Si l'arrêt des bombardements et le départ de l'armée serbe du Kosovo constituent évidemment un énorme soulagement pour toutes les populations de la région, le bilan de l'intervention militaire impérialiste dans les Balkans pour lequel les dirigeants des grandes puissances se sont congratulés parce qu'elle a apporté la démonstration qu'ils sont les maîtres de la région, ce bilan est bien loin d'être positif pour les peuples. Car, qu'ont apporté les bombardiers américains, français et autres aux populations du Kosovo et de la Serbie, et que leur laissent-ils en guise d'avenir ?
Les militaires occidentaux entrant au Kosovo ont posé aux grands libérateurs, mais après avoir semé la mort et des destructions sans nombre pendant leurs 79 jours de bombardements. L'opération était censément destinée à venir en aide à la population kosovare albanaise, mais elle n'a rien empêché : elle n'a pas empêché près d'un million d'albanophones d'être chassés de chez eux par la pire violence, leurs maisons d'être brûlées, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants d'être massacrés.
Ce sont l'armée et les bandes nationalistes serbes qui ont commencé à tuer et mettre le feu. Mais les bombardements de l'OTAN ont facilité, accéléré et amplifié la mise en oeuvre de l'"épuration ethnique", Milosevic renforçant sa dictature à la faveur de cette agression par les grandes puissances. L'entreprise criminelle du pouvoir de Belgrade en a été aidée, facilitée, sur le plan politique. Les bombardements de l'OTAN, en Serbie comme au Kosovo, ont inévitablement fait basculer, par réflexe patriotique, par sentiment de solidarité, bien des Serbes qui n'étaient pas nécessairement, spontanément, des ultras anti-albanais.
Les destructions provoquées par les bombardements se sont, en outre, ajoutées aux dégâts des bandes armées pour transformer le Kosovo en champ de ruines.
Le bilan est un bilan de catastrophe.
Les porte-plume de la bourgeoisie s'émerveillent devant cette guerre "propre" gagnée par l'OTAN sans avoir perdu un seul homme (dans les combats, s'entend). Le choix de la guerre aérienne avait été motivé, en effet, par la préoccupation de perdre le moins de militaires possible côté OTAN, afin de ne pas inquiéter l'opinion publique des puissances occidentales. Mais, finalement, la guerre aérienne a fait peu de dégâts du côté de l'armée serbe. C'est une armée conservant de gros moyens et n'ayant pas vécu une déroute qui a quitté le Kosovo le 20 juin. Le chef d'état-major français des armées a estimé qu'environ le tiers (seulement) du potentiel militaire serbe a été mis hors service. Au fil des jours, ces estimations sont même révisées en baisse. Aux dernières nouvelles, quelques dizaines de chars serbes seulement auraient été détruits. Habileté de l'état-major serbe, qui a parsemé le Kosovo de leurres en carton ? Peut-être. Mais surtout, l'OTAN n'avait nullement pour objectif de détruire l'armée serbe, seulement de l'affaiblir pour amener Milosevic à composer.
Les chefs de l'OTAN savent ce qu'ils font, ils savent que cette armée comme l'armée croate, qu'ils renforcent par ailleurs, seront les garants de l'ordre impérialiste dans la région à l'avenir, leurs relais face aux peuples.
Guerre de terreur contre les peuples, en revanche, avec les bombardements intensifs pendant deux mois et demi, qui ont tué et détruit, non pas sans discernement mais en prenant de plus en plus pour cibles délibérées (ou alors, que peuvent signifier les éloges de matériels militaires sophistiqués, les bombes guidées par laser, etc. ?) des hôpitaux, des écoles, des trains de voyageurs, des convois de réfugiés, etc.
Guerre de destruction économique d'un pays, la Serbie, dont toute l'infrastructure n'existe plus et qui est ramenée plusieurs décennies en arrière.
Certains ont parlé à propos de cette guerre d'expédition punitive de grande ampleur. Ce ne sont pourtant pas Milosevic et sa bande qui sont punis, mais les peuples de Serbie, collectivement, pour le "crime" du dictateur de Belgrade de ne plus convenir aux bandits en chef de l'impérialisme, et ceux du Kosovo qu'on était censé venir aider !
Aujourd'hui que la guerre est finie, les Kosovars exilés ont pu commencer à revenir chez eux. Pas tous, loin de là, mais, pour ceux qui y parviennent, combien y retrouvent leurs familles ou leur entourage décimés, leurs maisons démolies par les bombes, brûlées ou pillées, leur cheptel, leurs moyens d'existence détruits, et sans la moindre perspective matérielle pour sortir de leur dénuement ? Combien rentreront pour laisser leurs membres ou leur vie dans des champs truffés de mines ?
Et par là-dessus, parmi les facteurs d'aggravation du sort des peuples légués par l'intervention impérialiste, un des pires peut-être est le fait que, loin d'atténuer les ressentiments et les préjugés entre Albanais et Serbes, elle les a empirés au contraire, transformés souvent en haine, a exacerbé les désirs de vengeance et le désespoir. Dans les deux sens, maintenant que les Serbes du Kosovo sont à leur tour forcés de partir.
Ils paient pour les exactions des milices et des paramilitaires qui ont entraîné certains d'entre eux, ils paient aussi pour la position (relativement) privilégiée qu'ils occupaient dans la société kosovare du fait de la politique de ségrégation instaurée par Milosevic dans la province. Ils ont été largement manipulés et utilisés par les politiciens, les bandes de tueurs et le pouvoir serbes, depuis des années. Et ils en sont aujourd'hui les victimes à leur tour (d'autant que le pouvoir de Belgrade ne semble absolument pas désireux d'accueillir ces nouveaux réfugiés).
Mais, comment, sous les bombardements de l'OTAN, et aujourd'hui sous l'occupation militaire occidentale, beaucoup ne rejetteraient-ils pas la responsabilité de leur malheur sur le dos de leurs voisins albanais puisque, officiellement, c'est au nom des Kosovars albanais que cela se fait ?
En tout cas, les haines ethniques sciemment attisées par Milosevic et l'extrême droite serbe, l'intervention militaire occidentale non seulement n'a pas pour conséquence de les diminuer et tel n'était évidemment pas son but mais au contraire elle a enrichi le terreau sur lequel elles croissent, et fait le jeu des forces nationalistes les plus extrémistes, dans un camp comme dans l'autre. L'intervention et ses suites leur donnent les coudées franches, accroissent leur crédit auprès de populations privées d'espoir.
Dans cette situation de paix précaire, la position des partisans de la cohabitation entre les peuples ne s'en trouve pas améliorée, au contraire.
Cette paix n'apporte même pas aux populations kosovares le droit de disposer d'elles-mêmes. Le Kosovo reste sous la domination de la Serbie, sous le contrôle de forces d'occupation étrangères.
Déjà, les propositions d'accord des grandes puissances à Rambouillet, acceptées à l'époque par les représentants du mouvement nationaliste albanais et dont le rejet par Milosevic a servi de prétexte au déclenchement des bombardements, refusaient aux Kosovars l'indépendance, ou le rattachement à l'Albanie, et les maintenaient sous la domination de la Serbie, tout en exigeant la démilitarisation de l'UCK.
A l'issue de la guerre, aucune organisation albanaise n'a été ne serait-ce qu'associée (en tout cas, publiquement) à l'accord patronné par le G8 et l'ONU, accord encore en retrait par rapport à Rambouillet puisqu'il n'y est question que d'une "autonomie" pour le Kosovo, sans même la promesse primitive d'une consultation de la population au bout de trois ans. De ce point de vue, la caution de l'ONU n'a vraiment rien changé à l'affaire, et la durée du protectorat militaire des grandes puissances sur un Kosovo divisé en zones d'occupation, est laissée indéterminée...
Elles font, y compris sur ce plan, la démonstration qu'elles n'entendent absolument pas que quelque organisation albanaise que ce soit soit partie prenante dans les choix décisifs.
Sur le terrain, on a bien vu que, au fur et à mesure de l'entrée des soldats de la KFOR sur le territoire du Kosovo, les dirigeants occidentaux se préoccupaient surtout de ne pas laisser de vide du pouvoir, que les forces de l'UCK auraient pu mettre à profit. Ils n'envisagent de ne leur laisser que la part de pouvoir qu'ils auront décidé de leur laisser.
Pour l'heure, il n'est pas possible de dire s'ils rencontreront une résistance sérieuse de ce côté, et s'ils ne vont pas se heurter, à terme, à l'aspiration de la population albanaise kosovare à se voir reconnaître un Etat indépendant.
Peut-être les réflexions de l'Américain Henry Kissinger dans Newsweek (21 juin) sont-elles significatives au moins des craintes que certains dirigeants américains peuvent nourrir à cet égard. Cet homme, se souvenant que, dans le passé, la longue domination des empires ottoman, d'une part, et austro-hongrois, de l'autre, sur les Balkans a été jalonnée par de multiples révoltes des peuples qu'ils opprimaient, manifeste son souci devant le risque que les USA finissent par être considérés dans ce coin des Balkans comme "l'équivalent moderne des empires ottoman et autrichien" et par se trouver embarqués dans "une série interminable de conflits prévisibles, voire face à une guérilla". Car, explique-t-il, "Après tout ce que ses membres [de l'UCK - NDLR] et la population du Kosovo ont enduré pendant la campagne d'épuration ethnique, ils ne pourront concevoir de demeurer à l'intérieur de la Serbie". Le risque et l'ironie de la situation seront donc que "Nous nous trouverons dans la position d'avoir combattu dans le camp des Albanais pour leur autonomie et de devoir peut-être nous opposer à eux (ou peut-être même d'avoir à les combattre) sur la question de leur indépendance...", "Nous sommes non seulement en voie, imperceptiblement, de prendre la place des empires ottoman et autrichien dans les Balkans, mais avec le temps, il se pourrait que nous soyons confrontés à la même hostilité qu'eux de la part des populations locales".
L'idée même du droit des peuples du Kosovo à déterminer eux-mêmes leur avenir est chaque jour davantage piétinée. C'est peu de dire que rien n'est réglé.
Les bombardiers sont partis, l'armée serbe s'est repliée en Serbie, emportant dans ses bagages certains des bandits reconnus comme "criminels de guerre", mais les sources potentielles de nouveaux drames, elles, sont toujours là, comme les populations. En quoi les responsables occidentaux et leurs va-t-en-guerre pourraient-ils prétendre avoir favorisé l'ouverture de perspectives d'avenir, après cette guerre ? Certainement pas, répétons-le, sur le terrain des divisions inter-ethniques, où leur action n'a fait que jeter des tonnes d'huile sur le feu. Mais elle a pour autre résultat d'aggraver dans des proportions inouïes le problème fondamental, qui est à la racine du malheur des peuples balkaniques, à savoir la pauvreté généralisée de cette partie de l'Europe et le développement inégal entre ses régions, avec le terrain de choix qu'ils fournissent aux démagogies.
La pauvreté, voire le sous-développement, et les inégalités de développement qui l'accompagnent, résultent elles-mêmes des décennies de pillage économique que les impérialismes ont fait subir à cette région, et des guerres à répétition engendrées par cette situation dans le passé. Que dire de la guerre et des destructions qu'ils viennent de lui infliger ! Le niveau de vie du Kosovo était déjà très bas, très inférieur même à celui de la Serbie ; aujourd'hui, c'est de survie qu'il s'agit. Et nul n'osera prétendre qu'avoir détruit économiquement la Serbie constitue un progrès, non plus qu'avoir enfoncé plus que jamais dans la misère la plupart des pays voisins...
Les dirigeants occidentaux se gargarisent maintenant avec leurs projets de "plan de stabilité" et de "programmes de reconstruction" pour l'Europe du sud-est. Mais nul n'ignore ce que cela signifie de leur part : une nouvelle aubaine pour offrir aux Bouygues, Alcatel, Vivendi, de toutes les grandes puissances de nouvelles sources de profits, avec les contrats de grands chantiers, dont on nous dira qu'ils sont destinés à alléger les souffrances des peuples.
Au bout du compte, c'est un rôle clair des armées impérialistes que de créer des têtes de pont au profit des intérêts capitalistes.
Sous le masque de la moralité, de la civilisation, et autres fariboles (ce n'est certes pas une nouveauté que les expéditions guerrières cherchent à se donner l'apparence de missions civilisatrices...), ce sont les diktats brutaux de la domination impérialiste qui s'imposent.
Pas plus dans la "paix" que dans la guerre, il n'y a de "bonne" politique (bonne pour les peuples, s'entend) à espérer de l'impérialisme. Cela fait des décennies que l'impérialisme a engendré la situation inextricable que connaissent les Balkans, et il n'y a pas de bonne "solution" impérialiste susceptible de les en sortir et bien sûr, moins que tout autre celle d'une intervention militaire extérieure !
Ce sont les possédants, leurs politiciens et leurs appareils militaro-policiers qui, appuyés par leurs maîtres à la tête des grandes puissances, entraînent les peuples dans des guerres fratricides et stériles, qui les condamnent à la peur et à la haine, dans la spirale de la régression portée par les idéologies réactionnaires dont ils se servent. Ce sont eux, et les racines économiques et sociales de leur pouvoir, qu'il faut abattre et éradiquer.
Y compris pour jeter les bases d'une résolution harmonieuse des problèmes nationaux.
Sous la domination de l'impérialisme, toute apparence d'amorce de "solution" pour un peuple quelconque des Balkans se referme aussitôt comme un piège, au moins une menace, sur celui d'à côté. Il faut toute l'inhumanité de ce système pour que le mélange des populations soit, au lieu d'une richesse collective, le malheur de toute une région.
Et c'est pourquoi la seule possibilité d'une reconnaissance satisfaisante des droits nationaux et culturels des peuples résiderait dans leur libre fédération, sur la base de l'autodétermination et du respect de tous, dans le cadre d'une organisation de l'économie au service de la collectivité humaine. Mais autant dire que cette perspective ne pourra s'ouvrir que lorsque le prolétariat des Balkans aura retrouvé la conscience de ses intérêts de classe et des organisations politiques pour l'incarner. Et il ne pourra la retrouver qu'en s'opposant à l'emprise politique et à l'influence idéologique des bourgeoisies nationales et à celles des bourgeoisies impérialistes, même lorsque celles-ci prétendent intervenir au nom de la démocratie ou des droits de l'homme.