L'explosion de colère qui a secoué les townships d'Afrique du Sud au lendemain de l'assassinat de Chris Hani, le 10 avril dernier, semble avoir surpris et inquiété le gouvernement De Klerk autant que les dirigeants du Congrès National Africain, l'ANC.
Sans doute Chris Hani n'était-il pas une victime comme les autres. Devenu secrétaire général du Parti communiste sud-africain, Hani avait été dans le passé l'un des principaux dirigeants de l'ANC et surtout le chef d'état-major de l'organisation militaire de l'ANC, Umkhonto we Sizwe, la "Lance de la Nation". Mais dans un pays où l'assassinat politique de militants noirs, y compris de dirigeants, fait encore aujourd'hui partie de la vie quotidienne, l'assassinat de Chris Hani aurait pu n'être qu'un assassinat parmi d'autres.
Mais il n'en a pas été ainsi. Au contraire, pendant plus d'une semaine, de meetings monstres en manifestations de rue, la population noire pauvre a déferlé jour après jour dans les rues des townships et jusque dans les quartiers d'affaires blancs des grandes villes. En fait, au cours de ces quelques jours, il semble qu'on ait assisté à la plus importante mobilisation de la population noire depuis les mouvements des années quatre-vingt.
La politique de l'ANC contestée par les manifestants
Outre l'importance même des manifestations publiques, cette mobilisation a surpris par la vitesse à laquelle elle s'est étendue, de Johannesburg au reste du pays. Mais ce qui a surpris, et surtout inquiété, ce sont les rancœurs à l'encontre des dirigeants de l'ANC qu'a exprimées une fraction significative des manifestants d'un bout à l'autre du pays. Que ce soit ceux qui arboraient dans plusieurs villes des pancartes portant ces mots accusateurs : "Mandela a été libéré il y a trois ans ; l'Afrique du Sud, elle, ne l'est toujours pas". Ou bien encore ces jeunes, nombreux, qui reprenaient des slogans tels que "un Boer, une balle !". Et puis, partout, dans les rues voisines des meetings ou dans les rangs mêmes des grandes manifestations, ces mêmes jeunes ou d'autres, que Mandela a depuis dénoncés à maintes reprises comme "provocateurs" ou "éléments criminels", qui, par milliers, débordaient le service d'ordre de l'ANC, pourtant omniprésent, pour s'attaquer à tout ce qui pouvait évoquer à leurs yeux les forces de répression.
On a donc pu mesurer au cours de ces journées la puissance explosive qui continue à couver dans les townships. On y a surtout entrevu, pour la première fois depuis l'ouverture des négociations avec le régime en vue de l'abolition de l'apartheid, le risque d'un débordement de l'ANC par une fraction de sa base dans les townships. Et personne ne s'y est trompé : ni les dirigeants de l'ANC qui ont tout fait, avec succès d'ailleurs, pour se porter à la tête d'un mouvement de protestation qu'ils n'avaient pas voulu ; ni le gouvernement De Klerk qui a su, pour une fois, contrôler ses forces de répression et les maintenir à l'écart des manifestations ; ni le patronat des grandes entreprises dont les porte-parole n'ont pas ménagé leurs condamnations aux assassins de Chris Hani, ni leurs louanges à la "responsabilité" des dirigeants de l'ANC.
Faire la part entre l'expression d'une impatience devant la durée des négociations et celle d'une hostilité envers l'ANC et sa politique de négociation est chose difficile. Et ces manifestations de contestation n'indiquent pas par elles-mêmes que l'ANC est débordée, ni qu'elle risque de l'être dans l'immédiat. Au contraire, puisqu'il faut bien constater que l'ANC a finalement réussi, dans l'ensemble, à contrôler et à canaliser le mouvement de colère.
Mais ces réactions, d'impatience au moins, indiquent en tout cas que dans la période la plus délicate de la transition, il peut se faire que l'ANC ait des difficultés à contrôler la population et, de surcroît, qu'elle se trouve concurrencée par des organisations minoritaires qui chercheraient à capitaliser l'impatience dans les townships pour leur propre compte.
Trois ans de négociations
Où en est aujourd'hui le processus de négociation, plus de trois ans après la déclaration du 2 février 1990 annonçant l'intention du président De Klerk de légaliser les organisations noires qui avaient combattu l'apartheid et d'amorcer des discussions en vue de l'abolition totale de l'apartheid ?
Si l'on s'en tient aux dernières déclarations conjointes de l'ANC et du gouvernement De Klerk, un gouvernement intérimaire comprenant des représentants des différents partenaires dans les négociations en cours devrait voir le jour avant la fin de l'année 1993, gouvernement qui aurait à charge d'organiser l'élection au suffrage universel d'une assemblée constituante au plus tard en avril 1994.
De l'apartheid légal, cet appareil juridique et administratif qui assurait la suprématie en droit à cinq millions de Blancs dans une population qui compte plus de 36 millions de personnes, seule demeure l'absence de
droits politiques pour les Noirs. Le reste a disparu avec l'abolition des dernières lois sur la ségrégation géographique et administrative en juin 1991.
Après avoir maintenu en place pendant des décennies le régime monstrueux de l'apartheid, la bourgeoisie blanche s'est finalement résignée, en partie sous la pression de l'impérialisme, à y mettre fin. Mais il faut que cela se passe sans explosion, que ce soit du côté de la minorité blanche ou de la majorité noire. Et comme cette dernière n'en est pas à exercer une pression suffisante pour précipiter les événements, les milieux dirigeants blancs prennent leur temps tout comme d'ailleurs les dirigeants nationalistes noirs. Et les uns comme les autres mettent ce temps à profit pour se préparer à exercer ensemble le pouvoir, pour se tester mutuellement tandis que chacun prépare ses propres troupes à jouer le rôle qu'on attendra d'elles, pour mettre en place progressivement des institutions sur lesquelles reposera le futur pouvoir. Tout cela bien sûr sur la base d'un souci commun de préserver les intérêts capitalistes et, dans le cas des dirigeants blancs, de préserver ce qu'ils peuvent des privilèges sociaux hérités de la période antérieure.
D'ailleurs, le rôle joué par les dirigeants de l'ANC dans la vague de colère déclenchée par le meurtre de Chris Hani, la façon dont ils ont réussi à canaliser la colère, la fonction de pare-feu, pour ne pas dire de police, qu'ils ont fait remplir aux milliers de militants qui ont assuré le service d'ordre et se sont opposés aux impatients, tout cela s'inscrit parfaitement dans ce stade de préparation.
Ce stade de préparation qui est toujours en cours aujourd'hui, a commencé en novembre 1991 avec la formation de la CODESA, la Conférence pour une Afrique du Sud Démocratique, qui réunit des représentants de la plupart des organisations politiques importantes existant dans les divers groupes ethniques. Y siègent également des représentants de la plupart des bantoustans, ces "États" prétendument indépendants, équipés, armés et financés par le régime de l'apartheid auxquels ils ont servi à la fois de réserves de main d'œuvre et de camps d'internement à l'écart des agglomérations urbaines. Car si l'apartheid légal a théoriquement disparu, ces chancres de l'apartheid que sont les bantoustans sont, eux, toujours là.
C'est dans les townships que se font et se défont les rapports de forces
Dans le cadre de l'objectif assigné à la CODESA, il y a néanmoins de multiples variations possibles, de multiples façons de distribuer les rôles dans le futur pouvoir. Le Parti national de De Klerk ne tient pas du tout à un tête-à-tête avec l'ANC, ni aujourd'hui ni surtout demain. Parmi les participants aux discussions, certains ont rendu de bons et loyaux services au régime et celui-ci tient à ce que le règlement final leur ménage une place. Et puis De Klerk, tout comme d'ailleurs l'ANC, se sont servi à l'occasion, pour faire pression sur l'interlocuteur, des ambitions particulières des uns ou des autres participants. Tandis que ces derniers, en fonction du rapport des forces, ont cherché en retour à monnayer leur bon vouloir contre des concessions pour eux-mêmes.
Mais si la CODESA est le lieu où s'affrontent les divers clans politiques pour la répartition des places, les rapports de forces qui régissent ces affrontements s'établissent sur le terrain, dans les townships.
C'est ainsi que Buthelezi, le dictateur du bantoustan KwaZulu et fondateur du parti zoulou Inkatha, a cherché à faire aboutir ses revendications sur la région du Natal en creusant le fossé ethnique et social entre les travailleurs migrants zoulous et la population permanente des townships, en organisant des opérations de commandos à partir des foyers de travailleurs migrants. Symétriquement les dirigeants de l'ANC ont cherché à isoler Inkatha en lui interdisant physiquement tout droit d'existence hors du Natal. Tandis que le régime, comme l'a révélé le scandale de l'"Inkathagate" en juillet 1991, finançait et armait les commandos d'Inkatha. Et cet affrontement triangulaire, la population des townships l'a payé par des milliers, voire des dizaines de milliers de morts au cours de ces dernières années, avant qu'un accord ne finisse par instaurer une trêve toute relative.
Le marchandage au sein de la CODESA a connu des ruptures et des raccommodements. Et pendant tout ce temps la population noire s'est vu recommander la patience par ses dirigeants, tout en voyant augmenter le nombre des victimes dans ses rangs, et sans jamais voir venir le moindre dividende pour sa patience.
Et que lui propose-t-on aujourd'hui, à cette population pauvre noire ? Une division du pays en régions semi-autonomes, entre dix et seize suivant les projets, découpées de façon à laisser un fief aux cliques dirigeantes de plusieurs bantoustans et à créer des régions où les Noirs seraient minoritaires ; un régime bicaméral, dont une chambre seulement serait élue au suffrage universel tandis que l'autre serait constituée de représentants désignés par les différentes régions ; enfin un gouvernement qui, jusqu'à la fin du siècle, comporterait de droit des représentants des partis qui ont imposé l'apartheid pendant près de 50 ans. Le voilà l'avenir "démocratique" autour duquel tournent les discussions actuelles !
La menace de l'extrême droite raciste, encore une réalité
Si De Klerk a réussi, en mars 1992, à obtenir 68 % des voix de l'électorat blanc dans son référendum sur sa politique de réforme, les nostalgiques de l'apartheid ne désarment pas, et plus les échéances se rapprochent, plus ils semblent se montrer actifs, ne serait-ce que parce que c'est leur seule chance de se tailler une place dans le règlement final. Et, bien sûr, c'est cela que vise cette extrême droite raciste et rien d'autre. D'ailleurs, certains de ses leaders les plus en vue - y compris un général ancien chef d'état-major de l'armée qui cherche aujourd'hui à apparaître comme le point de ralliement d'un courant allant de la droite du parti gouvernemental aux groupuscules les plus radicaux - en sont à parler de se joindre au processus de négociation.
Il est vrai que les principales organisations d'extrême droite, en particulier la plus importante, l'AWB (Mouvement de Résistance Afrikaan), ne semblent pas gagner de terrain si l'on en juge par leurs capacités de mobilisation dans la rue.
Mais il est aussi un fait que les groupes d'extrême droite plus radicaux se sont multipliés avec le temps, d'autant plus enragés qu'ils sont plus faibles numériquement. Ces groupes trouvent des complicités actives dans les forces de répression, quand ils n'en sont pas directement issus. L'inculpation pour le meurtre de Chris Hani de Clive Derby-Lewis, l'un des députés en vue du Parti Conservateur, montre que le danger ne vient pas seulement d'une poignée d'excités, mais qu'une telle politique pourrait trouver des partisans à tous les niveaux de la société blanche et pas seulement aux échelons subalternes de l'appareil d'État.
Quant à trouver des troupes, il y a de puissants leviers en action qui pourraient encore pousser une partie de la population blanche dans les bras de tels groupes d'extrême droite. Il y a la peur, bien sûr, mais surtout la situation économique. Car entre la crise mondiale et les réductions des dépenses de l'État, des centaines de milliers de Blancs ont brutalement découvert le chômage. Aujourd'hui, ce sont par exemple des Blancs qui occupent dans les hôpitaux bien des emplois manuels jadis réservés aux Noirs. Quant à la pauvreté, les organisations caritatives estimaient, fin 1992, que 200 000 Blancs dépendaient des soupes populaires pour leur existence quotidienne, soit 4 % du total de la population blanche.
Bien sûr, ces facteurs ne conduiront pas fatalement à ce qu'une fraction de la population blanche fasse le choix de s'en remettre à l'extrême droite raciste. Mais ils en entretiennent la possibilité.
L'ANC du côté des profits capitalistes contre la classe ouvrière
La plus touchée par la dégringolade économique de la dernière décennie est bien sûr la classe ouvrière noire, avec un taux de chômage parmi la population urbaine noire estimé à plus de 50 % et allant jusqu'à 70 voire 80 % dans certains townships.
Quant aux travailleurs noirs qui ont un emploi, la fin officielle de l'apartheid n'a rien changé, si ce n'est dans le sens d'un glissement général à la baisse de tous les salaires. Pour les groupes capitalistes, qui ont souvent pesé en faveur de négociations avec l'ANC dans l'espoir d'une plus grande stabilité politique et surtout sociale, il n'est pas question que l'abolition de l'apartheid les prive
d'une main d'œuvre si bon marché.
D'ailleurs les dirigeants nationalistes noirs ne leur en demandent pas tant. Cela fait bien longtemps, avant même les légalisations de 1990, que les dirigeants de l'ANC, comme ceux du Parti communiste, répètent sur tous les tons qu'ils n'est pas question de mettre en danger les profits des capitalistes. Nelson Mandela n'est-il pas depuis deux ans un habitué du sommet mondial de Davos, en Suisse, où se retrouve la fine fleur de la politique et de la finance internationales ? Ce n'est sûrement pas pour y défendre le niveau de vie des travailleurs noirs. Pas plus que quand il va, comme en mai 1993 à Londres, se porter garant devant les représentants de la finance de la rentabilité des investissements anglais en Afrique du Sud.
Pendant ce temps, des dirigeants du COSATU (Congrès des Syndicats Sud-Africains), la principale centrale syndicale, liée à l'ANC, siègent avec ministres et patrons dans une série de comités formés pour associer les dirigeants syndicaux aux décisions économiques gouvernementales, c'est-à-dire à l'austérité. La classe ouvrière noire n'a pas encore le droit de vote, mais elle a déjà le privilège "démocratique" de voir ses représentants user leurs pantalons autour des tapis verts de l'État !
Par contraste, l'ANC a une tout autre attitude envers la petite bourgeoisie noire. Ainsi, au congrès de l'ANC de juillet 1991, Mandela s'alarmant du fait que les membres de l'organisation étaient en très grande majorité issus des couches les plus pauvres, fit adopter une résolution faisant du recrutement "dans les classes moyennes de toutes les communautés" une priorité.
La préparation à l'exercice du pouvoir
Cela fait longtemps que l'ANC se prépare à l'exercice du pouvoir. Déjà, au temps de l'illégalité, l'organisation en exil constituait un véritable appareil d'État au stade embryonnaire, régnant sur la vie de 12 000 exilés. Elle possédait de grands domaines en Angola et en Tanzanie, dotés d'écoles, d'hôpitaux, d'usines, de fermes, d'une police et de prisons. Elle avait son "gouvernement" et ses "ambassadeurs" auprès de dizaines de pays.
A partir de la fin des années soixante-dix, elle eut de surcroît une véritable armée permanente, grâce au flot de jeunes venus à la politique au travers du soulèvement de Soweto. Bien que l'ANC n'ait joué aucun rôle à Soweto, elle put capitaliser le mouvement à son profit par le simple fait de disposer de finances, d'armes et d'installations où accueillir les fugitifs.
Mais contrairement aux vantardises de l'ANC, Umkhonto we Sizwe fit finalement peu dans le domaine de la lutte armée. De trente entre 1976 et 1983, le nombre annuel d'"opérations militaires" s'accrut lentement pour atteindre un sommet de deux cent quatre-vingt un en 1988 et retomber dans les années suivantes. Rien qui pouvait menacer en quoi que ce fût l'État de l'apartheid.
De toute façon le problème de l'ANC n'était pas de vaincre militairement l'État de l'apartheid. Le rôle de son organisation militaire était d'une part de s'imposer comme interlocuteur à la bourgeoisie blanche et d'autre part, grâce à l'autorité de ceux qui ont les fusils, de s'imposer à la population noire comme son unique représentant, sans lui laisser le moindre choix. C'est ainsi que l'ANC encadra et disciplina, loin du contrôle de la population, une génération entière de militants, sans avoir besoin de s'embarrasser de démocratie, constituant ainsi l'embryon d'un appareil de répression contre la population noire elle-même.
Depuis sa légalisation, la politique de l'ANC est encore plus éloquente de ce point de vue. En 1990, elle a lancé un programme visant à sélectionner de futurs "vrais" officiers. Les heureux élus ont été envoyés en formation dans des académies militaires, d'abord en Russie puis en Inde. Ils sont aujourd'hui dans des camps de Tanzanie et d'Ouganda, en attente d'un accord qui permettra leur intégration dans l'armée sud-africaine. Cette fois-ci, il s'agit bien de former des officiers suffisamment fiables et compétents pour constituer le cadre noir de la future armée d'Afrique du Sud.
Quant à l'organisation de l'ANC sur le terrain, elle est elle aussi à l'image des objectifs de ses dirigeants. Au lendemain de la légalisation, la direction a décidé de structurer l'ANC en sections d'un millier d'adhérents chacune. Ces sections devaient permettre de répandre la ligne de l'ANC dans les négociations et permettre une réaction rapide aux consignes données par la direction. Mais surtout elles ne devaient pas se mêler d'organiser quoi que ce fût sur des problèmes locaux. L'ANC devait être une organisation militante, mais seulement dans le cadre des négociations, sans prendre le risque de fausses notes sur le terrain social. Étant donné l'effectif élevé de chaque section, le nombre des sections devait être nécessairement restreint (en 1992, 900 sections pour 500 000 membres) permettant à la direction de les contrôler au moyen d'un appareil relativement restreint de cadres "sûrs". En revanche la taille même des sections rendait pratiquement impossible d'y faire autre chose que l'exégèse des positions de la direction. L'organisation fut en somme construite pour servir de levier dans les négociations, et ultérieurement d'appareil électoral.
L'ANC menacée de débordement sur le terrain nationaliste ?
On peut se demander dans quel sens pourrait aller la contestation de la politique de l'ANC qui semble se faire jour dans ses rangs si elle venait à se développer. Si l'on en juge par les slogans repris par les jeunes contestataires dans les manifestations qui ont suivi le meurtre de Chris Hani, ce serait plutôt dans le sens du pseudo-radicalisme du Congrès panafricaniste, le PAC, dont l'aile militaire a revendiqué quelques "exécutions" de Blancs dans les mois écoulés.
Pseudo-radicalisme, parce que même s'il proposait réellement d'emprunter des voies plus rapides, plus radicales, même s'il choisissait, contrairement à l'ANC, de ne pas composer avec la bourgeoisie blanche, il faudrait bien à un moment ou à un autre que le PAC compose avec l'impérialisme. Ne serait-ce que parce que, pour réaliser l'objectif nationaliste de développer l'économie nationale, il lui faudrait pouvoir écouler les exportations sud-africaines sur le marché mondial.
Mais, en réalité, pour autant qu'on puisse en juger par les positions parfois contradictoires que prennent ses dirigeants, le PAC cherche surtout à capitaliser le mécontentement qui peut exister dans la population en prenant position contre un compromis. Et, au bout du compte, le PAC se situe sur le même terrain que l'ANC, même si celle-ci n'a pas réussi à l'intégrer comme d'autres au processus politique engagé. Ce qui les oppose n'est pas une différence de stratégie, mais une rivalité d'appareil.
Et on peut en dire de même de certains leaders qui cherchent depuis quelque temps à capitaliser le mécontentement des jeunes en adoptant un langage plus radical. Qu'il s'agisse de Peter Mokaba, le leader de la jeunesse de l'ANC, de Winnie Mandela qui, malgré les nombreux scandales attachés à son nom, continue à faire feu de toutes les démagogies, ou encore du président du Transkei, le général Bantu Holomisa. Tous ont en commun de jouer d'un verbe radical sans jamais mettre en question sur le fond la politique nationaliste de l'ANC.
Que les jeunes mécontents d'aujourd'hui se tournent vers ce type de radicalisme ne serait d'ailleurs que la continuation de ce qui a été un trait marquant de la situation en Afrique du Sud depuis des décennies.
D'un côté l'apartheid a focalisé la colère et la mobilisation de la classe ouvrière noire qui, il faut le rappeler, a un poids social important dans le pays, contrairement à la plupart des pays africains. C'est d'ailleurs justement pour cette raison que l'impérialisme a voulu la disparition de l'apartheid.
D'un autre côté, les nationalistes, qui ne voulaient pas de l'émancipation sociale de la classe ouvrière, ont pu la noyer au milieu de toutes les couches sociales qu'ils entraînaient derrière eux dans la lutte contre l'apartheid. La classe ouvrière, les couches pauvres ont évidemment toutes les raisons de vouloir la fin de l'apartheid qui pèse en premier lieu sur elles. Mais le but des nationalistes est de les empêcher de parvenir à la conscience de ce que leur exclusion de la société ne vient pas seulement de l'apartheid, mais plus profondément encore de leur condition de prolétaires. Et empêcher qu'en conséquence, la classe ouvrière sud-africaine prenne conscience de ce que son intérêt n'est pas de s'arrêter à la suppression d'un système de lois iniques, mais d'aller au-delà, sur le terrain de classe, pour s'en prendre à cette bourgeoisie dont l'apartheid n'a été qu'une des formes de domination politique.
Alors la petite bourgeoisie noire gagnera sans doute à la disparition de l'apartheid, de même que la caste politique noire. La classe ouvrière y gagnera sans doute une certaine forme de dignité. Mais si elle ne se satisfait pas de voir les mêmes bourgeois blancs continuer à dominer la société sous la protection de flics noirs, ou au mieux de voir une partie de ces bourgeois blancs remplacés par des bourgeois noirs, à l'abri d'un régime qui, comme dans tant de pays africains, ne sera pas beaucoup plus démocratique que celui de l'apartheid, il lui faudra reprendre le combat et cette fois le porter sur le terrain de classe, celui de la révolution sociale.