Il soviet, fondée en 1917, il devint le défenseur de la révolution russe et de la politique bolchevique au moment où, au sortir de la Première Guerre mondiale, l’Italie allait connaître la situation révolutionnaire des « deux années rouges » de 1919-1920. Parallèlement naissait à Turin la revue l’Ordine nuovo, animée par un groupe de jeunes intellectuels révolutionnaires autour d’Antonio Gramsci. Le Parti communiste d’Italie (PCd’I), né en janvier 1921 de la scission du Parti socialiste au congrès de Livourne, fut ainsi inspiré par ces deux tendances, sincèrement révolutionnaires et admiratrices de la révolution russe mais aussi jeunes et inexpérimentées l’une que l’autre.
Les deux tendances ne manquaient cependant pas d’atouts et pouvaient se compléter utilement. À l’intransigeance doctrinale du groupe de Bordiga s’ajoutait l’expérience acquise par le groupe de Gramsci et de l’Ordine nuovo qui, au cours des « deux années rouges », avait su se lier étroitement à la classe ouvrière turinoise et partager ses luttes. Néanmoins le Parti communiste d’Italie restait numériquement faible. Ses adhérents étaient essentiellement ouvriers et parmi eux peu étaient des cadres expérimentés. On pouvait en dire autant de Bordiga et Gramsci, ne serait-ce que du fait de leur jeunesse puisqu’en 1920 ils étaient à peine trentenaires. Le fait pour Bordiga d’avoir défendu des positions révolutionnaires de principe au sein du Parti socialiste ne pouvait remplacer l’expérience concrète des mouvements de masse qu’il n’avait pas. Quant au groupe de Gramsci, s’il avait partagé l’expérience du mouvement ouvrier turinois, il n’avait ni su ni pu la mener vraiment sur une voie révolutionnaire.
Malheureusement, des défauts qu’on pouvait alors considérer comme des marques de jeunesse n’eurent guère l’occasion de se corriger. Le reflux de la vague révolutionnaire de 1919-1920, son échec dû justement à l’absence d’une véritable direction, allaient déboucher rapidement sur la montée du fascisme et la prise de pouvoir de Mussolini en octobre 1922. Le Parti communiste d’Italie à peine né se révéla trop faible et inexpérimenté pour faire face à une telle période. Par exemple, alors que quelques réactions notables se produisaient dans le mouvement ouvrier, comme la création de la milice des Arditi del popolo qui tentaient d’organiser la défense physique des organisations prolétariennes, au lieu de se joindre à ce front unique avant l’heure, le PC d’I préféra choisir une attitude d’isolement sectaire, caractéristique des conceptions ultragauches de Bordiga. Le fascisme ne laissa pas au PC le temps de corriger utilement cette attitude, car très rapidement c’est tout le mouvement ouvrier qui connut la répression, les arrestations, les déportations auconfino, nom donné aux lieux de détention où les militants étaient isolés.
Parallèlement, l’Internationale communiste fondée par les bolcheviks, dont Lénine avait espéré qu’elle serait un guide aidant de jeunes directions révolutionnaires comme celle du PC d’I à évoluer dans le bon sens, se révélait de plus en plus incapable de jouer ce rôle. La dégénérescence de l’État ouvrier né en octobre 1917 s’y manifestait par la mise à l’écart des éléments révolutionnaires les plus sains, au profit de dirigeants sélectionnés avant tout pour leur servilité à l’égard de la direction. Au sein du Parti communiste d’Union soviétique, la tendance stalinienne se fit l’expression politique de la bureaucratie qui se renforçait dans l’État et commença à combattre férocement l’Opposition de gauche qui se regroupait autour de Trotsky.
Face à cette situation, Gramsci et Bordiga eurent des attitudes différentes. Inquiet de la lutte qui se déroulait à la tête du Parti bolchevique, Gramsci n’en comprit pas à temps la nature et se borna, dans une lettre adressée aux dirigeants russes, à leur prôner l’unité en invoquant les conséquences dramatiques que leurs divisions pouvaient avoir pour le mouvement communiste international. Il est vrai que Togliatti, alors représentant du PCd’I auprès de l’Internationale, n’en jugea pas moins cette lettre encore trop critique vis-à-vis de Staline et la mit sous le boisseau. Bordiga en revanche était préparé par tout son passé d’intransigeance à reconnaître les premiers signes d’opportunisme. Il se dressa dès le début contre Staline et se montra solidaire de Trotsky et de l’Opposition de gauche. Il eut notamment le courage d’affronter directement Staline au cours d’une réunion de l’exécutif élargi de l’Internationale communiste, en février 1926, irritant passablement celui-ci.
Lors du congrès du PCd’I tenu la même année 1926 dans l’exil, à Lyon, les deux tendances s’affrontèrent. Comme le reflètent les thèses adoptées par ce congrès de Lyon, Gramsci combattit les positions ultragauches de Bordiga, défendant notamment la conception du front unique de l’Internationale et la nécessité de dépasser la proclamation pour mener une politique communiste sachant partir des luttes réelles. Malheureusement, et même si ses positions étaient formellement justes, il se faisait du même coup l’instrument de la direction de l’Internationale en cours de bureaucratisation, préoccupée d’écarter un Bordiga jugé trop indocile.
Les militants autour de Bordiga s’orientèrent vers la création d’une tendance indépendante. Gramsci de son côté restait un révolutionnaire honnête qui ne pouvait devenir un stalinien bon à toutes les besognes mais, à la question de l’attitude qu’il aurait pu adopter par la suite, la répression fasciste se chargea de donner sa propre réponse. Arrêté en 1926 et incarcéré par Mussolini, il fut dans sa prison de plus en plus tenu à l’écart par les militants staliniens et privé d’informations, même si à l’extérieur l’appareil du parti et de l’Internationale chantaient ses louanges. Il ne devait sortir de détention, en avril 1937, que pour mourir de maladie quelques jours plus tard.
Trotsky et la gauche communiste
Bordiga, lui aussi, fut arrêté en 1926 et déporté par le fascisme au confino. C’est en 1928, lors d’une réunion tenue à Pantin, près de Paris, que les militants en exil de la tendance bordiguiste se constituèrent en fraction de gauche du Parti communiste d’Italie sur la base de la plateforme qu’ils avaient présentée au congrès de Lyon et qui avait été minoritaire. Tout en soulignant l’existence de différences avec l’Opposition de gauche trotskyste qui s’était formée au sein du PC de l’URSS, ils exprimèrent leur solidarité avec celle-ci « en défense des victorieux principes d’Octobre ». Dans une résolution, ils demandèrent qu’un congrès extraordinaire de l’Internationale communiste se tienne, sous la direction de Trotsky, et décide la réintégration de toutes les tendances qui en avaient été exclues.
Finalement, Bordiga et sa fraction furent officiellement exclus du PCd’I en 1930 pour avoir exprimé leur solidarité avec Trotsky et l’Opposition de gauche. De son côté Trotsky, expulsé d’URSS et qui cherchait à regrouper les militants révolutionnaires de divers pays en rupture avec la direction stalinienne de l’Internationale, ne pouvait que fonder de solides espoirs sur cette tendance communiste qui avait une forte tradition et était venue d’elle-même à une position antistalinienne. Dans quelques écrits, il exprima son estime pour Bordiga et même la « forte impression » qu’avait produite sur lui la plateforme de la gauche au congrès de Lyon. Dans une lettre adressée en 1929 à la revue de la fraction bordiguiste, Prometeo, il déclara considérer cette plateforme comme « un des meilleurs documents publiés par l’Opposition internationale », ajoutant alors : « Sur de nombreux points, il conserve toute sa valeur jusqu’à aujourd’hui. »
Cependant, la discussion avec cette tendance s’avéra difficile. La Gauche communiste bordiguiste refusa de se rattacher au secrétariat international de l’Opposition de gauche, constitué autour de Trotsky, déclarant vouloir une clarification préalable. Sa principale critique partait des réserves exprimées par Bordiga dès 1922 à l’égard de la tactique du front unique alors mise en avant par l’Internationale communiste. Elles revenaient à admettre un front unique dans le cadre syndical et à l’exclure entre organisations politiques, voyant dans cette distinction formelle une garantie contre toute dérive opportuniste du parti révolutionnaire. De fait, pour Bordiga, l’idée même que dans certaines circonstances le parti communiste puisse constituer un front avec des partis sociaux-démocrates était déjà une compromission inacceptable et le signe d’un tournant à droite de l’Internationale.
Les bordiguistes allaient voir dans l’évolution ultérieure de l’IC la confirmation de ce jugement de 1922. Du fait de l’emprisonnement de Bordiga, ils furent privés de l’apport de celui-ci, qui ne devait reprendre vraiment l’activité politique qu’après la Deuxième Guerre mondiale. À la divergence sur le front unique, ils ajoutèrent un désaccord avec Trotsky sur la nature de l’URSS, devenue pour eux dès ce moment un État capitaliste, puis sur la position à adopter face aux interventions militaires italienne et japonaise en Éthiopie et en Chine, excluant que des révolutionnaires communistes puissent, dans une telle guerre, exprimer une solidarité avec la nation d’un pays arriéré en butte à l’agression d’un État impérialiste. Ils allaient logiquement adopter une position du même type face à la guerre civile espagnole, excluant que des militants révolutionnaires puissent avoir une attitude de front unique en luttant dans le camp républicain contre le camp franquiste. Pour les bordiguistes, fascisme et démocratie bourgeoise n’étant que deux visages d’une même domination de classe, la lutte contre le fascisme ne justifiait aucune tactique particulière, ni alliance ou front avec d’autres forces politiques.
Tout en participant aux conférences organisées à ses débuts par l’Opposition de gauche internationale, la Gauche communiste italienne se comporta comme une fraction constituée sur une base nationale. Elle s’éleva contre le fait que trois militants communistes italiens, Pietro Tresso dit Blasco, Alfonso Leonetti et Paolo Ravazzoli, qui avaient adhéré aux positions trotskystes en créant la NOI (Nouvelle opposition italienne) aient pu être acceptés par l’Opposition de gauche. Celle-ci finit par rompre avec la Gauche communiste bordiguiste. Sous la plume de Trotsky, dans un texte d’octobre 1934 sur La situation actuelle du mouvement ouvrier et les tâches des bolcheviques-léninistes, elle émit le jugement suivant :
« La psychologie, les idées, les habitudes évoluent généralement plus lentement que le développement des rapports objectifs dans la société et au sein des classes ; dans les organisations révolutionnaires également les morts étendent leur emprise sur les vivants. La période préparatoire de propagande nous a donné des cadres sans lesquels nous n’aurions pu faire de pas en avant, mais en même temps elle a favorisé au sein de l’organisation, en tant qu’héritage, l’expression de conceptions très abstraites de la construction du parti révolutionnaire et de la nouvelle Internationale. Dans leur forme chimiquement pure, ces conceptions ont été exprimées de la façon la plus complète par cette secte morte que forment les bordiguistes, qui espèrent que l’avant-garde du prolétariat se convaincra toute seule, à travers la lecture d’une production théorique de difficile lecture, de la justesse de leurs positions et ainsi se retrouvera autour de leur secte. Souvent ces sectaires affirment aussi que les événements révolutionnaires pousseront inévitablement la classe ouvrière vers nous.
Cette attente passive, sous la couverture d’un messianisme idéaliste, n’a rien de commun avec le marxisme. Les événements révolutionnaires passent inévitablement par-dessus la tête de toutes les sectes. Par une littérature propagandiste, si elle est bonne, on peut former les premiers cadres, mais on ne peut pas gagner l’avant-garde du prolétariat, qui ne vit ni dans un petit cercle ni dans une salle d’école, mais dans une société de classes, en usine, dans les organisations de masse ; une avant-garde à laquelle il faut savoir parler le langage de ses propres expériences.
Les cadres propagandistes les mieux préparés ne peuvent que se désintégrer s’ils n’entrent pas en contact avec la lutte quotidienne des masses. La perspective des bordiguistes, selon laquelle les événements révolutionnaires pousseront d’eux-mêmes la classe ouvrière vers leur tendance en récompense de leurs idées « justes », est la plus dangereuse des illusions. Dans les périodes révolutionnaires les masses ne demandent pas l’adresse de telle ou telle secte, mais les dépassent toutes d’un bond. Pour croître plus rapidement durant une période de montée, il nous faut savoir trouver des points de contact avec la conscience des plus larges secteurs ouvriers, il nous faut établir des relations adéquates avec les organisations de masse. Il faut comprendre quel est le juste point de départ qui correspond aux conditions réelles de l’avant-garde du prolétariat dans le cadre de ses différents regroupements. Pour cela il faut se considérer soi-même non comme des représentants du nouveau parti, mais comme des instruments de sa création. En d’autres termes, tout en défendant entièrement l’intransigeance sur les principes, il est nécessaire de se libérer radicalement des résidus sectaires, qui nous restent comme l’héritage d’une période d’activité purement propagandiste. »
Le choix de l’isolement sectaire
Tout en constatant la rupture avec la Gauche communiste bordiguiste, Trotsky et l’Opposition de gauche internationale continuaient à la considérer comme une tendance révolutionnaire sincère, mais dont il fallait se séparer nettement et sans ambiguïté, ne serait-ce que pour que cette clarification politique puisse l’aider à évoluer dans le bon sens. Malheureusement, cette rupture ne fit guère réfléchir la tendance bordiguiste, dont l’évolution ultérieure ne fit que confirmer la version négative du pronostic de Trotsky. Confirmant qu’elle n’avait rien compris à la politique révolutionnaire, elle considéra que le fait d’envisager un front unique y compris avec des organisations social-démocrates était le signe que les trotskystes étaient passés avec armes et bagages du côté de celles-ci, et donc de la bourgeoisie. Elle en conclut qu’il n’y avait plus lieu, pour les bordiguistes, d’avoir le moindre rapport avec les trotskystes. C’était du même coup se donner une justification commode pour un repli dans l’isolement sectaire, en tendant à se considérer comme l’unique courant révolutionnaire sain existant sur la planète. De plus en plus, sa seule expression fut le « programmisme » de son journal Prometeo et de sa revue Bilan, de difficile lecture comme l’observait Trotsky, se bornant à republier en petits caractères des textes marxistes et estimant visiblement que cette activité devait suffire à attirer les prolétaires conscients.
La tendance bordiguiste eut ensuite des avatars divers. Elle réapparut à partir de 1942 en Italie sous la forme du Parti communiste international, impulsé notamment par Onorato Damen. Prévoyant que la fin de la guerre ouvrirait une nouvelle période révolutionnaire, il revendiqua jusqu’à 2 000 militants et eut, comme d’autres tendances communistes alors réapparues en Italie, à subir les calomnies, les dénonciations policières ou même les assassinats organisés par le PC stalinien. Puis, après les années agitées de la fin de la guerre, elle commença à connaître un reflux.
En 1952, une scission eut lieu entre une tendance dirigée par Damen et le reste de l’organisation, inspirée par Bordiga revenu à l’activité politique. Pour celui-ci, il fallait s’attendre à vivre une période contre-révolutionnaire dans laquelle les communistes devraient se cantonner à la défense intransigeante du programme. Damen, dans son journal Battaglia comunista, se montra partisan d’une politique plus interventionniste et volontariste, tandis que l’autre tendance, dans son journal Programma comunista, continuait à vouloir s’en tenir à la défense du programme. Mais, bien que visiblement conscient de l’impasse dans laquelle menait la politique de Bordiga et de ses fidèles, Damen ne réussit pas pour autant à dépasser les conceptions bordiguistes.
Aujourd’hui, la Gauche communiste a éclaté entre différents petits groupes sans influence, sans avoir jamais vraiment réussi à essaimer en dehors de l’Italie. Une exception est le groupe Lotta comunista, qui a connu un certain développement numérique et qui, lui aussi, représente une tentative de sortir des limites des groupes bordiguistes. Il se présente en effet sous le nom de « groupes léninistes de la Gauche communiste », complétant donc la référence à la Gauche communiste bordiguiste par la référence à Lénine.
De fait, Lotta comunista fait référence à Lénine bien plus qu’à Bordiga, mais garde la plupart des traits du courant bordiguiste. Ses analyses et celles de son principal fondateur, Arrigo Cervetto, restent marquées par cette version formaliste du marxisme qui voit dans les phénomènes politiques le reflet direct et mécanique de l’économie, une conception qui n’a pas grand-chose à voir avec le léninisme, ni en fait avec le marxisme. Les mêmes analyses témoignent d’une incompréhension du phénomène impérialiste telle que le décrivait Lénine.
Au contraire encore de ce que prônait celui-ci dans son livre sur le gauchisme, Lotta comunista revendique un « abstentionnisme stratégique » qui lui fait refuser par principe de se présenter aux élections. Enfin, son léninisme consiste à se présenter comme le « parti-science », qui serait une sorte de parti révolutionnaire par définition, grâce à la pertinence des analyses marxistes de ses dirigeants. Là encore, rien n’est plus éloigné du léninisme que cette autoproclamation, qui d’ailleurs conduit parfois le groupe à vouloir imposer sa « science » par la force physique. Une récente correspondance entre Lutte ouvrière et Lotta comunista, dont nous publions ci-dessous des extraits, est à cet égard édifiante.
Une tradition communiste révolutionnaire non transmise
Comment expliquer l’empreinte particulière que la déformation bordiguiste a laissée en Italie ? Le fait que c’était son lieu d’origine n’explique pas tout. Il est vrai que la longue période du fascisme a laissé le mouvement ouvrier et révolutionnaire du pays à l’écart, et dans l’ignorance des débats politiques qui ont traversé dans les années 1930 le mouvement communiste international. Mais les militants du courant bordiguiste, pour beaucoup, vivaient alors dans l’émigration – notamment en France – et avaient la possibilité de connaître ces débats et de se confronter au courant que représentait l’Opposition de gauche trotskyste, elle-même véritable héritière politique de la révolution russe et du léninisme. Mais leur choix fut justement de s’en isoler et de se replier sur leur sectarisme, sur une base nationale faite avant tout d’ignorance de ce qu’étaient les autres courants, à commencer par le courant trotskyste dont les positions n’ont été que bien peu connues en Italie.
Une grande partie de ce qui a été la tradition révolutionnaire du mouvement ouvrier n’a ainsi, tout simplement, pas été transmise. Il est vrai que, sur ce plan, le cas italien n’est pas vraiment une exception. La principale responsabilité de cette non-transmission incombe évidemment au stalinisme, qui a tout fait pour écraser les autres tendances communistes quand il en avait la possibilité, à commencer par l’Opposition communiste d’URSS. Il est vrai aussi que beaucoup d’organisations qui se sont rattachées au trotskysme et continuent de s’en réclamer n’ont pour autant été préservées ni du bureaucratisme ni de l’opportunisme. Mais, comme pour le léninisme, cela signifie seulement que le fait d’y faire référence à toutes les pages n’est en rien la garantie que l’on a su vraiment assimiler l’expérience et les leçons du mouvement ouvrier communiste et révolutionnaire, et que l’on a su les mettre en pratique.
C’est sans doute une tâche difficile, mais c’est celle que doivent affronter aujourd’hui tous ceux qui veulent faire renaître la tradition communiste révolutionnaire du mouvement ouvrier. Ils ne peuvent évidemment être certains du succès, même quand leur point de départ programmatique est juste. Mais, sans ce point de départ, ils peuvent être certains de déboucher sur une impasse. L’histoire du courant bordiguiste et de ses avatars en est la démonstration.
11 septembre 2017