Voilà trois ans que l'Afrique connaît une vague de "processus démocratiques", pour employer l'expression hypocrite des gouvernements occidentaux, des fonctionnaires du FMI et des politiciens locaux. Sur la cinquantaine de pays que compte l'Afrique subsaharienne, dans un peu plus de la moitié, les dictateurs en place ont organisé des élections avec plusieurs partis ou candidats, ce qui n'a pas manqué de leur valoir les louanges de leurs mentors occidentaux. Ce qui en a résulté en dit long sur le caractère "démocratique" de ces élections.
Dans quatre pays, pas un de plus, les dictateurs ont perdu leur place à la suite de ces élections. Et encore n'ont-ils été remplacés que par des politiciens dont le pouvoir dépend visiblement de l'appui du vieil appareil d'État de la dictature. A l'opposé, neuf dictateurs ont réussi à se servir de ces élections pour redonner un vernis de légitimité à leur règne, tout au moins vis-à-vis de l'impérialisme. Pour le reste, il ne s'agit que d'une longue série d'élections repoussées, manipulées, truquées, voire purement et simplement ignorées par le régime en place.
Dans la région, deux pays occupent une place à part. L'un est l'Afrique du Sud, de loin le plus riche des pays d'Afrique, où le processus de "démocratisation" est en cours depuis 1990 sous la forme de l'élimination de l'apartheid. L'autre est le Nigeria, le pays le plus peuplé d'Afrique avec ses 107 millions d'habitants. Là, le "processus démocratique" a été formellement lancé par le dictateur en place, le général Babangida, en 1990 également. Mais c'est seulement au cours de ces derniers mois que ce processus a abouti, après de multiples atermoiements, à l'organisation d'une élection présidentielle.
L'avortement d'un scrutin
Selon les propres termes du général Babangida, qui s'est nommé lui-même à la tête du pays en 1985, l'élection présidentielle du 12 juin devait être la "dernière étape" avant l'établissement d'un pouvoir civil. Il était en effet prévu que le président nouvellement élu remette le pouvoir à un gouvernement composé de civils à la date du 27 août. Plus d'une centaine d'observateurs étrangers avaient été invités à constater le "bon déroulement" des opérations électorales. Et le lendemain, en dépit des nombreux incidents et des plaintes déposées pour tentative d'intimidation à l'encontre des militaires, Londres et Washington saluaient avec enthousiasme cette élection "libre et démocratique", et le colonel Fred Chijuka, porte-parole de l'armée nigériane, publiait un communiqué où il se félicitait du "bon travail" accompli par tous.
Ainsi que les événements allaient le montrer, Babangida, lui, ne partageait pas cet enthousiasme. Avait-il prévu que les réflexes régionalistes des électeurs empêcheraient l'un et l'autre candidats à la présidence d'obtenir la majorité requise par la Constitution (la majorité dans l'ensemble du pays et au moins le tiers des voix dans 21 des 31 états qui forment la fédération nigériane) et que l'armée apparaîtrait à nouveau, du moins aux yeux des observateurs occidentaux, comme la seule force capable de maintenir l'unité de la Fédération ? Toujours est-il que, dans un premier temps, alors que se répandait la nouvelle que le Chef Abiola avait remporté les élections et satisfaisait à toutes les exigences légales, le régime ne bougeait pas. Mais les manœuvres de coulisses de Babangida éclatèrent au grand jour quand une cour de justice déclara les élections nulles et non avenues.
La population a alors immédiatement réagi par des manifestations, des émeutes et des grèves dirigées contre le régime Babangida. En quelques jours, plus d'une centaine de personnes étaient tuées par balles. Et il est probable que le nombre de victimes se compte aujourd'hui par milliers. Ainsi, début août, les villes de Ka et de Tenama dans le sud-est, où l'hostilité aux compagnies pétrolières s'était depuis longtemps déjà manifestée, ont été entièrement rasées par l'armée et plus de 500 personnes ont été tuées par balles ou brûlées vives dans la seule ville de Ka. Mais malgré la brutalité de la répression, la vague de protestation a continué pendant tout le mois d'août.
Devant une situation qu'il contrôlait mal et qui donnait des armes à ses adversaires au sein même de l'armée ainsi que, sans doute, devant les pressions venues de l'Occident, Babangida décidait finalement de tenir ses promesses. Le 27 août dernier, il remettait donc sa démission et c'est un gouvernement civil provisoire qui prenait le pouvoir - avec cette différence qu'au lieu d'avoir été choisi par un président élu, ledit gouvernement a été sélectionné par l'armée.
Loin de donner un nouveau souffle au régime, cette demi-concession a déclenché une nouvelle flambée de colère. Cette fois-ci, la plus grande organisation syndicale du pays, le Nigerian Labour Congress (NLC), s'est senti obligée d'intervenir. Un appel à une grève de plusieurs jours a été lancé dans le secteur public et dans les transports - mais sans que soit formulée la moindre revendication ouvertement politique. Le syndicat des travailleurs du pétrole (NUPENG) s'est montré moins timoré. Il a adressé un ultimatum au régime, exigeant la démission du gouvernement provisoire et la validation de l'élection du 12 juin. Dans la foulée, un appel à se mettre en grève jusqu'au 7 septembre a été lancé. Plusieurs régions, dont celle de Lagos, le cœur financier et commercial du pays, ont été totalement paralysées car beaucoup de travailleurs n'avaient pas attendu les consignes syndicales pour réagir.
Au moment où nous écrivons, le gouvernement provisoire vient d'annoncer que de nouvelles élections auraient lieu en février 1994. Mais simultanément, un décret a été publié faisant de toute référence à l'élection du 12 juin un acte de rébellion contre l'État. La vague de manifestations et de grèves semble s'être ralentie pour l'instant, s'il faut en croire les informations qui parviennent jusqu'en Europe. Mais rien ne nous permet de dire ce qu'il en sera demain. Il semble cependant improbable que la colère disparaisse aussi rapidement devant les manœuvres d'un soi-disant gouvernement civil qui mène la même politique que la dictature et opère main dans la main avec l'armée.
Le "géant" africain : encore une bombe à retardement laissée par le colonialisme
Le Nigeria occupe une place à part en Afrique. C'est, et de loin, le pays le plus peuplé. Son économie, si elle reste loin derrière celle de l'Afrique du Sud, est plus développée que celle des autres pays africains. Cette situation est en grande partie due au fait que le Nigeria est le quatrième producteur mondial de pétrole.
Mais au-delà de sa taille et de ses richesses, le Nigeria reste une création artificielle du colonialisme occidental, comme la plupart des pays d'Afrique. Il comprend quelque 250 groupes ethniques, dont beaucoup sont à cheval sur les frontières du pays et de ses voisins. En un siècle et demi, le colonialisme britannique a réuni en un seul pays des territoires variés dominés par trois cultures principales : les Hausa-Fulanis musulmans du nord, les Yorubas du sud-ouest et les Ibos christianisés du sud-est. Après avoir joué à l'occasion les uns contre les autres, les Britanniques les ont réunis en une seule colonie en 1914, avec le projet de s'appuyer sur le nord plus peuplé pour mieux contrôler le sud plus riche.
Après la deuxième guerre mondiale, quand la bourgeoisie britannique a entrepris de donner le pouvoir à la bourgeoisie montante de ses colonies pour conserver son empire, la tâche s'est avérée plus difficile que prévu au Nigeria. C'est la Constitution Macpherson de 1952 qui a marqué le début du processus devant mener à l'indépendance. Mais il a fallu ensuite huit ans à l'État britannique pour réussir à amener les partis régionalistes à conclure un accord leur permettant de diriger la fédération nigériane.
En 1960, le pays devenait indépendant sous la forme d'une fédération de quatre États. Au parlement fédéral, le Nord détenait plus de la moitié des sièges, de sorte qu'aucun des partis représentant le Sud ne pouvait espérer avoir la majorité. La stabilité politique de cet échafaudage reposait sur l'alliance entre le Northern People's Congress et le National Council of Nigeria and the Cameroons, deux partis implantés le premier au nord, le second surtout au sud-est parmi les Ibos.
La corruption du régime le rendit très vite impopulaire. Après les grandes grèves de 1964 contre les hausses des prix et des loyers, et contre une élection fédérale ouvertement truquée, la coalition au pouvoir s'écroula. La situation ne s'améliorait pas pour autant et l'année suivante voyait de nouvelles vagues de manifestations et d'émeutes.
A cette époque, le boom pétrolier avait déjà touché l'État du sud-est dominé par les Ibos et le Nigeria était déjà le huitième producteur mondial de pétrole. Cette situation conduisit à une nouvelle crise. En janvier 1966, des officiers ibos fomentèrent un coup d'État dirigé contre un régime dominé par le Nord, avec le soutien de politiciens et de capitalistes ibos qui aspiraient à une plus grande part du gâteau. Des émeutes anti-ibos éclatèrent dans lesquelles on sait maintenant que les services secrets français en particulier jouèrent le rôle d'instigateurs. Après un contre-coup d'État organisé par des officiers du Nord, l'armée prit le pouvoir au Nigeria et le général Gowan en devint le président.
Des représailles eurent lieu en mai 1967 quand le lieutenant-colonel Ojukwu proclama l'indépendance de l'État du Biafra au nom du nationalisme ibo, déclenchant ainsi la guerre du Biafra. Gowan imposa alors un blocus total au nouveau pays et les pays occidentaux choisirent leur camp en fonction de leurs intérêts dans la région : le Biafra fut soutenu par la France et le Portugal, alors que les Britanniques soutinrent le général Gowan. Plus de deux millions de personnes furent victimes du conflit et de la faim. En 1970, sous la pression de l'impérialisme américain, un accord de paix fut signé qui permit aux dirigeants biafrais battus de sauver quand même la face. Le Nigeria fut réunifié et le général Gowan resta au pouvoir pour garantir le respect de l'ordre.
Il est significatif qu'à cette époque, personne ne trouvait rien à redire à la dictature sanglante de Gowan. Tant que Gowan et sa clique se montrèrent capables de maintenir l'ordre, de remettre la population du pays au travail et de réparer les ravages de la guerre (en particulier dans le domaine du pétrole), l'Occident se désintéressa du reste, y compris bien sûr de ses prétendus principes démocratiques.
L'écroulement du "miracle" économique nigérian
Avant l'indépendance, le Nigeria pouvait facilement nourrir sa population et rapportait aux Britanniques des sommes non négligeables en devises grâce à l'exportation de ses surplus.
Mais le boom pétrolier devait transformer l'économie du pays. Déjà, dans les années soixante, grâce aux 55 % touchés par le gouvernement nigérian dirigé par Gowan sur toutes les opérations pétrolières faites par les étrangers, une partie des revenus pétroliers était redistribuée à la petite bourgeoisie du pays. Avec l'augmentation des prix du pétrole en 1973, des fortunes importantes se constituèrent et les revenus de l'État doublèrent pratiquement du jour au lendemain. Les banques et les financiers de l'Occident se mirent alors en quatre pour offrir des prêts énormes - et bien rémunérés, évidemment - au Nigeria. Ils investirent aussi des sommes importantes dans l'industrie du pays - sans suivre de plan rationnel, bien sûr - pour répondre aux besoins d'un marché, essentiellement bourgeois et urbain, en pleine expansion. La production de biens de consommation comme les détergents (Unilever), la bière (Guinness) et autres breuvages (Coca-Cola), et les cigarettes fit un bond. Des matières premières durent être importées, comme l'étaient déjà les machines et d'autres moyens de production. La lune de miel dura quelques années, jusqu'à la fin des années soixante-dix. Le revenu par habitant s'éleva, le crédit du pays se maintint et ses réserves furent suffisantes pour lui permettre de payer les importations dont il avait besoin. A la même époque, une classe d'intermédiaires douteux se constitua à l'intérieur de la bourgeoisie nigériane, le plus souvent en liaison étroite avec les politiciens et les militaires occupant des positions-clés.
Les gouvernements occidentaux parlaient alors du "miracle économique nigérian" comme d'un exemple à suivre sur la route du développement économique. On disait du Nigeria qu'il rejoindrait peut-être bientôt le club des pays riches, etc. Bêtise, évidemment. Les statistiques flatteuses du pays ne faisaient que cacher la situation réelle des larges masses. Dans les campagnes, le capitalisme encouragé par l'État faisait des ravages et bientôt, le pays ne fut plus en mesure de nourrir sa population et devint un importateur de produits agricoles. Les paysans ruinés quittèrent la terre pour les villes où se développaient d'énormes bidonvilles.
En réalité, pendant toute la période faste des années soixante-dix, la population nigériane est restée l'une des plus pauvres et des moins éduquées d'Afrique de l'Ouest, avec un des taux de mortalité infantile parmi les plus élevés. Mais ce n'est pas le genre de statistiques qui intéresse les gouvernements occidentaux.
En 1981, la surproduction de pétrole et la chute des prix qui l'a accompagnée ont porté un rude coup au Nigeria et montré à quel point son économie était esclave du marché mondial. A quel point aussi les revenus du pétrole s'étaient transformés en fortunes personnelles, en même temps que se répandait la corruption. De sorte que, le boom pétrolier une fois terminé, le Nigeria s'est trouvé incapable de payer ses importations, ou le service de sa dette ; incapable aussi de continuer à financer un grand nombre de projets de développement inachevés.
Dès que la chute des revenus du pétrole a commencé à se faire sentir, les sociétés qui s'étaient créées pour profiter du marché nigérian à l'époque où il était en expansion ont fermé boutique, comme par exemple la compagnie à capitaux suisses Briscoe-Nigeria qui est passée de 5000 à 500 employés. On estime qu'en 1982, 50 % des établissements industriels avaient cessé de produire, souvent définitivement. D'autres sociétés, et plus particulièrement les multinationales, en ont profité pour restructurer. Par exemple Lever Brothers et Guinness Nigeria, qui ont réduit leur personnel du tiers.
En 1983, l'inflation atteignait les 23 %. La dette publique était cinq fois plus élevée qu'en 1979 et la spirale du service de la dette extérieure, puis des échéances du paiement de la dette elle-même, devait bientôt ramener le Nigeria au même niveau que n'importe quel autre pays du Tiers-Monde.
Une "jeune démocratie" mort-née
Les politiciens occidentaux qui parlent aujourd'hui du "viol de la démocratie nigériane" du général Babangida oublient allègrement que depuis 33 ans que le Nigeria est officiellement "indépendant", il n'a jamais connu de régime démocratique. De ces 33 ans, 23 ont été des années de dictature militaire sous six régimes différents. Il n'y a eu de gouvernements civils que pendant une période de six ans après l'indépendance proclamée en 1960, puis de 1979 à 1983. Et ces régimes civils se signalèrent par leur corruption plus que par leur tolérance à l'égard des opposants.
Après la guerre du Biafra, le régime militaire du général Gowan promit un retour à un gouvernement civil. Mais l'échéance devait en être repoussée en 1974 par Gowan qui fut finalement renversé en 1976 par le général Murtal Mohammed. Une campagne anti-corruption s'ensuivit et 10 000 fonctionnaires furent licenciés, la purge touchant à la fois les universités, l'armée, la diplomatie et la police. Mohammed annonça à son tour l'arrivée d'un gouvernement civil pour 1979, mais il fut assassiné lors d'un coup d'État avorté et son bras droit, Obasanjo, le remplaça à la tête du pays.
En 1978, Obasanjo autorisa la formation de cinq partis politiques (représentant les intérêts de l'élite politique et financière) à l'exclusion de tous les autres. Les premières élections depuis 13 ans eurent lieu et Shagari devint président élu du Nigeria.
C'est sous Shagari que des projets de "révolution verte" furent mis en oeuvre pour essayer de résoudre le problème agraire. Shagari se lança aussi dans la construction d'une nouvelle capitale, Abuja, la capitale fédérale, une ville complètement artificielle implantée au centre géométrique du pays. Ses initiatives entraînèrent la ruine d'un grand nombre de paysans, qui durent quitter leurs terres - à une époque où le Nigeria était au sommet de sa prospérité économique !
La corruption ouverte de son régime se développa hardiment sur la base de revenus pétroliers gigantesques. Et quand les prix du pétrole s'effondrèrent, les dépenses somptuaires et les prévarications, elles, continuèrent. Le gouvernement entreprit alors de faire payer la note aux employés du secteur public, d'abord en retenant leurs salaires pendant des mois, puis en licenciant massivement. L'injustice était si criante, les fortunes accumulées par certains ministres si visibles, que Shagari dut bientôt faire face à toute une série de grèves dirigées contre son gouvernement ainsi qu'à des sentiments d'hostilité à l'égard des Occidentaux, plus particulièrement dans le nord où des émeutes firent de nombreux morts en 1981-1982. Shagari en profita pour accuser les extrémistes musulmans.
Le bilan du gouvernement Shagari a bien peu de choses à voir avec sa prétention à avoir restauré la "démocratie" dans le pays. Pour ne prendre qu'un exemple, l'élection de 1983 qui lui a donné son second mandat est restée dans les mémoires comme la plus frauduleuse de l'histoire du Nigeria. Et alors qu'on prétendait à l'époque qu'il n'y avait pas de prisonniers politiques dans le pays, il n'était pas rare pour les opposants d'y mourir soit aux mains des militaires, soit de faim. Voilà pour le prétendu intermède "démocratique" de Shagari.
Le premier "sauveur national" de l'économie nigériane apparaissait alors en la personne du général Buhari, auteur d'un coup d'État "en douceur" en janvier 1984. L'une de ses premières mesures fut de déporter 600 000 "étrangers", dont beaucoup étaient venus au Nigeria des pays voisins pour échapper à la famine - une manière facile de soigner sa popularité en accusant les "immigrés" d'être la cause de la catastrophe économique qui frappait le pays.
Les opposants furent emprisonnés et la presse bâillonnée. C'est sous Buhari que se produisit l'affaire Dikko - les services secrets nigérians avaient enlevé l'ex-ministre des Transports de Shagari à Londres et l'avaient enfermé dans une caisse qui fut finalement découverte à l'aéroport de Standsted près de Londres. Des mesures d'austérité furent prises : gel des salaires, licenciements dans les services publics, réduction des importations, etc. Mais devant le mécontentement populaire, Buhari dut renoncer à supprimer les subventions qui garantissaient un bas prix de l'essence à l'intérieur du pays.
Impuissant à convaincre le FMI de prêter les sommes qui lui avaient été promises, Buhari recourut à des mesures de plus en plus répressives, créant ainsi de plus en plus de mécontentement dans la population. C'était une situation potentiellement dangereuse et en août 1985, un de ses anciens alliés du coup d'État de 1984 le renversa. Il s'agissait du général Babangida, sixième dictateur militaire depuis l'indépendance.
La dictature conjointe de l'armée et du FMI
Babangida entreprit alors de sortir de l'impasse avec le FMI. Désireux d'associer la petite bourgeoisie à son entreprise, il lança son fameux "débat national" sur le FMI et sur le rôle qui devait être le sien dans la direction des affaires économiques du pays. Pour ce faire, il légalisa diverses organisations professionnelles qui avaient été interdites en 1984 par Buhari, comme l'Association des professeurs d'université (ASUU), pour qu'elles puissent participer au débat.
En même temps, il proclama un "état d'urgence économique national" qui devait durer 15 mois. Ce qu'il entendait par là c'était en fait une diminution générale des salaires civils et militaires de 2 à 20 %.
Le Nigerian Labour Congress (NLC) a bien tenté de protester, mais la démagogie de Babangida était la plus forte. Les intellectuels se félicitaient que leurs organisations soient redevenues légales et participaient à un débat où ils étaient si chaleureusement invités. Et les médias, que Babangida avait circonvenus en révoquant le Décret 4 de Buhari qui muselait jusque-là la presse, n'avaient aucune intention de le déstabiliser. Finalement, le NLC accepta de participer à un organisme tripartite comprenant des représentants de l'État, des dirigeants syndicaux et des hommes d'affaires et d'y discuter de la situation d'urgence. Parallèlement, il lança une campagne demandant que les diminutions de salaire soient transformées en épargne remboursable, à quoi Babangida répondit du tac au tac en promettant de remettre les sommes retenues aux travailleurs les plus mal payés dès la fin de la période d'urgence. En décembre 1986, une autre attaque contre les revenus des travailleurs, consistant celle-là à autoriser les patrons d'entreprises de moins de 500 travailleurs à payer moins que le salaire minimum légal, provoqua de nombreuses réactions et manifestations, et Babangida dut reculer.
Ce n'est évidemment pas une surprise si le "débat national" a finalement abouti à un consensus général hostile au FMI. C'est ainsi que Babangida pouvait annoncer en décembre 1985, au nom du pays tout entier, que le gouvernement rejetait le prêt du FMI. Cela signifiait évidemment, ajoutait-il, que les Nigérians étaient prêts à faire les sacrifices nécessaires pour sortir le pays de la crise ! L'ironie étant que la version "nationale" des sacrifices proposés par Babangida ressemblait étrangement aux recettes du FMI...
Le 27 juin 1986, l'engagement du gouvernement à "réformer le marché" se concrétisait par le lancement d'un "Programme d'Ajustements Structurels" (SAP). Parmi les mesures préconisées, une dévaluation de 80 % de la monnaie, le naira, et la suppression des contrôles des changes et des importations. Puis ce fut au tour des subventions sur l'essence d'être réduites de 80 % ; la compagnie pétrolière Nigerian National Supply fut démantelée ; les subventions aux sociétés contrôlées en partie par l'État diminuées de 50 % ; les entreprises publiques privatisées ; le système de change et le commerce déréglementés ; et les contrôles de l'administration sur l'économie réduits.
Cela signifiait évidemment que le Nigeria devenait un pays de cocagne pour les capitalistes étrangers et nigérians, pendant que le sort de la population s'aggravait. La levée des barrières douanières se traduisait par une augmentation des prix, la déréglementation du secteur bancaire se traduisant, elle, par le développement d'un énorme secteur financier parasite avec en tête les grandes banques étrangères qui s'établissaient à Lagos dans le seul but de spéculer sur les certificats d'endettement et les actions des compagnies privatisées. Le nombre de banques présentes à Lagos passait de moins de 40 en 1990 à 120 en 1992.
Tout comme à l'époque du boom pétrolier, un petit nombre d'hommes d'affaires nigérians s'enrichit avec le Programme d'Ajustements Structurels, pendant qu'une foule d'intermédiaires s'occupait de ramasser les miettes. Il est significatif que, malgré la privatisation des sociétés d'État, l'investissement national ait diminué de 50 % après l'introduction du SAP - les capitalistes nigérians préférant sans doute, comme leurs congénères ailleurs dans le monde, chercher des gains rapides sur les marchés financiers dérégulés, au Nigeria ou ailleurs, plutôt que d'apporter leur contribution à un quelconque "ajustement structurel" dans le secteur de la production.
Quant à la dette extérieure du Nigeria, elle ne subit aucun ajustement structurel. Elle se contenta de doubler de 1987 à 1991, passant de 15 milliards à 33 milliards de dollars. Ce qui signifie que les principaux bénéficiaires du SAP ont été les gros prêteurs, c'est-à-dire, avant tout, les grandes banques britanniques et américaines.
Transition d'une dictature à l'autre
Les premiers à protester contre le SAP ont été les étudiants. En mai 1986, des manifestants furent massacrés à l'université de Lagos. Puis, en juin, l'armée tira sur des manifestations regroupant ouvriers en grève et étudiants. Finalement, l'ASUU, qui avait joué un rôle déterminant dans ces mouvements de protestation, fut à nouveau interdit en juillet 1988 et les enseignants les plus engagés dans la lutte licenciés.
En 1988, devant l'accroissement du nombre de grèves organisées par des militants du NLC, Babangida mit le syndicat sous tutelle et fit arrêter ses principaux dirigeants. Des comités d'action se créèrent alors, à l'initiative de syndicalistes, pour promouvoir la grève. En dépit des menaces subies par les dirigeants de ces comités, les grèves continuèrent. En janvier 1989, les travailleurs du secteur bancaire se mirent en grève, suivis en février par ceux de l'électricité. Pourtant Babangida réussit à réprimer ces mouvements, même si ses troupes n'étaient pas payées à l'époque, et certains grévistes furent condamnés à des peines allant jusqu'à dix ans de prison.
Les partis politiques furent à nouveau autorisés en mai 1989, mais la situation économique, elle, continuait à se dégrader et en décembre de nouvelles émeutes eurent lieu. Entre-temps, le coût du logement, de la nourriture et des transports avait augmenté de 300 à 1000 %.
Dans le but de reprendre l'initiative, Babangida annonça début 1990, un projet de "réforme démocratique". Un autre débat public eut lieu et un Bureau politique fut créé pour le conduire. L'une des conclusions du Bureau politique fut que les Nigérians avaient exprimé leur préférence pour "une idéologie socialiste et un système politique bipartite".
Sur quoi Babangida entreprit de construire de toutes pièces une "démocratie" à son idée. Pour commencer, il écarta d'emblée les rivaux potentiels dans la classe politique en leur interdisant de participer à la "réforme" et en appelant à l'émergence d'une génération d'hommes "nouveaux". L'ASUU fut de nouveau légalisée, et plus de 80 partis se créèrent. Treize d'entre eux demandèrent alors leur reconnaissance officielle. En vain. Babangida finit par déclarer tous les partis inaptes, car la plupart désapprouvaient le SAP, et par les interdire tous.
Il entreprit ensuite de créer ses propres partis d'opposition, au nombre de deux, sous les étiquettes de la National Republican Convention (NRC), situé "un peu à droite", et du Social Democratic Party (SDP), situé "un peu à gauche". Ces deux partis reçurent en même temps un programme officiel, rédigé par quelques hauts fonctionnaires sur les instructions de Babangida ainsi que, comme le stipulait l'article 220-1 de la Constitution nouvellement amendée, des locaux dans tous les chefs-lieux, capitales d'État et dans la capitale fédérale. Une fois cette tâche menée à bien, Babangida invita les "nouveaux" politiciens à se manifester.
Inutile de dire que Babangida a tout mis en oeuvre pour que se retrouvent à la tête de ces partis des hommes ayant son aval. Ses candidats préférés au titre de "nouveaux" politiciens semblent avoir été des hommes d'affaires, des dirigeants d'organisations professionnelles ainsi que des membres connus des professions libérales.
Ernest Shonekan, par exemple, l'actuel président par intérim et l'ancien président du Conseil provisoire de Babangida (un conseil de 27 membres créé en décembre 1992 pour "introduire la démocratie" dans le pays), a été pendant dix ans le principal dirigeant de la plus grande entreprise du secteur privé, la United Africa Company, une entreprise étroitement liée à Unilever. La plupart des autres membres du Conseil provisoire étaient des banquiers ou des hommes d'affaires. Quant aux deux candidats à l'élection présidentielle de juin dernier, l'un, Abiola, candidat du SDP, est un magnat de la presse, ex-administrateur d'ITT-Nigeria et millionnaire actif dans le secteur bancaire ; l'autre, le candidat du NRC, est aussi un millionnaire, mais il n'a jamais, lui, mis les pieds hors du secteur bancaire.
Parler de "démocratie" dans un pays dont la production intérieure annuelle par tête d'habitant est comparable à la production hebdomadaire par habitant du Royaume-Uni est une farce et relève de l'hypocrisie pure. Quelle démocratie peut-il y avoir dans un pays où le sort des gens dépend de leur capacité à trouver, jour après jour, de quoi se nourrir ? Mais y compris dans le cadre étroit de ce que les gouvernements occidentaux appellent la "démocratie" - c'est-à-dire l'existence formelle d'élections - il n'y a pas, il n'y a jamais eu de démocratie au Nigeria, y compris évidemment dans le cas de la farce électorale organisée par Babangida le 12 juin dernier. La population nigériane n'avait aucun choix réel ce jour-là, sinon d'élire un nouveau représentant d'une classe privilégiée corrompue, dont le seul rôle serait de préparer le retour ultérieur de la dictature militaire.
Les inquiétudes de l'Occident
En réponse à l'annulation de l'élection du 12 juin, la Grande-Bretagne a annoncé des sanctions immédiates : suppression de tout nouveau stage de formation pour les militaires, de tout nouveau visa et de toute aide à l'armée nigériane... L'aide serait sujette à révision "au cas par cas" et les autres pays européens doivent être consultés "dans l'éventualité d'autres mesures". Le gouvernement américain a annoncé pour sa part qu'il supprimait son aide de 22,8 millions de dollars, à l'exception, bien sûr, de l'aide humanitaire ou des aides "favorisant la démocratisation du pays".
Lesdites "sanctions" n'étaient peut-être que du vent, mais ce qui est sûr c'est que dès l'annonce du retrait de Babangida, les gouvernements britannique et américain ont annoncé que leurs menaces étaient maintenues mais que leur mise à exécution était "différée" jusqu'à nouvel ordre. En clair, cela signifie que les gouvernements occidentaux ont adopté une politique attentiste et que les sanctions sont levées jusqu'à ce qu'il y ait de nouveaux développements.
Non pas que le Nigeria soit du coup plus démocratique qu'hier. L'élément nouveau et préoccupant de la situation, c'est l'explosion d'émeutes et de grèves qui a frappé le Nigeria. Les principes démocratiques sont bels et bons, tant qu'on les laisse à leur place, dans l'évangile capitaliste. Mais ce qui compte avant tout, dans la dure réalité, c'est de garantir le fonctionnement du marché capitaliste.
La seule raison valable, pour l'Occident, d'inciter au départ de Babangida, c'est la crainte que son régime soit si déconsidéré que cela déclenche une période d'instabilité dans le pays. Mais si le "processus démocratique", conçu pour assurer une transition calme et ordonnée au régime de Babangida, en arrivait à favoriser des désordres semblables à ceux des derniers mois, ce serait une raison suffisante pour que l'Occident oublie les prétendus "principes démocratiques" et soutienne l'intervention musclée d'un gouvernement transitoire nommé par l'armée.
Il y a cependant, dans cette perspective aussi, un certain nombre de pièges et d'inconnues. Par exemple, le gouvernement transitoire a-t-il vraiment le soutien total de l'armée dont il semble bénéficier ou ne représente-t-il que l'une de ses fractions rivales ? Y a-t-il un risque que le gouvernement, en appliquant sa politique, suscite encore plus de mécontentement et si oui, peut-il contenir ce mécontentement ? C'est pourquoi, aujourd'hui, les gouvernements occidentaux mettent manifestement le gouvernement provisoire à l'épreuve tout en gardant un œil attentif sur ce qui se passe du côté des masses populaires. De même, ils gardent en réserve Abiola, qui est tantôt à Londres, tantôt à Washington, pour le cas où ils auraient besoin d'un président "démocratiquement" élu. Ils ne soutiennent pas aujourd'hui le retour d'Abiola au pays, d'une part parce qu'ils ne savent pas qu'elle serait la réaction de l'armée ; d'autre part parce que le risque existe que les masses voient son retour comme une victoire et, encouragées par ce succès, tentent d'aller plus loin en réclamant des changements sur le plan social par exemple.
Les puissances impérialistes ont des intérêts à court et à long terme à défendre au Nigeria. Leurs intérêts à court terme, ce sont, par exemple, le milliard de livres sterling investies dans le pays ; la perte de plus d'une semaine de production de pétrole par les grandes compagnies pétrolières, à cause de l'agitation dans le pays ; les investissements considérables effectués récemment par Shell ; le retour de BP après 14 ans d'absence et l'installation d'Exxon dans le pays.
D'autre part, il y a une logique d'ensemble dans l'attitude de l'impérialisme, de la Somalie et de l'Irak à l'Afrique du Sud, en passant par le Kenya et le Nigeria. Son principal souci consiste à assurer la stabilité politique du tiers monde, malgré les perturbations créées par un marché en crise, et à faire en sorte que l'exploitation des pays du tiers monde continue à rapporter des profits. Les dictateurs dont les régimes s'essoufflent sont sacrifiés au nom de la stabilité de l'ensemble mais cela n'implique pas pour autant qu'ils soient remplacés par des régimes démocratiques - mais plutôt des régimes capables de contrôler la situation. En fait, contrôler des situations aussi explosives que celle du Nigeria, aggravées de surcroît par les rivalités ethniques, cela exclut en fait toute démocratisation, en tout cas pour la majorité de la population.
Enfin, au Nigeria, l'impérialisme n'est pas confronté à la population de la Grenade ou de la Somalie, mais à plus de 100 millions d'hommes et de femmes, dont beaucoup sont des prolétaires ou des semi-prolétaires concentrés dans de grandes agglomérations urbaines (avec 8 millions d'habitants, Lagos est la plus grande ville d'Afrique). Il s'agit, de plus, d'une population ayant des liens étroits avec les ethnies des pays voisins. Là où le colonialisme avait laissé une bombe à retardement ethnique, l'impérialisme a créé une bombe à retardement sociale dont l'explosion pourrait mettre à feu une grande partie du continent. D'où la prudence extrême déployée par Washington et Londres.
Aujourd'hui, autant qu'on en puisse juger, il n'y a pas de signe d'explosion sociale imminente au Nigeria. Il n'y a pas non plus, semble-t-il, de prise de conscience par les masses nigérianes qu'elles pourraient jouer un rôle à l'échelle de l'Afrique, ni de force politique cherchant à faire émerger cette conscience. Et pourtant, si les masses nigérianes veulent échapper une fois pour toutes au choix illusoire entre Babangida et Abiola, si elles veulent échapper au piège mortel où le marché capitaliste enferme tous les pays du tiers monde, elles n'auront pas d'autre choix que de faire sauter les frontières artificielles où les ont enfermées le capitalisme, pour construire une Afrique socialiste.