La rentrée politique en France et "l'opposition constructive" du PCF et du PS

Imprimer
Septembre-octobre 1995

En cette rentrée politique, les commentaires vont bon train sur le bilan - ou plutôt l'absence de bilan - du tandem Chirac-Juppé, trois mois après sa mise en place. "Que sont devenues les promesses de la campagne présidentielle ?" ou encore "Chirac n'a pas bénéficié de 'l'état de grâce'", "il est déjà usé au bout de 3 mois", entend-on sur tous les tons, et de tous bords. Comme si l'élection de Chirac à l'Élysée avait annoncé les chambardements qu'aujourd'hui on s'étonne de ne pas voir venir !

C'est oublier qu'en réalité, en juin dernier, si un président de droite a pris la place d'un président de gauche, ou du moins étiqueté comme tel, il n'y a pas eu changement de majorité. Ce changement a eu lieu deux ans plus tôt, à l'occasion des élections législatives de 1993. L'élection présidentielle n'a fait que régulariser la situation, en mettant fin à une cohabitation entre la droite et la gauche qui avait largement fait son temps. Et si quelqu'un a bénéficié de l'"état de grâce" - formule journalistique qui ne veut pas dire grand-chose - ce fut en son temps Balladur. A tel point d'ailleurs que, pendant toute une période, son élection paraissait si évidente que l'on a considéré pendant longtemps le scrutin d'avril-mai 1995 comme une formalité, presque superflue. On raisonnait - déjà - d'après les indications fournies par les instituts de sondage dont on a pu mesurer à cette occasion le manque de fiabilité. A tel point encore que le PS, partant battu, a eu bien du mal à trouver un candidat.

Et si Chirac a devancé sur le fil son rival de la droite au premier tour - ce qui lui a permis d'être présent au second, pour finalement l'emporter - il s'en est fallu de bien peu que ce soit l'inverse qui se produise. Balladur aurait été alors élu avec sensiblement la même majorité que Chirac. C'est dire qu'il est bien hasardeux de vouloir discerner dans la victoire de ce dernier l'expression d'une volonté populaire aspirant à des réformes, même si, en plus de son électorat traditionnel, une frange - faible - de la population laborieuse, en particulier dans la jeunesse, a pu se laisser séduire par les accents populistes et par la démagogie du discours chiraquien.

Y a-t-il vraiment lieu de se montrer si surpris de voir que les "cent premiers jours" du tandem Chirac-Juppé ressemblent à s'y méprendre aux deux ans du gouvernement Balladur ? Les successeurs de Balladur ont hérité des mêmes problèmes, de la même majorité parlementaire, ils ont donc composé avec les mêmes forces politiques, et ont même constitué le gouvernement en reprenant une partie des ministres qui siégeaient dans le gouvernement Balladur. Et tout naturellement, ils ont choisi la même démarche prudente, résumée par Juppé dans cette formule : "Ma méthode", a-t-il déclaré au lendemain du limogeage de son ministre des Finances, Madelin, "c'est de faire des réformes qui ne brutalisent pas le corps social". Balladur n'agissait pas différemment. Sans dévier du cap choisi, celui de la déréglementation, du démantèlement du système de garanties sociales des salariés - c'est-à-dire en poursuivant le même objectif que ses prédécesseurs et que ses successeurs - Balladur louvoyait, préférant contourner les difficultés plutôt que de les heurter de front. C'est ce qu'il a su faire face aux grévistes d'Air France, devant les défenseurs de l'école publique ou les jeunes qui manifestaient contre le CIP.

C'est dans un tel contexte qu'il faut apprécier les remous qui ont, durant l'été, secoué la droite. L'affaire Madelin n'est qu'une péripétie, dont il serait abusif de tirer des conclusions sur l'état critique dans lequel se trouverait la droite ou sur l'usure précoce de la nouvelle présidence. La vie politique - celle de la majorité de droite, mais aussi celle du PS - est ainsi constamment émaillée de conflits de ce type qui ne prêtent guère à conséquences. A tout prendre, cette querelle-là n'est ni plus grave ni plus profonde que celles dont la campagne présidentielle a été le théâtre, et qui donnèrent lieu à des échanges parfois rudes mais aujourd'hui presque oubliés. Et il y en aura encore bien d'autres, sans qu'à chaque fois il soit nécessaire d'épiloguer doctement sur leur signification profonde. Car, en fait, ces "crises" n'ont pas d'autres explications que l'ambition, la volonté pour ces politiciens de trouver un créneau leur permettant de marquer leur différence, afin de pouvoir marchander ensuite leur présence dans telle ou telle combinaison. Sans que leurs choix et leurs positions d'aujourd'hui permettent de savoir ni ceux qu'ils feront demain ni la politique qu'ils mèneraient s'ils accédaient à des responsabilités de pouvoir.

Il en est ainsi de l'épisode feuilletonesque qui a mis aux prises le couple Chirac-Juppé d'un côté et Madelin de l'autre. Constatons simplement que les divergences qui ont motivé cette rupture spectaculaire n'étaient pas jugées assez profondes deux mois plus tôt pour empêcher le nouveau président de la République et son Premier ministre d'inviter Madelin à siéger dans leur gouvernement au poste, important, de ministre des Finances. Chirac et Juppé agissaient forcément en connaissance de cause. Ce qui laisse à penser que, dans l'épisode qui s'est conclu par le départ de Madelin, on a fait beaucoup de bruit pour pas grand-chose, qu'il y avait pas mal de mise en scène et même peut-être une part de connivence. En tout cas, chacun des protagonistes en a tiré profit : le tandem Chirac-Juppé qui a pu ainsi se donner, à bon compte, une image de valeureux chevaliers traquant inlassablement "la fracture sociale" et Madelin qui, de son côté, est apparu une fois de plus comme le héros de la lutte contre l'étatisme, ses réglementations tatillonnes et coûteuses. Au lendemain de cette affaire, le quotidien Le Monde a prêté à Madelin le projet de se poser comme le chef de file politique d'un courant néo-poujadiste qui serait en train de se structurer. Si cette hypothèse se précisait, cela éclairerait les mécanismes d'une opération qui a tout à fait l'allure d'une crise d'opérette.

Tel n'est pas l'avis de la direction du PCF. Ses dirigeants expliquent en long et en large que Chirac, ça n'est pas la même chose que Balladur, et que son élection refléterait une situation nouvelle ouvrant, aujourd'hui, des possibilités plus favorables à la satisfaction des revendications populaires.

Fin juin, Robert Hue n'avait pas ménagé ses compliments à l'adresse de Chirac : "J'ai rencontré un homme ouvert qui entend bien montrer que l'opposition est plurielle... un homme lucide qui m'a montré lui-même les contradictions auxquelles il était confronté", avait-il déclaré à sa sortie du palais présidentiel où il venait d'être reçu par le président de la République fraîchement élu. Dans la même veine, mais ce ne fut pas le seul responsable du PCF à le faire, Pierre Zarka s'expliquait dans l'éditorial de L'Humanité du 16 août : "Jacques Chirac n'a pu se faire élire", écrivait-il "qu'en se faisant l'écho de ces grandes aspirations [à une société plus humaine] donc en les justifiant. Il lui est bien difficile aujourd'hui de prétendre qu'il faudrait choisir entre l'emploi et les salaires, lui qui, - à juste titre - avait démontré que l'augmentation des salaires était bonne pour l'emploi et qu'il était urgent de réduire les inégalités. Ainsi, pour durer, le gouvernement est pris entre la nécessité de faire autre chose que ses prédécesseurs et les exigences de la haute finance. Du fait même de ces deux contraintes contradictoires, il peut être plus sensible aux pressions du peuple. Voilà une brèche dans laquelle le monde du travail peut s'engouffrer..."

Les dirigeants du PCF répètent avec insistance depuis maintenant plus de deux mois que, s'ils s'inscrivent toujours dans l'opposition, cette opposition, ils la veulent, disent-ils, "constructive et imaginative". Qu'est-ce que cela signifie ? Robert Hue a précisé la démarche de son parti dans un entretien sur France 2, fin août : "Dire par des slogans qu'on est en opposition frontale à ce gouvernement, c'est ce que fait le parti socialiste. Mais en même temps, il fixe pour objectif une alternance pour 1998...", ajoutant : "Je ne suis pas partisan du tout ou rien. Tout n'est pas noir, tout n'est pas blanc."... "Il est clair que le gouvernement - Alain Juppé l'a dit - doit tenir compte de l'opinion publique qui est forte et exerce sa pression". Puisque Juppé l'a dit ! (mais quel chef de gouvernement ne le dit pas ?). Quant à Robert Hue, il y croit peut-être, mais il veut surtout le faire croire autour de lui.

Du coup, le moindre geste, la plus anodine des déclarations de la nouvelle équipe au pouvoir qui peut donner un semblant de poids à cette thèse est monté en épingle dans L'Humanité. Que ce soit par exemple les réprimandes de Juppé aux patrons, accusés de ne pas appliquer le "donnant-donnant", c'est-à-dire de ne pas faire quelques gestes - simplement des gestes - qui permettraient au gouvernement de se donner une image un peu moins antisociale, ou le limogeage de Madelin qui illustrerait selon les dirigeants du PCF la sensibilité du gouvernement à l'égard de l'opinion, tout est prétexte à des félicitations adressées à Juppé et à Chirac et à des arguments pour montrer que l'on peut obtenir des concessions de ce gouvernement.

Ce n'est la première fois - c'est même la règle - que le patronat refuse de jouer le jeu, et manifeste ainsi son peu de gratitude à l'égard des gouvernements à son service - et ils le sont tous - même lorsque c'est la droite qui est la dispensatrice des cadeaux. Balladur en avait déjà fait l'amère expérience, lorsqu'il avait dû imposer, avec une efficacité toute provisoire, que les grandes entreprises du pays remettent à un peu plus tard des plans de licenciement qui, parce qu'ils furent rendus publics la même semaine, faisaient tache dans le tableau, à l'approche d'une échéance électorale. Cela ne fit pas alors de Balladur, aux yeux des dirigeants du PCF, et à juste titre, le représentant des aspirations populaires à une société moins injuste.

L'idée que Chirac serait l'otage de ses électeurs n'est guère sérieuse, pas plus que l'idée qu'il serait coincé par ses promesses électorales. En supposant même que son électorat lui demande des comptes, et que Chirac soit tenu de lui en rendre, ce ne serait pas dans le sens où le dit le PCF. Car l'électorat de Chirac est pour l'essentiel un électorat conservateur, qui n'aspire pas spécialement à une réforme de la société vers plus de justice. Cet électorat n'attend pas du président pour lequel il a voté qu'il combatte et réduise les injustices de la société, ni même qu'il réussisse à diminuer la fracture sociale. Cela, les électeurs de Chirac ne le croient pas possible, ni souhaitable, car cela ne pourrait se faire, ils le savent, qu'au détriment des privilèges dont ils sont, pour une bonne part, les bénéficiaires. Ils attendent de Chirac qu'il maintienne leurs privilèges. Ce que cet électorat souhaite, c'est que Chirac réussisse à éviter l'explosion que l'approfondissement de la crise et sa prolongation risquent de provoquer à tout moment. C'est pour cela qu'ils ont voté Chirac.

De toutes façons, Chirac a d'autant plus les coudées franches vis-à-vis de son électorat qu'il n'y a pas d'échéance électorale nationale dans un délai proche. Les prochaines élections législatives sont programmées pour 1998, la présidentielle pour 2002. C'est dire que, si ce calendrier n'est pas bouleversé, il dispose de bien plus de temps devant lui que n'en disposait Balladur.

C'est peut-être cette absence d'échéance électorale qui explique, du moins en partie, l'attitude actuelle de la direction du PCF. Certes, celle-ci n'est pas contre nature, en ce sens que cela fait bien longtemps que la nature du PCF est d'être un parti réformiste. "Constructif" et "imaginatif", il l'a déjà été. Et pas seulement entre 1981 et 1984, durant la période de collaboration gouvernementale avec le PS, mais aussi en 1936, lorsque Thorez faisait arrêter les grèves pour soutenir Léon Blum, entre 1944 et 1947, lorsqu'il était au gouvernement, et même après 1958, période durant laquelle la direction du PCF trouvait quelques vertus à De Gaulle. La position du PCF s'inscrit dans une évolution dont on connaît depuis longtemps la trajectoire. Le pas fait aujourd'hui par ses dirigeants va dans le sens que les "contestataires" au sein de sa direction et au sein de son appareil appelaient de leurs vœux. C'est la confirmation, s'il en était vraiment besoin, qu'entre ces "opposants" et la majorité, la divergence ne porte pas sur le fond, mais sur la méthode.

En, fait la question n'est pas tant pourquoi le PCF adopte aujourd'hui cette attitude, mais les raisons qui l'ont incité à le faire aujourd'hui.

Lorsque Hue se félicite du fait que Chirac a reconnu, en le recevant à l'Élysée, que l'opposition était "plurielle", on voit poindre le bout de l'oreille. La satisfaction de Hue - justifiée ou non, ce n'est pas le problème - est fondée sur le fait que le PCF aspire à être reconnu comme un interlocuteur à part entière. Le PCF ne pouvait envisager pendant longtemps de jouer un rôle politique national qu'en s'alliant avec le PS. Une telle alliance ne dépend que du PS, qui reste totalement maître du jeu, encore plus aujourd'hui que le rapport de forces électoral entre le PS et le PCF s'est détérioré au détriment de ce dernier. Donc de ce côté-là, il n'y a pour le PCF que des perspectives de toute façon éloignées, puisque les élections ne sont pas proches, aléatoires, puisqu'elles sont tributaires des choix du PS, et qui, de plus, si elles se réalisaient, ne laisseraient de toute façon au PCF qu'un rôle d'appoint.C'est pour tenter de rompre avec cette situation que le PCF lance son offre de service à Chirac. Une œillade qui ne fait pas dans la discrétion, tant la surenchère du PCF est appuyée.

Ainsi, par exemple, lorsque le PS par la voix de Jospin annonce - ce n'est ni une surprise ni une nouveauté - qu'il se situe dans l'opposition, mais une opposition qu'il veut constructive, les dirigeants du PCF affichent une volonté de se montrer encore plus constructifs et plus imaginatifs que le PS.

Les offres de services du PCF contribuent à conférer à Chirac une image sociale qu'il n'a pas. Pourquoi refuserait-il ce cadeau que lui fait le PCF ? Et du coup, en retour, il a fait quelques gestes sans importance et sans conséquences. Il a reçu Hue à l'Élysée. Il a répondu favorablement à une sollicitation de Georges Marchais lui demandant d'intervenir en faveur du militant noir américain condamné à mort, Mumia Abu Jamal. Il a, de la même façon, fait une réponse explicative à un courrier de Robert Hue lui demandant de renoncer aux essais nucléaires dans le Pacifique... sans bien entendu renoncer à ces essais. Des gestes purement symboliques, mais qui suffisent au bonheur des dirigeants du PCF qui y voient, ou plutôt feignent d'y voir, une confirmation de leur appréciation, et les montent en épingle dans leur presse.

Même si ce jeu en reste aujourd'hui au niveau des mots, des gestes symboliques, des déclarations d'intention, il ne peut pas être sans conséquences sur la situation des travailleurs et la population laborieuse.

Les partis qui prétendent représenter les intérêts de la classe ouvrière, les aspirations des pauvres, se refusent d'offrir, même en paroles une perspective politique contre le pouvoir en place. Pire même, ils misent sur la capacité de dialogue de ce pouvoir, sur sa prétendue "sensibilité" aux préoccupations de l'opinion, pour aboutir à une attitude "constructive". Une telle abdication n'est pas une surprise, ni de la part du PS ni même de la part du PCF.

Les travailleurs devront pourtant se préparer aux combats politiques contre la bourgeoisie et le gouvernement qui la représentent. Mais ils auront à les mener sans le PS et le PCF et certainement contre eux.