Le mandat officiel de Gbagbo, président de la Côte-d'Ivoire, devait s'achever le 31 octobre 2005. L'ONU lui avait accordé un délai d'un an, en le flanquant d'un Premier ministre, Konan Banny, qui n'était pas de son clan, pour qu'ensemble ils organisent l'élection présidentielle.
Cette élection, organisée aussi bien dans le sud du pays resté sous l'autorité de Gbagbo que dans le nord sous l'autorité de la rébellion armée qui coupe le pays en deux, devait aboutir à la réunification du pays.
Parallèlement à l'organisation de l'élection, les militaires rebelles devaient réintégrer l'armée et les différentes milices qui pullulent dans le pays devaient être désarmées.
Non seulement l'élection n'a pas eu lieu, mais le recensement des électeurs a capoté à peine commencé. C'est que la définition même du corps électoral est un des points sur lesquels s'opposent le régime de Gbagbo et ceux du Nord. Gbagbo veut que la liste électorale soit faite à partir de celle de 2000 qui lui avait permis d'être élu, tandis que ceux du Nord affirment que cette liste électorale avait écarté nombre d'électeurs originaires du Nord que le gouvernement accuse de ne pas être des Ivoiriens. Des "audiences foraines" devaient identifier la nationalité et, par conséquent, la qualité d'électeur de ceux, très nombreux dans le pays, qui n'ont jamais eu de carte d'identité. Devant l'agitation des milices gbagbistes, lesdites audiences foraines n'ont eu lieu que dans quelques endroits, avant que leur tenue soit complètement annulée.
Au cours de l'année, il n'y a donc pas eu un pas de plus ni en direction du désarmement ni en direction de l'élection.
La diplomatie internationale se penchant sur la crise ivoirienne l'a résolue... en donnant une année supplémentaire aux protagonistes.
A ce sujet, nous publions ci-dessous deux articles du périodique Pouvoir aux travailleurs, publié par nos camarades de l'Union africaine des travailleurs communistes internationalistes (UATCI).
Au bord du précipice
Il était évident, depuis l'échec des audiences foraines, que les élections ne pourraient pas avoir lieu dans le temps imparti et que, le 31 octobre 2006, la situation serait à peu près la même que le 31 octobre 2005.
Aussi, depuis plus d'un mois, les organisations internationales se démènent-elles pour trouver une "solution" à la crise ivoirienne ou, plus exactement, pour trouver l'art et la manière de dissimuler qu'elles n'en trouvent pas.
Cela a commencé avec la réunion de la Communauté des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) à Abuja, au Nigéria, le 6 octobre 2006. Puis, le relais a été passé au Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l'Union africaine (UA), le 17 octobre, à Addis Abeba, en Éthiopie. Une belle brochette de chefs d'État d'Afrique à chaque réunion, pérorant sur la situation en Côte-d'Ivoire, réglant des comptes entre eux. Leurs propres comptes comme ceux de leurs amis et protecteurs des grandes puissances impérialistes.
C'est ainsi qu'à la réunion d'Addis Abeba, la France a obtenu que Thabo Mbeki, réputé trop favorable à Gbagbo, démissionne discrètement de son rôle de médiateur au profit de Sassou N'Guesso. Du coup, Le Patriote titrait joyeusement : "Gbagbo perd le pouvoir" pendant que Notre Voie criait au "cafouillage" et protestait.
Les propositions de l'Union africaine ont quitté le sol africain pour aboutir à New York, au conseil de sécurité de l'ONU. C'était au tour des grandes puissances de se pencher sur la question !
Nouveaux conciliabules où la France, s'appuyant sur les propositions de l'Union africaine, a essayé de faire passer une résolution qui, tout en confirmant la reconduction à la tête de l'exécutif des duettistes Gbagbo et Banny, aurait donné à ce dernier plus de pouvoir et, surtout, les moyens de l'exercer. Mais la diplomatie française a trouvé sur son chemin non seulement la Chine et la Russie, mais aussi les États-Unis. Ces derniers n'étaient pas fâchés de rendre à la France la monnaie de sa pièce pour son non-soutien à la guerre en Irak.
Autant dire que la Côte-d'Ivoire et, surtout, la vie de ses habitants étaient le cadet des soucis de ces messieurs les diplomates. La résolution finalement adoptée est assez ambiguë pour satisfaire tout le monde et se limite, en fait, à officialiser, au nom de l'ONU, la réalité sur le terrain.
La montagne a accouché d'une souris !
Gbagbo est reconduit à la présidence, Konan Banny à la primature, avec obligation pour eux qu'ils organiseront "promis-craché-juré" des élections.
Et pendant que tournent les moulins à paroles de la CEDEAO, de l'UA et de l'ONU, le pays reste coupé en deux, en état de paix armée, avec une véritable guerre civile suivant le moment et l'endroit, avec toutes les conséquences dramatiques pour l'écrasante majorité de la population, avec une vie économique ralentie, des usines fonctionnant à moitié ou pas du tout, la circulation des hommes comme des marchandises rackettés à la frontière des deux zones comme à l'intérieur de chacune d'elles.
Tout en critiquant la résolution de l'ONU, les deux camps se sont tout naturellement saisis de toute cette ambiguïté pour y trouver, chacun, ce qu'il avait envie d'y trouver.
Gbagbo a salué la résolution de l'ONU en se glorifiant d'une "véritable bataille diplomatique" qu'il aurait gagnée. Les Forces nouvelles se sont félicitées de l'accroissement des prérogatives de Konan Banny.
Fraternité Matin titrait plus sagement : "Gbagbo-Banny : la poire en deux", titre au fond pas très différent de celui du Patriote qui annonçait : "Gbagbo n'a pas gagné, Banny n'a pas perdu". En somme, rien n'a changé et l'épreuve de force continue.
L'épreuve de force continue
En fait, même si les prérogatives du Premier ministre ont été accrues, Gbagbo y a gagné de prolonger sa présidence d'une année supplémentaire sans aucune élection. Quant au pouvoir supplémentaire accordé à Banny, que vaut-il ? La résolution de l'ONU lui permet "d'avoir autorité sur les forces de défense et de sécurité". Mais, en revanche, on lui a refusé "le pouvoir de nomination aux emplois civils et militaires". Ce qui signifie qu'il ne peut pas se débarrasser de Mangou et de ses proches, nommés par Gbagbo et qui lui sont fidèles. Comme disait Banny, en pleurnichant à Addis-Abeba : "Mangou ne me respecte pas". Eh bien, il continuera à ne pas le respecter. Ce qui signifie que, au Sud, c'est Gbagbo qui contrôle l'armée. Et, qui a les armes, a le pouvoir.
En somme, les pays africains comme l'ONU ont tout simplement donné un an de plus pour laisser les rapports de forces internes décider qui, de Gbagbo ou de Banny, l'emportera à la tête de l'exécutif et, surtout, comment se résorbera, si elle se résorbe, la scission entre le Nord et le Sud. Et si les rapports de forces n'évoluent pas plus cette année qu'ils n'ont évolué l'année précédente, ils s'en laveront les mains.
Bien sûr, l'éclatement du pays en deux fait désordre, et les soubresauts violents qui en résultent n'arrangent pas les affaires. Pour les groupes capitalistes qui tirent profit de la Côte-d'Ivoire, le temps de Houphouët-Boigny, l'unité du pays sous la férule d'un dictateur, était certainement préférable à la situation d'aujourd'hui.
Mais ils n'ont pas le choix, à moins d'une intervention militaire massive qui coûterait cher et que personne n'a envie d'assumer. Et au profit de qui ?
Gbagbo ne plaît pas à Paris, du moins à Chirac. Mais Soro et le conglomérat qui l'entoure ne peuvent pas lui paraître plus fiables.
Aussi, la résolution de l'ONU en témoigne, les grandes puissances se font-elles une raison et se rabattent sur le statu quo et sur la division du pays. Du moins, pour un an de plus et, après, on verra bien.
Après tout, des pays coupés en deux, voire en plusieurs parties, en Afrique, il y en a d'autres ! L'unité de pays comme le Congo-Kinshasa, le Soudan et bien d'autres est purement fictive. L'impérialisme se fait une raison, surtout lorsque, comme au Congo-Kinshasa, malgré le morcellement du pays, malgré les victimes innombrables, la guerre et la famine, malgré la situation catastrophique pour les classes populaires, l'exploitation du pays et de ses richesses naturelles continue.
C'est le cas d'ailleurs de la Côte-d'Ivoire. Même si l'économie est stagnante, même si le contexte politique a fait partir un certain nombre de petits profiteurs français, le pays continue à rapporter des profits confortables aux grands groupes dont les plus importants continuent à être les groupes français. Malgré l'état de guerre, l'exploitation continue aussi sur les grandes plantations qui ont les moyens d'acheter les "corps habillés" de la région, comme les milices. Pour tous ceux-là, la scission du pays est une gêne mais certainement pas une catastrophe.
Les puissances, grandes et petites, qui se penchent sur la "crise ivoirienne" depuis quatre ans, avec le résultat que l'on sait, préféreraient seulement éviter l'état de guerre ouverte et le chaos. D'où la présence des troupes françaises et des troupes de l'ONUCI, d'où les zones-tampons.
Les troupes de "l'opération Licorne", si elles sont là principalement pour préserver les intérêts de la France, sont là aussi pour jouer les gendarmes pour le compte de l'ensemble des puissances impérialistes. Il est significatif, par exemple, que, dans les marchandages à l'ONU au sujet de la résolution en cours d'élaboration, l'argument-choc de la délégation française a été, à en juger par ce que rapporte la presse, de menacer de retirer les 3500soldats de la "force Licorne". La délégation américaine, encline à profiter de l'occasion pour gêner la diplomatie française, a fini par accepter un compromis devant cette menace, apparemment pour éviter que l'ONU ait à envoyer une troupe plus importante pour remplacer les troupes françaises, avec le coût que cela représente.
Comment pourront évoluer les rapports de forces ?
Si l'on considère uniquement le rapport des forces entre les deux armées, celle, officielle, de la FANCI et celle des "Forces nouvelles", pour instable qu'il soit, il peut très bien se prolonger. Apparemment, rien d'impératif ne pousse les "Forces nouvelles" à la reddition. Bien qu'elles dominent la partie la plus pauvre du pays, non seulement elles ont une population à racketter, mais elles ont apparemment mis la main sur des trafics de toute sorte en direction des pays voisins. Et elles trouveront toujours des armes auprès de marchands complaisants moyennant finances.
Il en va de même dans le Sud où, pour le moment en tout cas, Gbagbo semble tenir en main l'armée officielle.
L'avenir dira combien de temps durera cet équilibre des forces et comment il pourrait se rompre.
Un autre aspect du rapport des forces est le contrôle que Gbagbo exerce sur l'armée. Il a soigneusement choisi le haut état-major pour qu'il lui soit fidèle. Cette fidélité perdurera-t-elle ? Le précédent de Guei rappelle que la fidélité du chef de l'armée à l'égard du président est une chose toute relative.
Mais Gbagbo a, aussi, pour lui les milices du FPI. Elles donnent au pouvoir les moyens de contrôler et d'encadrer la population. En outre, c'est aussi un moyen de pression sur l'armée elle-même, du moins sur le corps des officiers, non pas du fait de la force combattante que ces milices représentent, car elles sont surtout courageuses vis-à-vis de la population désarmée -mais n'est-ce pas aussi vrai pour l'armée elle-même ?-, mais parce que, tout en servant de forces supplétives aux militaires, en défendant le pouvoir du clan Gbagbo, elles lui servent aussi de contrepoids.
Intervient aussi, dans le rapport de forces, la capacité des milices de Gbagbo d'encadrer la population ou, du moins, de l'impressionner.
Pendant plusieurs mois, après la "sorbonne" se sont multipliées les "parlements" et les "agoras", répercutant la propagande du régime auprès de la population et pesant d'autant plus sur cette dernière que les "jeunes patriotes" tenaient le haut du pavé. Mais il semblerait que les choses évoluent dans ce domaine.
D'une part, du fait que l'opposition elle-même -avec l'accord de sa direction ou pas- a mis en place des sortes de groupes d'autodéfense et que, lors des conflits du mois d'août au sujet des "audiences foraines", les milices gbagbistes ont été obligées de reculer à plusieurs reprises devant les jeunes du RPDH. Du coup, les déclarations de Blé-Goudé sont nettement moins guerrières qu'auparavant.
Et puis, l'actualité récente a fourni l'exemple de quartiers qui ont réagi violemment aux exactions des milices gbagbistes. Le 3 novembre, en particulier, les miliciens ont été chassés de Yopougon-Azito par la population. Le FPI considère pourtant ce quartier comme un de ses fiefs. Mais la population, excédée par les rackets, les bastonnades et les viols, a réagi. Les jeunes du quartier ont pris d'assaut le camp des miliciens qui, malgré l'intervention en leur faveur des "corps habillés", ont dû être exfiltrés vers les écoles de police et de gendarmerie, après avoir laissé deux morts sur le terrain.
Ceux de Yopougon-Azito ne se laissent plus faire et ils ont raison.
Est-ce l'indication d'un changement d'attitude plus générale de la population ?
L'avenir le dira, mais là encore, c'est un des éléments qui peuvent faire évoluer le rapport des forces.
L'aspect le plus dramatique de la situation pour la population ne réside pas dans la scission de l'armée elle-même, entre sa fraction qui occupe le Sud et celle qui occupe le Nord. Unie ou séparée, l'armée a toujours été non seulement une force de répression, mais une force de répression qui vit sur le dos de la population.
La menace principale demeure toujours celle d'une population divisée par la propagande ethniste du pouvoir, opposant ceux du Sud à ceux qui viennent du Nord ou des pays voisins. Dans certaines "agoras", on appelle ouvertement à l'achat de machettes. Et dans nombre de villages, se produisent des conflits violents où les arguments ethnistes servent souvent à justifier des affrontements pour les terres.
Ses partisans poussent Gbagbo à se débarrasser de Konan Banny et à nommer lui-même un nouveau Premier ministre. Konan Banny n'est pas plus l'ami des classes populaires que les autres dirigeants en rivalité pour le pouvoir. Mais, si Gbagbo l'écarte alors qu'il a été investi par l'ONU et qu'il a le soutien de l'opposition, cela passerait pour une déclaration de guerre. Dans son discours du 7 novembre, Gbagbo a été très prudent. La "consultation" qu'il organise lui donne du temps pour mesurer le rapport des forces et compter ses alliés, à l'intérieur du pays comme à l'extérieur. A en juger par les premières consultations - les religieux ou encore le patronat et les confédérations -, son entourage le pousse à la reprise de la guerre pour reprendre le Nord.
Il suffirait de bien peu de chose pour que le pays s'enfonce, de nouveau, dans un chaos aussi sanglant que stérile. Le pays reste au bord du précipice où l'a conduit la rivalité de ses dirigeants pour le pouvoir, avec la complicité des grandes puissances. Mais c'est aux classes populaires, toutes ethnies et toute appartenance politique confondues, que les dirigeants, du Sud comme du Nord, ont l'intention de faire payer le prix. A moins qu'ils en soient empêchés par une réaction de la population qui n'a rien à gagner et tout à perdre dans une nouvelle flambée de violences stériles.
Leurs affrontements ne sont pas les nôtres.
Ce sont nos intérêts de travailleurs et de pauvres que nous avons à défendre
Dans les quartiers populaires, tout le monde a poussé un soupir de soulagement en constatant que ni le 31 octobre, ni le 1ernovembre, il n'y avait eu d'affrontements dans les rues d'Abidjan. La fin du prolongement de son mandat accordé par l'ONU à Gbagbo ne s'est pas traduite par un bain de sang. Ni le FPI ni l'opposition n'ont pris l'initiative de mobiliser leurs troupes.
Mais jusqu'à quand ?
Chacun sait que rien n'est réglé et que le conflit pour le pouvoir, pour le moment latent, peut à chaque instant conduire à de nouvelles explosions.
Nul ne peut prédire qui va sortir vainqueur de ce conflit. Mais le perdant, ce sont les classes populaires, c'est-à-dire l'immense majorité de la population. Elles sont perdantes depuis le début. Perdantes du fait de l'accroissement de la pauvreté, des fermetures d'entreprises et de la difficulté à trouver du travail à Abidjan et de l'aggravation de la misère dans ceux des villages où, en raison du conflit, les terres ne sont plus cultivées et où se nourrir devient un problème de plus en plus difficile à surmonter.
Mais le pire n'est peut-être même pas là. Le pire, c'est la méfiance, l'hostilité, propagées d'en haut par les dirigeants au nom de l'"ivoirité" ou de l'ethnisme. Le pire, c'est que, dans les quartiers populaires, à l'intérieur de la même cour, où ne logent que des exploités, au travail ou au chômage, on en vient à s'observer avec crainte, se méfier de ce qu'on dit ou de ce qu'on ne dit pas. Et chacun sait que tout cela peut conduire à des affrontements sanglants, comme il s'en produit déjà dans certains villages.
Et nous ne pouvons compter sur personne d'autre que sur nous-mêmes pour nous en protéger. Nous ne pouvons pas compter sur les chefs d'État africains et leurs marchandages à Abuja ou à Addis Abeba qui viennent de montrer leur inefficacité totale pour stopper la crise en Côte-d'Ivoire.
Mais comment s'en étonner ?
Ces chefs d'État oppriment leurs propres peuples, aident les groupes capitalistes locaux ou internationaux à les exploiter.
Comment pourraient-ils prendre des décisions favorables aux classes populaires de Côte-d'Ivoire alors qu'ils n'en prennent pas pour les leurs ?
On ne peut, bien sûr, pas compter, non plus, sur les grandes puissances, et surtout pas sur la France dont les soldats sont présents dans le pays. Ses troupes ne sont pas là pour protéger la population ivoirienne, mais pour protéger les capitaux français.
Comment cette armée française, l'armée qui a imposé la domination coloniale, l'armée qui a prolongé une autre forme de domination économique au temps de Houphouët-Boigny et après, comment cette armée pourrait-elle et pourquoi voudrait-elle protéger, d'un seul coup, la population ivoirienne ?
Bien sûr, lorsque Gbagbo et son clan se posent en défenseurs de l'intérêt de tout le peuple en dénonçant la France et ses interventions dans la vie de la Côte-d'Ivoire, c'est de la démagogie. Car, comme ses prédécesseurs, Gbagbo accepte, favorise même la mainmise de grands groupes genre Bouygues et Bolloré sur l'économie de ce pays.
Et on comprend que ceux qui sont originaires du Nord se méfient de cette démagogie qui n'est faite que pour conforter le clan de Gbagbo au pouvoir. Mais, pour autant, ceux qui espèrent que l'armée française les protégera se trompent et se bercent eux-mêmes de faux espoirs.
Alors, il nous faut savoir que, dans leur guerre pour le pouvoir, le seul rôle qu'ils nous réservent les uns et les autres, c'est le rôle de la victime. Il n'est pas de notre intérêt de prendre parti dans leurs rivalités. Gbagbo n'est pas plus l'ami des classes populaires du Sud que Ouattara ou Soro ne sont les amis de la population originaire du Nord. Qu'ont-ils fait, les uns ou les autres, pour rendre moins dur le sort des exploités et des pauvres ? Quant à l'impérialisme français, la seule chose qui l'intéresse, c'est que se perpétuent le pillage de la Côte-d'Ivoire et l'exploitation de ses travailleurs.
En revanche, entre travailleurs, jobeurs ou chômeurs de toutes origines, nous avons tout en commun, à commencer par notre misère et par le fait que c'est nous, travailleurs des usines, des chantiers, des plantations, qui créons les richesses de ce pays sans en profiter. Si, malgré le déclin économique qui dure depuis plusieurs années, la Côte-d'Ivoire reste le pays le plus attractif pour les capitaux d'ici comme pour des capitaux venant de France, des États-Unis, du Liban ou d'ailleurs, ce n'est pas seulement en raison de ses richesses naturelles. Ces richesses naturelles ne valent que parce qu'il y a des travailleurs pour les mettre en valeur. C'est parce qu'il y a des ouvriers pour faire marcher les usines, des ouvriers agricoles pour entretenir les plantations, des travailleurs du bâtiment pour valoriser, en construisant, les terrains sur lesquels les requins de l'immobilier ont mis la main. C'est parce qu'il y a des petits marchands pour permettre aux pauvres de survivre, parce qu'il y a des petits planteurs grâce auxquels le cacao et le café rapportent des fortunes aux intermédiaires et aux notables du régime alors que les petits planteurs restent pauvres.
Alors, bien sûr, il faut rejeter tous ceux qui veulent nous opposer les uns aux autres et nous embrigader au nom d'une prétendue communauté ethnique ou d'une prétendue "ivoirité".
Mais, il faut surtout qu'au lieu de nous battre pour des intérêts qui ne nous concernent en rien, nous nous battions pour nos propres intérêts. Quelles que soient nos origines, notre intérêt est d'avoir un travail et un salaire qui permette de vivre. Il est de notre intérêt que les quartiers populaires d'Abidjan ne soient pas des cloaques, que nos logements ne soient pas des taudis infects. Il est de notre intérêt que nos enfants aient droit à l'éducation et, nous tous, à des soins convenables en cas de maladie.
Tout cela est possible. Que l'on ne nous dise pas que le pays est pauvre, car nous avons devant nos yeux l'exemple aussi bien de grands groupes capitalistes que de petits profiteurs, ivoiriens ou pas, qui parviennent à s'enrichir, à vivre dans des résidences luxueuses, à se faire soigner dans des cliniques privées, à envoyer leurs gosses étudier dans les pays riches, où ils envoient par sécurité, aussi, leur argent volé aux plus pauvres. Si les richesses du pays profitaient à tous, si la production était faite en fonction des besoins de toute la population, la vie pourrait être vivable pour tous.
En Côte-d'Ivoire, comme ailleurs, la véritable ligne de partage passe entre classes sociales, entre la bourgeoisie possédante de toutes origines et les classes travailleuses qui l'enrichissent. C'est de cela qu'il nous faut être conscients et agir en conséquence.