Avec l'arrivée massive des migrants au cours de cette année 2015, la catastrophe sociale, économique et politique qui se déroulait jusqu'alors loin d'ici, au Moyen-Orient et en Afrique, a rattrapé brutalement l'Europe.
Le fait que des centaines de milliers de réfugiés, femmes, hommes et enfants, puissent risquer leur vie en traversant la Méditerranée sur des embarcations de fortune, en passant au travers des murs de barbelés et en affrontant la police antiémeute venue les arrêter, donne une mesure de leur désespoir. Leur recherche d'un refuge en Europe de l'ouest ou du nord n'est pas uniquement dictée par leur aspiration à une vie meilleure, mais par quelque chose de plus vital, leur tentative de survivre en échappant aux guerres, aux destructions et à la pauvreté qui ravagent leur pays d'origine.
Alors qu'ils ont une écrasante responsabilité dans la catastrophe que fuient ces réfugiés, aucun dirigeant européen, à l'exception relative d'Angela Merkel, n'a montré la volonté d'accueillir ces nouveaux « damnés de la terre », pour reprendre les mots de l'Internationale, créés par leur système impérialiste de domination mondiale.
Au contraire, ils ont commencé par se repasser le problème en tergiversant sur le nombre de réfugiés que chacun pourrait accepter. Face à la multiplication des drames humains médiatisés et surtout face à un afflux de réfugiés sans précédent, ils ont fini par se mettre d'accord en septembre sur un système de quotas pour organiser la répartition de 120 000 réfugiés au sein de l'Union européenne (UE) sur deux ans. Ce nombre était déjà bien inférieur au nombre de migrants entrés en Europe cette année - entre 800 000 et 900 000 selon les chiffres du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) - et ne concernait que des migrants déjà enregistrés en Grèce ou en Italie. Mais l'encre de ces accords était à peine sèche que les dirigeants européens ont cherché des excuses pour s'asseoir sur leurs propres engagements. À la mi-novembre moins de 150 migrants avaient effectivement été « relocalisés » depuis la Grèce ou l'Italie vers d'autres pays européens.
Pire, les attaques terroristes de Paris leur ont fourni un formidable prétexte pour refermer leurs frontières devant les réfugiés. Exploitant sans vergogne la peur parmi la population, les dirigeants au pouvoir, et pas seulement leurs opposants d'extrême droite, n'hésitent pas à faire l'amalgame entre les réfugiés, qui fuient précisément la terreur et la guerre, et les terroristes de Daech. Prétextant qu'un des terroristes de Paris avait pu traverser l'Europe en se fondant dans le flux de réfugiés, Manuel Valls a déclaré à un quotidien allemand : « Nous ne pouvons plus accueillir de réfugiés », avant de réclamer purement et simplement « la fermeture des frontières de l'Europe ». Et de fait, de la Grèce à la Suède en passant par la France, les frontières intérieures et extérieures de l'espace Schengen, cet espace de libre circulation entre 26 États européens, se referment les unes après les autres.
Une vague de réfugiés engendrée par la barbarie croissante de l'ordre impérialiste
Le phénomène des réfugiés traversant l'Afrique, le Moyen-Orient et l'Asie vers l'Europe pour trouver du travail ou fuir les guerres créées par l'impérialisme n'est pas nouveau. Mais l'échelle de la crise actuelle le classe à part : il s'agit du plus vaste mouvement de réfugiés depuis la partition de l'Inde coloniale britannique en 1947, qui provoqua le départ de plus de dix millions de personnes pour rejoindre l'Inde ou le Pakistan nouvellement indépendants.
En 2014, d'après le HCR, 59,5 millions de personnes ont été déplacées de force à l'échelle mondiale, le chiffre le plus élevé depuis la Deuxième Guerre mondiale. Cela représente quelque 42 500 personnes fuyant les zones de guerre chaque jour ! Elles venaient surtout de Syrie, d'Afghanistan, de Somalie, d'Érythrée et du Soudan. Les réfugiés qui arrivent aujourd'hui en Europe de l'ouest et du nord viennent essentiellement de ces mêmes pays, auxquels il faut ajouter le Kosovo, le Monténégro ou l'Albanie, d'où les migrants fuient le chômage, la corruption et la misère.
L'enfer et le chaos qu'ils fuient résultent directement ou indirectement des interventions impérialistes dans ces différents pays. Sans remonter à la période coloniale ou postcoloniale, le bilan de l'occupation de l'Afghanistan déclenchée en 2001 par la coalition internationale au nom de « la lutte contre terrorisme » est sans appel. Quatorze ans après son déclenchement, deux ans après le départ des troupes de l'Otan qui prétendaient laisser un pays en paix avec un gouvernement central respecté, des régions entières sont sous le contrôle de groupes rebelles concurrents, y compris les talibans. La population est directement victime de la guerre que ces seigneurs de guerre se livrent pour le contrôle des territoires.
De l'Irak en 2003 à la Libye en 2011, les interventions impérialistes ont créé un vide politique qui a préparé le chemin pour l'émergence de milices islamiques rivales se disputant le pouvoir politique. Depuis lors, ces pays ont été transformés en zones de guerre dans lesquelles les populations sont prises entre les feux de ces milices et soumises à leur brutale domination. Les destructions causées par l'agression occidentale ont été aggravées par les dévastations provoquées par les guerres civiles effrénées. L'effondrement économique a réduit la population à la pauvreté. Il n'y a plus d'avenir pour personne dans ces régions.
La situation de la Syrie illustre jusqu'à la nausée le cynisme des grandes puissances et leur mépris pour le sort des populations. Elles ont d'abord soutenu les diverses milices syriennes opposées au régime de Bachar al-Assad, y compris les milices islamistes qui exerçaient dans les villes sous leur contrôle une dictature tout aussi féroce que celle du régime d'Assad. Elles ont laissé leurs alliés régionaux, l'Arabie saoudite, la Turquie ou le Qatar, armer et financer ces milices, dont celles qui n'allaient pas tarder à rejoindre Daech. Puis, quand Daech prit le contrôle d'un vaste territoire à cheval sur l'Irak et la Syrie et menaça directement les intérêts occidentaux, les grandes puissances jetèrent leurs propres bombes sur la population syrienne dans les villes occupées par Daech. Dernier retournement en date, après les attentats de Paris, les dirigeants impérialistes s'apprêtent à faire d'Assad, le bourreau de son peuple, responsable de quelque 250 000 morts en Syrie, leur nouvel allié dans leur guerre contre Daech. L'armée de cet Assad dont elles voulaient la chute, non pas tant parce que c'était un dictateur féroce mais parce que son régime n'était pas assez docile à leurs yeux, leur semble aujourd'hui la mieux placée pour combattre Daech au sol.
Ce nouveau retournement ne pourra que pousser de nouveaux contingents de la population syrienne sur les routes de l'exode. Sur 23 millions de Syriens, 4,3 millions se sont déjà réfugiés en dehors du pays. La moitié de ceux-ci, plus de 2,1 millions, se trouvent au Moyen-Orient, pour la plupart au Liban et en Jordanie, où ils représentent un énorme fardeau pour les ressources limitées de ces pays. La population du Liban, par exemple, a augmenté de 20 % en raison de l'afflux de réfugiés. Les conditions de vie sont souvent insupportables. Le camp Za'atari, en Jordanie, accueille plus de 120 000 réfugiés, ce qui en fait le deuxième plus grand camp de réfugiés au monde. Des murs de barbelés l'entourent et personne ne peut partir sans l'autorisation des autorités du camp. Il n'y a pas d'eau courante potable et les coupures de courant sont fréquentes.
La situation est si intolérable que certains résidents ont choisi de traverser la Syrie, malgré la guerre civile, dans le but d'atteindre la Turquie. Ce pays est la première destination des réfugiés syriens avec 1,9 million d'inscrits auprès du HCR. Outre sa longue frontière avec la Syrie, la Turquie est perçue par nombre de réfugiés comme la porte d'entrée de l'Europe et par là même un espoir pour échapper à l'enfer. 450 000 d'entre eux, moins de 10 % du total des réfugiés syriens, ont réussi à s'y installer cette année.
À l'exception de la Somalie, du Mali ou de la Centrafrique, les armées impérialistes n'ont pas été engagées récemment dans des agressions à grande échelle dans la corne de l'Afrique ou l'Afrique subsaharienne. Mais les grandes compagnies impérialistes n'ont jamais cessé de piller leurs ressources, qu'il s'agisse du pétrole au Soudan et au Nigeria ou de l'uranium et d'autres métaux précieux dans la République démocratique du Congo et au Niger, parmi d'autres. Et, pour protéger leur pillage de ces ressources naturelles, elles ont fait surgir et armé de violents dictateurs pour des décennies. Les milices ethniques et islamiques qui sont apparues dans ces pays, terrorisant la population, se nourrissent de la colère engendrée par la brutalité de ces dictateurs et de la pauvreté engendrée par le pillage des multinationales.
Un long et douloureux périple vers l'Europe transformée en forteresse
La plupart des réfugiés en provenance du continent africain voyagent par la Libye pour traverser la Méditerranée vers l'Europe. Ils fuient les famines récurrentes qui gangrènent de vastes régions du Nord Soudan ou le pouvoir brutal de milices ethniques ou islamiques dans des pays au sud du Sahara ou de la corne de l'Afrique. Mais dès qu'ils parviennent en Libye, qui est elle-même sous le contrôle de seigneurs de guerre rivaux depuis l'intervention occidentale de 2011, les réfugiés sont parqués, battus et enfermés pendant des jours, sans nourriture ni eau, par des groupes locaux qui rançonnent leurs prisonniers ou cherchent à se faire payer pour faire la police aux frontières.
Les réfugiés qui réussissent à échapper à l'emprise des groupes libyens risquent leur vie sur des bateaux remplis au-delà de leur capacité pour traverser la Méditerranée. En Turquie, la frontière terrestre avec la Grèce étant cadenassée, des milliers de réfugiés tentent eux aussi de rejoindre ce pays par la mer. C'est ainsi que, chaque semaine, des dizaines d'enfants, de femmes et d'hommes se noient en essayant de traverser la Méditerranée. 3 510 sont morts dans les dix premiers mois de cette année. D'après l'Organisation internationale pour les migrations (OMI), 22 000 auraient perdu la vie entre 2000 et 2014, un chiffre sans doute très sous-estimé.
Les survivants se heurtent aux murs et aux barbelés qui hérissent désormais l'Europe. Ils sont arrêtés, bloqués, contraints de s'en remettre à des passeurs sans scrupule, risquent de mourir asphyxiés au fond de camions, de se faire violenter ou dépouiller en chemin, d'être parqués dans des camps infâmes comme celui de Calais. Les nombreux reportages sur ce camp baptisé « la Jungle », installé près de l'entrée du tunnel sous la Manche, en donnent un aperçu. Il est infesté de rats, son système d'eau est contaminé, le nombre de toilettes est dérisoire et sa population y est affectée de toutes sortes de maladies. Les conditions sont comparables dans les multiples camps qui jalonnent l'Europe, qu'il s'agisse de camps de fortune construits par les migrants eux-mêmes ou de camps de rétention contrôlés par les gouvernements.
Avec l'arrivée de l'hiver, qui s'ajoute à la fortification des frontières au sud de l'Europe, de la Hongrie à la Slovénie et à la Bulgarie, la situation des migrants ne cesse d'empirer. On a déjà rapporté des cas d'hypothermie et de pneumonie parmi les réfugiés. Le HCR a distribué des couvertures, mais en nombre très insuffisant, et tout aussi inadaptées que les tentes utilisées dans les camps d'urgence pour réfugiés lorsqu'il pleut très fort ou que la température descend près de zéro.
Voilà comment ces centaines de milliers de femmes et d'hommes sont accueillis par les gouvernements de la riche Europe, directement responsables de la barbarie que fuient ces réfugiés, eux qui ne cessent de se poser en protecteurs de la civilisation, de la démocratie et des droits de l'homme.
La démagogie réactionnaire des dirigeants européens
L'Union européenne, avec ses 515 millions d'habitants, pourrait évidemment accueillir sans difficulté quelques millions de réfugiés. Si elle leur assurait la liberté de circulation et d'installation, les réfugiés se répartiraient d'eux-mêmes à l'échelle de l'Europe. Ils pourraient s'appuyer sur des membres de leurs familles ou des proches et sur de multiples élans de générosité qui ne manquent pas de s'exprimer face à des drames ou à des catastrophes naturelles ou humanitaires. Il faut se rappeler la vague de solidarité qui s'est exprimée, en particulier en Allemagne mais pas seulement, après la mort du petit Aylan en septembre dernier. En Allemagne, le dévouement de milliers de bénévoles a largement contribué à fournir des vêtements et de la nourriture mais aussi à soigner ou à donner des cours de langue aux quelque 800 000 réfugiés arrivés dans ce pays au cours de l'année, et dont beaucoup sont installés dans des locaux provisoires ou des villages de tentes. Face aux manifestations xénophobes et racistes, attisées par la démagogie réactionnaire d'une fraction de la classe politique en Allemagne, ce mouvement de solidarité est un gage pour l'avenir.
Quand Manuel Valls ose dire, comme il l'a fait fin novembre à un quotidien allemand, que « la population ne comprendrait pas que l'on continue à laisser les frontières ouvertes après les attentats », il fait un choix politique : celui de s'appuyer, en les alimentant, sur la méfiance et le repli nationaliste, celui de chercher des boucs émissaires pour justifier le chômage et la montée de la misère, celui de draguer les électeurs du Front national plutôt que d'en combattre les pires préjugés. Quand Valls, Hollande ou Sarkozy veulent faire accepter les pires reculs sociaux, repousser l'âge de la retraite ou démolir les droits des travailleurs, ils ne reculent pas sous prétexte que « la population ne comprendrait pas » : ils multiplient au contraire les campagnes de propagande pour modifier l'opinion publique et lui faire accepter leurs réformes.
D'un bout à l'autre de l'Europe, que les gouvernements soient ouvertement à droite comme en Grande-Bretagne et en Hongrie, ou qu'ils se disent de gauche comme en France, ils choisissent tous de faire de la surenchère sur le terrain de la défense de « l'intérêt national ». Incapables d'enrayer le chômage et aiguillonnés par la montée des partis d'extrême droite, ils multiplient les lois répressives envers les étrangers en situation irrégulière, rendant la vie quotidienne de tous toujours plus difficile et alimentant sans fin la surenchère xénophobe.
Les dernières décisions des dirigeants européens vis-à-vis des réfugiés vont dans ce sens. Alors que leur plan de répartition de 120 000 réfugiés sur deux ans ne démarre pas et est ouvertement contesté par plusieurs pays, ils mettent désormais en place les instruments pour refouler hors d'Europe nombre des migrants qui ont réussi à l'atteindre.
Les plus riches pays européens, la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne, exigent que les pays du sud de l'espace Schengen, la Grèce et l'Italie, contrôlent mieux leurs frontières. Ils veulent imposer aux pays de transit, comme la Turquie, le Liban ou la Serbie, extérieurs à l'espace Schengen, de parquer les candidats à l'exil dans des camps. Ce que les dirigeants européens appellent pudiquement des « hotspots » seront de véritables camps de triage destinés à sélectionner les migrants admis sur le territoire européen en fonction de leur nationalité, de leur qualité de réfugiés politiques ou de migrants économiques, mais aussi de leur niveau de qualification. On ne sait pas ce qui est le plus ignoble dans cette politique : organiser ce tri entre les migrants, comme si fuir la misère était moins vital que fuir la guerre, ou sous-traiter cette sale besogne à des pays pauvres déjà débordés par l'afflux de réfugiés !
Après avoir été menacée d'être exclue de la zone euro pour cause d'endettement excessif, la Grèce est maintenant menacée d'être exclue de l'espace Schengen pour ne pas suffisamment surveiller ses frontières. Après la tutelle économique de la Troïka, le gouvernement grec a dû accepter l'intervention de Rabit, une brigade spéciale de gardes-frontières de l'agence européenne Frontex, chargée de renforcer les contrôles entre la Grèce et la Turquie. Soutenue par Paris et Berlin, la Commission européenne voudrait augmenter les effectifs de cette brigade de gardes-frontières et, surtout, elle voudrait pouvoir la déployer même sans l'autorisation des États concernés.
En même temps que ces mesures destinées à endiguer le flot de réfugiés vers l'Europe, les mêmes gouvernements multiplient les expulsions de réfugiés déboutés du droit d'asile ou de migrants sans papiers. Sous Hollande, le nombre d'expulsions et de placements en centre de rétention administrative a augmenté par rapport à la période Sarkozy. Avec l'état d'urgence et la multiplication des contrôles policiers, les arrestations de travailleurs sans papiers ne peuvent qu'augmenter.
En Allemagne, la chancelière Angela Merkel a d'abord joué les humanistes avec sa promesse d'accueillir sans réserve un grand nombre de réfugiés. Mais cela n'aura pas duré longtemps. Face à une rébellion à la droite de son propre parti et à l'extrême droite, elle a vite changé de tactique, réinstaurant un contrôle aux frontières, s'en prenant aux réfugiés des Balkans et même d'Afghanistan, sommés de retourner chez eux. Comme si les réfugiés afghans ne fuyaient pas une guerre civile sanglante attisée par les puissances impérialistes ! Comme si ceux des Balkans, qui viennent principalement d'Albanie et du Kosovo, ne fuyaient pas les dévastations engendrées par la guerre civile qui a suivi l'éclatement de la Yougoslavie !
Depuis début novembre, les ressortissants de l'Albanie, du Monténégro et du Kosovo ne peuvent plus prétendre au droit d'asile en Allemagne, au prétexte que ces pays seraient brusquement devenus sûrs. Des milliers de Kosovars, venus clandestinement en Allemagne pour travailler, ont été renvoyés cet automne vers le Kosovo. Le Parlement allemand a décidé d'accélérer les procédures d'expulsions pour les demandeurs déboutés du droit d'asile.
Pendant ce temps, le Premier ministre de droite en Hongrie, Viktor Orban, dans le cadre de sa surenchère xénophobe avec le parti d'extrême droite Jobbik, et agissant en sous-traitant pour l'Allemagne ou l'Autriche, empêche les réfugiés de traverser son pays en construisant un mur de barbelés tranchants le long de la frontière avec la Serbie et la Croatie. À une échelle moins folle, les gouvernements slovène et bulgare érigent aussi des défenses semblables contre les réfugiés qui cherchent désespérément une nouvelle voie de passage quand un pays se referme. L'Autriche a annoncé à son tour la construction d'une barrière contre les immigrés à sa frontière avec la Slovénie.
Oui à la liberté de circulation
Avec cette barrière, c'est une frontière interne à l'espace Schengen qui se fortifie. Autant dire que la liberté de circulation est en passe de devenir un mythe. La crise des migrants, comme la crise de l'euro avant elle, montre toutes les limites et agrandit toutes les failles d'une Union européenne contrôlée par une poignée de grandes puissances aux intérêts contradictoires.
La bourgeoisie européenne tient à la liberté de circulation, non pas des réfugiés mais des marchandises, des capitaux, éventuellement de la main-d'œuvre. Le rétablissement des contrôles aux frontières, qu'ils soient décidés suite aux attentats ou pour empêcher l'arrivée des migrants, entrave le fonctionnement de son économie avec ses norias de camions qui alimentent des usines situées dans toute l'Europe. Un retour en arrière définitif limiterait considérablement le recours à la sous-traitance et aux délocalisations multiples et finalement aggraverait encore la crise économique. D'un autre côté, la bourgeoisie allemande ne veut pas supporter seule le coût de l'accueil d'un ou plusieurs millions de réfugiés, pas plus que le gouvernement britannique ne veut laisser entrer les migrants de Calais sur son territoire. C'est pourquoi les dirigeants français, allemands, britanniques exercent une pression de plus en plus forte sur les pays d'arrivée pour qu'ils refoulent les migrants.
Les travailleurs, quant à eux, n'ont rien à gagner au rétablissement des frontières nationales qui, malgré les mensonges des souverainistes de tout poil, ne les protégeront ni du chômage, ni des fermetures d'usines, ni de la concurrence d'autres exploités prêts à vendre coûte que coûte leur force de travail pour faire vivre leur famille. Mais ils n'ont rien à gagner non plus au renforcement des frontières extérieures de l'UE ou de l'espace Schengen, qui transforme l'Europe en une forteresse de plus en plus inaccessible et la Méditerranée en un immense cimetière pour les réfugiés.
Les travailleurs ne doivent avoir aucune solidarité avec leurs dirigeants, qui se lavent les mains du sort tragique des réfugiés, alors même que ceux-ci sont victimes des agissements des puissances impérialistes qui jouent avec le feu au Moyen-Orient et à travers tout le continent africain.
Quelle que soit leur couleur de peau, leur religion ou leur langue, les migrants sont « les damnés de la terre », les frères et sœurs des classes ouvrières d'Europe avec lesquelles ils partagent le même ennemi : les classes capitalistes des pays riches. Ils ne devraient pas seulement être accueillis ici en tant que réfugiés, mais devraient se voir accorder le droit de circuler librement et les moyens de s'installer là où ils le veulent. Il y a plus qu'assez de place pour eux. Quant aux coûts de cet accueil, que les capitalistes payent la facture sur leurs immenses profits : il est plus que temps qu'ils payent leurs dettes !
13 décembre 2015
Daech, fruit monstrueux des interventions impérialistes
Les groupes terroristes qui se réfèrent à l'intégrisme religieux, comme le commando qui a perpétré la tuerie du 13 novembre à Paris, ne sortent pas du néant. Ils sont les derniers rejetons d'une filiation djihadiste qui date maintenant d'une cinquantaine d'années. Les gouvernements des puissances occidentales sont pour beaucoup dans l'essor de cette mouvance. Leurs guerres et leurs manœuvres l'ont amplement alimentée. Un groupe comme Daech émerge de la barbarie dans laquelle s'enfoncent les sociétés du Moyen-Orient, comme résultat de la domination impérialiste et des dévastations qu'elle a engendrées.
Cette région, avec ses détroits maritimes de première importance et ses gigantesques réserves de pétrole, a toujours été convoitée par les puissances impérialistes. À la fin de la Première Guerre mondiale, l'Empire ottoman s'effondrant, les dirigeants anglais et français ont appliqué la devise « diviser pour régner », se partageant la région suivant des frontières tracées à leur convenance. À l'intérieur de celles-ci, en Syrie, au Liban, en Irak ou en Palestine, ils ont opposé les différentes communautés les unes aux autres et attisé les divisions nationales et confessionnelles.
Des forces et des régimes réactionnaires favorisés par l'impérialisme
Face aux révoltes populaires qui éclatèrent à de multiples reprises, face à l'essor de forces progressistes, nationalistes ou qui se revendiquaient du communisme, les dirigeants des puissances impérialistes n'hésitèrent pas à favoriser les forces les plus réactionnaires pour trouver en elles un appui. Dès la fin des années 1920, les Britanniques entretenaient discrètement des liens avec un mouvement naissant, les Frères musulmans, dont l'objectif était d'imposer la charia comme fondement de l'organisation politique et sociale.
Après la Deuxième Guerre mondiale, à la faveur de la Guerre froide et de la révolte des peuples coloniaux, les rapports de force se modifièrent. L'existence de l'URSS facilita l'émergence de régimes nationalistes en Égypte, en Irak et en Syrie. Ces régimes eurent des aspects progressistes défendant une forme de laïcité, le droit à l'instruction pour la population, des réformes agraires.
Si les dirigeants impérialistes durent composer avec ces régimes, ils saisirent aussi toutes les occasions de les affaiblir, voire d'intervenir pour les remplacer par des régimes plus dociles. En 1953, en Iran, un coup d'État fomenté par les États-Unis renversa le régime de Mossadegh, jugé trop indépendant. En 1956, Britanniques et Français aidés des Israéliens tentèrent une expédition contre le dirigeant égyptien Nasser, qui avait osé les défier en nationalisant le canal de Suez.
L'État d'Israël, par ses guerres successives, joua un rôle de premier plan dans la pression exercée sur ces régimes. À son échelle, Israël mena une politique analogue dans les territoires qu'il contrôlait, favorisant les forces islamistes contre les organisations nationalistes et socialistes palestiniennes.
La pression de l'impérialisme sur des régimes qui ne lui plaisaient pas s'accompagna d'un soutien sans faille aux monarchies du Golfe, en particulier la monarchie saoudienne, favorisant ainsi un des courants les plus réactionnaires de l'islam, le wahhabisme. Puis, à partir des années 1970, la situation changea. Les régimes nationalistes qui avaient suscité des espoirs parmi les peuples du Moyen-Orient avaient engendré désillusions et déceptions. Cela entraîna aussi le discrédit des partis communistes de ces pays, qui s'étaient alignés derrière les dirigeants nationalistes.
De l'islamisme au djihadisme
Dans le vide politique laissé par les nationalistes et par les partis qui s'étaient revendiqués du communisme, les tendances intégristes islamistes ne cessèrent de gagner du terrain dans tous les pays du Moyen-Orient. Durant l'année 1979, le renversement du chah en Iran, la prise d'otages géante de La Mecque et le début de la guerre en Afghanistan furent trois événements qui allaient illustrer et accélérer cette progression des mouvements islamistes.
En Iran, le soulèvement contre la dictature proaméricaine du chah se solda par l'arrivée au pouvoir d'intégristes religieux chiites, dans ce pays où cette tendance de l'islam est majoritaire. Leur victoire impulsa le développement des tendances islamistes dans le monde entier.
En Arabie saoudite, si le régime prônait la plus grande rigueur islamiste, ses dirigeants vivaient dans le luxe et apparaissaient de toute évidence comme vendus aux États-Unis. Cela suscitait une contestation qui déboucha sur l'attaque spectaculaire de la grande mosquée de La Mecque par plusieurs centaines de militants intégristes. Celle-ci fut évacuée dans un bain de sang.
L'Arabie saoudite interdit alors les activités des Frères musulmans sur son territoire. Mais elle continua à financer, en tant qu'État ou via des fondations privées, les organisations musulmanes les plus intégristes dans le monde. Quant aux dirigeants américains, le fait de se trouver en butte à l'hostilité du nouveau régime iranien ne les empêcha nullement de soutenir ailleurs des combattants intégristes islamistes. En Afghanistan, la CIA et le régime saoudien financèrent à parts égales l'entraînement et les fournitures d'armes à la guérilla musulmane intégriste qui combattait le gouvernement prosoviétique, puis les troupes de l'URSS quand celles-ci envahirent le pays en soutien à ce gouvernement.
Missionné par les services secrets de son pays, un certain Oussama Ben Laden, rejeton islamiste d'une famille saoudienne milliardaire, partit à 22 ans au Pakistan, près de la frontière afghane, pour collecter et répartir des fonds. Il contribua à former une troupe de plusieurs milliers de militants religieux de divers pays, venus mener le djihad et vivant dans les camps d'entraînement. C'est là que ce milieu, qui jusque-là était limité et dispersé, put incuber, prospérer et se souder. Son intégrisme se répandit au sein des populations de la région et des combattants afghans qui s'y réfugiaient. Être financés par la CIA n'empêchait pas ces groupes d'avoir leur logique propre, qui allait les tourner quelques années plus tard contre leurs commanditaires.
En 1987, depuis l'Afghanistan, Ben Laden décida de formaliser son groupe en fondant l'organisation de combat al-Qaida (« la base » en arabe). Visant le « djihad global », la guerre sainte au niveau mondial, elle ne voulait composer avec aucune minorité. Aux yeux de ses partisans, tous ceux qui n'étaient pas dans sa ligne, même musulmans, étaient considérés comme des mécréants bons à être anéantis. Il s'agissait de mener un combat armé, fût-il limité à des attentats commis par de petits groupes, avec comme perspective finale, bien que lointaine, la création d'un État islamique global, le califat. Ben Laden comptait utiliser le milieu des djihadistes d'Afghanistan pour former un mouvement durable qui continuerait son combat ailleurs.
L'Afghanistan continua d'être un terrain de combat et de recrutement, avec la guerre civile qui dura de 1989 à 1996, et qui depuis n'a en fait jamais vraiment cessé. Pendant un temps les djihadistes étrangers qui y participèrent bénéficièrent du soutien masqué de la CIA et de celui, plus ouvert, des services pakistanais. Ils s'illustrèrent par leurs atrocités. Une partie d'entre eux essaimèrent ensuite vers d'autres conflits, mettant à profit et transmettant à d'autres leurs compétences de combattants.
Revenus en Algérie, certains de ces combattants rejoignirent le FIS (Front islamique du salut), parti qui avait réussi à conquérir une importante base populaire dans ce pays et cherchait à conquérir le pouvoir. Lorsqu'en 1991 le gouvernement algérien annula les élections pour empêcher le succès du FIS et interdit ce parti, il s'ensuivit dix ans de guerre civile menée par le GIA (Groupe islamique armé), auquel les « Afghans » fournirent des commandants comme Mokhtar Belmokhtar, un homme qui était parti à 17 ans en Afghanistan et qui depuis 2003 a sévi en Mauritanie, au Mali et en Libye.
À la même époque, d'autres djihadistes de diverses origines, y compris française, s'impliquèrent dans la guerre de Bosnie, qui entre 1992 et 1995 opposa les nationalistes serbes aux Bosniaques, ces derniers étant réputés musulmans. Les tenants du djihad tentèrent de donner à ce conflit un caractère religieux, sans trop de succès car, si les combattants bosniaques voulaient défendre leur territoire, leur objectif n'était nullement d'instaurer la charia.
Les djihadistes se retournent contre leurs parrains
Inquiètes de l'installation en Iran d'un régime remettant en question leur contrôle des richesses du pays et les équilibres de la région, les puissances occidentales encouragèrent l'État voisin, l'Irak de Saddam Hussein, à lui faire la guerre. Celle-ci dura de 1980 à 1988, affaiblissant ces deux puissances régionales et dopant les ventes d'armes des pays riches. Elle fut catastrophique pour les deux peuples iranien et irakien, avec plus d'un million de morts et d'innombrables destructions. L'Irak en sortit avec des pertes financières colossales et son dirigeant Saddam Hussein décida en 1990 d'envahir le Koweït, petit État voisin tracé autour des puits de pétrole, bien que prolongement naturel du territoire irakien. Mais il était hors de question pour le gouvernement américain de laisser un dirigeant d'un pays comme l'Irak modifier les frontières tracées par l'impérialisme. Une coalition réunissant pas moins de 50 États, dont la France, écrasa l'armée irakienne. Faute de solution politique de rechange, Saddam Hussein fut laissé au pouvoir, mais l'embargo imposé au pays entraîna de nouvelles souffrances et des centaines de milliers de morts.
Ben Laden, revenu à ce moment-là en Arabie saoudite, critiqua le fait que cette « terre sainte » soit souillée par des « infidèles étrangers », en la personne des soldats américains dont les dirigeants saoudiens avaient accepté la présence sur leur sol pourvu qu'ils les délivrent de la menace irakienne. Ce fut sa rupture avec la monarchie des Saoud, qui l'expulsa alors du pays et le priva de sa nationalité. Ben Laden trouva refuge au Soudan, puis en 1996 en Afghanistan où les talibans venaient de prendre le pouvoir. Il décida alors de s'en prendre directement aux intérêts américains, organisant des attentats en 1998, puis en 2000, contre des ambassades américaines en Afrique et des navires de guerre stationnés au Yémen. Puis ce fut l'attentat du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center de New York. L'État américain, comme résultat de ses manœuvres et de ses coups tordus, se retrouvait dans la situation d'un caïd de quartier qui, après avoir élevé une meute, la voyait établir ses propres règles et pour finir lui sauter à la gorge.
Après la réussite de l'attentat du 11 septembre, le prestige de Ben Laden s'étendit parmi les groupes djihadistes du monde entier, dont beaucoup firent allégeance à al-Qaida.
Daech prospère sur le chaos irakien et syrien
Après le 11 septembre 2001, les États-Unis et leurs alliés déclarèrent leur « guerre au terrorisme » et se lancèrent dans deux interventions militaires successives. Avant la fin de l'année 2001, le régime des talibans, qui abritait Ben Laden, était renversé, et une longue occupation militaire commençait en Afghanistan. Elle se poursuit encore aujourd'hui, sans que le régime mis en place par les États-Unis ait réussi à imposer vraiment son autorité contre ces mêmes talibans.
Puis en 2003 vint la guerre contre l'Irak, déclenchée sous le prétexte manifestement faux des « armes de destruction massive » dont aurait disposé le régime de Saddam Hussein. Celui-ci fut renversé et l'occupation militaire ajouta un degré de plus à la destruction du pays. L'armée, l'administration irakiennes furent démantelées. Les autorités d'occupation s'employèrent à dresser les Irakiens les uns contre les autres en fonction de leur confession. Elles s'appuyèrent sur les partis religieux chiites contre les sunnites, punis pour leur supposé soutien au régime de Saddam Hussein, alors que la majorité d'entre eux avaient souffert de sa dictature et que beaucoup l'avaient combattue à un moment ou un autre.
Les troupes américaines furent alors confrontées à une guérilla sunnite, qui les tint en échec. Elle regroupait des anciens officiers de l'armée de Saddam Hussein, licenciés lors de l'arrivée de l'armée américaine et qui trouvaient des appuis dans un certain nombre de tribus désormais écartées du pouvoir. En même temps al-Qaida, absente d'Irak jusqu'en 2003, y fit de plus en plus parler d'elle. L'Irak devint le nouveau point de ralliement des djihadistes de tous les pays, non seulement parce qu'ils pouvaient venir défier la première armée du monde, mais parce qu'ils trouvaient désormais sur place des recrues. Les milices d'al-Qaida, armées et financées par des fonds en provenance des monarchies pétrolières, plongèrent l'Irak dans la guerre civile en s'affrontant à des milices chiites tout aussi intégristes qu'elles.
En 2006, l'irakien Abou Omar al-Baghdadi, le nouveau chef d'al-Qaida en Irak, prit ses distances d'avec la maison mère et décida que son organisation s'appellerait désormais État islamique en Irak. La violence de ses attaques-suicides, ses méthodes de gangster, la terreur qu'elle exerçait l'isolèrent de la population sunnite qu'elle prétendait représenter. Son influence fut réduite, mais jamais détruite. La politique de répression et de discrimination des sunnites, menée par le premier ministre chiite Nouri al-Maliki, soutenu par Obama, allait la ramener par la suite sur le devant de la scène.
Fin 2011, quand les troupes américaines quittèrent l'Irak, elles laissaient derrière elles un pays ravagé et au bord de l'éclatement confessionnel. Fin 2012, Nouri al-Maliki fit arrêter à Bagdad les 120 gardes du ministre sunnite des finances, Rafa al-Issaoui. Ce dernier se réfugia dans son fief de Fallouja, au sein d'une population sunnite excédée par l'attitude du pouvoir. À l'exemple de la contestation qui avait embrasé les pays arabes, des manifestations réunissant des centaines de milliers d'Irakiens sunnites eurent lieu tous les vendredis. À Ramadi, les manifestants installèrent un immense camp de tentes. « Nous ne voulons plus être traités en citoyens de seconde zone, résuma un manifestant. Nos fils sont interdits de recrutement dans la justice, la police fédérale et l'armée. Nos hommes et même nos femmes sont arrêtés sur simple dénonciation anonyme, en vertu de la loi antiterroriste. Nos hommes politiques sont écartés au prétexte de fausses accusations. Nouri al-Maliki se comporte en dictateur : ce n'est qu'un traître installé par les Américains et à la solde de l'Iran. »
En avril 2013, la répression des manifestations jeta un nombre significatif de sunnites dans les bras de l'État islamique. Nombre d'entre eux avaient le sentiment qu'ils n'avaient plus de place au sein de l'État irakien et étaient de plus en plus sensibles au discours de cette organisation qui leur proposait de construire leur propre État.
Au même moment, en Syrie, la contestation sociale et politique du régime de Bachar al-Assad avait débouché sur une guerre civile. Les puissances impérialistes n'étaient pas mécontentes de voir le régime d'Assad affaibli et laissèrent agir leurs alliés locaux. La situation en Syrie exacerba la compétition entre les puissances de la région, sous la forme d'une guerre par milices interposées. L'Arabie saoudite et le Qatar d'un côté, l'Iran de l'autre fournirent à différents groupes de l'argent et des armes. Ces rivalités, ainsi que le double ou triple jeu joué par chacune des puissances régionales, elles-mêmes soutenues ou manœuvrées par les puissances impérialistes, entraînèrent la montée en puissance des bandes armées.
Les groupes djihadistes récupéraient de divers côtés armes, matériel, argent et, déjà, des combattants étrangers. Ils bénéficiaient du soutien logistique de la Turquie, dont la zone frontière avec la Syrie constituait une base où ils pouvaient s'entraîner, se soigner et se reposer, et d'où ils pouvaient s'infiltrer. Les grandes puissances, de leur côté, observaient avec bienveillance les manœuvres de leurs alliés locaux, de la Turquie à l'Arabie saoudite et du Qatar à la Jordanie, et leur apportaient l'appui de leurs différents services.
Al-Baghdadi saisit l'opportunité que lui offrait la guerre civile en Syrie. Contre l'avis du chef d'al-Qaida, ses milices pénétrèrent dans le pays. Il ne s'agissait plus seulement de constituer un réseau à l'échelle internationale mais de s'appuyer sur un territoire. L'État islamique en Irak devint l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL ou Daech selon l'acronyme arabe). Ses hommes aguerris après dix ans de lutte contre l'occupant américain, rejoints par des anciens officiers de Saddam Hussein, s'imposèrent sur le théâtre syrien. Ils prirent le contrôle de territoires entiers dans l'est du pays, attirant une bonne part des combattants étrangers ainsi que des livraisons d'armes et des fonds en provenance d'Arabie saoudite. Puis, après s'être renforcé en Syrie, Daech put investir de nouveau l'Irak et y déstabiliser le gouvernement qui venait de réprimer les manifestations sunnites. Les forces armées irakiennes étaient corrompues et peu motivées, et surtout craignaient la haine qu'elles avaient suscitée parmi la population sunnite. Malgré leur nombre et leur équipement, elles se sauvèrent à l'arrivée des milices de Daech. Sans difficulté, al-Baghdadi prit en janvier 2014 le contrôle de la ville de Falloujah et en juin celui de Mossoul, la deuxième plus grande ville d'Irak. Avec à peine huit cents combattants, son organisation mit ainsi la main sur les banques, sur les puits de pétrole, ainsi que sur une grande quantité d'armements modernes, essentiellement américains, abandonnés par l'armée irakienne.
En juin 2014, al-Baghdadi profita de ces succès pour faire ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait été en mesure de faire : il proclama la création du califat, se rebaptisant « calife Ibrahim » et exigeant l'allégeance de tous les croyants. La nouvelle coalition constituée ensuite par Obama autour des États-Unis pour le détruire allait encore renforcer son prestige. Dans la compétition qui l'opposait à al-Qaida, Daech s'imposait comme la direction de la mouvance djihadiste internationale. Elle perfectionna sa communication sur internet, avec force discours anti-occidentaux et vidéos macabres.
Dans les territoires qu'il contrôle, Daech s'est appuyé sur les chefs de tribu et les seigneurs locaux qui lui ont fait allégeance, leur confiant le soin de gérer l'administration des villes. Mais Daech s'impose avant tout par la terreur, une terreur dont les femmes sont les premières victimes dans leur vie quotidienne. Ceux qui enfreignent la loi islamique risquent la décapitation, la lapidation ou la crucifixion. Ce sont, semble-t-il, souvent des djihadistes étrangers, parlant mal l'arabe, qui font la police religieuse dans les territoires syriens de Daech. Jouant du fait que l'organisation exerce une attraction auprès d'une fraction de la jeunesse désorientée de pays occidentaux comme la France, Daech dispose aussi de ces jeunes qui ont rejoint la Syrie pour y faire la guerre sans savoir très bien pour quoi ni contre quoi. Ceux-ci lui fournissent bon nombre de volontaires pour des attentats-suicides et il peut puiser dans cette liste d'attente pour des actions dans le cadre de la guerre civile syrienne, mais aussi pour organiser des attentats dans divers pays. Il devient ainsi un facteur politique jusque dans les métropoles impérialistes.
Les puissances impérialistes dépassées par le chaos qu'elles ont provoqué
Les grandes puissances, notamment les États-Unis et à présent la France, déclarent maintenant que Daech est leur ennemi principal et qu'il faut l'abattre coûte que coûte. Cela ne peut faire oublier que cette milice islamiste intégriste, comme toute une série d'autres qui sévissent en Syrie et en Irak, est au fond une de leurs créatures. Le morcellement de ces pays en territoires rivaux, l'appui direct ou indirect à des milices avides de se constituer un territoire ou simplement payées pour abattre ou affaiblir le régime en place, font partie des stratégies élaborées par les puissances impérialistes et mises en œuvre par l'intermédiaire de leurs services, secrets ou non.
Ces milices tendent évidemment à se trouver une base dans la société et à prendre leur autonomie. Cela les conduit à un moment ou un autre à échapper aux puissances qui les ont favorisées et qui voudraient continuer à les contrôler, et à se retourner contre elles. La multiplication des manœuvres de division, des financements et des fournitures d'armes, l'appui donné à des forces qui sur le terrain sont antagonistes, tout cela débouche sur un chaos qui rend la région ingouvernable, y compris pour les puissances impérialistes qui en sont en dernière analyse les principales responsables.
Les premières victimes de la situation sont bien sûr les populations locales. Aux destructions dues aux guerres menées par les États-Unis en Irak se sont ajoutées celles dues à la guerre civile en Syrie. Aux exactions des régimes irakien et syrien se sont ajoutées celles des différentes milices, celles-ci imposant un régime de dictature féroce dont les méthodes s'inspirent de celle des régimes intégristes voisins, à commencer par la dictature moyenâgeuse sévissant en Arabie saoudite. Mais l'essor de Daech, un courant qui regarde des siècles en arrière, résulte d'abord de la situation créée par les puissances impérialistes, des coups tordus élaborés depuis des décennies par leur diplomatie et leurs services secrets, de leur appui sans scrupule donné aux forces les plus réactionnaires. C'est un des fruits particulièrement pourris d'un système capitaliste en bout de course.
Les actions terroristes commises en France et dernièrement aux États-Unis ne sont de ce point de vue que des répliques d'actions bien plus nombreuses subies depuis longtemps par la population des différents pays du Moyen-Orient, et qui maintenant ne se limitent plus à cette région. Mais, depuis les attentats de Paris, le gouvernement français de Hollande, inquiet voire dépassé par les conséquences de sa participation au conflit syrien, cherche fébrilement à consolider une coalition englobant États-Unis et Russie, avec l'objectif de vaincre Daech. Cette coalition peut-elle y réussir ? Rien n'est moins sûr.
Les bombardements aériens exécutés par la coalition, tout en excluant l'envoi de troupes au sol, ajoutent certainement des destructions et des souffrances pour la population locale, mais ils sont peu efficaces contre les milices de l'État islamique dont la mobilité permet de se soustraire aux attaques. D'autre part, le double jeu des puissances locales telles que la Turquie ou l'Arabie saoudite fait que celles-ci n'ont pas intérêt à la disparition complète de Daech, qui s'avère très utile pour affaiblir leurs rivaux. Tout en adhérant formellement à la coalition, ces puissances peuvent continuer à favoriser Daech de différentes façons. En fait, même si Daech disparaît, ces mêmes puissances continueront à soutenir de telles milices, peut-être avec les mêmes hommes agissant seulement sous un drapeau différent. Enfin, Daech prépare déjà un vaste terrain de repli : au cas où le sol du Moyen-Orient deviendrait trop brûlant pour lui, l'État islamique a déjà mis en place des bases en Libye, un autre pays que les interventions impérialistes ont abouti à morceler et à livrer à la loi des milices. Il pourrait alors y transférer le « califat », et au nom de ce mythe continuer à rameuter les groupes djihadistes de par le monde.
D'al-Qaida à Daech ou aux autres milices intégristes qui sévissent du Moyen-Orient à la Libye et à l'Afrique centrale, les interventions impérialistes ont abouti à multiplier des cliques militaires dont l'action s'apparente au brigandage, en lutte pour s'approprier des morceaux de territoires, bénéficiant tour à tour du soutien de telle ou telle puissance. Leur combat n'offre aux peuples des régions concernées que la perspective d'une terrible régression. Tout au plus permet-il à de petites fractions de la bourgeoisie locale de disputer à l'impérialisme une petite part des richesses produites, au gré du déplacement des lignes de front et aux dépens d'une population locale de plus en plus écrasée. Mais la dictature odieuse de Daech et de ses semblables, leur brigandage et leur terrorisme, ne sont que la répétition à plus petite échelle du brigandage et du terrorisme auxquels se livrent les puissances impérialistes sur une grande partie de la planète, même s'ils y ajoutent leur propre touche de dictature et de réaction.
16 décembre 2015