Italie - Attaques contre les retraites et loi du travail esclavagiste

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Novembre 2003

Allongement à 40 ans de la durée de cotisations exigée pour partir en retraite, âge de la retraite porté à 65 ans, entrée en vigueur de la loi 30/2003 organisant la déréglementation du marché du travail ; en cet automne 2003, le gouvernement Berlusconi n'est pas en panne de projets visant, suivant le langage à la mode dans la bourgeoisie de tous les pays, à "réformer " la société dans le sens d'une profonde régression des conditions de travail et d'emploi.

Il s'agit en effet de lourdes attaques contre les travailleurs, auxquelles les organisations syndicales ne ripostent que très mollement. La loi 30/2003 n'a entraîné comme réponse qu'une journée d'action symbolique, et il en est de même du projet gouvernemental sur les retraites, auquel a répondu, le 24 octobre, une grève générale de quatre heures à l'appel de l'ensemble des organisations syndicales, mais sans que celles-ci précisent quelle suite elles entendent donner à l'action. Et le gouvernement Berlusconi est d'autant plus à l'aise dans ses projets que ceux-ci s'insèrent dans une situation préparée avant lui par des gouvernements de gauche qui, eux non plus, n'ont pas été avares de ces prétendues " réformes " en réduisant les droits des travailleurs et en paralysant leurs réactions.

Retraites : de la réforme Amato aux réformes Dini, puis Berlusconi

En fait, la première attaque contre le système de retraite des travailleurs date de 1992. Le gouvernement socialiste de Giuliano Amato adopta alors une série de mesures comportant l'élévation graduelle de l'âge de la retraite, une révision à la baisse de leur mode de calcul et la remise en cause de leur réévaluation en fonction de l'inflation. Puis, le premier gouvernement Berlusconi, en 1994, lança à son tour un projet de réforme des retraites qui déclencha, à l'automne de cette année-là, une série de grèves et de manifestations. Son gouvernement fragilisé, sa majorité divisée, Berlusconi dut finalement démissionner fin 1994, à peine six mois après s'être installé au gouvernement et sans avoir pu mener à bien cette attaque contre les retraites. Un nouveau gouvernement fut mis en place sous la présidence d'un de ses ministres, Dini. Il bénéficiait cette fois de l'appui de la gauche et en particulier du PDS (Partito democratico della sinistra - Parti démocratique de la gauche), l'ex-Parti communiste alors soucieux de fournir des preuves de sa responsabilité et de ses aptitudes de parti de gouvernement.

Ainsi début 1995, quelques mois après la chute de Berlusconi, une " réforme Dini " du système des retraites voyait le jour, substantiellement semblable à celle que Berlusconi avait échoué à imposer. Mais cette fois elle bénéficiait de l'approbation du PDS et des organisations syndicales, qui déclaraient qu'il s'agissait d'une " bonne réforme ", simplement parce que Dini bénéficiait de leur soutien et s'était prêté aux négociations avec les dirigeants syndicaux. L'affaire des retraites devint ainsi l'occasion pour cette gauche de gouvernement de démontrer que, grâce à son attitude de défense responsable des intérêts de la bourgeoisie, elle était un facteur de paix sociale, alors que la droite berlusconienne au pouvoir pouvait être un facteur d'affrontement et de tensions.

Le résultat de ce tour de passe-passe, en tout cas, fut une détérioration des conditions dans lesquelles les travailleurs purent prendre leur retraite. Le montant des retraites versées aux travailleurs était désormais calculé non plus en référence aux derniers salaires versés, mais en référence à l'ensemble des cotisations versées au cours de la carrière salariée. Au lieu de pensions de l'ordre de 80 % du dernier salaire, les retraités ne touchaient plus désormais que 60 à 70 % de celui-ci. L'âge de départ à la retraite et le nombre d'années de contribution exigé étaient relevés progressivement. Mais l'État et le patronat atteignaient leur but, qui était de diminuer la charge représentée pour eux par les retraites des travailleurs.

Enfin, en 1996, après l'intermède du gouvernement Dini, de nouvelles élections amenèrent au Parlement une majorité de gauche. Salué par les représentants les plus autorisés du grand capital, un gouvernement de centre-gauche fut mis en place, avec à sa tête le démocrate-chrétien Romano Prodi, comportant une majorité de ministres PDS et bénéficiant même de l'appui du Parti de la refondation communiste (PRC), c'est-à-dire de la fraction de l'ancien Parti communiste Italien qui, au contraire du PDS, avait choisi de maintenir son appellation " communiste ". Puis en 1998, le retrait du soutien du PRC à Prodi fut l'occasion d'une scission de ce parti et d'une crise gouvernementale qui amena cette fois au gouvernement le principal dirigeant du PDS, Massimo D'Alema.

Les cinq ans de gouvernement du centre-gauche, de 1996 à 2001, devaient se révéler particulièrement néfastes pour les travailleurs. Ils furent marqués par la politique d'austérité visant à réduire le déficit de l'État pour se soumettre aux critères du pacte de stabilité européen, par le blocage des salaires, par le lancement du " paquet Treu " - du nom du ministre du Travail d'alors -, série de mesures instaurant une déréglementation du marché du travail sous prétexte de soutenir l'emploi, et par les déclarations triomphales de D'Alema devant un parterre de patrons, affirmant que désormais c'en était fini en Italie du poste de travail fixe. Ce furent aussi la déliquescence croissante des services publics, la dégradation rapide des conditions de travail et de vie des masses populaires, l'appauvrissement de couches entières de la société tandis que les profits patronaux explosaient de façon indécente. Et c'est dans un climat de rancœur et de désillusion au sein des couches populaires que la coalition des partis de droite dirigée par Berlusconi put gagner les élections du printemps 2001. Ce magnat de l'audiovisuel, symbole de l'enrichissement facile d'un patronat sans scrupule, revenant au pouvoir renforcé et triomphant, pouvait en remercier cette gauche de gouvernement qui, pendant cinq ans, avait chanté les louanges de l'entreprise, du marché et du profit et si bien préparé son retour.

Cependant, instruit sans doute par l'expérience cuisante de son premier gouvernement de 1994, Berlusconi se montra d'abord relativement prudent. Et s'il se lance aujourd'hui dans une nouvelle attaque contre les retraites, c'est d'une part sous la pression du patronat qui estime les conditions favorables pour diminuer encore les frais que celles-ci peuvent représenter, mais aussi parce qu'il a pu se persuader que les confédérations syndicales ne se livreront qu'à une opposition symbolique.

L'attitude de celles-ci, depuis l'installation de son gouvernement en 2001, ne comporte en effet rien qui puisse vraiment faire craindre à Berlusconi de voir se renouveler l'automne mouvementé de 1994. On a pu le voir, justement, dans leur façon de répondre à ce qui fait l'autre volet de l'offensive gouvernementale : la déréglementation du marché du travail.

L'affaire de " l'article 18 "

Pourtant, le 23 mars 2002, la CGIL, principale confédération syndicale italienne, organisait à Rome une manifestation monstre. On parla de trois millions de personnes rassemblées ce jour-là, et même si le chiffre était certainement surévalué, cela ne diminuait en rien le succès de cette manifestation. Il témoignait à la fois de la capacité de mobilisation de la CGIL et de la sensibilité d'une grande partie des travailleurs au thème qui inspirait la manifestation : la lutte contre la précarisation croissante du travail.

La manifestation avait pour but la défense de l'article 18. Cet article de loi, inclus dans le " statut des travailleurs " de 1970 qui sert de référence à une grande partie des lois sociales, interdit les licenciements abusifs et oblige l'employeur, dans les entreprises de plus de quinze salariés, à réintégrer le salarié mis à la porte sans raison reconnue valable. L'article 18 était depuis longtemps dans la ligne de mire d'un patronat avide de pouvoir licencier sans entrave, et donc dans celle du gouvernement Berlusconi après avoir été d'ailleurs dans celle des gouvernements de centre-gauche.

On vit cependant le secrétaire de la CGIL, Sergio Cofferati, faire preuve d'un radicalisme soudain, dont la CGIL, en plus de vingt ans de politique de concertation ouverte avec la bourgeoisie, avait plus que déshabitué ses troupes. Cofferati proclama qu'il ne laisserait pas toucher à l'article 18 et que la CGIL irait pour cela jusqu'à la grève générale, y compris si les deux autres grandes centrales, la CISL et l'UIL, ne s'y ralliaient pas. Les participants à la manifestation du 23 mars purent entendre le discours d'un Cofferati transformé en défenseur des droits de tous les travailleurs et de la jeunesse menacée de précarisation. Et le 16 avril suivant eut lieu une journée de grève générale, à laquelle se rallièrent cette fois la CISL et l'UIL qui ne voulaient pas être en reste après le succès de la manifestation.

Pourtant, les limites de la détermination de la CGIL étaient déjà visibles, ne serait-ce que dans les objectifs mis en avant. Car si Cofferati dénonçait justement la précarisation et la flexibilité croissantes des conditions de travail - auxquelles la CGIL avait pourtant contribué en donnant son aval au paquet Treu adopté sous le gouvernement Prodi -, la défense de l'article 18 ne recouvrait que partiellement cette question.

Car depuis longtemps déjà, l'article 18 était devenu plus un symbole qu'une réalité. Les patrons italiens avaient, avec l'appui des gouvernements, multiplié les moyens de le tourner, ne serait-ce qu'en multipliant au sein d'une même entreprise les statuts différents de travailleurs. Les travaux de nettoyage, ou par exemple de chargement et de déchargement, étaient confiés à des " coopératives ". Les membres de celles-ci n'étaient plus, sur le papier, que des associés et non des salariés, payés 20 ou 30 % moins cher que ceux de l'entreprise elle-même. Des pans entiers des entreprises étaient détachés de celles-ci et, sans que les travailleurs concernés changent de poste de travail, transformés en entreprises sous-traitantes, parfois même considérées comme relevant d'une autre branche professionnelle et donc dépendant d'une autre convention collective. Certains travailleurs qualifiés étaient incités à se transformer en travailleurs autonomes, payés forfaitairement mais devant ensuite acquitter eux-mêmes leur TVA et leurs charges sociales. Des " contrats de formation-travail " étaient institués, permettant d'employer des jeunes travailleurs à l'essai pendant un an ou deux ans en bénéficiant d'aides de l'État. Tout cela sans parler du recours au travail noir, depuis longtemps massif dans certaines régions et notamment dans le Sud.

Enfin, ce fut le paquet Treu, en 1997, qui institua le travail intérimaire, jusqu'alors non autorisé officiellement en Italie car contraire aux dispositions de la loi interdisant le " marchandage " et toute intermédiation sur le marché de la main-d'œuvre. Une première brèche était ainsi faite dans cette loi. En même temps, toujours sous prétexte d'aider l'emploi, il multipliait les possibilités pour les entreprises d'embaucher en dérogation aux conventions collectives, le tout avec l'accord des partis de gauche - alors au gouvernement - et des organisations syndicales.

Dans ces conditions, lancer la lutte contre la précarisation croissante du travail autour de la seule question de l'article 18, alors que nombre de travailleurs n'étaient déjà plus protégés par celui-ci, revenait à ne poser qu'une partie du problème.

En juillet 2002, patronat et gouvernement signaient un accord séparé avec les confédérations UIL et CISL. L'article 18 était suspendu " à titre d'essai " pour les entreprises qui auraient, en embauchant, franchi le seuil de quinze salariés à partir duquel il s'appliquait. La CGIL se refusa à signer l'accord mais se garda bien d'ouvrir une autre perspective aux travailleurs qui, pourtant, avaient répondu en si grand nombre à la mobilisation du printemps 2002. Cofferati terminait d'ailleurs son mandat de secrétaire général de la CGIL à l'automne 2002. Son successeur à la tête de celle-ci, Guglielmo Epifani, assura l'enlisement définitif de la lutte pour l'article 18 dans des journées d'action sans lendemain.

L'opération Cofferati et le référendum de juin 2003

Cofferati, cependant, se préoccupait de son avenir politique. Après des années passées à mener, à la tête de la CGIL, une politique de capitulation devant les exigences patronales, les journées du 23 mars et du 16 avril lui avaient forgé à bon compte l'image d'un leader syndical soucieux des droits des travailleurs. Il s'employa dès lors à faire fructifier ce capital. Il déclara d'abord qu'il n'avait aucune ambition et demandait seulement à reprendre son poste originel de technicien chez Pirelli à Milan avant, quelques mois plus tard, de tenter d'apparaître comme un dirigeant possible de la gauche au cas d'un retour de celle-ci au gouvernement, et finalement de se porter candidat du centre-gauche à la mairie de Bologne. L'accès de radicalisme de Cofferati débouchait ainsi sur une piteuse opération politicienne.

À cette opération s'en ajoutait une autre. Le Parti de la refondation communiste, lui aussi, faisait de l'article 18 un cheval de bataille. Utilisant la loi qui permet, en Italie, de se faire le promoteur d'un référendum sur un article de loi à condition de recueillir pour cela 500 000 signatures à l'échelle nationale, il lançait une campagne pour un tel référendum, demandant l'extension de l'article 18 à l'ensemble des entreprises, y compris celles de moins de quinze salariés.

Le lancement d'un tel référendum valut à son principal initiateur, le secrétaire du PRC Fausto Bertinotti, des louanges de toute la presse pour " l'habileté " de la manœuvre. En effet, au moment où Cofferati tentait de se donner l'image d'un possible leader de la gauche, plus préoccupé des questions sociales que ses prédécesseurs, Bertinotti le doublait en quelque sorte sur sa gauche. Il mettait Cofferati, et d'ailleurs tous les dirigeants de la gauche, au pied du mur. Ils ne pouvaient soutenir le " oui " à l'extension de l'article 18 à l'ensemble des entreprises sans se déconsidérer aux yeux de l'ensemble du patronat en tant que possibles candidats au gouvernement de la bourgeoisie. Mais ne pas soutenir le " oui " revenait à avouer, devant l'ensemble des travailleurs conscients, qu'ils renonçaient à défendre la revendication d'un emploi stable et non précaire.

Et en effet, une fois lancée la campagne pour le référendum, on vit les DS - Democratici di sinistra, les démocrates de gauche, nouvelle appellation du PDS - se diviser sur la question pour finir par ne pas donner de consigne de vote, et le prétendu défenseur des droits des travailleurs Cofferati déclarer " à titre personnel " qu'il ne voterait pas " oui ", comprenez qu'il s'abstiendrait. La CGIL elle-même, après bien des tergiversations, finissait par appeler à voter " oui ", mais du bout des lèvres et en se gardant bien de s'engager dans une véritable campagne pour la victoire du " oui ". En fait, de la gauche gouvernementale à la droite, chacun finissait par estimer que l'abstention était le meilleur parti à prendre pour assurer l'échec du référendum, celui-ci devant pour être valable atteindre 50 % de participation.

Pour ce qui était de mettre en difficulté ses concurrents, en les mettant au pied du mur et en dévoilant leurs ambiguités, la manœuvre référendaire de Bertinotti pouvait donc mériter le qualificatif de " géniale " que lui décerna une partie de la presse. Mais elle ne l'était que d'un point de vue politicien, et pas du tout du point de vue de la défense des intérêts des travailleurs.

Au fond, elle n'était que le pendant de l'opération de Cofferati, en tendant elle aussi à déplacer la bataille contre les licenciements et la précarité du terrain des manifestations et de la lutte au terrain électoral. Soumettre une question concernant l'intérêt de classe des travailleurs à un référendum de l'ensemble des électeurs revient à rendre ceux-ci arbitres de leurs droits. Ainsi l'ensemble des patrons et des couches petites-bourgeoises, qui peuvent fort bien être majoritaires dans l'électorat, peuvent décider " démocratiquement " qu'il est normal d'exploiter les travailleurs sans leur reconnaître aucun droit.

Une expérience précédente a laissé un souvenir cuisant dans la classe ouvrière : en 1984, alors que les travailleurs se mobilisaient contre la décision du gouvernement Craxi de remettre en cause le mécanisme d'échelle mobile garantissant les salaires contre l'inflation, la CGIL trouva le moyen de dévier l'aspiration à la grève générale contre Craxi en un recours au référendum. Le référendum dit " des quatre points d'échelle mobile " eut donc lieu... et se traduisit par une approbation majoritaire de l'électorat à cette attaque du gouvernement contre les salaires des travailleurs. Par sa manœuvre, la CGIL avait non seulement torpillé la grève générale, mais permis aux électeurs bourgeois et petit-bourgeois de donner une sanction " démocratique " à l'amputation des salaires ouvriers.

Cela n'empêcha pas les dirigeants de Refondation communiste, n'ayant cure de cette expérience passée, de se replier à leur tour sur une opération référendaire. Ils recouraient à ce vieux procédé, depuis longtemps mis à toutes les sauces par les forces politiques en mal d'initiatives, parce qu'ils étaient incapables de proposer une réelle perspective de lutte aux travailleurs. Au lieu d'expliquer à ceux-ci que tout était d'abord affaire de rapport de forces et que, même en cas de victoire au référendum, en l'absence d'un tel rapport de forces la bourgeoisie aurait trouvé tous les moyens de tourner la loi comme elle le fait depuis des années ; au lieu de dire que les travailleurs doivent avant tout compter sur la force qu'ils représentent dans les usines et dans la rue ; au lieu de tenter de s'appuyer sur le courant affirmé dans les manifestations du 23 mars et du 16 avril pour tenter de développer les luttes ouvrières et d'inverser le rapport de forces en faveur des travailleurs, les dirigeants du PRC ne trouvaient rien d'autre à proposer qu'une de ces opérations électoralistes dont la gauche italienne est spécialiste, aux côtés de bien d'autres, il est vrai.

Car le véritable objectif de Bertinotti dans cette opération n'était pas la défense d'un droit ouvrier, mais la compétition avec ses concurrents au sein de la gauche en vue des prochaines alliances électorales pour proposer une alternative au gouvernement Berlusconi. On le vit au lendemain du référendum. Celui-ci déboucha sur un échec en ne recueillant que 25,7 % de participation, sans atteindre donc le quorum des 50 % nécessaires. Mais il y eut tout de même une large majorité de " oui " (87,3 %), puisque tous ses adversaires avaient plutôt choisi la tactique de l'abstention, et l'on vit Bertinotti déclarer triomphalement qu'il fallait " repartir des 11 millions de " oui " " qui s'étaient exprimés dans les urnes. Et il ne s'agissait évidemment pas, pour Bertinotti, de " repartir " pour la lutte, mais bien d'obliger ses partenaires possibles au sein de la gauche à tenir compte du rôle de trouble-fête possible de Refondation communiste en lui faisant une large place.

L'opération est sans doute réussie du point de vue de Bertinotti si l'on en juge par les négociations en vue des prochaines alliances électorales à gauche, dans lesquelles les DS et leurs partenaires semblent prêts à faire une place au PRC et même à lui réserver des postes de ministres. Mais, du point de vue de la défense des droits des travailleurs, elle a contribué elle aussi à mener dans l'impasse la mobilisation commencée en mars 2002 avec la manifestation de Rome. Et le gouvernement Berlusconi l'a bien compris, estimant qu'il pouvait se lancer dans une nouvelle déréglementation du travail sans craindre d'avoir à affronter des réactions, des manifestations ou des grèves.

La loi 30/2003 ou le bon vouloir des patrons

La loi 30/2003, entrée en vigueur au mois de septembre, n'a plus besoin de s'en prendre à l'article 18 : elle institue tout simplement les mille et une manières de le tourner par de " nouvelles formes de travail " qui sont un bel échantillonnage de l'inventivité des patrons quand il s'agit de réduire leurs employés à l'état de travailleurs serviles, sans droits et sans garanties. On y trouve en effet :

- Le " travail à l'appel ". Celui-ci consiste, en échange d'une modeste indemnité, à se déclarer disponible pour un employeur. Le travailleur doit répondre à tout moment à l'appel du patron, si celui-ci a besoin de lui. Ainsi l'employeur peut disposer de main-d'œuvre quand il en a besoin, en ne lui payant qu'une indemnité dérisoire dans les périodes de moindre production où il la laisse à la maison.

- Le " travail en couple ", ou " job sharing " dans le langage des patrons italiens qui aiment bien recourir aux anglicismes pour donner un vernis moderne à ce qui n'est qu'un retour au dix-neuvième siècle, consiste en un contrat pour un seul poste de travail - et un seul salaire -, mais engageant deux personnes : si l'une est malade, c'est l'autre qui doit la suppléer. Les problèmes d'absentéisme sont ainsi résolus au moindre coût. Et bien sûr, du point de vue de l'article 18 et du seuil de quinze salariés à partir duquel il s'applique, les deux travailleurs du " job sharing " ne comptent que pour un.

- Le " staff leasing ", ou location de main-d'œuvre, est autorisé, ôtant au recours au travail intérimaire les limites de temps qu'il comportait. On pourra désormais être intérimaire à temps indéterminé : les employeurs pourront avoir parmi leur personnel un volant permanent d'intérimaires, sans même avoir à interrompre leur contrat tous les six mois... mais sans que ceux-ci aient plus de garanties pour autant.

- Le " travail sur projet " institue des " collaborateurs " embauchés en fonction d'un " projet " ou déclaré tel, pour le temps de ce projet. Au terme de celui-ci, ils perdent leur emploi sans aucun droit. Le contrat de " projet " comporte d'ailleurs la déclaration qu'il s'agit d'un travail autonome et non dépendant, et donc la renonciation par avance à tout recours contre l'employeur. Mais rien ne limite l'employeur, par exemple, dans la définition d'un poste de travail comme un " projet ", donc à temps déterminé... même s'il se répète régulièrement tous les mois ou tous les jours.

- La cession de branches d'entreprises est facilitée. Il suffira maintenant, par exemple pour séparer juridiquement un atelier ou un secteur du reste de l'entreprise, de démontrer qu'ils disposent d'une " autonomie fonctionnelle " par rapport à celle-ci. C'est la porte ouverte à la fragmentation des entreprises en petites unités formellement indépendantes, permettant aux patrons de descendre en dessous des seuils sociaux - notamment celui des quinze salariés de l'article 18.

- La loi permet l'institution de bureaux d'embauche privés, supprimant le monopole de l'État en la matière et la loi interdisant le " marchandage " et les intermédiaires sur le marché de la main-d'œuvre. C'est réinstaurer le " caporalat ", supprimé notamment au terme des luttes des ouvriers agricoles, par lequel un intermédiaire se chargeait de fournir de la main-d'œuvre à un employeur, en prenant au passage sa rémunération et en ne laissant aux travailleurs employés qu'une paye misérable.

- Enfin, d'autres dispositions de la loi suppriment les obstacles au travail à temps partiel ou, au contraire, au recours aux heures supplémentaires.

La loi 30/2003, on le voit, restera sans doute célèbre comme un véritable catalogue des désirs patronaux et comme un retour en arrière de cent ans en matière de conditions d'embauche des travailleurs. La passivité des organisations syndicales n'en est que d'autant plus choquante, à peine un an et demi après la grève générale pour la défense de l'article 18.

Salaires à la traîne

C'est le très bourgeois quotidien Corriere della sera qui constatait le 5 novembre, dans une enquête, la perte générale de pouvoir d'achat des salariés : alors que l'inflation est devenue plus sensible, notamment après l'introduction de l'euro, les salaires n'augmentent pas, même pour ceux qui ont un emploi stable et sans même parler des salaires de misère versés aux travailleurs précaires des différents statuts. Le journal estimait ainsi à 9,2 % la perte de pouvoir d'achat du salaire ouvrier entre 2000 et 2003, et à 13,2 % la perte de pouvoir d'achat des employés.

Réduire les salaires, en fait c'est bien là le principal objectif recherché par la bourgeoisie italienne. Cet objectif est sans doute commun à toutes les bourgeoisies, mais c'est une habitude de la bourgeoisie italienne de chercher à maintenir, par rapport à ses concurrentes d'Europe, l'avantage de salaires relativement plus bas. Traditionnellement, elle atteignait cet objectif par les dévaluations successives de sa monnaie, dites " dévaluations compétitives ", qui entraînaient la faiblesse chronique de la lire. L'institution de la monnaie commune européenne ne permet plus le même jeu, alors les patrons italiens se servent d'autres moyens pour imposer une baisse des salaires réels.

Les arguments avancés pour justifier l'augmentation de l'âge de la retraite et de la durée de cotisations pour celle-ci sont les mêmes que partout ailleurs, en France notamment. Mais pas plus qu'en France ou ailleurs, il ne s'agit d'imposer réellement la présence des ouvriers au travail jusqu'à 65 ans, alors que les patrons les en expulsent bien avant car ils ne les estiment plus assez productifs. Il s'agit d'imposer une baisse des retraites effectivement versées.

Une bataille est également en cours autour du TFR, le traitement de fin de rapport, autrement dit la " liquidation ", indemnité versée aux travailleurs qui quittent une entreprise mais qui, tant qu'ils sont membres de l'entreprise, est versée sur un fonds spécial géré par les employeurs. Les compagnies d'assurance, les organismes patronaux et même les organismes syndicaux se disputent pour s'approprier la gestion de ces fonds qui feraient ainsi office de fonds de retraites complémentaires. En fait, par le biais du TFR ou de façon directe, il s'agit d'introduire un système de fonds de pension, en obligeant les travailleurs à s'imposer une cotisation supplémentaire s'ils veulent bénéficier d'une retraite correcte, une retraite dont ils n'auraient même pas la garantie et qui serait soumise aux aléas des marchés financiers. Bien des retraités américains, chez Enron ou d'autres, en ont déjà fait l'amère expérience.

L'attaque contre les retraites, la loi déréglementant le marché du travail, la baisse des salaires réels, s'insèrent dans un ensemble. Les gouvernants italiens s'en sont pris de façon systématique aux travailleurs, démantelant ce que l'on appelle en Italie " l'État social " - sécurité sociale, retraites, santé, services publics - et les protections et les acquis obtenus par les travailleurs en des décennies de luttes. Les débuts de cette offensive remontent à plus de vingt ans, vingt ans durant lesquels les gouvernements ont été plus souvent des gouvernements de centre-gauche, ou bénéficiant du soutien des partis de gauche, que des gouvernements de droite. Le plus souvent, c'est l'appui ouvert apporté par les confédérations syndicales à cette entreprise de démolition qui a contribué à démoraliser les travailleurs et à stopper leurs réactions, le tout accompagné de l'idéologie prétendument " moderniste " véhiculée par les principaux dirigeants de la gauche, en particulier ceux de l'ex-Parti communiste. Devenus PDS, puis simplement DS, ceux-ci ont prêché les vertus des lois du marché et de la déréglementation, voire du contrat de travail " individuel " et " autonome ", comme si celui-ci pouvait être librement choisi. En fait, ils allaient surtout au-devant des désirs du patronat, tout en lui garantissant la paix sociale et finalement en ouvrant largement la voie à Berlusconi et à ses compères d'extrême droite.

Renverser le rapport de forces

Aujourd'hui, parmi les dirigeants des partis de gauche, la concurrence est serrée pour savoir qui sera en tête de celle-ci et qui apparaîtra comme une alternative à Berlusconi si la coalition que celui-ci dirige s'avère déconsidérée dans l'électorat. Mais aucun ne s'engage à restaurer les droits des travailleurs battus en brèche durant toutes ces années. Et pour cause : ce serait s'en prendre à ce qui, en vingt ans, a été l'œuvre commune des partis de gauche et des dirigeants syndicaux, autant sinon plus que celle des partis de droite aujourd'hui au pouvoir.

Les dirigeants de la gauche se bornent à espérer que, d'ici aux prochaines échéances électorales, le gouvernement Berlusconi se sera suffisamment discrédité et aura provoqué suffisamment de mécontents pour qu'il y ait un retour de balancier électoral les ramenant aux affaires. C'est peut-être ce qui se produira, même si ce n'est pas sûr. Mais de toute façon les travailleurs n'ont rien à espérer d'un éventuel retour au pouvoir de cette gauche qui ne renie en rien sa politique passée.

Ce que la situation met de nouveau à l'ordre du jour pour la classe ouvrière, c'est la lutte pour des droits élémentaires dont elle est progressivement privée : le droit à un emploi et à un salaire décents, la protection contre les licenciements et le chômage, le droit à la santé, le droit à une retraite correcte. Elle ne peut compter les obtenir des habituelles concertations autour du tapis vert entre patrons, gouvernement et confédérations syndicales. Celles-ci sont préoccupées d'abord de leurs intérêts d'appareil et soucieuses de montrer leur esprit de responsabilité vis-à-vis de la bourgeoisie, quand ce n'est pas de servir de tremplin politique à des dirigeants en mal de carrière. Depuis vingt ans et plus, leur politique de " concertation " a consisté à entériner, pas à pas, les reculs que la bourgeoisie voulait imposer aux travailleurs. Et malheureusement, le poids représenté par les confédérations, l'importance de leur appareil, en ont fait des instruments particulièrement efficaces pour contrôler et paralyser les réactions de défense de la classe ouvrière.

Pour stopper la dégradation de la condition ouvrière qui continue depuis vingt ans, c'est une riposte générale qu'il faut mettre à l'ordre du jour. Mais un nouveau rapport de forces ne pourra se construire que dans des luttes, sur le lieu de travail et dans la rue, qui soient décidées à aller au-delà des journées rituelles orchestrées par les confédérations. Il faudra des grèves qui s'étendent d'une usine à l'autre, d'un secteur économique à un autre et qui convergent sur des objectifs communs ; il faudra des manifestations qui effacent les limites entre travailleurs précaires et non précaires, entre travailleurs ayant un emploi et chômeurs ; il faudra des luttes dans lesquelles les travailleurs réapprennent à décider, à se diriger eux-mêmes et à trouver les moyens de dépasser, à un moment ou à un autre, les multiples barrages mis par les appareils bureaucratiques.

Les travailleurs italiens ont souvent montré, à l'occasion de manifestations comme celle du 23 mars 2002 et d'autres, quelle force ils peuvent représenter à l'échelle du pays. Ils ont plus que les moyens de renverser à leur profit un rapport de forces que, depuis des années, le patronat a fait évoluer en sa faveur, et d'inspirer à celui-ci une peur salutaire.