Avant même que la tempête boursière vienne souligner, au début septembre, la profondeur et la permanence de la crise financière internationale, une vague de fermetures d'entreprises avait déjà commencé à frapper l'industrie britannique.
Le numéro 22 du bimestriel britannique "Class Struggle" (septembre-octobre 1998) discute les faux prétextes qu'invoquent le patronat et le gouvernement travailliste pour justifier cette vague de licenciements. Nous en reproduisons ci-dessous des extraits qui décrivent l'ampleur des licenciements et leurs implications pour la classe ouvrière.
Du point de vue de la classe ouvrière, qui est le nôtre, la déclaration la plus significative est venue du CBI (Confédération de l'Industrie Britannique, équivalent du CNPF français. LDC). Celui-ci prévoit au moins 100 000 suppressions d'emplois supplémentaires dans l'industrie d'ici la fin 1999. Les dirigeants du CBI se gardent évidemment de trop noircir le tableau pour ne pas discréditer le discours optimiste de Blair. Ils ajoutent donc dans la foulée qu'il devrait y avoir autant de créations d'emplois dans les services. Mais leurs collègues du Chartered Institute of Purchasing and Supply (un autre organisme patronal) sont apparemment sceptiques : ils viennent de faire remarquer que la croissance du secteur tertiaire s'est encore ralentie en septembre, pour le cinquième mois consécutif ce qui veut dire que si nouveaux emplois il y a, ils ont peu de chances de venir de ce secteur.
Quoi qu'il en soit, pour les classes laborieuses, dont les revenus sont bien plus aléatoires et "flexibles" que ceux de Blair, la présente vague de licenciements et de fermetures d'entreprises ressemble certainement à s'y méprendre à une récession.
Au cours des derniers mois, le flot d'annonces de suppressions d'emplois est monté en force, surtout dans le Nord-Est où on estime qu'entre la mi-août et la mi-septembre un emploi disparaissait toutes les dix minutes. De la fermeture des usines de semi-conducteurs Siemens et Fujitsu (1 700 emplois supprimés au total), à celle imminente de l'usine de fabrication de grues de chantier Grove (670 emplois) ou encore de l'usine de chars Vickers à Leeds (650 emplois), pour ne citer que ces quelques exemples, les perspectives paraissent plutôt sombres.
Mais le Nord-Est n'est pas la seule région à être touchée, même si les médias lui accordent une attention particulière parce qu'on y trouve la circonscription de Blair ainsi que celle de son bras droit, le ministre du Commerce et de l'Industrie, Peter Mandelson. L'industrie automobile, par exemple, prévoit 15 000 suppressions d'emplois dans le secteur des pièces détachées. En juillet, Rover a annoncé 1 500 licenciements dans les Midlands et le Sud-Est (Depuis la parution de cet article, Rover a annoncé un train supplémentaire de 2400 suppressions d'emplois, à moins que les travailleurs du groupe consentent à de nouvelles mesures de flexibilité sans équivalent dans l'automobile britannique. LDC). Il y a aussi les 400 licenciements annoncés chez Molins, une usine de Peterborough qui fabrique des machines pour l'industrie du tabac ; les 500 suppressions d'emplois chez les fabricants d'ordinateurs Compaq et Digital ; et les 250 licenciements chez Blue Circle, qui a fermé deux de ses cimenteries à Plymouth et à Ipswich. A cette liste, il faut ajouter les suppressions d'emplois à British Steel (l'ancien monopole sidérurgique d'Etat, privatisé dans les années 1980. LDC)(2 400 cette année et 12 500 étalées sur les quatre années à venir) ; 4 000 emplois perdus cette année dans le textile ; 1 500 emplois supprimés par Cable and Wireless (Le n°2 de la communication téléphonique internationale. LDC) ; les 2 000 suppressions d'emplois entraînées par la fermeture de nombreux points de vente par AA, C&A, et MFI (AA est un réseau d'assistance automobile, C&A une chaîne de grans magasins et MFI une chaîne de supermarchés l'ameublement. LDC) ; et encore tant d'autres.
Rien qu'au cours des trois derniers mois, ce sont plus de 30 000 emplois industriels qui ont été supprimés, si l'on s'en tient aux seules informations publiées dans la presse, qui ne s'intéresse évidemment qu'aux grandes entreprises. Ces chiffres n'incluent pas, par exemple, les suppressions d'emplois qui en ont résulté dans la myriade de petites et moyennes entreprises sous-traitantes qui gravitent autour des grand groupes industriels. De même, il n'est pas difficile d'imaginer ce qu'est la situation dans le petit commerce de détail. Cela fait des mois que les journaux se plaignent de la "déception" causée par les ventes aux consommateurs. Si des chaînes comme C&A et MFI en sont à fermer des magasins, c'est sans doute qu'elles prévoient une chute supplémentaire de leurs ventes. Auquel cas, cela ne peut que signifier un grand nombre de suppressions d'emplois dans les petites et moyennes surfaces.
Et on n'a pas encore vu la fin de cette vague de suppressions d'emplois. A l'heure où nous écrivons, de nouvelles suppressions d'emplois sont annoncées tous les jours. On peut leur ajouter les plans de restructuration qui se préparent, suite aux récentes fusions de grandes entreprises, faisant planer la menace de milliers de suppressions d'emplois : par exemple, MSF (Le principal syndicat de techniciens et agents de maîtrise de l'industrie. LDC) prévoit que la fusion des géants de la pharmacie que sont Smithkline-Beecham et Glaxo- Wellcome devrait se traduire par une perte de 10 000 emplois en Grande- Bretagne ; la prise de contrôle d'Amoco, quatrième compagnie pétrolière américaine, par BP devrait, selon les experts, entraîner de 6 000 à 20 000 suppressions d'emplois ; quant à la fusion la plus récente, celle des divisions européennes de raffinage et de distribution de Shell et de l'américain Texaco, personne n'est en mesure d'estimer les dégâts qu'elle causera en terme d'emplois, mais ils seront sans doute importants.
Pas de déprime pour les profits
La principale raison avancée par les entreprises pour justifier les suppressions d'emplois, c'est la menace qui planerait selon elles sur leurs profits. Certaines entreprises, mais pas toutes, loin de là, peuvent effectivement se prévaloir d'une baisse de profits. Elles prétendent que, puisque leurs profits sont écornés par l'évolution défavorable de certains facteurs économiques, des suppressions d'emplois sont justifiées. Air bien connu : "si les profits baissent, il faut que les emplois diminuent". Les travailleurs sont censés accepter de tout perdre afin que les revenus confortables des actionnaires puissent rester au même niveau élevé ! Bien sûr, ce qu'on nous présente comme une nécessité économique n'est rien d'autre qu'un choix social. Par exemple, le fait d'exiger que les investissements continuent à "produire" du 20 % ou plus par an n'a rien d'une "nécessité économique". Verser des dividendes élevés aux gros actionnaires n'est pas non plus une "nécessité" : contrairement aux travailleurs, qui ne peuvent vivre décemment sans leur salaire, ces gros actionnaires pourraient très bien se passer de leurs dividendes !
Mais, pour commencer, les entreprises sont-elles réellement dans une passe si difficile ? Ce n'est sûrement pas le cas pour la majorité d'entre elles, et en particulier pas des entreprises britanniques qui, dans l'ensemble, continuent à faire des profits importants, supérieurs à ceux de leurs concurrents, grâce à des marges élevées, une fiscalité très légère et, surtout, grâce aux bas salaires. Comment, sinon, la Bourse de Londres aurait-elle pu se maintenir au niveau qui a été le sien cette année ? Pourquoi, sinon, aurait-elle été moins affectée que les Bourses des autres pays industrialisés par les récents chocs financiers ? Parce que l'économie britannique serait particulièrement florissante ? Mais les financiers n'achètent pas les actions en fonction de la santé économique d'une entreprise (santé qu'ils sont bien incapables d'évaluer, de toute manière), mais parce qu'ils comptent voir monter la valeur de ses actions. La bonne tenue de la Bourse de Londres signifie simplement que les principaux acteurs du marché boursier prévoient des profits élevés dans les entreprises britanniques. Et comme ces acteurs se recrutent eux-mêmes en grande partie dans les rangs du patronat britannique, ils devraient savoir de quoi ils parlent.
La richesse des entreprises est également soulignée par la hausse exceptionnelle des "gros" salaires. Depuis une dizaine d'années, les stock options offerts aux cadres dirigeants des entreprises et les énormes primes versées sur leurs fonds de pension sont devenus, pour les capitalistes, l'un des principaux moyens de se redistribuer des profits pléthoriques (remplaçant avantageusement la distribution de dividendes, qu'ils doivent partager avec un grand nombre d'autres "joueurs", c'est-à-dire les petits actionnaires et les investisseurs institutionnels). On peut dire que la variation des revenus que se réservent ainsi ces dirigeants d'entreprises reflète, plus ou moins fidèlement, les variations des profits et de la valeur boursière des entreprises.
L'importance de l'augmentation des salaires des directeurs est illustrée par le fait que leur montant global en arrive à peser sur les statistiques concernant le revenu moyen. Selon les chiffres officiels les plus récents, le revenu moyen des individus a augmenté de 5 % au cours de l'année écoulée. Mais l'Office National des Statistiques, qui calcule ce revenu moyen, a dû reconnaître lui-même que plus de la moitié de cette augmentation de 5 % est due à la seule hausse des revenus des dirigeants de sociétés, qui, eux, ont grimpé de 18 % au cours de la même période.
Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Ainsi, Sir Clive Thompson, président-directeur général de Rentokil (l'un des plus gros groupes de services et sous-traitance industrielle. LDC) et président du CBI - l'homme qui a déclaré au Guardian que le salaire moyen de son personnel n'atteignait que 8 727 livres par an (environ 6 900 F par mois) parce que c'était le niveau de "salaire exigé par la concurrence" - s'est octroyé une hausse de 18,3 %, qui a porté son salaire à 1,5 million de livres par an (1,2 million de francs par mois). L'augmentation la plus forte de l'année (soit 801,6 %) est allée à Don Tidey d'Associated British Foods, dont le salaire atteint 2,2 millions de livres par an (20,5 millions de francs). Selon la revue syndicale Labour Research, il y a au moins deux PDG dont les salaires dépassent les 100 millions de francs annuels, treize qui touchent entre 50 et 100 millions, et quatre cent dix, dans des entreprises privées et publiques, qui touchent plus de 5 millions de francs.
Parmi les entreprises qui paient leurs dirigeants le plus grassement, certaines se sont fait remarquer par l'ampleur de leurs suppressions d'emplois. Il y a, par exemple, Cable and Wireless, dont le PDG touche plus de 10 millions de francs par an, ou celui de Magnet Kitchens (Magnet Kitchens, qui fabrique des cuisines prêts à installer, est célèbre pour avoir licencié la totalité du personnel de sa principale usine de production à la sutie d'un débrayage sur les salaires. LDC) qui aura empoché, cette année, plus de 6 millions de francs. Ce n'est pas surprenant quand on sait que les entreprises qui ont supprimé le plus d'emplois ne montrent aucun signe de réelle faiblesse dans leurs profits, même si certaines d'entre elles ont de moins bons résultats que l'année dernière.
Prenons par exemple British Steel, qui supprime régulièrement des emplois depuis des années. Voilà une entreprise qui affiche année après année des profits annuels qui avoisinent les 10 milliards de francs. Il s'agit donc incontestablement d'une entreprise rentable. Tout au long de la présente "crise", elle a continué à verser les mêmes confortables dividendes à ses actionnaires. Qu'y a-t-il donc d'"exceptionnel" cette année pour British Steel ? L'entreprise prétend qu'au premier trimestre ses profits ont "chuté", de plus de 4 milliards à moins de 3 milliards de francs (ce qui lui laisserait tout de même un profit annuel de plus de 11 milliards de francs !). Les profits "chutent" ? Alors, on licencie. En avril, British Steel s'était déjà "débarrassée" de 2 400 travailleurs et annonçait être "contrainte", pour maintenir ses profits, d'en licencier 4 000 autres avant la fin septembre et encore 8 500 d'ici à mars 2001. Ainsi, sous prétexte d'une légère diminution de ses profits, British Steel se lance dans une nouvelle réorganisation visant à se débarrasser de ses usines les moins rentables, dans le but avoué de maintenir ses profits au niveau le plus élevé, sans le moindre souci des conséquences que cela peut avoir pour ses salariés et ceux de ses sous-traitants, ou pour les régions ainsi menacées de devenir sinistrées.
On peut en dire autant d'une autre entreprise très rentable, BOC (British Oxygen Corporation), qui a annoncé 500 suppressions d'emplois dans ses usines britanniques et 4 400 dans ses usines à l'étranger. BOC prend prétexte d'une baisse de 18 % de ses profits au cours des neuf premiers mois de l'année, par rapport à la même période de l'année dernière. Cela lui laisse tout de même des profits considérables, de 3,4 milliards de francs, ce qui lui permettrait, par exemple, de payer le salaire annuel de 18 000 ouvriers qualifiés supplémentaires ! La restructuration annoncée est d'autant plus hypocrite qu'il y a deux ans BOC avait imposé à ses salariés l'annualisation du temps de travail, la flexibilité des horaires et la suppression des majorations pour heures supplémentaires... dans le but de garantir l'emploi !
Les exemples ne manquent pas. BMW, le nouveau propriétaire de Rover, a annoncé en juillet 1 500 suppressions d'emplois pour l'année en même temps qu'une augmentation de 17 % de son profit annuel. Tout comme Vauxhall (filiale de General Motors) l'a fait il y a quelques mois, Rover se sert des suppressions d'emplois, effectives ou annoncées, pour contraindre ses travailleurs à accepter plus de flexibilité (entre autres, l'annualisation des heures de travail, qui lui permettrait d'éliminer les périodes de chômage technique et le paiement des heures supplémentaires). Rover essaye peut-être aussi, comme Vauxhall cette année et Ford l'année dernière, d'obtenir d'importantes subventions gouvernementales (Depuis la parution de cet article, les exigences de Rover ont été rendues publiques par des fuites publiées dans le Sunday Télégaph - une subvention de trois milliards de francs au moins, faute de quoi sa principale usine, à Longbridge dans la banlieue de Birmingham, serait fermée. LDC). On le voit, il n'est pas ici question d'une menace sur les profits. Rover tente tout bonnement d'augmenter ses profits aux dépens des travailleurs.
Des prétextes hypocrites
Il y a évidemment toute une série d'excuses et de prétendues explications "économiques" au recul de la production ainsi qu'à l'actuelle vague de fermetures d'entreprises et de suppressions d'emplois. Les trois principaux "coupables" seraient : les taux d'intérêt trop forts, qui font qu'il devient trop coûteux d'emprunter pour investir ; le taux de change trop élevé de la livre, qui pose des problèmes aux entreprises produisant pour l'exportation ; et l'impact de la crise financière asiatique qui, en réduisant certains marchés, a entraîné des excédents dans certains domaines comme les semi-conducteurs (explication donnée pour la fermeture des usines Siemens et Fujitsu par exemple). Et on peut s'attendre à ce que les experts invoquent un jour ou l'autre la récente crise russe et la chute du rouble comme justification supplémentaire.
(...) Mais même la crise financière asiatique ne constitue pas un mauvais coup pour tout le monde en Grande-Bretagne, loin de là. Par exemple, Blue Circle, le géant du ciment, vient de se porter acquéreur de deux fabricants de ciment en Malaisie pour près de 2,4 milliards de francs, soit plus de 9 millions de francs par travailleur qu'il licencie au même moment en Grande-Bretagne ! En réalité, pour de nombreuses entreprises britanniques, la crise des économies du Sud-Est asiatique est une aubaine, qui leur permet de racheter à bas prix des entreprises et de rafler des marchés entiers au nez et à la barbe de leurs concurrents locaux. Et elles ont le culot de se tourner ensuite vers leurs travailleurs et de leur demander de payer la note !
(...) L'idée illustrée par les prétextes hypocrites mentionnés plus haut que ce sont les indicateurs économiques eux-mêmes qui pousseraient les entreprises à augmenter ou à diminuer la production, et par conséquent à créer ou à supprimer des emplois, est une illusion et une illusion dangereuse (Les patrons et politiciens ne sont d'ailleurs pas les seuls à accréditer cette illusion. Il en va de même des directions syndicales. LDC). C'est au nom de cette idée fallacieuse que Blair, et Major avant lui, ont pu faire du chantage aux travailleurs, les contraignant à accepter une aggravation importante de leurs conditions de travail et de rémunération, sous prétexte que seules des entreprises rentables pourraient créer des emplois et par conséquent faire reculer le chômage.
C'est une idée fallacieuse parce qu'elle équivaut implicitement à dire, en particulier, que les patrons ne rêvent que d'augmenter leur production. Mais ce n'est pas le cas et on le voit clairement aujourd'hui. Toutes ces entreprises rentables, qui suppriment des emplois d'un bout à l'autre du pays, le font dans le seul but d'augmenter leurs profits. Et si elles peuvent réduire la production et maintenir leurs profits, elle le font, tout simplement parce que cela leur permet d'immobiliser encore moins de capital. Et si elles ont la possibilité d'augmenter encore leurs profits en utilisant une partie des économies réalisées pour parier sur les marchés financiers (ce qui est souvent le cas), elles n'hésitent pas. En fait, il faudrait une augmentation considérable de la demande pour que les entreprises consentent à prendre le risque d'augmenter leur production. Et même alors, avant d'investir leurs capitaux dans la création d'emplois ou d'usines nouvelles, elles n'hésiteraient pas à pousser à bout leurs salariés actuels.
C'est d'ailleurs, en résumé, l'histoire lamentable de ces dix dernières années. Au moment de la "reprise" du début des années quatre-vingt- dix, sous Major, il n'y a pratiquement pas eu de créations d'emplois dans les secteurs productifs. La production augmenta effectivement, mais la main-d'oeuvre globale continua à diminuer d'année en année. Et il n'y a pas eu de reprise des investissements. La faiblesse des investissements industriels était telle d'ailleurs qu'elle est devenue l'un des principaux thèmes électoraux du Nouveau Travaillisme. Pourtant, aujourd'hui, le pays a toujours le plus faible taux d'investissement (par rapport au revenu national) de tous les pays du G7.
Brown (Gordon Brown, ministre des Finances du gouvernement travailliste de Tony Blair. LDC) n'avait certainement pas tout à fait tort quand, en réponse à ceux qui accusent sa politique de livre forte d'être responsable des suppressions d'emplois, il a accusé les industries britanniques d'être moins productives que leurs concurrentes. Mais, dans sa servilité envers le capital et les capitalistes, il a aussitôt ajouté que la faute en incombait aux travailleurs et à leur prétendu manque de qualification plutôt que de s'en prendre à la vraie cause de cette faible productivité, c'est-à-dire au refus des entreprises d'investir. Les chiffres montrent bien l'étendue du problème soulevé par Brown : la productivité britannique est de 20 % inférieure à celle de la France et de l'Allemagne, et de 40 % inférieure à celle des USA.
Un rapport récemment publié par le ministère du Commerce et de l'Industrie concluait que les "performances comparativement supérieures" de l'industrie britannique étaient dues "principalement à l'intensification du travail plutôt qu'à une meilleure utilisation du travail. Elles relèvent d'un accroissement de l'activité plutôt que d'un accroissement de la productivité". En d'autres termes, les profits des capitalistes britanniques sont comparativement supérieurs à ceux des autres pays mais, plus que partout ailleurs, ils sont avant tout le produit de la sueur des travailleurs.
Brown aurait sans aucun doute bien voulu que les patrons se mettent à investir. Tout en poursuivant, en développant même, la politique de ses prédécesseurs, faite de cadeaux au patronat, il a essayé d'inciter les entreprises à accroître leurs investissements et à créer des emplois, par toute une panoplie de mesures. Sans succès. Les patrons se sont bornés à prendre l'argent. Brown et le gouvernement travailliste ont fait semblant de ne rien voir, se faisant ainsi les complices de ce détournement de fonds publics.
En réalité, l'existence d'une main-d'oeuvre à bas prix et son utilisation à grande échelle par les entreprises n'incitent pas celles-ci à investir dans des équipements modernes, au contraire. Là aussi, le gouvernement Blair s'est fait le complice de la cupidité patronale, en maintenant sur les salaires une pression à la baisse. Et le salaire minimum annoncé pour le mois d'avril prochain, entre 3 livres (28,50 F) et 3,60 livres (33,80 F) de l'heure (en fonction de l'âge), continuera à maintenir cette pression.
Quant à l'argument du manque de qualification de la classe ouvrière britannique, il ne tient évidemment pas debout. En dépit de la disparition de nombreux centres d'apprentissage et de formation technique pour jeunes travailleurs, on ne peut pas dire qu'il y ait un manque de travailleurs qualifiés par rapport à l'offre. Depuis plusieurs années, les grandes entreprises, comme Ford par exemple, utilisent des travailleurs qualifiés sur les chaînes de montage, prétextant qu'il n'y a pas de travail qualifié à leur offrir gaspillant du même coup leurs compétences. Et ne parlons pas du nombre considérable de travailleurs qualifiés, licenciés au cours des dernières années, et qui, depuis, n'ont jamais eu l'occasion de réutiliser leur qualification.
Les patrons ont en fait compensé leur manque d'investissements par une exploitation accrue des travailleurs. Ces dernières années ont été marquées par une augmentation féroce des cadences, associée à l'introduction d'une "flexibilité" imposée, destinée à extraire toujours plus de travail des ouvriers. De cette façon, les entreprises maintiennent leurs profits sans avoir à investir. Quant aux travailleurs, ils le payent de leur santé et parfois de leur vie.
Les patrons ne se contentent d'ailleurs pas d'épuiser physiquement les travailleurs pour maximaliser leurs profits. Ils s'en prennent aussi, pour la même raison, aux salaires. Ce qui compte pour eux ce n'est pas la productivité, mais, comme ils disent, les "coûts de production". Alors, sous prétexte que le gouvernement prône une limitation des salaires, sous prétexte d'empêcher que des salaires trop élevés alimentent l'inflation, la réalité est que les salaires réels ne cessent de baisser.
Les recettes stériles du parti travailliste
Quelle a été la réponse de Blair aux suppressions d'emplois à grande échelle dans le Nord-Est de l'Angleterre ? Il a déclaré qu'il ne pouvait rien contre les "convulsions des marchés mondiaux", mais qu'il pouvait peut-être "amortir le choc", en mettant sur pied des organismes d'urgence pour l'emploi, baptisés Unités d'Intervention Rapide ! Pourront-elles "amortir le choc" ? On devra attendre pour le savoir que soient créées, en avril prochain, les Agences de développement régional qui doivent gérer ces Unités d'Intervention Rapide ! Et qu'auront-elles alors à proposer ? Eh bien, toutes les merveilleuses recettes que le "New Deal" (le "New Deal" est le plan de création d'emplois pour les chômeurs de longue durée introduit cette année par le gouvernement Blair, plan qui consiste à imposer à ces chômeurs des emplois dans le secteur privé pour lesquels les patrons sont grassement subventionnés. LDC) met généreusement à la disposition des travailleurs jetés à la poubelle.
Voyons, justement, quel est le bilan du New Deal jusqu'ici. Grâce au New Deal, les entreprises reçoivent de l'Etat une contribution de 570 à 700 F par semaine, par travailleur embauché dans ce cadre (à quoi vient s'ajouter un forfait variable de 5 000 à 8 000 francs par stagiaire destiné à financer une "formation" dont ils ne voient en général pas la couleur. LDC). Le New Deal était censé inciter les patrons à créer des emplois et aurait dû officiellement permettre de reclasser 40 % des jeunes chômeurs dès le mois de juin de cette année. Mais dans certaines zones particulièrement touchées par le chômage, comme le quartier de Lambeth à Londres, on n'a pas atteint la moitié de cet objectif et pourtant, l'objectif avait été préalablement réduit à 30 %, pour tenir compte des problèmes particuliers posés dans ce quartier, l'un des plus pauvres du pays. Quant aux embauches finalement proposées aux jeunes chômeurs, la moitié d'entre elles sont venues d'organisations charitables.
Faut-il s'en étonner, quand on sait que la municipalité de Lambeth (il s'agit d'une municipalité travailliste qui, dans les années 1980, fut l'un des bastions de la résistance de la gauche travailliste à la politique d'austérité de Thatcher. LDC) elle-même, qui aurait pu et aurait dû proposer des emplois à ces jeunes, a préféré continuer à avoir recours à de la main-d'oeuvre temporaire ; ou encore que sept mois après l'entrée en application du système, plus de la moitié des ministères n'ont toujours pas fixé le nombre d'emplois qu'ils comptent offrir dans le cadre du New Deal. On ne peut pas dire que le gouvernement donne vraiment l'exemple en matière de création d'emplois !
A propos de son New Deal, le gouvernement répète sans arrêt qu'il vise d'abord à "créer des emplois". Mais son plan n'a pas été conçu pour contraindre les entreprises à créer des emplois ou à investir. Il a avant tout été conçu pour donner aux patrons encore plus d'argent, dans l'espoir qu'ils se montreront raisonnables et qu'en échange ils créeront de nouveaux emplois véritables. Mais il ne suffit pas d'avoir de bonnes intentions (à supposer que ce soit le cas de Blair). Et comme les patrons ne font pas ce qu'il attend d'eux, le gouvernement se retrouve paralysé parce que sa politique lui dicte de continuer à verser les fonds publics dans les poches patronales quoi qu'il arrive.
Deux récentes fermetures d'usines dont la presse a beaucoup parlé, celles de Siemens et de Fujitsu, illustrent à leur manière la paralysie du gouvernement travailliste. L'usine Siemens, construite grâce à une aide gouvernementale de 410 millions de francs, n'était en fonctionnement que depuis deux ans. L'usine Fujitsu, elle, datait de sept ans et avait bénéficié d'une aide de plus de 470 millions de francs. En contrepartie de ces cadeaux, il n'y avait aucune sorte d'obligation pour les entreprises de maintenir par exemple les usines en activité. C'est ce qui leur permet de "partir avec la caisse" quand elles le veulent. Par ce genre d'omissions, le gouvernement a mis en place un système qui finance la création d'emplois (en petit nombre d'ailleurs) à un coût énorme pour les finances publiques, tout en reconnaissant de fait aux entreprises le droit de supprimer ces emplois à leur gré.
Pourtant, malgré une liste toujours plus longue de fermetures de telles entreprises, le gouvernement continue à se vanter du nombre considérable d'emplois créés par des investisseurs attirés par ses largesses. Comme brillant exemple du succès de sa politique, il cite l'Ecosse, où, selon "Implantez-vous en Ecosse", l'agence locale pour l'investissement, 14 500 emplois devraient être créés et 3 000 emplois "sauvegardés" cette année. Mais 7 000 de ces emplois "nouveaux" sont dans des centres de marketing téléphonique, où les emplois sont pour la plupart à temps partiel et sous-payés. Selon le ministre écossais de l'Industrie, Brian Wilson, ces emplois "seraient particulièrement bien perçus par les femmes qui souhaitent reprendre un travail...". Il semble avoir du mal à imaginer que ces travailleuses puissent en fait rechercher un salaire à plein temps !
(...) Aujourd'hui, on estime le nombre réel de ceux qui sont au chômage et souhaitent retrouver un emploi à plus de 4,2 millions, c'est-à-dire à 14,4 % de la main-d'oeuvre, bien au-delà des 1,3 million et 4,7 % des statistiques officielles. Une telle situation crée un état d'urgence suffisamment grave pour la classe ouvrière et l'immense majorité de la population, pour justifier que des mesures rapides soient prises. Elle est le reflet d'un énorme gaspillage social en même temps que la source de grandes difficultés pour une partie importante de la population. On estime que 15 % de la population du Royaume-Uni vit dans la pauvreté, avec tout ce que cela implique : l'exclusion sociale, l'espérance de vie la plus faible d'Europe, etc.
Qu'exige une telle situation, où la petite minorité qui se trouve au sommet de l'échelle sociale amasse des fortunes colossales, sinon de limiter ses gains pour au moins, dans un premier temps, colmater les brèches qui se sont creusées dans le tissu social ?
Il n'y a pas d'autre moyen pour la classe ouvrière de combattre les menaces qui s'accumulent que de se donner de tels objectifs pour ses luttes à venir. Les litanies de Brown et les fables des leaders syndicaux reposent sur la bonne volonté des patrons. La classe ouvrière n'est pas si naïve. Elle seule dispose de la force qui lui permettrait d'imposer sa volonté aux capitalistes et aux politiciens à leur service.