L'élection présidentielle en France : changement de président... sans changement de politique

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Janvier-Février 1995

La vie politique française est de plus en plus marquée par la perspective, maintenant proche, de l'élection présidentielle. Les politologues brevetés se lamentent. Jamais, disent-ils, on n'a vu pareille chose. Les candidats de droite s'affrontent dans des querelles dont le mobile principal est leur ambition. La "gauche", terme générique qui désigne, aux yeux des commentateurs ceux qui, dans ce camp, peuvent ou plutôt pouvaient prétendre l'emporter - à tel point qu'on a pu entendre dire à la radio, après l'annonce du forfait de Delors, que "la gauche n'avait plus de candidat" - a bien du mal à trouver le champion qui acceptera de défendre ses couleurs.

Ce qui est grave, nous explique-t-on, est que ce spectacle discréditerait le monde politique et, plus généralement, décrédibiliserait la politique tout court. Comme si cela ne faisait pas longtemps que c'était fait !

Sans revenir en détail sur le passé, les campagnes présidentielles précédentes n'étaient pas des modèles de rigueur et de sérieux. En 1981, par exemple, alors que le débat semblait porter sur des choix et des enjeux plus décisifs qu'aujourd'hui, la farce s'était déroulée en deux temps. Du moins à gauche : avant l'élection de Mitterrand, et après. On vit alors un président prétendument socialiste, avec un parlement dans lequel le PS disposait à lui seul de la majorité absolue des sièges, avec un gouvernement dans lequel figuraient des dirigeants du PCF, faire le contraire de ce qu'il avait promis à ceux qui avaient voté pour lui. Cet épisode n'est pas pour rien dans le rejet des politiciens et de la politique par l'opinion populaire. Il pèse encore dans les esprits et globalement sur la conscience politique de la classe ouvrière.

L'élection de 1988 n'a sans doute pas amélioré l'image des politiciens. On y vit même Mitterrand jouer - déjà - au petit jeu du "j'y vas-t-y, j'y vas-t-y pas ?" qui fait fureur aujourd'hui et se décider au dernier moment.

Quant à la droite, le spectacle qu'elle offre aujourd'hui n'est pas d'une grande nouveauté. Dans le passé, elle n'a pas été avare, elle non plus, de coups bas et de "trahisons" théâtrales ou en coulisses. A celle de Chirac en 1974, laissant tomber le candidat de son parti, Chaban-Delmas, pour soutenir Giscard d'Estaing en échange d'un poste de Premier ministre, succéda sept ans plus tard le lâchage de ce même Giscard par le même Chirac - la pièce n'est pas nouvelle, mais ses acteurs non plus. Ce qui permit à Mitterrand de l'emporter en 1981.

Après le refus de Delors de se mettre sur les rangs, la droite affichée est donc aujourd'hui quasi certaine de gagner. Et, à moins d'événements imprévus, il y a fort à parier que Balladur prendra la place de Mitterrand à l'Élysée. Ses principaux concurrents, Chirac, candidat déclaré, Barre, fortement sollicité pour représenter les "centristes", ne semblent pas en situation de le devancer.

Mais de toute façon, Delors aurait-il été candidat à cette élection, et l'aurait-il remportée que ce n'était pas pour autant la gauche qui s'installait à l'Élysée. La situation, là non plus, n'aurait pas été inédite. Mitterrand lui-même ne menait pas une politique de gauche. A la fin de son mandat, il a même tenu à rappeler ses racines de droite et ses relations d'amitié maintenues très tard avec un homme comme Bousquet, chef de la police vichyste. Mais Mitterrand joua encore un peu, pour se faire élire, la comédie de "l'homme du peuple de gauche", ce que Delors s'est gardé de faire. Au contraire, il a montré le souci, dans la période où on en faisait le candidat miracle de la gauche, de se démarquer de cette gauche, et en particulier du Parti Socialiste dont il est théoriquement membre. C'est qu'il fallait, nous disent les partisans de Delors, attirer l'électorat centriste. Pour les piéger à gauche ? Pas du tout. Les seuls piégés dans l'opération auraient été les électeurs de gauche, considérés par avance comme acquis et même consentants, sans même qu'ils aient leur mot à dire. Pour preuve le fait que Delors, en guise de testament provisoire, n'ait pas transmis le témoin à un socialiste, mais à Raymond Barre, déclarant en substance quelques jours après l'annonce de son retrait qu'à son avis Barre ferait un excellent candidat.

Delors a donc déclaré forfait. On connaîtra ses véritables intentions plus tard. Mais de toute façon, avec ou sans préméditation, il s'est "mis en réserve" de la France ou de la République - on peut choisir la formule que l'on veut - comme d'autres avant lui. On pourrait donc le voir jouer à l'avenir le rôle de recours, d'arbitre, si l'occasion se présentait, en cas de crise politique et sociale. Dans ce cas, il pourrait fort bien réapparaître sur le devant de la scène, appelé, pourquoi pas, par ce président de droite dont il était censé barrer la route en avril-mai prochain. Sans même que pour cela on sollicite les électeurs, sans même que la majorité change à l'Assemblée nationale.

Mais pour l'instant, Delors a refusé de jouer les Mitterrand-bis. Pas forcément parce qu'il n'en avait pas la carrure. L'avenir, si l'opportunité se présente, nous le dira. Mais surtout parce que la situation qui a permis à Mitterrand de jouer le rôle qui a été le sien n'est plus là. Le PCF ne recueille plus systématiquement plus de 20 % des suffrages. Le PS n'a pas résisté à l'épreuve de son passage au gouvernement, et n'a pas réussi à constituer un pôle stable, suffisamment crédible pour faire pendant à la droite, afin que puisse fonctionner une alternance mieux réglée. Il est vrai que la droite de son côté ne brille pas aujourd'hui par sa cohésion.

Alors, même si le fonctionnement convenable du système politique de la bourgeoisie française implique qu'une telle alternative existe, le PS, en l'état où il se trouve aujourd'hui, ne peut constituer l'épine dorsale d'un tel projet. Delors l'a sans doute compris. Une chose est de devenir un sauveur. C'en est une autre de jouer le rôle de secouriste et de réanimateur d'un parti si mal en point qu'on peut s'interroger sur ses chances de survie, en tant que tel.

Balladur à l'Élysée : et après ?

Ainsi, selon toute probabilité, dans moins de trois mois, la droite occupera de nouveau et l'Élysée et Matignon, renouant avec la situation qui existait avant 1981. Les quatorze années d'intermède mitterrandien, entrecoupées par deux périodes de cohabitation, n'auront pas sensiblement changé le cap par rapport à la politique précédente. Sur le plan législatif, qu'y aurait-il dans ce que la gauche a mis en place que la droite aurait besoin de démanteler, même si elle adoptait une attitude revancharde ? A vrai dire, bien peu de choses, pour ne pas dire pratiquement rien. Des mesures libérales, comme le droit à l'avortement, l'abolition de la peine de mort ? La première est à l'initiative de Simone Veil et a été adoptée par une majorité de droite en 1975, l'autre a été votée, en 1981, avec l'approbation de la plupart des députés de la majorité actuelle.

Peut-être la droite, par démagogie, pour donner quelque chose en pâture à la fraction la plus réactionnaire de l'opinion, pourrait-elle revenir sur ces mesures. Rien n'est bien sûr impossible. Hier elle les a approuvées, demain elle pourrait faire volte-face. Comme la gauche l'a fait à maintes reprises, dans l'autre sens. Mais cela n'est pas inscrit comme conséquence prévisible des prochaines élections. D'ailleurs, aujourd'hui, la droite n'a plus grand chose à faire, car l'entreprise de démolition, le démantèlement du système de protection sociale a fonctionné depuis quatorze ans. Et l'œuvre de destruction est déjà bien avancée, sinon complètement accomplie. Sans rupture entre les moments où c'était le PS qui tenait les rênes du gouvernement et ceux où c'était la droite.

Ce fut Mauroy, flanqué de ministres communistes, dont Jack Ralite, ministre du Travail, et de Jacques Delors comme ministre des Finances, qui institua le blocage des salaires par exemple, décision sur laquelle on n'est pas revenu aujourd'hui. Ce fut Chirac qui décida la suppression de l'autorisation administrative de licenciements, en 1986 (suppression que dans un discours récent Mitterrand a regrettée). Mais les premiers ministres socialistes qui ont succédé à Chirac après 1988, Rocard puis Edith Cresson puis Bérégovoy, n'ont pas manifesté, ne serait-ce qu'en intention, la volonté de la rétablir. Des exemples comme ceux-là, on pourrait en citer des dizaines. Ils illustrent la continuité de la politique suivie, chacun à son tour enlevant sa pierre à l'édifice des garanties sociales qui, tant bien que mal, protégeaient les salariés des excès de la cupidité patronale. Ainsi, les socialistes n'ont même pas réussi à laisser le moindre souvenir positif de leur politique sociale, encore moins des regrets.

Alors, à défaut de bilan à mettre à leur crédit, ils se présentent comme LE moyen d'éviter le pire. Récemment, Emmanuelli appelait au rassemblement de la gauche en expliquant : "Édouard Balladur va être élu, et c'est grave, car, dans cette hypothèse, la droite va avoir un pouvoir politique, économique, institutionnel en France, comme elle n'en a jamais eu. Ce serait une situation pire qu'en 1958" (cité par Le Monde du 13 janvier). L'avenir sera-t-il pire pour la population laborieuse, après mai prochain ? C'est possible. Mais pas à cause des élections. D'abord le fait que la droite domine dans toutes les institutions politiques nationales n'est pas inédit. Il a été plutôt la règle depuis les années cinquante, et l'intermède de 1981 à 1995, l'exception.

Une exception toute relative d'ailleurs puisqu'en fait la droite, en la personne de Balladur, dispose déjà d'un pouvoir pratiquement sans partage. Le pouvoir politique, elle l'a. Elle dispose, depuis sa victoire aux élections législatives de 1993, d'une majorité parlementaire d'une importance rarement atteinte dans l'histoire. Et Mitterrand s'est abstenu de toute tentative de lui mettre des bâtons dans les roues, n'utilisant à aucun moment les pouvoirs constitutionnels, limités d'ailleurs, à sa disposition. Elle domine bien évidemment l'économie. Qu'est-ce que, en matière de contrôle sur le pouvoir, l'élection de mai prochain donnera à la droite, qu'elle n'ait pas déjà ?

Malgré ce qu'en dit Emmanuelli, la droite est bel et bien au pouvoir. Il serait urgent qu'il s'en aperçoive. Elle dispose de tous les moyens que le secrétaire du PS présente comme annonciateurs de la pire catastrophe pour le monde du travail. Et malgré cela le choix de Balladur n'a pas été de vouloir passer en force. Le rapport de force semble pourtant lui être considérablement favorable. D'autant qu'il ne faut pas seulement prendre en compte l'importance de sa majorité de droite, mais aussi la faiblesse de son opposition parlementaire. Celle du PS en premier lieu, décrédibilisé aux yeux d'une fraction de son électorat, déchiré par des rivalités telles qu'il pourrait éclater, pour peu que se présente une possibilité tant soit peu crédible de recomposition plus au "centre". La faiblesse aussi du PCF dont les scores électoraux stagnent entre 5 % et 10 %, pour l'instant plus près de cinq que de dix. Une dégringolade à laquelle l'action de Mitterrand n'est pas étrangère, et qui fait partie de son bilan... au service de la bourgeoisie française. Un PCF miné par la crise au sein de son appareil, dont il n'a gardé la maîtrise relative, jusqu'à présent, qu'en faisant des concessions aux représentants les plus affichés d'une social-démocratisation ouverte. Tout cela joue en faveur de la droite, avant même sa victoire annoncée à l'élection présidentielle.

Et pourtant !

Oui, pourtant, le gouvernement Balladur n'a pas mis à profit tout ce que ce rapport de force lui laissait comme possibilités. Il a certes continué la politique anti-sociale de ses prédécesseurs, il a pris des décisions favorables à l'opinion de droite, en particulier dans le domaine sécuritaire. Avec Simone Veil et Pasqua dans son gouvernement, il peut apparaître sous des facettes différentes. Mais globalement il a avancé à pas prudents, reculant dès qu'il se heurtait à une opposition tant soit peu sérieuse. On a pu le constater à l'occasion du conflit d'Air France, fin 1993, à l'occasion de la manifestation en faveur de l'école publique, à l'occasion aussi du mouvement des jeunes contre le CIP en 1994 ou des manifestations de pêcheurs.

Pourquoi ? Uniquement par électoralisme ? Évidemment, non ! Même si de telles préoccupations ne sont certainement pas absentes des calculs de Balladur. Car, sur le terrain électoraliste, l'opération ne serait pas tout à fait sans risque. Gagner des voix à gauche, c'est aussi s'exposer à en perdre à droite. Balladur sait bien, comme tous ces politiciens, y compris Emmanuelli, que le rapport de force électoral n'est qu'un aspect de la réalité, pas le plus décisif. Il n'est ni naïf, ni novice pour ignorer qu'en reculant devant des contestations qui se manifestent dans les entreprises et dans la rue, il prend le risque de les encourager, en même temps qu'il a pris le risque de montrer des traits de faiblesse aux yeux de son propre électorat. Il n'agit donc pas de la sorte simplement pour préparer son élection.

Certes, le risque qu'il prend est un risque calculé. Il a su mesurer les capacités de riposte de la classe ouvrière. Il la sait démobilisée, démoralisée par les effets de la crise, du chômage, dégoûtée et désorientée par le passage du PS - et de 1981 à 1984, du PCF - au gouvernement. Mais en même temps il ne peut ignorer que les raisons de mécontentement se sont accumulées. Il ne peut négliger cela.

Les bouffées de colère qui se sont manifestées, si elles sont restées limitées - ce qui a laissé au gouvernement le temps d'évaluer la marge de manœuvre dont il disposait - n'en sont pas moins des signes qu'il a intérêt à prendre en compte.

Et sur ce plan-là, l'affaiblissement de l'opposition, celui du PS mais aussi du PCF, la baisse de l'autorité des syndicats ouvriers ne constituent pas un facteur si positif qu'il y paraît pour la droite et la bourgeoisie. Car si cela reflète la démoralisation de la classe ouvrière et des catégories laborieuses, en même temps que cela l'accentue, cette carence signifie en même temps que les soupapes et les garde-fous traditionnels ne fonctionneront pas avec la même efficacité, permettant de juguler ou au moins de canaliser une éventuelle explosion de la classe ouvrière si elle reposait sur un mécontentement plus profond et risquait de se généraliser.

Cette crainte, la bourgeoisie l'a. Les journalistes, les hommes politiques en font état à haute voix. Même si jusqu'à présent le risque reste potentiel, il peut demain prendre corps.

Mais c'est justement cette crainte qui fonde les perspectives pour la classe ouvrière. Contrairement à ce que va nous dire - à ce que nous dit déjà - la "gauche", les perspectives pour les travailleurs ne seront pas bouchées après l'élection présidentielle de mai prochain. Pas plus qu'elles ne le sont aujourd'hui. Il n'est même pas dit que la victoire de la droite pèse moralement sur les travailleurs, puisqu'elle est déjà programmée et que dans les esprits, et même dans les faits, cette victoire, qui ne sera qu'électorale, est déjà derrière nous. On peut même espérer que l'horizon politique et social, dégagé du brouillard électoraliste, permettra d'y voir plus net.

L'avenir proche dira si la reprise économique annoncée depuis quelques mois à grands sons de trompes deviendra réalité. Ou si ce n'est que fantasmes et discours de propagande des experts économiques bourgeois. Mais, quoi qu'il en soit, cela ne se traduira pas, c'est sûr, - Balladur, ses porte-parole et ses porte-plume le disent - par la baisse du chômage, et par un relèvement spontané des salaires et des revenus des travailleurs, par le rétablissement des acquis sociaux supprimés. Si la bourgeoisie a mis à profit la crise, avec l'aide des socialistes et du PCF, pour accroître l'exploitation et ses profits, ce n'est pas pour effacer ses acquis parce que la situation économique s'améliorerait.

Reprise ou pas, et même si le poids de la situation passée pèse encore en négatif sur la conscience des travailleurs, le fait que le patronat et ses spécialistes reconnaissent aujourd'hui qu'ils font des profits ne peut qu'agir favorablement sur l'état d'esprit de la classe ouvrière. Cela ne se fera pas automatiquement, et certainement pas d'un seul coup. Mais cela se fera.

Contrairement à ce que prétend Emmanuelli, la situation qui suivra l'élection présidentielle ne serait pire pour les travailleurs que s'ils baissaient les bras, ou s'ils acceptaient de se les laisser lier par des politiciens de son acabit. Mais cela n'est pas le plus souhaitable ni même le plus probable.