Après le scrutin présidentiel du 7 septembre, qui a vu sans surprise Hosni Moubarak réélu président de la République avec 88,6 % des voix, l'Égypte s'est engagée à partir du 8 novembre dans les élections des députés à l'Assemblée du peuple, autrement dit les élections législatives. En fait, celles-ci ne comportent guère plus d'enjeu réel que la présidentielle. Le parti du pouvoir, le Parti national démocratique PND, dispose de tous les moyens pour s'assurer une majorité à l'Assemblée du peuple, et de toute façon, les députés de cette assemblée n'ont pas de pouvoir réel face au président.
Cependant, après plus de vingt ans de pouvoir ininterrompu de Moubarak, son régime donne des signes d'usure. La crise économique et sociale, mais aussi les conflits permanents de la région moyen-orientale et leurs conséquences, ainsi que la perspective de devoir assurer la succession d'un président désormais âgé, ne sont pas sans provoquer des fissures dans l'appareil du pouvoir et dans la société. Le caractère répressif du régime, qui n'a certes pas rompu avec ses méthodes policières d'arrestations et d'emprisonnements arbitraires, de mauvais traitements et de torture, n'a plus la même efficacité et ne parvient plus à empêcher les mécontentements de s'exprimer.
Cette situation offre aussi des opportunités aux diverses oppositions politiques, même si parmi elles ce sont malheureusement les tendances islamistes qui semblent avoir le plus de poids. En particulier, comme l'ont confirmé les premiers résultats des élections législatives, c'est le parti des Frères musulmans qui occupe de plus en plus le terrain politique, après avoir, depuis longtemps, conquis une large place dans la société.
Les conséquences de la crise économique
La majorité de la population égyptienne, qui atteint aujourd'hui 73 millions d'habitants, constate depuis des années une aggravation de ses conditions de vie, déjà désastreuses.
La période nassérienne avait signifié pour toute une partie de la population l'accession à quelques droits élémentaires. L'instauration d'une sécurité sociale, d'une législation du travail comportant des congés payés et une limitation des horaires, les nationalisations et l'extension du secteur public avec les créations d'emplois correspondantes, la construction de logements populaires, signifiaient pour beaucoup l'accès, pour la première fois, à des conditions de vie un peu plus décentes. Mais les années qui ont suivi, sous Anouar Al Sadate puis sous Moubarak, ont été, sur ce plan, un retour en arrière. La politique d'" infitah " (l'" ouverture " économique) de Sadate a frayé la voie à une libéralisation de l'économie sous la pression des capitaux impérialistes et de la bourgeoisie locale, avides de s'approprier le produit de l'exploitation du peuple égyptien.
À côté de la pauvreté profonde des campagnes et de la plupart des quartiers des villes s'étale la richesse d'une bourgeoisie de nouveaux riches, occupant certains quartiers de la capitale et des zones de villas ombragées par des jardins luxuriants à proximité du désert. Cette couche sociale se sent, semble-t-il, confortablement représentée par le régime. Il n'en est pas de même du reste de la population, qui subit durement les conséquences de la crise économique.
L'inflation est sensible, en particulier depuis janvier 2003, date de la dévaluation de près de 40 % de la livre égyptienne par rapport au dollar des États-Unis. En fait, depuis 1981, date de l'arrivée au pouvoir d'Hosni Moubarak, la monnaie égyptienne a perdu près de 90 % de sa valeur. Si la dévaluation a permis de relancer les exportations manufacturières et de compenser partiellement les conséquences de la crise du secteur textile - essentiellement le coton -, elle s'est également traduite par une forte hausse des prix intérieurs, rendant la satisfaction des besoins élémentaires encore plus difficile pour qui vit avec moins de 2 euros par jour, ce qui est le cas des trois quarts des Égyptiens.
Périodiquement, les gouvernements égyptiens ont tenté de remettre en cause les subventions aux produits de première nécessité, qui permettent de les maintenir à des prix abordables pour la population pauvre. Ils ont dû reculer par crainte de provoquer une explosion sociale comme celle de janvier 1977, avec les émeutes que connut alors Le Caire. Ainsi, depuis avril 2004, l'État se charge de fournir aux plus pauvres des cartes de rationnement destinées à leur permettre un accès minimum aux produits de base tels que le pain, l'huile, le sucre, le thé, les lentilles. Mais cela ne fait qu'atténuer très relativement les conséquences d'une politique désastreuse pour les couches populaires.
La privatisation des grandes entreprises publiques créées à l'époque nassérienne, les milliers de licenciements qui l'accompagnent, le découpage de ces entreprises en petites unités livrées au capital privé, entraînent une précarisation de cette partie de la société égyptienne qui avait pu bénéficier d'un emploi fixe et d'un revenu, faible mais assuré. Ces grandes entreprises, du secteur textile (filature et tissage), ou bien de la fabrication de matériaux pour le bâtiment ou de la métallurgie, regroupent encore souvent des milliers de travailleurs et représentent encore une part importante de l'emploi, mais cette part est en diminution rapide.
Dans ces entreprises, le droit du travail constitue un cadre de référence plus ou moins respecté. Une nouvelle Loi sur le Travail, instaurée par le régime en juillet 2003, a restreint les droits des travailleurs. Les salaires minima doivent être fixés par un Comité consultatif du Travail tripartite, dans lequel les représentants du gouvernement, des employeurs et les syndicats doivent s'entendre pour veiller à ce que les salaires suivent l'inflation. Vu la composition de cet organisme, on se doute que ses directives, pour autant qu'elles soient suivies, risquent de laisser la progression des salaires bien loin derrière l'inflation réelle, évaluée actuellement à 20 % l'an, selon des observateurs extérieurs.
La nouvelle loi a accentué la précarité des contrats de travail. Cependant, les employeurs se sont vu faciliter toutes les manœuvres concernant les fermetures d'entreprises ou les licenciements économiques. Le droit de se syndiquer n'a été reconnu que dans un syndicat membre de la confédération officielle et pro-gouvernementale GFTU ; le droit de grève n'a été reconnu qu'assorti de multiples restrictions, comme le délai de préavis de dix jours.
Cependant, en dehors de ces entreprises, ce sont en fait les quatre cinquièmes des travailleurs, employés dans des milliers de toutes petites entreprises des villes, des banlieues ouvrières ou des " villes nouvelles satellites " surgies du désert ou implantées dans le delta du Nil, qui sont livrés à l'exploitation pratiquement sans aucune protection légale.
Et puis il y a les centaines de milliers ou les millions d'autres, les plus démunis, qui constituent la masse des sans-emploi fixe. Le taux moyen du chômage, bien loin du chiffre officiel de 9 %, atteint sans doute 20 ou 30 % de la population en âge de travailler, voire 40 % dans certains quartiers populaires du Caire. Un marché du travail informel se développe ainsi dans les centres urbains, formant un vivier permanent d'hommes à la recherche d'un emploi à la journée. Un afflux de travailleurs migrants venus des campagnes grossit de façon permanente cette masse de travailleurs aux ressources dérisoires.
Parmi les plus pauvres, au nombre des nombreux petits métiers qui assurent la survie de bien des habitants des villes, figurent les dizaines de milliers de collecteurs d'ordures - " les zabalin " - qui évacuent les tonnes de déchets produits par les cités. Mais il faut signaler, par exemple, que les 30 000 zabalin d'Al-Muqattam, au sud-est du Caire, sont, depuis 2002, privés d'une partie de leur activité à la suite de contrats de ramassage d'ordures signés par les municipalités du Caire et d'Alexandrie avec des groupes internationaux comme la firme espagnole FCC, l'italienne Jacuzzi ou encore la française Onyx. Ainsi, tandis que ces multinationales du nettoyage pourront rapatrier en Europe une partie des sommes versées par l'État égyptien pour ces contrats, ceux qui vivaient misérablement de ce travail seront, eux, privés de revenu.
Enfin, la question du logement est, pour l'immense majorité de la population urbaine (64 % des Égyptiens en 2000), un problème insoluble. Des millions de Cairotes vivent de façon permanente dans les cinq cimetières entourant la ville, dont la célèbre Cité des morts, transformés en vastes bidonvilles. 65 % des habitations ont été bâties illégalement, sur un morceau de terrain vacant, un carré de terre agricole, une terrasse ou un toit. Le problème du logement est d'autant moins en passe d'être réglé que la population est en croissance rapide et que de nombreux jeunes cherchent en permanence de nouveaux logements indépendants. La politique étatique de multiplication des cités nouvelles (leur nombre devrait tripler dans la prochaine décennie) semble bien plus une manne pour les innombrables entrepreneurs petits et gros qu'une solution réelle à la question du logement d'une population dont les revenus sont bien insuffisants pour payer un véritable loyer.
Des fissures dans la dictature
À l'âge de 77 ans, cela fait 24 ans qu'Hosni Moubarak gouverne l'Égypte. Il a succédé en 1981 à Anouar Al Sadate, mort assassiné par un groupe islamiste le dénonçant comme traître pour avoir signé les accords de Camp David avec Israël. Jusqu'à la dernière élection présidentielle, Moubarak était régulièrement reconduit à la présidence de la République tous les six ans par simple référendum, sur proposition de l'Assemblée du peuple. C'est sous la pression de l'administration américaine de George W. Bush, désireux de donner quelque vraisemblance à ses discours sur une prétendue démocratisation du monde arabe, que, pour la première fois, cette élection présidentielle a pu voir s'affronter plusieurs candidats.
Le pluralisme très formel de cette élection n'a évidemment pas empêché Moubarak d'être encore une fois élu, et sa dictature devrait donc se prolonger encore six ans. Mais la question de son remplacement n'en est pas moins ouverte, agitant son entourage et les milieux dirigeants du PND.
Le " raïs " - ainsi que l'on appelle Moubarak - a bien préparé sa succession. D'une façon bien classique dans la région, où les dictateurs ont tendance à considérer leurs fonctions comme une charge héréditaire, il a mis en avant son fils, Gamal Moubarak, le propulsant à la tête du PND. Cet ex-banquier, à la tête d'un groupe d'économistes libéraux formés à l'école américaine, ne fait pas mystère de son intention de mener jusqu'au bout la privatisation du secteur public et de livrer toute l'économie égyptienne aux lois du marché, quelles qu'en soient les conséquences sociales. Selon ses déclarations, celles-là seraient tout simplement du ressort... du ministre de l'Intérieur.
Cette ascension du fils du raïs n'est pas sans provoquer des frictions. Au sein de l'appareil du PND, son équipe menace les positions acquises d'un certain nombre de dirigeants. Beaucoup peuvent aussi voir dans la politique de privatisations annoncée par Gamal Moubarak une menace contre leurs propres postes dans les entreprises publiques, et craindre d'être exclus des bénéfices du partage de ces entreprises par les jeunes loups qui entourent le fils du raïs. Certains dénoncent même dans cette politique des risques d'affrontements sociaux inutiles.
La question de la succession tend ainsi à élargir des fissures déjà existantes entre les différentes coteries et mafias qui composent le parti au pouvoir, souvent concurrentes pour l'attribution de tel ou tel poste dans l'appareil ou dans la défense de leurs clientèles.
Mais surtout, elle intervient dans une situation où le pouvoir est de plus en plus contesté. Il l'est pour sa politique économique et ses conséquences. Il l'est pour sa politique extérieure et notamment pour son alignement presque complet sur les États-Unis dans la question palestinienne ou dans l'affaire irakienne. Et l'impression qu'il existe désormais un certain flottement au sommet incite un certain nombre de mécontentements à s'exprimer, jusqu'au sein de l'appareil d'État.
Ainsi, au mois de mai dernier, on a pu voir des milliers de juges manifester au Caire, appuyés par des avocats. Dénonçant leur paye misérable, et largement dépendante de leur notation par le ministre, demandant à bénéficier d'une véritable indépendance, ils menaçaient même de refuser de se prêter à leur rôle habituel de certification des opérations électorales. " Nous avons l'impression que c'est le moment ou jamais, le moment ne reviendra pas de sitôt ", déclarait un de ces juges à propos de cette manifestation.
De la même façon, dans un livre publié au début de l'année, un ancien responsable de la police a osé révéler la façon dont le pouvoir utilise celle-là pour assurer, dans les élections, des résultats qui lui soient favorables. L'auteur soulignait également comment les policiers refusant de jouer ce rôle risquaient non seulement des sanctions, mais même un procès et la prison.
L'ouverture de la période électorale, aussi prévisibles qu'en aient été les résultats, a contribué à faire s'ouvrir les bouches. En amenant les candidats concurrents à exprimer des critiques pour tenter de se faire entendre des électeurs, dans une situation où le pouvoir était peu ou prou obligé de les tolérer, la campagne a encouragé les mécontentements à s'exprimer, d'une façon limitée mais réelle. Cela a touché des couches privilégiées comme les professeurs d'université et les étudiants, mais aussi les travailleurs de certaines usines.
Lancé fin 2004 par un certain nombre d'intellectuels et de groupes de gauche, le Mouvement égyptien pour le changement, connu sous le nom de " Kefaya ! " (" Assez ! " en arabe), a cherché à organiser la contestation du pouvoir et de ses méthodes, autour de la revendication d'élections libres et du départ de Moubarak. Il est en fait demeuré limité au milieu intellectuel, et ses manifestations n'ont pas réussi à dépasser le millier de personnes. Cependant, il est significatif que, malgré ses tentatives de répression - y compris une manifestation violemment attaquée par la police, fin juillet 2005 -, le régime ait finalement été obligé de le tolérer, de crainte qu'une répression trop violente ne ternisse son image à l'étranger et surtout qu'elle n'entraîne des réactions de solidarité et finalement ne débouche sur cette contagion qu'il voulait empêcher.
Les Frères musulmans
Malgré ses fissures, le régime de Moubarak reste encore solide. Mais la question des forces politiques qui pourraient lui apporter une relève, au moins partielle, n'en est pas moins ouverte.
La force la plus implantée parmi la population, y compris celle des quartiers pauvres des villes, est incontestablement le parti des Frères musulmans (" Ikhwan Al Muslimin "). Même si la confrérie a toujours affirmé cantonner son action à la prédication de l'islam, elle s'est en fait toujours comportée en parti. Elle est peut-être sur le point de le faire encore plus aujourd'hui.
Après sa fondation en 1928 par Hassan Al-Banna, la confrérie avait bénéficié du soutien des représentants britanniques. Ceux-ci voyaient dans cette force conservatrice et réactionnaire un contrepoids aux tendances nationalistes et progressistes qui agitaient l'Égypte alors que le pays, qui avait accédé à l'indépendance formelle en 1922, n'en restait pas moins sous la coupe de l'impérialisme.
Les Frères musulmans ont encore joué ce rôle dans les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, alors que l'on assistait à une montée générale des revendications et de la mobilisation et de l'organisation de la classe ouvrière. La confrérie affirmait ouvertement son anti-communisme, voire ses sympathies fascistes.
Mais surtout, en s'affirmant partisans d'un " État islamique ", en se consacrant à la défense de la pratique religieuse, les Frères musulmans ont pu cristalliser autour d'eux les tendances les plus conservatrices de la société égyptienne.
Celle-ci avait connu jusque vers les années soixante-dix une laïcisation et une modernisation des mœurs. Mais depuis plus de vingt ans, on assiste à une véritable réislamisation de la société sous l'action de l'ensemble des forces religieuses, au sein desquelles la confrérie joue un grand rôle.
Sa présence dans les mosquées et dans les associations locales qui les entourent lui a permis de tisser de multiples liens avec la population. Ces associations remplissent souvent un rôle d'aide sociale indispensable, apportant des secours aux plus pauvres, offrant une aide scolaire ou, par exemple, offrant des repas gratuits à l'occasion du Ramadan et de la rupture du jeûne ou à l'occasion des autres fêtes musulmanes. Mais les " Frères " gèrent aussi directement des dispensaires ou des cliniques où une partie de la population peut trouver un accès aux soins, souvent plus facilement que dans les hôpitaux publics délabrés et surchargés.
Mais, en même temps, l'influence des Frères musulmans dans la population contribue à imposer l'observation de plus en plus stricte des règles religieuses et un retour en arrière des conditions sociales, à commencer par celle des femmes. En une vingtaine d'années, le port du voile est devenu la règle pour 90 % d'entre elles, dans un pays où l'habillement moderne " à l'occidentale " s'était pratiquement imposé, au moins dans les grandes villes. Des wagons séparés réservés aux femmes ont été instaurés dans le métro du Caire. L'observation du jeûne de Ramadan est devenue presque absolue, un décret gouvernemental venant même à la rescousse pour imposer la fermeture des restaurants aux heures de jeûne. Plus notable encore, la religion s'impose presque en permanence grâce aux cinq appels quotidiens du muezzin à la prière et aux prêches religieux, désormais relayés pratiquement partout par de puissants haut-parleurs qui ne permettent à personne de leur échapper. Bien souvent, la rue elle-même, les lieux publics, sont devenus des lieux de prière où, aux heures de celle-ci, le passant non religieux a l'impression de déranger les fidèles. À tel point que, dans le grand hall de la gare du Caire, aux heures de prière, les haut-parleurs retransmettant les prêches sont bien plus puissants que ceux qui annoncent le départ des trains !
Dans un pays qui compte une importante communauté chrétienne copte - estimée entre six et dix millions de personnes -, cette évolution attise aussi les oppositions communautaires. Celles-ci sont sciemment avivées par certains groupes islamistes, voire par des provocateurs, comme ce mois d'octobre à Alexandrie. Un DVD émanant de l'église copte, et présenté comme injurieux à l'égard des musulmans, y a été reproduit et diffusé largement, sans qu'on sache bien par qui, de façon à provoquer des émeutes anti-chrétiennes.
Ainsi, chacun a de plus en plus tendance à se définir par son appartenance à une communauté religieuse, musulmane ou chrétienne, et cela ne peut que renforcer l'emprise des autorités religieuses de chaque communauté, et, au-delà, des " Frères " en ce qui concerne les musulmans.
La présence moléculaire des islamistes est un puissant moyen de contrôle de la population, mais en même temps elle est un facteur de conservatisme social et un frein à toute expression de revendications. Dans un pays que la détresse d'une grande partie de la population met à tout instant au bord de l'explosion de mécontentement, l'islam, et le parti des " Frères " qui en est en grande partie l'expression politique, sont devenus - ou redevenus - un facteur de stabilité essentiel.
Cependant, les Frères musulmans s'étaient abstenus, jusqu'à une période récente, de toute intervention politique directe. Celle-ci était d'ailleurs combattue par le pouvoir qui, voyant en elle un concurrent possible, interdisait la confrérie et emprisonnait une partie de ses membres les plus en vue.
Mais c'est précisément ce rapport avec le pouvoir qui s'est modifié. Après la fin de la période nassérienne, il a fait place peu à peu à une relation plus complexe, comportant à la fois l'interdiction officielle de la confrérie et une tolérance, voire une collaboration de fait.
À partir des années quatre-vingt, les Frères musulmans ont de plus en plus tenté d'intervenir sur l'arène politique, notamment en présentant des candidats aux élections législatives, ceux-ci étant admis en tant que candidats indépendants ou bien présentés en collaboration avec d'autres partis. Les Frères musulmans obtinrent ainsi dans les années quatre-vingt jusqu'à 35 députés, élus dans le cadre d'une " Alliance islamique ". En même temps, ils présentaient des candidats aux élections des syndicats professionnels, gagnant la majorité dans les syndicats des médecins et des pharmaciens, et s'en approchant dans les syndicats des avocats, des journalistes ou des ingénieurs.
Cette présence politique institutionnelle a aussi contribué à modifier le discours politique des Frères musulmans. L'idéologie de " l'État islamique " leur permettait de se présenter comme porteurs de revendications d'égalité et de justice sociale, et donc comme les représentants des aspirations des couches les plus pauvres de la société, joignant le geste à la parole par leur action dans les associations de bienfaisance. Mais leurs prises de position politiques ont été celles d'un parti bourgeois réactionnaire.
Ainsi, les Frères musulmans ont appuyé la politique d'" infitah " (l'" ouverture "), par laquelle Anouar Al Sadate inaugura la libéralisation progressive de l'économie après des années de dirigisme nassérien. Celle-ci allait se traduire à la fois par l'enrichissement spectaculaire de la bourgeoisie et d'une classe de nouveaux riches, et par l'appauvrissement des classes populaires. Mais elle fut aussi l'occasion de vérifier que le discours prétendument égalitaire des Frères musulmans ne cachait rien d'autre qu'une politique bourgeoise favorable au plus grand libéralisme économique et ne les distinguant guère des autres partis.
Plus récemment encore, en 1997, les Frères musulmans ont appuyé la loi de contre-réforme agraire aboutissant à chasser de ses terres une partie de la paysannerie pauvre.
En même temps, les petits et grands bourgeois, les notables, ont joué un rôle grandissant au sein des Frères musulmans, leur fournissant une partie de leurs cadres. L'adhésion aux " Frères " pouvait apparaître, dans bien des cas, comme le moyen de faciliter des questions administratives, d'élargir des relations commerciales. Les milieux d'affaires eux-mêmes ont pris du poids au sein de la confrérie.
Cette évolution n'est pas allée sans traverser des crises, dans lesquelles les jeunes loups arrivistes s'affrontaient aux militants traditionnels, partisans du maintien de la confrérie dans son rôle de gardienne d'un islam pur et dur. Les tendances les plus activistes se sont détachées des Frères musulmans, donnant naissance notamment, à partir de la fin des années soixante-dix, à la Gamaa-Al-Islamiya (la " Société Islamique "), qui se lança dans un affrontement armé avec le pouvoir. Responsable de l'assassinat d'Anouar Al-Sadate en 1981, celle-ci fut aussi l'organisatrice de nombreux attentats, dont l'attaque menée contre des touristes à Louxor en 1997, qui fit 62 morts.
Le parti des Frères musulmans apparaît aujourd'hui comme débarrassé de ses militants les plus extrémistes, et comme un parti où l'orientation vers la participation aux institutions et la coexistence, voire la participation au pouvoir, ne sont pratiquement plus contestées. C'est désormais le parti d'une véritable fraction " islamiste " de la bourgeoisie égyptienne, avide de prendre toute sa place dans les rouages du pouvoir et qui le proclame à sa façon dans le slogan électoral des Frères musulmans : " L'islam est la solution ".
Cependant l'affirmation de plus en plus ouverte de sa politique bourgeoise n'empêche pas jusqu'à présent le parti de conserver ses liens et son influence au sein des couches les plus pauvres, auprès desquelles il n'a guère de concurrent. Et c'est bien cela, les dirigeants des Frères musulmans en sont certainement conscients, qui peut faire d'eux à un certain moment un interlocuteur indispensable du pouvoir.
Le problème ne se limite pas aux élections, parlementaires ou autres. De toute façon, le nombre d'inscrits sur les listes électorales n'est qu'une petite fraction des ayants droit au vote, et les votants effectifs en sont une fraction encore plus faible. Cela rend possible, et systématique, le système d'achat des votes par les candidats, qui vient lui-même s'ajouter aux divers truquages et manipulations effectués par les représentants du pouvoir. D'autre part, lorsque le PND ne réussit pas à empêcher l'élection de candidats indépendants, il lui reste la possibilité d'attirer ensuite ces élus dans son groupe parlementaire et de s'assurer ainsi une majorité, comme cela s'est produit lors des précédentes élections, en 2000.
Mais au-delà des élections, et tout dictatorial qu'il soit, le régime de Moubarak a besoin de disposer de relais dans le pays et la population. Jusqu'à présent, outre l'administration elle-même, ceux-ci lui sont fournis par les notables du PND et par les clientèles qu'ils contrôlent. Mais les divisions du PND et son usure politique rendent ces relais moins efficaces. Par ailleurs, le pouvoir, moins assuré des réactions de la population, hésite à recourir systématiquement à la répression.
Dans ce contexte, le régime est tout à fait conscient de l'apport que peuvent constituer les Frères musulmans, grâce à leurs liens dans la population, et c'est pourquoi depuis des années, il dose savamment son attitude à leur égard. Procédant à des arrestations massives de cadres du parti lorsque celui-ci lui paraît faire preuve de trop d'arrogance, il en libère ensuite une partie. Il tolère que le parti se présente aux élections par le biais de candidats indépendants, mais facilement reconnaissables. Et, tout en maintenant en prison un grand nombre de militants des Frères musulmans, il instaure avec la confrérie, à divers niveaux, une collaboration feutrée qui concourt à encourager la ligne légaliste qui y prévaut désormais.
Jusqu'où peut aller cette collaboration ? Cela dépendra, bien sûr, du degré d'usure du régime dans les mois et les années qui viennent, et de la profondeur que prendra la crise sociale. Mais,d'ores et déjà, les Frères musulmans apparaissent comme une alternative ou un soutien possible, d'autant plus crédible qu'ils ont déjà, de fait, acquis le pouvoir dans une grande partie de la société.
Des réactions ouvrières
Heureusement, l'aggravation des conditions de travail et de vie des couches populaires n'est pas restée sans riposte. Dans un certain nombre d'usines, en particulier, la nouvelle Loi sur le Travail, puis la nouvelle vague de privatisations mise en œuvre par le régime à l'automne 2004 ont donné naissance à des réactions de travailleurs menacés notamment de perdre leur emploi, ou bien frappés d'une baisse de salaire, par exemple par le non-paiement d'une prime attendue, alors qu'au même moment, les patrons bénéficiaient de l'allégement de l'impôt sur les sociétés.
En un an, 172 entreprises et une banque ont ainsi été privatisées et vendues à prix d'ami, entraînant des dizaines de milliers de suppressions d'emplois. Les dirigeants de ces entreprises, pas forcément petites, peuvent décider brusquement de les fermer pour transférer ailleurs leurs capitaux, jetant sur le pavé une partie des travailleurs ou simplement cessant de les payer sous d'obscurs prétextes financiers.
Le mécontentement ouvrier s'est sans doute d'autant plus exprimé que la période électorale de l'automne 2005 était proche et que le régime devait faire face à l'expression d'autres formes de mécontentements, y compris dans d'autres couches de la société. Un grand nombre de luttes sont sans doute restées complètement méconnues. Mais un certain nombre de mouvements de protestation, de grèves ou d'occupations, ont pu parvenir à la connaissance de l'opinion, en Égypte ou à l'étranger.
Ainsi, au printemps dernier à Qalyoubia, une zone industrielle située au nord-ouest du Caire, un mouvement de protestation s'est fait jour contre la privatisation de l'usine textile Esco. Il a duré trois mois. En septembre 2004, l'usine avait été vendue, sans que les 450 travailleurs, pourtant collectivement titulaires de 10 % de parts de l'entreprise, en soient même informés. Le nouveau patron refusait de payer les primes, partie importante du salaire ouvrier, et faisait peser des menaces sur la retraite et l'emploi.
Des groupes de travailleurs ayant déclenché un mouvement de grève, celle-ci fut déclarée illégale par le syndicat officiel, affilié à la confédération pro-gouvernementale GFTU, au cours d'un sit-in que les ouvriers avaient organisé deux jours durant devant l'immeuble du syndicat au centre ville du Caire. Ensuite, ce fut le patron qui déclara lui aussi les revendications ouvrières " inacceptables ".
Pendant sept semaines, les grévistes s'établirent devant l'usine, cernés par les forces de police qui, à certains moments, les empêchèrent même d'aller se ravitailler en nourriture, attitude que certains grévistes dénoncèrent en entamant une grève de la faim. Finalement, le patron dut céder, requalifia certains contrats saisonniers et accorda à certains travailleurs licenciés 10 000 livres (environ 1 500 euros) pour leur mise à la retraite anticipée et le paiement de trois mois d'arriérés de salaires.
Ailleurs, des journées de grève ont été décidées pour obtenir une prime permettant de compenser la faiblesse des salaires. Ainsi à l'usine textile Misr Al-Menoufiya, employant 1000 ouvriers dont près d'un tiers de femmes, un mouvement de trois jours a été déclenché en août dernier : le salaire moyen étant de 200 livres égyptiennes (environ 30 euros), un tiers des ouvriers ne touchent que 130 livres et n'ont reçu aucune augmentation depuis 1979. Depuis six ans, aucune prime d'aucune sorte n'a été versée.
D'autres secteurs ont été touchés, comme les transports à Alexandrie, où les travailleurs ont obtenu le paiement de leurs retards de salaires, la Pêcherie égyptienne, où le projet de privatisation a été bloqué, ou bien la Compagnie égyptienne d'éclairage, citée par le journal Al Ahram, où les travailleurs ont occupé leur usine et l'ont fait fonctionner eux-mêmes six mois durant.
Les ouvriers de l'entreprise des Ciments Torah, qui devait être rachetée par la multinationale des Ciments français, ont fait un sit-in pour exiger des garanties de salaires, jusqu'à ce que le gouvernement repousse l'offre de l'acheteur. Une nouvelle offre, présentée quelque temps plus tard, incluait un engagement au minimum de trois ans sans licenciements collectifs ainsi que la promesse de primes dans le prochain semestre.
D'autres grèves ont été signalées, par exemple à la Société de projets industriels à Nasr-City, où un millier d'ouvriers ont réclamé la démission du directeur, accusé de n'avoir pas versé deux mois de salaires et d'avoir détourné les cotisations sociales, ou bien à la Société arabe d'aluminium à Ismaïlia, pour l'obtention d'une allocation sociale due et non versée.
Outre les privatisations, les patrons ont saisi d'autres prétextes pour licencier des travailleurs sans autre forme de procès : l'usine de production de matériaux de construction à base d'amiante, Ora-Misr, a ainsi fermé ses portes à la suite d'un décret gouvernemental de septembre 2004 interdisant - bien tard ! - l'usage de cette substance dangereuse. Le richissime propriétaire a tout simplement licencié l'ensemble des ouvriers, sans se soucier ni de savoir de quel revenu ils disposeraient, ni d'indemniser les dommages irrémédiables causés à leur santé par l'amiante. Mais ceux-ci ont, des mois durant, lutté pour obtenir un minimum de compensations financières.
Ainsi, le desserrement relatif de l'emprise de la dictature semble au moins amener un certain nombre de travailleurs à oser exprimer leurs revendications et lutter pour celles-ci, sans risquer immédiatement une répression violente et l'emprisonnement. C'est évidemment un fait positif, même si le contexte général est, en revanche, celui d'une régression politique et sociale.
Les autres oppositions
Car, face à l'influence grandissante des islamistes et à leur emprise sur la société, il n'y a pas, ou pratiquement pas, d'opposition au régime sur sa gauche. Le Parti communiste, interdit, n'apparaît que dans le cadre du Parti national progressiste unioniste, plus connu sous le nom de Tagammu (" le Rassemblement ") et qui s'affirme " marxiste ". En fait, le Tagammu, et avec lui le PC, ne se distinguent guère des partis bourgeois qui contestent la permanence de Moubarak au pouvoir au nom de la " démocratie ". Au point qu'à la veille des élections a pu se constituer un " Front national pour le changement " comprenant aussi bien le Tagammu, le Parti démocratique nassérien, le " Néo-Wafd " qui a repris le nom du Wafd, parti démocratique bourgeois historique de l'Égypte, et le mouvement Kefaya, que le Parti du travail (un parti islamiste). Il faut noter que si ce " front pour le changement ", organisé autour d'un ancien premier ministre, Aziz Sidqi, n'a pas inclus les Frères musulmans, ce n'est pas un choix de ses constituants, mais du fait que ceux-ci ne voulaient pas du voisinage " marxiste " du Tagammu.
En tout cas, il s'agit au mieux d'un regroupement démocratique bourgeois dont le dénominateur commun est l'opposition à Moubarak. Ni ce regroupement, ni le seul Tagammu, ni même le PC, n'ont une signification aux yeux des masses populaires, qui de ce côté-là ne peuvent voir aucune promesse de solution des problèmes dramatiques auxquels elles sont confrontées.
Il faut aussi signaler, dans ces élections de novembre 2005, que différents militants ont tenté de combler ce vide, au moins au niveau où ils pouvaient le faire. C'est le cas du Centre de services syndicaux, organisme d'opposition syndicale qui a présenté quatre candidats ouvriers indépendants, dont son responsable Kamal Abbas dans la circonscription d'Helouan, banlieue ouvrière au sud du Caire. D'autre part, le groupe des Socialistes révolutionnaires - proche du Socialist Workers Party britannique - a présenté un candidat dans un quartier populaire du Caire, Imbaba.
Mais à l'exception de ces initiatives, le plus grave est l'absence pratiquement totale, au niveau des quartiers et au niveau des entreprises, de militants représentant une opposition de classe. C'est en grande partie cette absence de concurrence qui explique l'emprise des Frères musulmans. Seuls au fond à avoir vraiment une présence auprès des masses, se présentant comme des défenseurs des pauvres et de la justice sociale, ils sont prêts à utiliser cette influence pour gouverner dans l'intérêt de la bourgeoisie, ou de la fraction de la bourgeoisie qui leur ferait confiance.
Au moment où des réactions de classe se font jour, au moment aussi où l'organisation des Frères musulmans semble s'approcher du pouvoir politique, mais exerce déjà le pouvoir dans la société, le problème posé serait bien d'affirmer une opposition ouvrière, à travers des militants déterminés à défendre jusqu'au bout les intérêts sociaux et politiques de leur classe.
17 novembre 2005