Au cours de cette année, nous avons connu deux consultations électorales nationales, les régionales le 21 mars (le 2e tour n'était pas pour nous) et les européennes le 13 juin.
Ces deux campagnes ont été faites en commun avec la LCR.
Elles nous ont, évidemment, pris bien du temps et de l'énergie car ces campagnes et nos préoccupations ont duré tout le premier semestre et même une partie de l'année 2003.
Ces élections et notre accord avec la LCR ne peuvent s'interpréter qu'en remontant en partie à la présidentielle et aux législatives de 2002.
Nous commençons ce texte par des considérations plus générales sur l'électorat.
Les composantes de l'électorat
Dans une campagne électorale, nous essayons de toucher la fraction de la population, et de l'électorat, qui représente ceux dont nous voulons être les représentants politiques. Excepté en cas d'accord électoral, nous ne nous adressons pas de la même façon à ce que nous pensons être, ou ce que nous espérons être, le centre de gravité de nos électeurs et la LCR en fait autant de son côté. C'est pourquoi nous disons souvent que notre électorat est différent de celui de la LCR ou, plus précisément, qu'ils ne se recouvrent pas exactement.
Une telle distinction peut paraître arbitraire mais elle est pourtant évidente lorsque nous comparons l'électorat du Parti socialiste et celui du Parti communiste. Même si ce dernier est en baisse au profit du PS. Il y a une partie de leurs électorats respectifs qui se recouvre, constituée socialement à peu près des mêmes, mais il y a aussi une grande partie, disons de chaque côté, qui n'est pas la même, politiquement et socialement. Les enseignants, par exemple, forment une catégorie sociale dont la fraction qui est, disons "de gauche", vote plutôt PS que PC. Et on peut faire la même constatation, mais en sens inverse, des ouvriers et des catégories les plus exploitées du monde du travail. Bien que le PC recule, il en est toujours le principal représentant au sein de l'électorat de gauche.
Bien sûr, on peut dire que partout, dans toutes les catégories sociales il y a des électeurs de droite, voire du FN, mais il ne s'agit pas de valeurs absolues, il s'agit de la proportion des électeurs du PC et du PS qui appartiennent à ces catégories sociales.
Il est difficile de dire précisément pourquoi depuis environ trente ans, un transfert de voix s'est fait du PC vers le PS. Effondrement de l'URSS après celui du mur de Berlin, constitution puis rupture de l'Union de la gauche, aller et retour après 1981 entre la participation gouvernementale, le soutien critique et la rupture, puis nouvelle alliance avec nouvelle participation gouvernementale. Tous ces louvoiements ont accompagné, et provoqué, la montée en puissance du PS. Le balancier oscillant vers la droite ou le réformisme a contribué au recul du PCF. Il n'en reste pas moins que ce qui reste au PC est en grande partie la fraction la plus prolétarienne de son ancien électorat. Récemment il a remonté un peu la pente mais il est difficile de juger s'il a gagné un électorat nouveau, jeune par exemple, ou regroupé des anciens électeurs perdus.
Au temps où cet électorat comptait encore beaucoup, le PC servait à apporter cet électorat spécifique au PS et lui servait de rabatteur sur sa gauche. C'est toujours le cas mais de façon de plus en plus symbolique.
Mais, au premier tour de la présidentielle de 2002, il y a eu une fausse manœuvre, ou plutôt une erreur d'appréciation. Convaincues qu'elles étaient de la victoire de Jospin, les différentes composantes, PS, PC et Verts, de la gauche gouvernementale ont cru avoir un capital de voix suffisant pour qu'à la fois, Jospin soit naturellement présent au deuxième tour et que PC et Verts fassent entre eux des primaires. Primaires qui leur auraient permis de se répartir, au prorata de leurs résultats respectifs à la présidentielle, ce que le PS leur laisserait de circonscriptions éligibles aux législatives. C'était, en théorie, mieux que de laisser cette répartition au seul bon vouloir des dirigeants du PS.
Calcul qui aurait pu être judicieux si Jospin n'avait pas raté le second tour de 200 000 voix, les suffrages qui sont allés aux Verts et au PC lui ayant fait trop défaut. On peut en dire autant de ceux qui sont allés à l'extrême gauche, mais l'extrême gauche n'avait pas été associée au gouvernement Jospin. Les autres oui ! Ils en avaient été solidaires pour gouverner mais se sont quand même présentés contre lui. Les traîtres ce sont eux, pas nous !
Cela a beau être vrai, nos électeurs n'en ont pas moins pensé que leurs voix auraient été mieux placées sur Jospin.
Si l'on veut élargir le propos, parlons, par exemple, après l'électorat que l'on considère de gauche, de celui de droite.
Les différences entre les électorats de gauche et de droite ne sont pas seulement des différences d'opinions. Ces opinions recouvrent aussi des différences sociales. Des fractions de ces deux électorats peuvent glisser de l'un à l'autre en entraînant des changements de majorité mais il y a de chaque côté un cœur stable. De plus ces deux grands groupes d'électeurs sont bipolarisés par les lois électorales.
Nous disons couramment qu'un gouvernement bourgeois, quel qu'il soit, de droite ou de gauche, défend les intérêts de la bourgeoisie et, plus précisément, les intérêts généraux du grand capital. Mais cela n'est pas toujours aussi défini car, en plus, il peut défendre, démocratiquement par le Parlement ou, moins démocratiquement, par des "groupes de pression" des intérêts bourgeois particuliers.
En effet, dans une démocratie parlementaire, les dirigeants politiques doivent être élus et, pour l'être, ils doivent aussi satisfaire en priorité ceux qui votent ou voteront pour eux. En France cela porte même un nom : le "clientélisme" et cela existe chez tous les élus, du conseiller municipal au ministre. Au pouvoir, ils cherchent à favoriser leur clientèle électorale par des mesures spécifiques, sans compromettre, toutefois, les intérêts généraux de la bourgeoisie... sauf par maladresse.
Disons en passant qu'il y a parfois, dans certains pays comme la France, une telle foire d'empoigne entre les courants d'opinions, ou d'intérêts, de la bourgeoisie qu'il y a la nécessité de réduire les pouvoirs du Parlement par rapport à l'exécutif. C'est particulièrement nécessaire dans les périodes politiquement troublées. Ce fut le rôle de la constitution de la Cinquième république et le rôle de De Gaulle lui-même pendant dix ans.
Récemment, on a pu voir une illustration d'un "clientélisme" éhonté lorsque les députés des départements et régions viticoles ont voté quelques entorses à la loi Evin sous prétexte que les viticulteurs se plaignaient de la baisse de la consommation de vin en France. Bien des députés socialistes des mêmes régions, s'ils ne l'ont pas fait, ont sûrement eu bien envie de le faire. Le gouvernement Raffarin n'a pas refusé car il est le champion du clientélisme toutes catégories, on l'a vu depuis deux ans : TVA abaissée pour les restaurateurs, loi Evin sacrifiée au vin, droits de succession et impôt sur la fortune diminués, une journée de travail non payée imposée à tous les salariés au profit du patronat, et c'est loin d'être une liste exhaustive.
Le gouvernement Raffarin se sert du pouvoir d'État pour prendre des mesures économiques et sociales, voire des mesures "d'annonce", pouvant satisfaire moralement et matériellement la petite bourgeoisie qui fournit les gros bataillons d'électeurs de droite. Il est cependant de ce point de vue, doublé sur sa droite par Nicolas Sarkozy occupant jusqu'ici le poste stratégique des Finances, qui ne cache pas ses ambitions présidentielles.
Il est impossible de définir quelle clientèle, sinon la même que l'UMP, l'autre composante de la droite, l'UDF, pourrait viser car ses dirigeants n'ont guère accès aux décisions. Ils en sont réduits à se contenter de proclamations propagandistes. En ce moment c'est contre la Constitution européenne sans toutefois aller jusqu'à dire "Non" et contre la Turquie afin de tenter de spéculer sur le vieux fond nationaliste français. Mais malheureusement pour l'UDF, l'extrême droite est plus crédible pour cela.
L'avenir nous dira lequel de l'UMP ou de l'UDF représente le mieux la droite (à l'approche des élections de 2007 l'agglomérat UMP peut se désagréger).
Mais cela est une autre histoire.
L'accord avec la LCR
C'est au mois de juin de l'année précédente, 2003, que nous avons proposé à la LCR de nous présenter ensemble, proposition à laquelle elle n'a répondu qu'au troisième trimestre 2003.
En effet, nous avions considéré que plusieurs facteurs qui avaient déjà joué aux législatives de 2002 allaient contribuer à laminer l'extrême gauche.
C'est le gouvernement qui, pendant deux ans, avait fait la campagne électorale du PS. Toutes ses mesures visaient à satisfaire sa clientèle bourgeoise sauf ceux qui trouvent qu'il n'en faisait pas assez. Par contre, cela faisait monter l'hostilité des classes populaires. Le Parti socialiste n'avait même pas à faire campagne. Il n'avait rien à promettre s'il revenait au pouvoir ; pas même à annuler ou à revenir sur toutes les mesures prises par le gouvernement Raffarin : retraites amputées, indemnités de chômage réduites, législation du travail modifiée au détriment des salariés.
L'intérêt d'un accord LO-LCR était de ne pas voir attribuer à notre division ces faibles scores prévisibles. Et nos scores ont été sensiblement conformes à ce que nous avions envisagé, c'est-à-dire faibles.
En conclusion, nous sommes convaincus que nous avons eu raison d'avoir présenté des listes communes LO-LCR et nous n'avons aucune raison de le regretter.
Aujourd'hui (récent Comité central de la LCR) un certain nombre de dirigeants de la LCR et, sûrement, une plus grande proportion encore de militants, même parmi ceux qui se sont déclarés favorables à l'accord, lui attribuent nos faibles scores, ce qu'ils appellent l'échec de nos listes communes. Accord qui aurait, selon eux, fait la part trop belle au programme de Lutte Ouvrière. Ils estiment sans doute que si la LCR s'était présentée seule, elle aurait obtenu plus de voix que nos deux organisations réunies.
C'est cependant bien peu vraisemblable. D'après ceux qui pensent et disent cela, LO traînerait une image sectaire, illustrée selon eux, par notre refus de nous intégrer, comme le fait la LCR, aux altermondialistes ou de nous refuser à les noyauter. Nous aurions tiré ainsi la campagne commune vers nos positions, ce qui aurait fait perdre nombre de voix à la LCR, c'est-à-dire tout le bénéfice de son ouverture antérieure et de son idéologie amoebienne qui avaient propulsé Olivier Besancenot à 4,25 % des voix.
Cela, c'est le problème de la LCR et pas le nôtre.
Ce n'est à l'évidence pas cet accord qui nous a amenés à d'aussi faibles résultats à ces deux consultations.
Nous avions déjà perdu, aussi bien nous que la LCR, une grande partie de notre électorat aux législatives de 2002.
En 2004, il était parfaitement prévisible qu'il en irait de même. Après deux ans, la politique du gouvernement Raffarin se chargeait de faire la campagne électorale de la gauche et en particulier du PS. La gauche "était quand même moins pire" disaient, avec un semblant de vérité, ceux qui regrettaient qu'elle soit écartée du pouvoir.
D'où le regret de ne pas avoir voté pour Jospin dès le premier tour, ce qui l'a fait éliminer au profit de Le Pen. Pour beaucoup, la dispersion des votes au premier tour était irresponsable et ce sentiment était surtout net dans l'électorat d'extrême gauche.
Si l'on ne prend que le cas des 10 % d'électeurs qui avaient voté pour l'extrême gauche, c'est sûrement eux qui se sont sentis les plus coupables d'avoir contribué à l'éviction de Jospin et à la présence de Le Pen au 2e tour. Coupables d'avoir voté pour des candidats "inutiles" rien que pour critiquer Jospin, et voulant, pour la plupart, rétablir la situation au deuxième tour.
Bien sûr les candidatures du PCF et des Verts ont pris aussi des voix à Jospin. Mais, paradoxalement, leur présence au premier tour paraissait plus justifiée que la nôtre.
Après le premier tour, le PS, le PC et les Verts ont joué sur la crainte de l'élection de Le Pen. Ils l'ont brandie comme un drapeau d'épouvante, en faisant implicitement croire à une montée importante de son électorat, ce qui était faux. En agitant un tel danger inexistant ils ont évité d'avoir à expliquer la perte d'une grande partie de leurs électeurs, et d' avoir à analyser les raisons du désaveu électoral de leur politique après cinq ans au gouvernement. Une explication difficile, qu'ils n'ont pas eu à donner. La seule faute de l'échec de Jospin revenait ainsi aux électeurs irresponsables qui avaient joué avec le feu et avec leur bulletin de vote.
La LCR a emboîté le pas à l'attitude de la gauche. Pour rester dans le courant, elle a contribué même modestement, à son malheur car elle a renforcé, principalement dans son propre électorat, le sentiment qu'il aurait fallu voter utile.
Présenter l'élection de Le Pen comme une possibilité renforçait l'idée qu'avoir voulu sanctionner la gauche aurait fait surgir Le Pen comme une menace réelle. Comme une menace catastrophique puisque, pour qu'il ne soit pas élu, il fallait voter Chirac même si la formule alambiquée "il faut battre Le Pen dans la rue et dans les urnes" tentait de masquer l'appel à voter Chirac. Conclusion normale pour les électeurs : il fallait sauver la République mise en danger par l'irresponsabilité des électeurs ayant voulu flirter avec l'extrême gauche.
Le fait est qu'aujourd'hui, la LCR paie encore le prix d'avoir voulu "être avec la jeunesse" comme elle l'a dit. Nous payons le même prix mais nous, nous n'y sommes pour rien !
La LCR a, comme la gauche écartée du pouvoir, gonflé le danger de Le Pen, refusé de le ramener à sa juste importance et refusé d'expliquer qu'il n'y avait aucun risque à continuer à dénoncer la gauche qui refusait d'accepter ses responsabilités, et que l'électorat de droite et une partie des électeurs entraînés par le PC, les Verts et le PS empêcheraient largement Le Pen de passer et qu'il était irréaliste de croire que ce dernier augmenterait ses voix à ce point entre les deux tours.
En faisant cela, la LCR a conforté auprès de son propre électorat, s'il en était besoin, l'idée que la défaite de la gauche était une catastrophe. Autrement dit qu'il aurait fallu et qu'il fallait voter utile, et si elle en a convaincu quelqu'un c'est avant tout son propre électorat du premier tour.
L'électorat qui a contribué à la présidentielle à donner un total de près de 10 % à Arlette Laguiller et Olivier Besancenot était en grande partie, en gros pour moitié, un électorat de fraîche date, c'est-à-dire un électorat d'autant plus prêt à regretter son geste. Et les électeurs de Besancenot étaient, sans nul doute, en majorité ceux qui étaient les plus récents.
Nous avons subi la pression de la gauche gouvernementale. C'est objectivement la peur de l'électorat de gauche envers Le Pen qui nous a laminés. Mais c'est objectif ! La LCR a subi, en plus, comme si cela ne suffisait pas, sa peur réelle ou simulée et sa pression propre.
La LCR n'est pas entièrement responsable du mouvement d'opinion qui nous a tous deux laminés aux élections européennes. Mais l'influence de la LCR sur son propre électorat a joué, ne serait-ce qu'en le confortant dans son choix utilitaire et de cela elle ne peut s'en prendre qu'à elle-même.
Ceux qui accusent, en son sein, l'accord LO-LCR, pourraient peut-être examiner, parmi les causes de notre recul, la situation créée d'une part par la présence imprévue de Le Pen au deuxième tour et, d'autre part, par la campagne de la LCR lors de ce second tour.
La seule politique juste et efficace qu'elle aurait pu suivre était de tenter de dégonfler objectivement le danger Le Pen.
Peut-être, comme nous, n'aurait-elle rien pu changer, mais elle n'aurait rien à regretter et elle n'aurait pas à chercher, dans le marc au fond d'on ne sait quelle tasse, d'autres causes à notre relatif échec, en dehors de la situation générale, que son attitude entre les deux tours de la présidentielle renforçant l'idée que l'échec de Jospin dû, en partie au vote pour l'extrême gauche, mettait Chirac en position d'être le seul sauveur possible contre Le Pen. Elle n'a pas réellement contribué à plébisciter Chirac, mais elle a engagé, solidairement et sans critique, son propre électorat à emboîter le pas à la gauche qui livrait les classes populaires à Chirac. Et tout cela nous le paierons peut-être encore longtemps, voire définitivement. À moins peut-être que la gauche revienne au pouvoir et qu'elle puisse être jugée sur ses actes.
En effet, il ne faut pas croire que l'appel de la gauche à voter Chirac ait été sans conséquences désastreuses pour les classes laborieuses.
Quasi plébiscité par 82 % des voix, Chirac s'est senti assuré d'un soutien populaire et si, aujourd'hui, le gouvernement qu'il a choisi est le gouvernement le plus réactionnaire que nous ayons connu depuis des années, cela n'est pas étranger à ce score.
Hypocritement, le PS et le PC ont déclaré que Chirac ne respectait pas les électeurs de gauche qui avaient contribué à l'élire ou le "pacte républicain" qui en découlait selon eux.
Mais Chirac, lui, n'avait rien demandé ni rien signé, il s'est seulement cyniquement servi, comme il fallait s'y attendre, de l'aubaine et de la légitimité que lui apportaient, sur un plateau, le PS, le PC et les Verts et, sur une soucoupe, la LCR.
15 novembre 2004