En Ukraine, la campagne électorale présidentielle qui vient d'avoir lieu s'est accompagnée de manifestations qui ont mobilisé toute une fraction de la population. Cette "révolution orange", selon l'expression de l'opposition parlementaire qui avait choisi cette couleur pour symbole, a abouti à ce que son leader, Viktor Iouchtchenko, battu au second tour à force de fraude, l'emporte à un troisième que ne prévoyaient ni le code électoral, ni le pouvoir en place.
Ne pouvant se représenter, le président sortant Leonid Koutchma avait soutenu la candidature de son Premier ministre, Viktor Ianoukovitch, qui, fort de l'appui des autorités centrales et des principaux médias, semblait assuré d'être élu.
Pourtant, à l'issue du premier tour, fin octobre, le candidat du pouvoir n'arrivait qu'en seconde position derrière Iouchtchenko. Au tour suivant, le pouvoir manipula les opérations de vote et les résultats avec une telle assurance de son impunité que l'opposition en appela à l'opinion publique et mobilisa ses troupes. Le soir même, ses partisans déferlaient en nombre sur Kiev, la capitale, dont ils allaient occuper le centre deux semaines durant. Des manifestations éclatèrent aussi dans d'autres grandes villes où, comme à Kiev, la jeunesse estudiantine, et parfois d'autres couches de la population, se mobilisèrent aux côtés des activistes de l'opposition, même dans le bastion oriental du candidat du pouvoir.
L'opposition l'emporte
On vit alors la Commission électorale centrale - nommée par le pouvoir, mais soumise à la pression de la rue - refuser de proclamer les résultats falsifiés qui auraient assuré l'élection de Ianoukovitch. Renforcés par ce premier recul, les manifestants se firent encore plus nombreux. Finalement, la Cour suprême invalida le scrutin. Tandis que les pro-Iouchtchenko tenaient le centre de Kiev et que, dans le camp adverse, les gouverneurs des régions orientales menaçaient de faire sécession, des tractations s'engagèrent entre pouvoir et opposition, sous l'égide de représentants de la Russie, de l'Union européenne et des États-Unis. Elles débouchèrent sur un accord pour appeler les électeurs à revoter le 26 décembre.
La cause semblant entendue, une partie du personnel dirigeant tourna casaque. Koutchma lâcha son Premier ministre que l'Assemblée nationale venait de censurer. Dans l'Est, autorités et politiciens locaux se partagèrent entre ceux qui cherchaient à se faire oublier et ceux qui ralliaient Iouchtchenko. Celui-ci l'emporta, sans surprise, avec une majorité absolue. Il obtint 52 % des voix, son adversaire 44 % (à nouveau, 4 % des électeurs votèrent "contre tous", un vote blanc dans lequel ils disaient ne se reconnaître dans aucun candidat). Cela ne modifiait pas la carte électorale du pays. Les régions de l'Est et du Sud, industrielles et russophones, avaient largement voté Ianoukovitch. Dans l'ouest, plus rural et ukraïnophone, ainsi que dans le centre et dans la capitale, le futur président avait réalisé des scores importants, parfois, comme à Lvov, du même ordre que ceux qui avaient valu à son adversaire d'être accusé de fraude au tour précédent. Mais les 15 000 observateurs mandatés par les États-Unis et l'Union européenne, ainsi que la nouvelle Commission électorale, déclarèrent le scrutin "loyal". L'Occident et l'opposition proclamèrent : la "démocratie triomphe en Ukraine".
Un régime "corrompu et criminel"
Bien sûr, ce qui a d'abord convaincu une majorité d'électeurs d'apporter leur voix à Iouchtchenko, c'est qu'il dénonçait un "régime corrompu et criminel" en rappelant quelques-unes de ses turpitudes les plus notoires : ses crimes, ses tentatives d'assassinat, son étouffement des médias. Il disait aussi vouloir faire rendre gorge aux "oligarques voleurs", ces affairistes proches du pouvoir enrichis lors des privatisations des années quatre-vingt-dix. En bref, Iouchtchenko tenait le rôle de celui qui dit tout haut ce que l'écrasante majorité pense du régime. Avec ses tirades contre la corruption et son programme prônant un rapprochement politique avec le monde occidental, la presse le présenta comme un "démocrate adepte du marché", en feignant d'oublier qu'il appartenait au sérail même du système en place. Pour n'être pas nouvelle, la recette est éprouvée. Sous tous les cieux, elle a toujours servi à refaire une virginité à des membres du personnel politique de régimes discrédités, afin de duper ceux qui espèrent un changement. Ainsi, à la fin des années quatre-vingt, quand l'URSS se décomposait sous la pression des hauts bureaucrates voulant s'y tailler des fiefs intouchables, les mêmes journaux présentaient, déjà, comme des "démocrates" nombre de dignitaires de la bureaucratie soviétique, parmi lesquels Eltsine, en Russie, ou Kravtchouk et Koutchma, en Ukraine.
À l'époque, Iouchtchenko occupait un poste responsable à la Banque d'État de l'URSS, au cœur donc d'un des grands appareils qui permirent à la haute bureaucratie de transférer des milliards de dollars sur ses comptes à l'Ouest. Il y donna toute satisfaction, vu sa carrière ultérieure.
L'URSS disparue, il se retrouva à la Banque centrale ukrainienne. Il en devint président en 1993, son prédécesseur ayant été assassiné : un mode banal, en ex-URSS, de redistribution des postes dirigeants et des sources d'enrichissement qui en dépendent. À ce poste-clé, il fit merveille, aux dires des commentateurs, en lançant notamment la gryvnia, la nouvelle monnaie ukrainienne. En fait, sa réforme monétaire assécha ce qu'il pouvait rester d'économies aux petites gens après que l'hyper-inflation de 1992-1993, conséquence de l'effondrement de l'État et de l'économie, eut précipité la majeure partie de la population dans la misère. Mais, là où Iouchtchenko donna toute sa mesure, c'est en tant que chef d'un système financier dont la fonction quasi exclusive est de servir aux bureaucrates et mafieux à exfiltrer vers les paradis fiscaux tout ce qu'ils volent dans le pays.
Comme à la même époque dans la Russie d'Eltsine, les prêts du FMI (censés assurer la "transition vers l'économie de marché" des États issus de l'URSS ) et l'aide américaine (dont l'Ukraine était le troisième destinataire après Israël et l'Égypte) se volatilisaient entre les mains de personnages haut placés. L'État en tant que tel et les entreprises n'en voyaient guère la couleur, et la population encore moins, sauf sous la forme de l'explosion de la dette publique, donc des prix et des impôts. Les banques occidentales, elles, profitaient doublement de ces détournements, puisque prêts et dons leur revenaient par des chemins détournés et que le pays devait rembourser intérêts et capital. Mais ce phénomène prit un tour si massif, si incontrôlable, que le FMI et les États-Unis suspendirent leur "aide" à la fin des années quatre-vingt-dix.
Un pays précipité dans la misère
Avoir contribué à tant de "succès" valut à Iouchtchenko d'être nommé à la tête du gouvernement en 1999 par Koutchma. Nomenklaturiste soviétique en vue, Koutchma avait accédé à la présidence du pays en 1994, après avoir dirigé le premier gouvernement de l'Ukraine post-soviétique : celui du président Kravtchouk qui, ex-chef du PC soviétique en Ukraine, avait, avec Eltsine et ses pareils, précipité la fin de l'URSS. En 1999, Koutchma entamait son second mandat, et il ne se maintenait en selle qu'en louvoyant entre les puissants clans centraux et régionaux de la bureaucratie qui prospéraient comme jamais.
Le pays, lui, était à genoux. Désorganisée par la disparition de la planification centrale, pillée par les clans, coupée du reste de l'ex-URSS, son économie avait subi un terrible recul. Depuis la fin de l'URSS, la production avait chuté en moyenne de 50 %. Les combinats industriels géants, édifiés dans le cadre d'une économie planifiée conçue à l'immense échelle de l'URSS, ne tournaient plus qu'au ralenti, en ne versant qu'avec d'énormes retards des salaires misérables à ceux de leurs ouvriers qu'ils n'avaient pas mis au chômage. Dans l'ouest du pays, moins industrialisé, le recul a été pire encore : près des trois quarts de la population y vivent en dessous du seuil officiel de pauvreté. En Transcarpathie, où la production a chuté de 70 % en une décennie, près d'un actif sur cinq n'a trouvé d'autre moyen de subsister que de s'embaucher, bien sûr illégalement, dans l'agriculture ou le bâtiment en Hongrie, Slovaquie ou Roumanie. Dans la région de Lvov, on estime à 600 000 sur 4 millions d'habitants le nombre de ceux qui ont dû émigrer en Europe occidentale comme travailleurs clandestins.
Dans ce centre de l'Europe dont les populations - ukrainienne, mais aussi biélorusse, polonaise, hongroise, slovaque, etc. - s'entremêlent depuis longtemps, la disparition du régime des Démocraties populaires, en 1989, puis de l'URSS, fin 1991, entraîna, avec la quasi-disparition de fait des contrôles frontaliers, la création d'une zone de libre circulation régionale. Une part considérable de la population ukrainienne occidentale se transforma alors en "tchelnoki", des "fourmis faisant la navette" avec tel ou tel pays voisin, pour y écouler de pauvres marchandises achetées à moindre coût en Ukraine. Selon des enquêtes récentes dans les régions frontalières, un tiers de la population n'avait pas d'autre source de revenus. Mais avec l'intégration de la Pologne, de la Hongrie et de la Slovaquie à l'Union européenne, leurs frontières se referment, privant du même coup ces populations de leur unique moyen d'existence.
Le régime se retourne vers la Russie
Pendant son premier mandat, Koutchma avait misé sur l'aide occidentale pour redresser un peu l'économie. Mais les investisseurs se précipitaient encore moins qu'en Russie. De 1992 à 2003, les investissements étrangers directs en Ukraine ont totalisé 5,3 milliards de dollars : 50 fois moins par habitant que chez ses voisins occidentaux. Par dessus le marché, entre eux et l'Ukraine, du fait de l'extension à l'est de l'Union européenne, viennent se dresser de nouvelles barrières qui non seulement entravent le trafic transfrontalier de subsistance, mais privent l'Ukraine de ses débouchés industriels traditionnels en Europe centrale.
Dans ces conditions, la Russie a pu apparaître comme une planche de salut. Elle aussi avait pâti de l'effondrement de l'URSS et du pillage de la propriété étatique par les bureaucrates-affairistes. Mais, vue de Kiev, la Russie avait quand même meilleure mine que l'Ukraine. Pour remettre en route l'économie, le gouvernement ukrainien ouvrit la porte aux entreprises russes. Elles commencèrent par échanger des prises de participation avec leurs partenaires de l'époque soviétique contre l'effacement de la dette énergétique de l'Ukraine vis-à-vis de la Russie. Une dette d'autant plus énorme que l'Ukraine n'ayant ni gaz ni pétrole, mais une industrie ne pouvant s'en passer, son État ne payait plus ses factures depuis des années, et que la bureaucratie régionale puisait dans les oléoducs et gazoducs russes traversant ses terres pour vendre à l'étranger du gaz et du pétrole ne lui ayant rien coûté.
Un des artisans de cette politique d'ouverture, qui donna une bouffée d'oxygène à l'économie ukrainienne, fut la vice-Première ministre, Ioulia Timochenko. Qualifiée par les journaux de "madone de la démocratie" durant la "révolution orange", cette affairiste de haut vol avait la haute main sur l'approvisionnement énergétique du pays, à l'époque où elle secondait Iouchtchenko au gouvernement.
Sa carrière résume, à sa façon, ce que sont réellement ces "oligarques" que l'on a vu surgir en ex-URSS. Elle a connu une ascension fulgurante depuis que, dans les derniers temps de l'URSS, elle avait intégré un grand clan de la bureaucratie, celui de Dniepropetrovsk, en épousant le fils du chef du PC du principal centre industriel de l'Ukraine. À la fin des années quatre-vingt, comme toute la jeune génération de la bureaucratie, elle se lança dans les affaires, sous le parrainage du nouvel homme fort de la région, Piotr Lazarenko. Koutchma en ayant fait son Premier ministre, Lazarenko permit à Ioulia Timochenko de devenir la "patronne" des hydrocarbures en Ukraine.
La guerre entre clans de la bureaucratie
Membre du même clan régional que Koutchma, Lazarenko lui fit-il de l'ombre ou devint-il trop gourmand ? Toujours est-il que se sentant menacé, il se réfugia aux États-Unis, où se trouvait une partie de sa fortune. Mal lui en prit : la justice d'outre-Atlantique ayant des comptes à régler avec les auteurs des détournements de "l'aide" américaine à l'Ukraine, Lazarenko atterrit derrière des barreaux.
Lazarenko disparu, Koutchma cherchait de nouveaux appuis et fit du banquier en chef du pays, Iouchtchenko, son Premier ministre en 1999. L'histoire se répétant, Koutchma le débarqua en 2001 pour avoir voulu saper son autorité en s'appuyant sur d'autres clans dirigeants. Son alliée, Ioulia Timochenko fit, elle, un tour en prison, non tant pour avoir détourné à grande échelle du gaz et du pétrole russes, que pour avoir lésé en cela les affaires d'autres dirigeants.
Évincés, Iouchtchenko et Timochenko entamèrent une cure d'opposition. À en juger par les résultats du scrutin présidentiel, cela ne les a pas desservis puisqu'ils ont réussi à faire oublier à une partie de l'électorat qu'ils sont de purs produits des clans dirigeants de la bureaucratie.
En Ukraine, quatre clans principaux s'affrontent, chacun s'appuyant sur un fief régional. Celui de Donetsk, capitale minière du pays, a pour représentant le Premier ministre battu à la présidentielle, Ianoukovitch. Il compte dans ses rangs "l'oligarque" Akhmetov, considéré comme l'homme le plus riche d'Ukraine. À Dniepropetrovsk, un autre puissant clan de la bureaucratie s'adosse de longue date à cette ville-usine, place forte ukrainienne du "complexe militaro-industriel" soviétique. C'est lui qui, dans les années soixante, avait propulsé à la tête de l'URSS un certain Brejnev, lointain précurseur des Koutchma, Lazarenko ou Ioulia Timochenko. L'affairiste Pintchouk, fils adoptif de Koutchma, appartient à ce clan.
Entre ces deux clans, qui contrôlent les trois quarts de la richesse produite en Ukraine et dont les fiefs régionaux fournissent plus de la moitié des ressources budgétaires de l'État, les rivalités ne manquent pas. Toutefois, jusqu'à la présidentielle, le tandem Koutchma-Ianoukovitch incarnait leur alliance d'autant plus forcée que deux autres clans sont sur les rangs.
À la tête de celui de Kiev se trouve Medvedtchouk, le chef de l'administration présidentielle, organisme ne dépendant que de Koutchma et doublant le gouvernement en titre. Il contrôle une partie des flux financiers transitant par la capitale. Mais, pour préserver leur position, certains de ses membres se sont rapprochés de l'opposition en lui fournissant les moyens de défier un Koutchma en fin de règne dans sa propre capitale. Lors de la crise de novembre-décembre, ils ont ainsi aidé les partisans de Iouchtchenko à s'installer sur les "Champs-Élysées" kiéviens et retourné la Chambre des députés contre Ianoukovitch.
Un dernier grand clan domine l'Ukraine de l'Ouest. On y trouve, entre autres, Parachenko, le magnat de la confiserie industrielle. Écarté jusqu'à présent du pouvoir central, donc des meilleures affaires, ce clan n'aspire qu'à prendre sa revanche, et sa part des privatisations à venir. Celles-ci se situant surtout dans les régions industrielles, ce clan ne pouvait que soutenir le challenger de Koutchma et Ianoukovitch, qui représentait le pouvoir central et les clans industriels de l'Est.
Diviser pour régner
Cette guerre permanente entre clans de la bureaucratie, lancés à la curée sur les dépouilles de l'économie et sur les moyens d'enrichissement que procure le pouvoir suprême, a été le moteur de l'affrontement électoral Iouchtchenko-Ianoukovitch.
On a souvent présenté celui-ci comme opposant l'Ouest à l'Est du pays, les clans soutenant chacun des deux candidats se répartissant à peu près selon une ligne de partage nord-est/sud-ouest, une division géographique qui en recoupe plus ou moins une autre, elle historique et linguistique.
À l'est du Dniepr se situent les régions les plus développées industriellement et majoritairement russophones car intégrées à l'empire tsariste dès le 17e siècle. Sur l'autre rive du Dniepr commence une Ukraine qui, longtemps sous domination polonaise ou austro-hongroise, fut absorbée tardivement par la Russie, voire n'y a jamais appartenu, certaines de ces régions n'étant intégrées à l'URSS qu'après la défaite allemande de 1945. Des habitants de cet Ouest semi-rural, où l'on parle très majoritairement ukrainien, ont ainsi changé cinq fois de "nationalité" au cours du 20e siècle ! Les moyens employés par les puissances successives pour assurer leur domination sur ces territoires et leurs populations y ont laissé des plaies profondes. Ne le cédant en rien à son prédécesseur tsariste en matière d'oppression nationale et de répression policière, la bureaucratie stalinienne n'a cessé, par ses méthodes abjectes, de dresser toute une partie de la population contre elle. Ainsi, la famine provoquée au début des années trente, qui fit des millions de morts, visait à punir la paysannerie ukrainienne d'avoir résisté à la collectivisation forcée.
Certes - chose impensable sous les tsars - dans l'URSS de Staline, il existait des universités, des théâtres, des journaux en langue ukrainienne - lointain héritage du puissant développement de la culture des peuples opprimés par le tsarisme qu'avaient permis, et voulu, la révolution d'Octobre 1917 et les bolcheviks qui l'avaient dirigée. On y élevait, écrivait Trotsky en 1939 dans La question ukrainienne, "des statues à Chevtchenko, [un poète-serf, héros national ukrainien] mais uniquement dans le but d'écraser complètement le peuple ukrainien sous le poids de tels monuments et de l'obliger à chanter, dans la langue de Kobzar [poème de Chevtchenko], des éloges à l'adresse de la clique pillarde du Kremlin".
Trotsky avait été un des dirigeants de cette révolution d'Octobre qui avait ouvert les portes de cette "prison des peuples" qu'était le tsarisme, selon l'expression de Lénine. D'emblée, le jeune pouvoir prolétarien proclama le droit imprescriptible des peuples à choisir leur destin, y compris à se séparer de la Russie soviétique. Si l'Ukraine, qui connut l'occupation allemande, puis polonaise et diverses sortes de gouvernements nationaux bourgeois indépendants de la Russie dans les années qui suivirent Octobre, décida finalement de rejoindre ce qui allait devenir l'Union soviétique, c'est précisément que le parti bolchevique sut, non seulement par des mots, mais par ses actes, démontrer que sa politique était la plus à même de garantir le libre développement culturel et national du peuple ukrainien.
Mais la dégénérescence stalinienne de l'État ouvrier allait remplacer ces relations d'égalité entre les peuples soviétiques par les méthodes brutales de la bureaucratie dans son administration des républiques de l'Union et par l'oppression, notamment nationale, des peuples qui y vivent.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, cette oppression, et la haine qu'elle suscitait dans la population ukrainienne, avaient atteint une telle intensité que Trotsky y voyait un danger mortel pour la défense de l'État ouvrier. Et contre la bureaucratie stalinienne qui affaiblissait l'URSS face à la prévisible attaque militaire de l'Allemagne nazie, Trotsky ne voyait pas d'autre solution qui préserve l'avenir et de l'URSS et du peuple ukrainien que d'en appeler à la constitution d'une"Ukraine soviétique, ouvrière et paysanne, unie, libre et indépendante !" Cela ne put se faire, mais les événements allaient amplement et tragiquement confirmer le pronostic fait par Trotsky. Dans les premiers temps de l'invasion de l'URSS par l'armée allemande, une partie de la population des territoires occupés, notamment en Ukraine, adopta, par haine du régime d'oppression stalinienne, une attitude au moins neutre à l'égard de l'envahisseur. Certes, dans leur grande majorité, ces populations ne tardèrent pas à constater qu'en fait de barbarie le pire est toujours à venir. Mais les nazis et les groupes nationalistes ukrainiens les plus réactionnaires allaient pouvoir, durant toute la guerre, chercher à détourner cette haine à leur profit, sur le terrain du racisme et de l'anticommunisme. Et à la fin de la guerre, il fallut des années au NKVD (la police politique) pour venir à bout des dernières bandes armées nationalistes dans certaines régions, ce qui a laissé des traces dans l'ouest de l'Ukraine où, avec la fin de l'URSS, a ressurgi un fort courant anti-russe aux accents d'extrême droite.
Durant l'élection présidentielle, les deux principaux candidats ne se sont pas privés d'attiser les préjugés nationaux et d'agiter le spectre du nationalisme - réel ou allégué - des électeurs de l'autre camp. Iouchtchenko, pour lequel les nationalistes ukrainiens appelaient à voter, parfois avec des slogans antisémites, n'a voulu s'exprimer qu'en ukrainien, tandis que, soutenu entre autres par l'extrême droite russe, Ianoukovitch ne le faisait qu'en russe. L'un et l'autre, bien sûr, peuvent s'exprimer dans les deux langues, même si en Ukraine, plus encore que dans la plupart des autres ex-républiques soviétiques, le russe reste la langue la plus pratiquée parmi la population urbaine. C'est encore plus vrai parmi la bureaucratie, mais cela n'a pas empêché le russophone Koutchma d'imposer, une fois au pouvoir, l'ukrainien comme seule langue officielle pour tenter de se concilier l'appui des nationalistes ukrainiens. Pour la même raison, juste avant les législatives de 2002, il fit largement diffuser un livre qui affirmait en titre sous sa signature : "L'Ukraine n'est pas la Russie". Une tradition, pour les bureaucrates, que de flatter les préjugés nationalistes quand ils y trouvent leur compte.
Les deux protagonistes de la présidentielle de 2004 avaient intérêt à une telle démagogie qui, en les faisant paraître opposés, masquait tout ce qu'ils ont de commun, et d'abord aux yeux de leurs électeurs respectifs. Ianoukovitch et Iouchtchenko visaient, chacun, un électorat assez différent quant à son origine régionale et sociale. Mais de nombreux électeurs populaires de l'un comme de l'autre auraient pu avoir un commun intérêt, au moins jusqu'à un certain point, à s'opposer aux hommes de la bureaucratie, qu'ils soient au pouvoir ou qu'ils s'apprêtent à y revenir.
Travailleurs, ruraux et "gens de commerce"
Devant les électeurs, Ianoukovitch et Koutchma ont encensé leur bilan. Ils se sont vantés d'avoir redressé l'économie et remis les usines en route. Les salaires, disaient-ils, étaient enfin payés sans retard. Et ne venaient-ils pas d'augmenter les pensions ? Se targuant d'avoir rétabli "la paix sociale", ils osaient parler d'un "miracle ukrainien" !
Pour les travailleurs de l'Est, le miracle est qu'ils ont pu retrouver le chemin des usines, donc d'un salaire aussi faible soit-il. C'est parce que leurs salaires sont dérisoires, alors que la demande mondiale en produits de la métallurgie peine à être satisfaite, que les combinats ukrainiens ont retrouvé une certaine activité, déjà stimulée par la réactivation des liens industriels avec la Russie, ce qui entraîne une série de secteurs connexes. Sur place, des électeurs y ont sans doute vu une amélioration, en espérant qu'elle ne soit pas que temporaire. Et dans les urnes, cela a joué en faveur de Ianoukovitch, bien qu'il semble qu'une fraction des travailleurs, écrasés par les problèmes de survie au quotidien mais pas dupes des mensonges du pouvoir, a voté "contre tous", à défaut de voir comment la classe ouvrière pourrait compromettre la "paix sociale" chère aux dirigeants et aux nantis.
Mais à l'ouest de l'Ukraine, même ces petits mieux dont s'enorgueillissaient Koutchma et Ianoukovitch sonnaient comme une provocation dans des bourgs sinistrés dont les habitants voient se refermer les frontières entrouvertes des pays voisins. Cette colère des campagnes, l'opposition s'en empara pour la transformer en rancœur contre les "privilégiés des villes" - de l'Est industriel et russophone, bien sûr - "qui sont aidés par Moscou", alors que les ruraux ukraïnophones seraient les seuls perdants. C'est dans ces régions semi-rurales, frappées par l'émigration forcée, que l'opposition a réalisé ses plus hauts scores.
Elle a également reçu le soutien de la petite bourgeoisie, urbaine cette fois, de l'Est comme de l'Ouest. Les envolées de Iouchtchenko contre les "voleurs", la "bureaucratie", ont frappé où cela fait le plus mal à tous ceux qui, de près ou de loin, ont une activité liée au commerce. Car depuis des années, il est impensable d'exercer une telle activité en Ukraine (comme en Russie) sans avoir un "toit", c'est-à-dire une protection imposée et coûteuse. Cette "loi de l'escargot" (parce que, sans son "toit", il ne serait qu'une limace) - titre d'un roman de l'écrivain ukrainien Andreï Kourkov - pèse plus que tout autre loi ou impôt sur ceux que rackettent les gangsters qui tiennent un bout de trottoir et les petits marchands qui s'y trouvent ; sur les petits commerçants qui ont une boutique qu'il faut "assurer" à coups de pots-de-vin auprès de la police, de diverses administrations. Comme nul ne doute que ces diverses mafias sont moins rivales que participant d'un système généralisé dont "ceux d'en haut" tirent les ficelles, et le plus grand profit, l'opposition n'a guère eu à pousser les "torgachi" (gens de commerce) pour qu'ils descendent manifester dans la rue et s'en prennent aux hommes du pouvoir auprès de leur clientèle.
Quant à la troisième composante, plus visible, des soutiens de l'opposition, les étudiants manifestant dans les grandes villes, ils ont certainement été sensibles à sa dénonciation de la censure et du caractère criminalo-policier du régime. Et puis, en se présentant comme celui qui propulserait le pays dans un monde occidental dépeint sous des couleurs idylliques, Iouchtchenko ne pouvait que plaire au milieu estudiantin. Cela d'autant plus qu'en ex-URSS, les étudiants, qu'ils nourrissent ou pas des illusions sur les charmes supposés de l'Ouest, sont généralement fort conscients d'appartenir aux couches privilégiées de la société. En Ukraine, selon les chiffres officiels, 65 % d'entre eux sont "sous contrat" - autrement dit, payent pour étudier à l'université - et donc issus des seuls milieux sociaux, très minoritaires, qui en ont les moyens. Or, ces couches-là de la société ont quelques raisons de penser qu'elles seraient parmi les rares bénéficiaires de ce rapprochement avec l'Occident, s'il devait se concrétiser, dont Iouchtchenko s'est fait le porte-parole.
L'Occident avance ses pions
Le président russe Poutine, on le sait, s'était engagé au côté de Ianoukovitch de façon démonstrative. Par deux fois, il était venu sur place soutenir celui qui faisait figure de candidat de Moscou, s'empressant, trop vite comme la suite allait le montrer, de le féliciter pour son "élection" au second tour.
Iouchtchenko, lui, avait prôné une orientation pro-occidentale du pays et vanté la perspective d'une intégration de l'Ukraine à diverses institutions du monde impérialiste (OTAN et Union européenne). Outre lui attirer la sympathie agissante de divers secteurs de la petite bourgeoisie, cela a valu à Iouchtchenko de bénéficier du soutien des États-Unis et, dans une moindre mesure, de l'Union européenne. Cela s'est manifesté de mutiples manières avant et pendant la campagne : aide matérielle, politique et financière de fondations américaines et d'ONG européennes disant promouvoir "la démocratie" ou"l'éducation civique" ; mise à disposition de fonds lui permettant de sillonner le pays, d'éditer du matériel de propagande, de rétribuer une foule d'agents électoraux, d'affréter des cars pour amener des manifestants à Kiev, certains étant "dédommagés" des semaines passées dans la capitale.
À Moscou, pour s'en indigner, dans les capitales occidentales, pour s'en féliciter, dirigeants politiques et commentateurs ont rapproché ces événements de la "révolution des roses", survenue il y a un an en Géorgie, une des quinze ex-républiques de l'Union soviétique. Elle a abouti à ce qu'un politicien soutenu par l'Occident accède à la tête de l'État, après que des manifestations eurent chassé un président présenté comme proche de Moscou.
La chute de Chevarnadze en Géorgie, la défaite de Koutchma et Ianoukovitch en Ukraine sont autant de reculs de l'influence de Moscou dans cet "étranger proche" qu'il considère comme son pré carré. Car le "partenariat stratégique" avec la Russie vanté par Bush n'a jamais signifié que l'impérialisme américain renonçait à occuper toutes les positions politiques, économiques et stratégiques qu'il peut, en profitant de la dislocation de l'URSS et de l'affaiblissement de la Russie.
On l'a constaté après les attentats du 11 septembre 2001, quand la préparation de la guerre contre l'Afghanistan a fourni l'occasion aux États-Unis de prendre pied militairement en Asie centrale ex-soviétique. Depuis, les talibans ont été renversés, mais les bases militaires américaines n'ont pas disparu. Elles veillent aux intérêts, notamment pétroliers, de l'Amérique dans la région et pourraient, à l'occasion, soutenir des régimes locaux qui étaient et restent d'infâmes dictatures, mais auxquels, présence américaine oblige, les diplomates et médias occidentaux ne trouvent plus grand chose à redire.
Bien sûr, l'Ukraine est bien plus peuplée et surtout développée économiquement que les ex-républiques soviétiques d'Asie centrale. Et, malgré la cassure brutale de l'État et de l'économie qu'a provoquée la disparition de l'URSS, elle reste étroitement liée, de bien des façons, à la Russie. Historiquement et humainement d'abord, car une bonne moitié de l'Ukraine a, pendant plus de trois siècles, fait partie de la Russie, puis de l'URSS, avec ce que cela implique de brassage de populations (un tiers des Russes ont des parents en Ukraine ; et si un citoyen ukrainien sur cinq se déclare de nationalité russe, la moitié au moins des Ukrainiens a pour habitude de s'exprimer en russe). Mais aussi économiquement : noyau de la puissance économique de l'Ukraine, son industrie, concentrée dans les régions de l'Est et du Sud, "pèse" lourd dans la richesse produite par le pays et dans les ressources de l'État. De plus, et cela n'est pas indifférent à la bureaucratie, c'est de ces gigantesques concentrations industrielles qu'elle tire sa puissance sociale et politique, donc ses revenus.
Depuis treize ans que l'Ukraine est indépendante, ses dirigeants ont multiplié les appels du pied à l'Occident. Koutchma avait, bien avant Iouchtchenko, demandé l'intégration de l'Ukraine à l'OTAN et à l'Union européenne. Il n'obtint pour réponse qu'une fin de non-recevoir. Aujourd'hui, la situation peut sembler politiquement différente, en tout cas du côté ukrainien. L'ancien président Koutchma, qui avait lorgné vers l'Occident avant de se rabattre sur Moscou, faute de choix, a dû céder la place à un de ses anciens Premiers ministres qui, après avoir rabouté des secteurs de l'économie ukrainienne à la Russie, ne jure plus maintenant que par l'Occident. Mais il ne suffit pas - les dirigeants ukrainiens et russes en savent quelque chose - d'ouvrir largement un pays au capitalisme et à ses institutions internationales pour que les capitaux occidentaux s'y précipitent. Même à supposer le contraire, pour la population ukrainienne cela ne signifierait nullement la fin du marasme économique et social mais, au mieux, si l'on ose dire, une situation comparable à celle que connaît la Russie, avec ses îlots de richesse parasitaire et mafieuse dans un océan de pauvreté matérielle et de misère humaine, le tout chapeauté par une "démocratie" policière à la Poutine. L'Ukraine en a d'ailleurs un avant-goût, elle qui suit clopin-clopant la Russie sur ce chemin depuis que Iouchtchenko, Koutchma et consorts ont un peu relancé l'économie dans le sillage de celle de la Russie.
Évidemment, nul ne se hasardera à faire des pronostics en la matière. Mais l'on peut remarquer que, dès l'élection de Iouchtchenko assurée, des porte-parole de l'Union européenne ont fait savoir qu'ils n'envisageaient en aucune façon une quelconque adhésion de l'Ukraine. Quant à la Russie, si Poutine se dit finalement "prêt à travailler avec celui qui serait élu président en Ukraine", Iouchtchenko a annoncé qu'il reviendrait sur l'accord d'association économique renforcée signé récemment par Koutchma et Poutine, accord qui visait à créer, autour de la Russie, une zone intégrant économiquement la Russie, l'Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan.
L'élection de Iouchtchenko à la tête de l'Ukraine pourrait donc avoir pour effet immédiat que cette communauté économique des principaux pays de l'ex-URSS ne voie pas le jour, comme lors de précédentes tentatives où pareil projet avait déjà achoppé sur les réticences de l'Ukraine. Avec une différence cependant : cette fois-ci se ferait sentir, via le refus ukrainien, la pression des puissances impérialistes, les États-Unis au premier chef, qui veulent bien d'une Russie qui les aide, dans l'ancienne sphère d'influence soviétique, à maintenir leur ordre mondial, mais qui ne veulent en aucun cas que la Russie reconstitue une puissance autre que limitée et régionale.
Il n'est même pas dit que l'impérialisme ait grand-chose à donner à l'Ukraine pour tenir le rôle qu'il lui assigne dans ce scénario. L'"aide" occidentale distillée au cours des années quatre-vingt-dix s'est évaporée vers les comptes off-shore des nantis locaux. Mais la perspective de l'intégration à l'Occident, que Iouchtchenko a fait miroiter, a au moins un effet concret pour la population : elle sert de prétexte à la nouvelle équipe dirigeante pour exiger déjà de nouveaux sacrifices des classes travailleuses. Et ce n'est probablement que le début des désillusions pour ceux qui auraient cru aux très vagues promesses d'amélioration de la vie de la population faites par Iouchtchenko durant sa campagne.
En Géorgie, un an après la "révolution des roses", la population n'a vu en rien sa situation s'améliorer : la pauvreté n'a bien sûr pas reculé, la corruption continue à régner et les emprisonnements politiques n'ont pas cessé. Une fois les manifestations terminées, le nouveau président, le "démocrate" Saakachvili, a eu les mains libres.
En Ukraine, le mouvement a été plus massif et a duré plus longtemps qu'en Géorgie, mais, pour le moment en tout cas, il semble, lui aussi, retombé. Il a rassemblé, durant deux semaines, des centaines de milliers de manifestants dans tout le pays, provenant pour la plupart de divers secteurs de la petite bourgeoisie, même si des couches plus larges de la population sympathisaient avec lui. Bien sûr, cette mobilisation s'est opérée autour d'objectifs que fixaient les chefs de l'opposition, dont le principal se résumait à remplacer Koutchma et sa clique par Iouchtchenko et la sienne. Quant à la "spontanéité" des manifestations devant laquelle s'extasiaient, ici, les médias, il fallait tout leur aveuglement professionnel pour ne pas voir ce que devaient, dès le début, ces manifestations et leur organisation - cars pour transporter les manifestants, tentes, équipements, approvisionnement, etc - à des appuis multiformes et politiquement intéressés, venus de divers appareils de la bureaucratie ukrainienne et d'Occident. L'aspect positif de cette mobilisation, ce fut la mobilisation elle-même, le fait que des centaines de milliers de gens, rompant avec le rôle de spectateurs passifs où le pouvoir voulait les cantonner, se mêlent, dans la rue, de faire de la politique à grande échelle.
Maintenant que cette mobilisation semble retombée, la meilleure chose que l'on puisse espérer c'est que, quand se préciseront les attaques qu'annonce déjà Iouchtchenko contre les classes travailleuses d'Ukraine, celles-ci n'auront pas oublié la leçon de ces dernières semaines : la précédente équipe dirigeante que vomissait la majorité de la population, c'est la rue, et elle seule, qui a su la faire reculer, puis céder.
11 janvier 2005