"La mort de Yasser Arafat ouvre une nouvelle ère au Proche-Orient", a titré un grand quotidien. Sharon et Bush, plus explicites, se réjouissent, l'un ouvertement, l'autre hypocritement, de ce qu'"une nouvelle voie s'ouvre pour la paix". Comme si c'était la personne d'Arafat qui était l'obstacle à la paix au Moyen-Orient ! Comme si ce n'était pas l'armée israélienne qui menait une guerre contre la population palestinienne ! Comme si les dirigeants d'Israël ne bénéficiaient pas, pour mener cette guerre, du plein appui diplomatique, financier et en armement des États-Unis. Le cynisme de ces dirigeants est sans limite.
Les dirigeants des pays arabes, eux, ont fait mine de s'incliner devant la mémoire d'Arafat. C'est le gouvernement égyptien qui s'est chargé d'une partie de la cérémonie de funérailles. Mais il est significatif que cette cérémonie, dans sa partie égyptienne, se soit déroulée sur un terrain militaire clos et protégé, loin de la ville et proche de l'aéroport, situé aux portes du désert. Les dirigeants n'ont pas voulu prendre le risque de rééditer l'enterrement de Nasser où des centaines de milliers, et peut-être des millions de personnes, avaient afflué, transformant, par le caractère massif de leur seule présence, une cérémonie officielle en démonstration de force des masses pauvres.
Pour l'enterrement à Ramallah, lieu désigné après de sordides marchandages de la part du gouvernement israélien, les mêmes précautions ont été prises. Aux points de passage entre la bande de Gaza et la Cisjordanie, les contrôles israéliens ont été multipliés et on y a ajouté ceux des forces armées de l'Autorité palestinienne.
Malgré les obstacles cependant, la cérémonie protocolaire a été débordée par la foule anonyme de Palestiniens.
Même de son vivant, ce n'est pas Arafat que craignaient les dirigeants de ce monde, y compris les dirigeants arabes. Ce qu'ils craignaient, ce sont les forces qu'il a fini par symboliser, ces millions de Palestiniens déracinés, chassés de leur région d'origine, la moitié d'entre eux transformés en réfugiés dans les pays voisins et l'autre moitié réduite à la pauvreté à Gaza ou en Cisjordanie, subissant en permanence les vexations des autorités israéliennes et périodiquement leurs bombes.
Pendant de longues années, c'est cette force-là qui a été le principal facteur de déstabilisation aussi pour des régimes réactionnaires ou dictatoriaux arabes du voisinage.
Car comment oublier, pendant que les chefs d'État arabes s'inclinaient devant la dépouille d'Arafat, que l'armée jordanienne s'est livrée à un véritable massacre de Palestiniens lors du "Septembre noir" de 1970 et que l'armée syrienne et l'armée israélienne ont joué des rôles complémentaires pour mettre au pas les réfugiés palestiniens au Liban ?
Arafat ne représentait pas véritablement les intérêts des masses pauvres de Palestine, à la fois parce que sa politique nationaliste n'ouvrait pas une perspective plus vaste d'union entre les travailleurs et les classes opprimées de toute la région et parce qu'il faisait plus confiance au soutien des grands de ce monde qu'à celui de son propre peuple.
Mais Arafat était devenu le symbole d'une révolte et d'un combat. Et c'est ce symbole-là qu'on a voulu enterrer, au sens propre comme au sens figuré du terme, ce 12 novembre 2004, à Ramallah.
13 novembre 2004
Évacuer Gaza pour continuer l'oppression
Il a suffi que Sharon décide de s'orienter vers un retrait unilatéral des colonies juives de la bande de Gaza et de quatre colonies isolées situées au nord de la Cisjordanie, pour que ce général d'extrême droite passe aussitôt pour un homme de paix.
L'administration américaine qui jusqu'à présent le soutient de façon quasi inconditionnelle, de même que les gouvernements européens dont plusieurs s'affirmaient pourtant critiques à l'égard de la politique de Sharon, ont tous loué son geste. Le ministre français des Affaires étrangères, Michel Barnier, en visite officielle à Jérusalem, a même trouvé Sharon "courageux" pour s'être décidé à prendre le chemin de la paix.
En Israël, c'est la gauche qui a pris sa défense et l'a soutenu face à une droite et une extrême droite hostiles. Pérès, le principal représentant du Parti travailliste, lui a offert les voix de son parti, sans lesquelles Sharon n'aurait pu faire passer son plan à la Knesset. Le nouveau parti Yahad (ex-Meretz) qui se situe à la gauche des travaillistes lui a aussi donné un soutien, tandis que Haaretz, considéré comme un quotidien de gauche, tressait des lauriers au "leader courageux" qui mérite "soutien et estime pour son initiative de désengagement".
Fort de tous ces soutiens, Sharon a donc pu constituer à la Knesset une majorité qui lui permette de se passer des appuis traditionnels de son propre camp. Et finalement son plan de retrait a été approuvé par 67 députés contre 45 et sept abstentions. Seuls 23 députés du Likoud (le parti de Sharon) ayant suivi leur chef, la majorité s'est donc réalisée avec l'appui des voix du parti laïque Shinouï, qui participe à l'actuelle coalition gouvernementale, et surtout grâce aux voix des partis de gauche. La majorité des députés arabes israéliens se sont quant à eux abstenus, ne voulant pas cautionner une politique qui, sous couvert du retrait du plus petit des territoires occupés, vise en fait à pérenniser la colonisation sur une bien plus grande partie de la Cisjordanie.
Ainsi, pour ne pas avoir su, ni surtout voulu s'opposer à la colonisation, ni même évacuer Gaza alors que cette éventualité est envisagée depuis des années, la gauche israélienne en est venue à soutenir sans la moindre critique un général d'extrême droite. Cela peut paraître paradoxal mais souligne en fait une réelle identité politique entre ces deux courants du sionisme qui ont mené et mènent toujours des politiques semblables, en particulier vis-à-vis des Palestiniens. Si Sharon a été jusqu'à présent considéré en Israël comme étant l'ami des colons dont il a favorisé l'implantation, le travailliste Pérès peut, lui, être considéré comme un de leurs pères, puisque c'est sous un gouvernement où il était ministre de la Défense que se créa Kadumim, la première colonie juive en Cisjordanie.
Certains commentateurs ont évidemment fait un rapprochement entre la politique de Sharon et celle de Bégin, lui aussi un homme de la droite israélienne, qui avait en 1978 évacué le Sinaï occupé depuis 1967 et où avait été favorisée l'implantation de plusieurs colonies juives. Seulement, outre le fait que le Sinaï est un désert, ce qui n'est pas le cas de la bande de Gaza, au contraire très peuplée, l'évacuation s'était alors faite après qu'un accord avait été conclu avec le gouvernement égyptien. Sharon en revanche n'entend pas ouvrir des pourparlers avec quelque autorité palestinienne que ce soit. C'est même de façon unilatérale qu'il décide de se retirer de Gaza, avec comme avantage pour le gouvernement israélien (c'est du moins ce qu'il considère) de ne pas réengager des pourparlers qui, s'ils avaient lieu, ne pourraient se limiter au seul avenir de Gaza.
C'est dans cette optique qu'il faut d'ailleurs comprendre les déclarations de Dov Weisglass, un des principaux collaborateurs de Sharon, qui expliquait : "Le plan de désengagement, pour nous, cela n'a jamais été autre chose qu'une opération visant à geler le processus de paix. En gelant le processus de paix, nous empêchons l'avènement d'un État palestinien, et toutes les discussions sur les réfugiés, les frontières et Jérusalem. Pratiquement tout ce projet qu'on appelle l'État palestinien, avec ce que cela implique, a été rayé sine die de l'ordre du jour". Et ce Weisglass concluait : "Ce désengagement c'est vraiment un flacon de chloroforme. Il nous apporte la dose de chloroforme suffisante pour qu'aucun processus politique ne soit engagé avec les Palestiniens".
Continuant la comparaison entre Sharon et Bégin, il y a tout de même un point sur lequel leur politique respective s'accorde, c'est sur leur volonté affichée de ne pas évacuer la Cisjordanie. En 1978, Bégin affirmait : "Il n'y aura jamais en Cisjordanie une autre armée que celle d'Israël, jamais un autre État ne sera créé en Cisjordanie". De son côté, Sharon enfonce le même clou en déclarant au moment où il présentait son plan d'évacuation de Gaza : le retrait "renforcera l'emprise israélienne sur d'autres territoires". Et pour que les choses soient bien claires, il est écrit en préambule du plan de désengagement : "Il n'y aura pas de peuple juif dans la bande de Gaza. Cependant, il est évident que la Judée et la Samarie (dénomination israélienne de la Cisjordanie), demeureront des zones faisant partie intégrante de l'État d'Israël". C'est dire que le gouvernement israélien ne fait que se débarrasser de quelques implantations comptant tout au plus 8 000 colons (7 000 à Gaza et un millier en Cisjordanie), de surcroît très difficiles et coûteuses à défendre, pour mieux assurer sa main-mise sur la plupart de celles situées en Cisjordanie. Sharon a ainsi annoncé noir sur blanc la perpétuation de l'occupation et de la colonisation, c'est-à-dire la poursuite de la guerre sans fin entre les deux peuples.
Une prison à ciel ouvert
La bande de Gaza est un des deux territoires palestiniens, avec la Cisjordanie, occupés par Israël. Sa petite surface qui n'excède pas 370 km5, abrite 1,3 million de Palestiniens, auxquels il faut ajouter un peu plus de 7 000 colons israéliens.
Après avoir été pendant longtemps partie intégrante de la Palestine sous mandat britannique, Gaza passa en 1949 sous administration égyptienne, sans être annexée. En 1956, suite à l'expédition franco-britannique de Suez à laquelle le gouvernement israélien s'était joint, le territoire fut une première fois occupé pendant quelques mois par Israël, avant d'être rendu à l'Égypte. Ce ne fut qu'en 1967, après la guerre des Six-Jours, qu'Israël réoccupa Gaza, pour un temps fort long cette fois. En 1978, lorsque furent signés les accords de Camp David entre Israël et l'Égypte, l'autonomie de la bande de Gaza fut vaguement évoquée pour être aussitôt oubliée. En guise d'autonomie les colonies se développèrent pour finalement accaparer le tiers de la surface du territoire ; et ainsi, sur environ 120 km5 vivent quelques petits milliers de colons, alors que bien plus d'un million de Palestiniens s'entassent sur 250 km5. En décembre 1987, fut déclenchée à Gaza la première Intifada. Six ans plus tard, les accords d'Oslo signés entre Israël et l'OLP, aboutirent à l'installation en juillet 1994 de l'Autorité palestinienne qui est censée "contrôler" 70 % du territoire de Gaza. La seconde Intifada qui débuta en septembre 2000, en Cisjordanie cette fois, s'étendit rapidement à Gaza, entraînant en représailles de nombreuses destructions et un nombre important de victimes palestiniennes. À Gaza, l'intervention israélienne fut terrible et elle continue d'ailleurs à faire son lot de victimes. Le port et l'aéroport de la ville, financés par l'Union européenne, ont été détruits, ainsi que des villages entiers. Des centaines de maisons ont été rasées et la population est constamment assaillie ou bombardée.
Certains observateurs estiment que pour chaque colon résidant dans la bande de Gaza, il y aurait trois, voire quatre soldats nécessaires à leur protection. Une telle situation est aberrante, et c'est d'ailleurs pourquoi le projet de retrait de Gaza a déjà été envisagé et discuté à plusieurs reprises, aussi bien dans les milieux de la droite que de la gauche gouvernementale.
Ce sont des ruines que l'armée israélienne laissera derrière elle après son départ qui, au mieux, n'interviendra pas avant la fin de l'année 2005, c'est-à-dire pas avant un an. Le désengagement devrait avoir lieu par étapes. Seraient d'abord concernés trois petits îlots difficiles à défendre. Puis viendrait le tour des deux grands blocs de colonies, l'un situé au sud du territoire, l'autre au nord. L'adoption du plan ne garantit pas son application pleine et entière puisqu'il est précisé que le gouvernement devra prendre de nouvelles décisions pour chacune des phases d'évacuation prévues. Les maisons des colons doivent en principe être détruites, seuls les écoles et autres édifices publics pourraient être remis intacts aux Palestiniens
À supposer que toutes les colonies soient réellement évacuées, le plan de Sharon prévoit que l'armée "se redéploiera à l'extérieur mais demeurera dans la zone frontalière entre la bande de Gaza et l'Égypte". Cette zone est celle où l'armée israélienne s'est employée depuis deux ans à détruire les habitations pour en faire un no man's land dans lequel elle pourra manœuvrer tout à son aise. Après son retrait, l'armée continuera à contrôler les frontières terrestres, les côtes ainsi que l'espace aérien de la bande de Gaza, si bien que les Palestiniens resteront totalement dépendants d'Israël pour leurs relations avec le reste du monde. Et puis, les militaires israéliens se réservent également le droit de lancer des opérations de représailles s'il venait l'idée aux Palestiniens de s'opposer à leurs geôliers.
Comme le soulignait dernièrement Mahmoud Abbas, un des dirigeants de l'OLP, tout ce que le gouvernement israélien offre aux Palestiniens c'est "une prison entourée par une zone tampon, dont la clé reste entre leurs mains et sans accès à la Cisjordanie".
Une situation catastrophique
Que ce soit sous les gouvernements de droite ou ceux de gauche, la situation des Palestiniens n'a cessé de se détériorer, et ce sur tous les plans. Un rapport sur la situation alimentaire dans les Territoires occupés commandé par l'ONU est des plus édifiants. Les autorités israéliennes viennent d'ailleurs de demander que le rapporteur soit dessaisi, tant le contenu de son enquête les gêne.
Les Territoires palestiniens, et en particulier la bande de Gaza, sont frappés par une malnutrition grave. Les chiffres publiés dans ce rapport en donnent un aperçu. Plus de 22 % des enfants de moins de cinq ans souffrent de malnutrition. Ils n'étaient "que" 7,6 % en 2000. Près de 15,6 % des enfants de moins de cinq ans souffrent d'anémie aiguë qui aura pour beaucoup d'entre eux des effets dommageables et permanents sur leur développement futur. La consommation de nourriture a chuté de plus de 30 % par tête. La moitié des foyers palestiniens ne peut avoir qu'un seul repas par jour. Près de 60 % des Palestiniens vivent aujourd'hui dans une situation de pauvreté aiguë (75 % à Gaza et 50 % en Cisjordanie). Pour se nourrir, la moitié des Palestiniens est totalement dépendante de l'aide internationale... quand elle leur parvient. Cette accumulation de chiffres pourrait encore être poursuivie qui montrerait une dégradation permanente des conditions de vie de millions de femmes et d'hommes.
Alors qu'au dire de la Banque mondiale l'économie palestinienne était naguère caractérisée par des revenus "moyens", aujourd'hui les niveaux relevés la rapprocheraient plutôt des pays pauvres subsahariens. Toujours d'après la Banque mondiale, la crise alimentaire serait due aux multiples entraves aux déplacements et autres bouclages qui bloquent toute l'activité économique. À cela, il faut évidemment ajouter les vols de terres pour l'extension des colonies israéliennes, la construction des routes réservées et autres murs ; sans oublier les multiples destructions en guise de représailles, parfois individuelles, souvent collectives et qui concernent les demeures privées, les équipements collectifs ou les moyens de production.
Les vols et destructions des terres palestiniennes
Ces confiscations de terres, ces vols ou ces destructions d'infrastructures et autres ressources palestiniennes, ont atteint un niveau sans précédent, privant par là même les Palestiniens du nécessaire, en dessous duquel la vie devient extrêmement difficile.
C'est par milliers d'hectares que des terres leur sont volées. Il suffit d'un ordre d'expropriation émanant d'un ministère, le plus souvent du ministère de la Défense, décrétant que la terre convoitée est désormais "terre d'État", ou "nécessaire aux besoins militaires" ou "d'utilité publique", pour qu'aussitôt l'armée puisse intervenir et vider une rue, un quartier, une quelconque zone de tous ses habitants. Les Palestiniens expulsés sont informés qu'ils peuvent percevoir des compensations, mais seuls quelques-uns d'entre eux ont les moyens de payer les services d'avocats capables - et encore pas toujours - d'obtenir des dédommagements. Ce ne sera évidemment pas le cas pour les colons israéliens qui devront peut-être quitter Gaza. Pour eux, les dédommagements seront fixés bien longtemps à l'avance et il semble d'ores et déjà que leur montant sera substantiel.
La barrière dite de "sécurité", autrement mieux nommée "le mur de l'apartheid" qui, une fois terminée, séparera totalement Israël des territoires palestiniens est construite en zone palestinienne et permettra à Israël d'annexer une surface équivalant à environ 15 % de l'actuelle Cisjordanie. Les vols de terres palestiniennes ne s'arrêtent pas là. Bien d'autres ont lieu, qui pour être moins médiatisés n'en sont pas moins permanents.
Et ainsi, on assiste à une dépossession du peuple palestinien, essentiellement en matière de terres agricoles. De grandes surfaces de terres sont saisies en vue de la construction de colonies, de zones industrielles, de zones militaires fermées et de routes réservées aux colons. Les Palestiniens étant quant à eux confinés dans des villes et des villages aux alentours toujours plus restreints et séparés les uns des autres.
Et lorsque les terres palestiniennes ne sont pas purement et simplement annexées, elles sont parfois détruites par mesure de rétorsion collective. Selon le Centre national palestinien d'information, entre septembre 2000 et la fin du mois de mai 2003, l'armée israélienne a arraché et détruit près de 2,5 millions d'oliviers et plus d'un million d'agrumes et autres arbres fruitiers. De plus, 296 serres maraîchères ont été détruites, 2 000 routes et chemins carrossables ont été défoncés, tandis que d'autres étaient bloqués au moyen de blocs de béton et levées de terre.
Dans cette région relativement aride, la répartition et donc la consommation de l'eau est très inéquitable. Bien que trois nappes phréatiques importantes soient situées dans le sous-sol des Territoires palestiniens occupés, la plus grande part de ce bien est distribuée en Israël et dans les colonies. Les statistiques des consommations quotidiennes d'eau par personne indiquent que durant l'année 2002, les Palestiniens en ont consommé 70 litres, toutes activités confondues, alors que chaque Israélien, tant en Israël que dans les colonies, en a consommé 350 litres. Et encore, il ne s'agit là que de moyennes. C'est dire que de très nombreux Palestiniens souffrent d'une pénurie d'eau. À cette répartition inégalitaire, il faut ajouter les multiples destructions qui rendent encore plus difficile l'accès à l'eau pour les Palestiniens. Le Groupe palestinien d'hydrologie a enregistré qu'entre juin 2002 et février 2003, près de 600 puits ont été détruits ou fortement endommagés, tout comme 42 camions-citernes et 9 128 réservoirs d'eau sur les toits des maisons palestiniennes.
Bouclages et autres entraves aux déplacements
Ce sont aussi les entraves aux déplacements imposées aux Palestiniens qui rendent leur vie insupportable. Non seulement ils sont privés de leur liberté de mouvement, mais par là même de bien d'autres droits : droit à l'alimentation, droit à l'enseignement, droit à la santé, etc.
L'économie s'est presque totalement effondrée. Les Palestiniens sont nombreux à ne pas pouvoir se rendre quotidiennement sur leurs lieux de travail, ni parfois simplement aller chercher de quoi se nourrir ou se soigner. Car les bouclages ne font pas seulement obstacle aux déplacements entre les zones palestiniennes et Israël, mais aussi entre les zones situées à l'intérieur des Territoires palestiniens. Les routes sont fermées entre pratiquement toutes les villes et les villages, au moyen de checkpoints ou encore au moyen de blocs de béton, de murs ou de profondes tranchées. Un trajet qui ne devrait prendre que quelques minutes, exige aujourd'hui des heures... quand toutefois il est possible.
Tout Palestinien doit détenir un permis y compris pour se déplacer d'une ville cisjordanienne à une autre. Et ces permis sont souvent refusés sans aucune explication. Quant aux déplacements entre les Territoires et Israël, ils sont devenus quasiment impossibles pour un Palestinien. Les permis de travail et de déplacement ayant été supprimés, plus de 120 000 postes de travail auparavant occupés par des Palestiniens en Israël ont été perdus pour eux. Les seuls travaux qui leur soient encore offerts se trouvent surtout dans la zone industrielle d'Erez, au nord de la bande de Gaza, et dans la construction du mur !
Concernant les marchandises, leurs mouvements sont contrôlés au moyen du système dit "dos à dos". Ce système consiste à décharger les camions d'un côté du checkpoint, pour ensuite recharger leur contenu sur d'autres camions, de l'autre côté du checkpoint. Vu la multitude de checkpoints en Cisjordanie et à Gaza, cette mesure augmente non seulement le coût du transport mais le ralentit considérablement, au point qu'il n'est pas rare de voir des denrées alimentaires pourrir au soleil.
À cause de tous les barrages et autres entraves à la circulation, les restrictions d'eau deviennent de plus en plus préoccupantes. Les camions-citernes transportant l'eau sont souvent bloqués par l'armée, privant d'eau certaines agglomérations durant parfois plusieurs jours. Aux dires d'un rapport de l'ONU, ce fut le cas pour le village de Beit Furik près de Naplouse, qui n'a pas reçu d'eau durant neuf jours consécutifs car aucun camion-citerne n'a été autorisé à y pénétrer. La situation est particulièrement préoccupante dans 280 communes rurales des Territoires qui ne disposent pas de puits et qui ne sont pas raccordées aux réseaux d'eau potable, et donc qui dépendent entièrement de l'eau livrée par les camions. Le prix de l'eau ainsi acheminée a d'ailleurs augmenté de 80 % depuis septembre 2000 en raison de la hausse des coûts de transport.
"Il est bien difficile de se faire une représentation de l'expérience humiliante vécue par un Arabe méprisé qui doit ramper, des heures durant, sur les routes défoncées et bloquées qui lui sont assignées" : ces mots ont été écrits par Avraham Burg qui, en tant qu'ancien président de la Knesset, doit savoir de quoi il parle.
Un mur, des murs
Le nom de Sharon restera attaché au mur de séparation, bien que ce ne soit pas lui qui en ait eu l'idée. Les premières discussions concernant la construction du mur commencèrent sous le gouvernement du travailliste Barak. À l'époque, une partie de la droite et de l'extrême droite, en particulier sa composante religieuse, était hésitante voire hostile à la construction d'un mur de séparation qui, coupant en deux Eretz Israël (la terre d'Israël en hébreu), formaliserait en quelque sorte la séparation et donc l'abandon de terres bibliques aux Palestiniens.
Le mur est une énorme barrière surveillée et électrifiée, qui prend par endroits l'aspect d'une grille et sur d'autres parties l'aspect d'un mur en béton de plus de huit mètres de haut. Sur sa largeur il est constitué d'une série d'obstacles : une rangée de barbelés, le mur ou la barrière proprement dite, un fossé, de nouveau des barbelés et du côté israélien une route pour les patrouilles militaires. S'enfonçant parfois profondément à l'intérieur de la Cisjordanie, le mur annexe de facto des terres appartenant à des Palestiniens qui se trouvent ainsi coupés de leurs champs ou de leurs puits, et parfois totalement emprisonnés par ledit mur.
D'après une organisation israélienne de défense des droits de l'homme, trente six communes où vivent 72 000 personnes vont être séparées de leurs terres. Quatre-vingt dix communes (128 500 personnes) seront presque totalement encerclées par le tracé du mur, qui annexera aussi à Israël la plus grande partie de la nappe phréatique occidentale fournissant plus de 51 % de l'eau de la Cisjordanie. Enfin, le mur va isoler 97 centres de premiers soins et onze hôpitaux des populations qu'ils desservent aujourd'hui.
Le mur ne devrait pas seulement s'ériger à l'ouest de la Cisjordanie mais aussi à l'est, avant la frontière avec la Jordanie. Le rapport de l'ONU déjà cité confirme qu'une seconde phase est programmée qui ferait passer le mur au milieu de la Cisjordanie, ce qui permettrait à Israël d'annexer la vallée du Jourdain. Tous ces plans sont discutés très publiquement en Israël. En mars 2003, dans un article publié par le journal israélien de droite Yediot Ahronot, il était écrit : "Ce mur emportera près de la moitié de la superficie restante de l'État palestinien à venir (...). Les Palestiniens seront assignés à résidence dans une sorte de couloir étiré, et il est clair que cette sorte de cage ne pourra à coup sûr que mettre les esprits en ébullition encore plus que ce n'est aujourd'hui le cas".
Le mur qui une fois terminé devrait être long d'environ 700 kilomètres (aujourd'hui 200 kilomètres sont construits) est en fait l'expression concrète d'une volonté d'isoler la population palestinienne au sein de véritables "bantoustans" proche-orientaux, certains estimant qu'à terme il pourrait être créé cinq cantons/bantoustans palestiniens discontinus, d'autres estimant qu'il n'y en aurait que trois.
Pour l'heure la Cisjordanie se présente comme un territoire totalement zébré par des murs et autres barrières de toute sorte. Murs protégeant les colonies israéliennes et les routes réservées qui y mènent, murs isolant les villes et les villages palestiniens. À l'intérieur même de certaines villes palestiniennes, des murs dont la raison n'est pas toujours évidente, sont érigés. C'est par exemple le cas à Abou Dis et à Sawahreh. À Abou Dis, la ville est coupée en deux, sans qu'aucun passage ne soit aménagé. La police israélienne permet aux gens d'escalader ce mur et de passer par-dessus s'ils en sont physiquement capables. Une ville entière escalade ainsi le mur pour aller à l'école, à l'hôpital, faire des courses ou encore aller au travail !
Paradis pour patrons israéliens
Lorsque furent signés les accords d'Oslo en 1993, il avait été prévu que plusieurs parcs industriels seraient installés le long de la Ligne verte. Ce plan ne vit pas vraiment le jour. Aujourd'hui, seules deux zones industrielles fonctionnent plus ou moins bien : une ancienne située à Erez qui emploie 4 500 travailleurs palestiniens et une autre plus récente près de Tulkarem en Cisjordanie où travaillent 500 Palestiniens.
Avec la construction du mur, les projets de parcs industriels sont de nouveau à l'ordre du jour, et publiquement discutés. Ehoud Olmert, le ministre israélien de l'Industrie, du commerce et de l'emploi, en est un chaud partisan et clame que "les zones industrielles résoudront à la fois le problème du chômage palestinien et celui du coût élevé de la main-d'œuvre pour les industriels israéliens qui délocalisent actuellement en Extrême-Orient". Et pour bien convaincre ses auditeurs, un haut fonctionnaire du même ministère insistait : "Pourquoi pensez-vous que la zone industrielle d'Erez est encore attrayante pour 200 usines, qui sont restées là en dépit des attaques terroristes ? Le motif le plus important est le bas salaire des travailleurs : environ 1 500 shekels, comparé aux 4 500 shekels de salaire minimum en Israël. De plus, les employeurs n'y sont pas soumis à la législation du travail d'Israël".
D'autres raisons encore, d'ordre environnemental par exemple, pourraient aussi pousser les patrons israéliens à investir aux abords du mur. Geshuri est une usine spécialisée dans les pesticides et autres produits chimiques. Jusqu'en 1985, elle se trouvait près de la station balnéaire israélienne de Nétanya. Après les plaintes répétées des habitants de cette ville, l'usine a été transférée près de Tulkarem, une grande agglomération de Cisjordanie où elle est restée, bien que l'Autorité palestinienne ait maintes fois demandé son déménagement. Bien des patrons israéliens pourraient, comme celui de Geshuri, être tentés de déplacer certaines de leurs usines vers des zones où les lois environnementales israéliennes ne s'appliqueraient pas.
Il n'y a pas que des Israéliens qui se montrent intéressés par des parcs industriels. Des patrons palestiniens sont aussi sur les rangs, dont certains ont déjà acheté des terres sur lesquelles ils projettent de construire de telles zones, en sachant fort bien que la sécurité devra obligatoirement être assurée par Israël. Ces projets, dont certains sont déjà bien avancés, ne font pas l'unanimité côté palestinien. Certains s'y opposent ouvertement en expliquant : "Ces projets n'ont pas fonctionné pendant la période qui a suivi les accords d'Oslo, et ils ne marcheront pas plus maintenant. Il s'agit de maquiller l'horrible réalité. Ces hommes d'affaires palestiniens ne s'inquiètent pas du chômage de leurs concitoyens ; ils s'inquiètent du leur. Ce plan ne se comprend que d'un point de vue israélien : parce qu'il consolidera l'apartheid, dans lequel les Palestiniens ne peuvent être qu'un peuple d'esclaves".
"Un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être un peuple libre"
Voilà la réalité de la politique menée par Sharon, qui, de façon plus brutale, est celle qui a été menée depuis des décennies par tous les gouvernements qui se sont succédé, qu'ils aient été de droite ou de gauche. Le retrait israélien de Gaza et le démantèlement des colonies juives qui s'y trouvent s'inscrivent dans ce cadre et ne sauraient être un geste d'apaisement à l'égard des Palestiniens, ni signifier une quelconque volonté des gouvernants israéliens de répondre favorablement à leurs revendications nationales. D'ailleurs, rien dans le plan de retrait voté ni dans ses préambules ne le prétend ; au contraire même.
Dans ces conditions, présenter le plan de Sharon comme pouvant contenir une once de volonté de paix est une véritable escroquerie qu'ont allègrement acceptée, non seulement les gouvernements occidentaux mais aussi l'opposition israélienne, qui finalement se reconnaît dans la politique de Sharon et dans ce qu'elle a de néfaste vis-à-vis des Palestiniens. Et le fait qu'aujourd'hui l'opposition radicale (ou du moins qui se prétend telle) qui se fait le plus entendre en Israël soit celle d'une frange importante de l'extrême droite, notamment religieuse, n'augure rien de bon pour l'avenir de la population de ce pays.
Mais il existe aussi en Israël des hommes et des femmes, sensibles à l'humiliation et à la misère des Palestiniens, qui osent dire publiquement leur désapprobation des politiques menées. Ceux qui sont porteurs de cette opposition sont certes très minoritaires mais ils sont les seuls à avoir le courage de résister aux fortes pressions qui s'exercent sur eux. Leur existence a été publiquement révélée quand des jeunes, appelés à faire leur service militaire, ou bien même des réservistes, ont refusé de servir dans les Territoires occupés. Ces hommes et ces femmes sont peu nombreux mais ce sont eux qui représentent un espoir pour l'avenir, surtout si certains d'entre eux s'engagent dans le combat pour l'émancipation de tous les travailleurs, qu'ils soient israéliens ou palestiniens.
Cela serait d'autant plus possible que la population israélienne est elle aussi une victime. Elle connaît le chômage, la hausse des prix et les projets d'austérité qui prévoient pour 2005 des coupes importantes dans les budgets sociaux, ainsi que des compressions de personnel dans la fonction publique ; et ce, malgré toutes les aides financières de l'État américain sans lesquelles la politique israélienne ne pourrait être menée. Le budget annuel des colonies par exemple engloutit 533 millions de dollars, soit plus de la moitié de l'aide civile américaine. Et puis surtout, c'est dans sa chair que souffre la population israélienne, obligée non seulement de vivre depuis des décennies un doigt constamment appuyé sur une gâchette, mais laissant surtout au fil des ans des milliers de morts sur l'autel d'une politique coloniale.
Si les choses ne s'inversent pas, la politique continue de répression à l'égard des Palestiniens renforcera de plus en plus non seulement le rôle de l'armée mais aussi les éléments les plus réactionnaires en son sein. Le poids des religieux y est déjà en constante progression, au point que des unités entières sont aujourd'hui créées sur des bases très particulières. Afin de permettre aux étudiants de yeshivas (écoles religieuses juives) de servir dans l'armée sans interrompre leurs études, ils ont droit à une importante autonomie. Ces étudiants sont théoriquement sous l'autorité de l'armée, mais en pratique ils sont tout aussi soumis, si ce n'est plus, à leurs rabbins. Si les ordres des officiers et les directives des rabbins venaient à se contredire, la grande majorité des étudiants-soldats obéirait sans aucun doute aux rabbins. C'est là certainement une des situations qui a fait dire à la presse israélienne qu'une partie de l'armée pourrait refuser le retrait des colonies de la bande de Gaza.
Israël, toujours présentée comme la seule démocratie de tout le Proche et Moyen-Orient ne l'a en fait jamais été pour les Palestiniens, ni même pour les Arabes israéliens. Cette absence de démocratie est non seulement inscrite dans les faits mais aussi très nettement dans la législation. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la nationalité israélienne n'existe pas. Dans ce pays, tout en étant citoyen israélien, on est de nationalité différente : juive, druze, circassienne, bédouine ou arabe. À cette distinction concernant la nationalité sont attachés des droits différents entre les Juifs et les autres, et en fait essentiellement entre les Juifs et les Arabes. Les Arabes israéliens sont donc "légalement" des citoyens de seconde zone ayant à subir maintes lois discriminatoires : la loi du retour (1950) fondée sur la définition rabbinique du Juif qui est autorisé à immigrer de plein droit en Israël, d'où qu'il vienne ; la loi relative aux biens des absents (1950) qui dispose que toute terre abandonnée par ceux qui ont été contraints de fuir pendant la guerre de 1948-1949 devient la propriété de l'État d'Israël ; les lois interdisant aux Arabes qui ne reconnaissent pas le caractère juif de l'État israélien de participer aux élections, etc. En tout, il y aurait dix-sept lois impliquant une discrimination à l'égard des citoyens arabes.
Dans de telles conditions, nul ne peut prédire que les quelques aspects démocratiques qui existent en Israël, et dont bénéficient surtout les Juifs, ne finiront pas par disparaître au profit d'un pouvoir soit militaire, soit toujours plus théocratique, soit des deux. Et cette menace sera des plus réelles tant que se maintiendra l'oppression de la population palestinienne, tant que ne sera pas reconnue l'égalité entre les deux peuples, qui passe par la reconnaissance du droit à l'existence nationale pour les Palestiniens et des possibilités égales de développement pour les deux peuples.
9 novembre 2004