La désagrégation du pouvoir central a abouti à la disparition de l'Union soviétique en tant que telle.
Le processus de désintégration ne semble cependant pas terminé pour autant. D'un côté, les multiples liens entre États successeurs, hérités du passé, n'ont été ni tous déchirés ni définitivement stabilisés. D'un autre côté, tous ces États continuent à être soumis à des forces centrifuges, à commencer par le principal d'entre eux, la Fédération russe, qui représente, sur le plan de la géographie comme sur celui de l'histoire, l'essentiel de ce que fut l'URSS. Quant à la tentative de contre-révolution sociale visant à transformer la société soviétique dans le sens capitaliste, elle est engagée de jure mais dans les faits loin d'être accomplie.
L'État ouvrier créé par la révolution du prolétariat russe en 1917 dans la perspective d'une extension internationale de la révolution mais qui est resté isolé dans un pays pauvre, est depuis près de soixante-dix ans dominé par la bureaucratie. Les dirigeants politiques de cette couche sociale parasitaire ont ouvertement rompu avec la perspective de la révolution prolétarienne internationale dès la consolidation de leur pouvoir politique dans les années 1924-25, et lui ont opposé le mensonge du "socialisme dans un seul pays". La bureaucratie est devenue à la fois l'instrument et le bénéficiaire de la régression de l'État soviétique.
Cette couche sociale, qui a dominé politiquement, économiquement, socialement l'Union soviétique pendant trois quarts de siècle et qui la domine encore aujourd'hui, ne fonde pas sa puissance sociale sur la propriété privée des moyens de production, mais sur l'accaparement de l'appareil d'État et sur sa mainmise sur l'économie étatisée. L'instabilité de cette position sociale, au sens historique du terme, comme sa précarité au sens individuel - car subordonnée à l'occupation d'un poste d'autorité dans l'appareil d'État - sécrétait en permanence l'aspiration plus ou moins refoulée à la rendre définitive par le retour à la propriété privée, à la transmissibilité par héritage, à la possibilité d'accumulation de capital privé. Mais cela nécessitait un bouleversement des rapports sociaux issus de la révolution d'Octobre, à l'échelle d'un pays vaste, au risque de mettre en branle des forces sociales dépassant celles de la bureaucratie.
Un bouleversement social de cette ampleur aurait comporté le risque de réactions prolétariennes, voire d'une guerre sociale où la bourgeoisie risquait d'intervenir de son côté.
Les directions politiques successives de la bureaucratie, pénétrées de la conscience, plus ou moins aiguë suivant les circonstances, que cela comportait le risque que la couche sociale qu'elles représentaient puisse tout perdre, soit sous les coups du prolétariat, soit sous ceux de la bourgeoisie russe ou internationale, ont choisi pendant plusieurs décennies de conserver l'économie étatisée et, jusqu'à ces toutes dernières années, le vocabulaire formel de 1917 largement revu et corrigé cependant en fonction des intérêts et des privilèges de la bureaucratie (justifications des inégalités de revenus, privilèges, morale qui n'a rien à envier à la morale bourgeoise, etc.).
La dégénérescence de l'Union soviétique, l'émergence d'une bureaucratie privilégiée et parasitaire, ont fourni la démonstration qu'on ne peut pas construire le socialisme dans un seul pays. Sans même une contre-révolution bourgeoise ou une intervention étrangère allant dans le même sens, l'Union soviétique ne pouvait que régresser. Mais cette régression s'effectua finalement très lentement. Le premier État ouvrier, bien que dégénéré, a survécu plusieurs décennies durant à cette dégénérescence, comme un phénomène original, dominé par une bureaucratie monstrueuse qui écrasait le prolétariat mais qui barrait aussi le chemin à la bourgeoisie, bien que cela allait à l'encontre des aspirations d'un grand nombre de bureaucrates eux-mêmes.
En l'absence de menace d'une nouvelle révolution prolétarienne, ce sont les instruments et les possibilités hérités de la Révolution de 1917 qui ont permis à la bureaucratie de stabiliser son pouvoir, sa position sociale, et d'éviter d'être renversée par la bourgeoisie. C'est sur la base de l'étatisation quasi complète de l'économie et de la planification que l'Union soviétique, malgré le lourd handicap constitué par l'isolement économique par rapport au reste du monde, a pu se doter d'une industrie puissante sans qu'émerge et se renforce parallèlement une bourgeoisie en rapport avec la puissance de l'industrie. Depuis les années trente, jusqu'à la fin des années soixante-dix, pendant près d'un demi-siècle, le rythme de développement de la production industrielle, sans pouvoir sortir complètement le pays de son arriération antérieure, y fut cependant supérieur à celui de la plupart des grandes puissances capitalistes. C'est ce développement économique, réalisé dans le cadre des rapports sociaux qui rejetaient la propriété privée des moyens de production, qui a permis à la bureaucratie, en l'absence de contrôle venant de la classe ouvrière, d'accroître ses revenus, de s'arroger des privilèges et de justifier sa position sociale dirigeante en usurpant le mérite de succès économiques qui ne lui étaient nullement dus.
Tout en étant la principale bénéficiaire de l'économie planifiée, la bureaucratie en a été cependant dès le début la principale ennemie. Les prélèvements de la bureaucratie, les dénis de liberté indispensables pour cacher l'importance de ces prélèvements aux yeux des classes laborieuses, l'absence en conséquence de contrôle d'en bas sur la production et la répartition, ont de plus en plus dénaturé l'économie planifiée. Les bureaucrates n'ont pas osé aller jusqu'à supprimer la propriété d'État au nom de la propriété privée, mais ils la considéraient comme la propriété collective de leur caste. Ils n'ont pas supprimé la planification, mais ils l'ont adaptée à leurs besoins, voire aux fluctuations de la politique de leurs dirigeants. Les structures économiques et sociales héritées de la Révolution ne permettaient pas aux bureaucrates de transformer leurs détournements privés en capitaux privés. Mais ces détournements privés, représentant une part croissante au fil des ans depuis au moins l'ère de Khrouchtchev, contribuaient à démanteler de fait l'économie planifiée, bien avant la crise actuelle.
La dictature personnelle d'un "arbitre suprême", forme politique concrète sous laquelle s'est imposée la domination sociale de la bureaucratie sous Staline, puis qui s'est perpétuée sous une forme atténuée sous ses successeurs, avait aussi pour fonction d'assurer la cohésion de cette couche contre les rivalités, les appétits contradictoires des bureaucrates eux-mêmes. Par la plupart des traits de leur comportement social, les bureaucrates ressemblent aux bourgeois petits et grands sans cependant disposer, avec la propriété privée, d'une assise sociale solide, à l'abri des aléas des rivalités politiques et des luttes de pouvoir. Staline en son temps imposa son propre pouvoir personnel en même temps que le respect des intérêts collectifs de la bureaucratie tels qu'il les entendait, au travers de purges sanglantes, d'une pression policière permanente sur la bureaucratie elle-même, y compris ses catégories supérieures. Mais ses successeurs ne le purent pas.
Malgré tout ce processus de régression, malgré le poids social écrasant pris par la bureaucratie, malgré la politique de plus en plus ouvertement réactionnaire de ses chefs politiques tant à l'intérieur de l'URSS que sur le plan international, Trotsky a considéré, jusqu'à la fin de sa vie en 1940, l'Union soviétique comme un État ouvrier, dégénéré mais ouvrier quand même. Il s'appuyait sur le fait que, malgré une différenciation sociale croissante, la base économique et sociale de l'État soviétique n'avait pas été transformée à rebours, et que ni la propriété, ni l'accumulation privées n'avaient été rétablies.
Au lendemain de la guerre, nonobstant sa puissance et son assurance incommensurablement plus grandes qu'avant, la bureaucratie n'a pas voulu ou n'a pas osé procéder à des transformations contre-révolutionnaires. Peut-être d'ailleurs à cause de la puissance même, et de la taille de l'industrie et de l'économie soviétiques difficilement séparables de l'étatisation et de la planification. C'est en partant de ce constat que, même après la guerre, longtemps après la mort de Trotsky, notre groupe est resté sur les positions défendues par la tendance dont nous sommes issus et a considéré que l'analyse trotskyste de l'Union soviétique restait valable, bien que la bureaucratie ait franchi pendant et après la guerre des pas supplémentaires dans l'avilissement politique et bien qu'elle ait assumé une responsabilité majeure dans le rétablissement de l'ordre impérialiste après la guerre.
Il y eut des étapes supplémentaires de régression, mais pas de rupture de continuité avec l'organisation économique et sociale issue de la révolution prolétarienne.
Rappelons que nous avons en revanche refusé de considérer comme États ouvriers même déformés les ex-Démocraties Populaires, qui n'étaient pas issues d'une révolution et dans la création desquelles le prolétariat n'a joué aucun rôle. Ce n'est pas la gravité des nationalisations qui nous faisait porter un tel jugement, mais l'histoire, de même que pour l'évolution de l'URSS.
Le régime instauré par Staline a survécu pendant près de quatre décennies à sa mort. L'oligarchie dirigeante n'a plus admis cependant que ses successeurs concentrent entre leurs mains le même pouvoir illimité et a mis fin aux purges sanglantes. Du haut en bas de la hiérarchie bureaucratique, la stabilité des postes d'autorité s'en trouva accrue. Au sommet, à la dictature personnelle succéda la dictature collégiale d'une douzaine de hauts dignitaires, qui choisissaient dans leurs propres rangs le secrétaire général, leur représentant suprême, tout en se surveillant mutuellement. Tout cela renforça la tendance à la formation de clans inhérents à la bureaucratie et prolongea jusqu'aux sommets les lignages de protection rivaux. L'enrichissement collectif de la bureaucratie du fait de ses prélèvements croissant sur une économie également en croissance, augmentait l'enjeu économique des rivalités de pouvoir. Des fiefs bureaucratiques de plus en plus puissants se sont constitués derrière l'apparent monolithisme du régime sous Khrouchtchev puis sous Brejnev. Leurs détenteurs aspiraient tout naturellement à rejeter le contrôle de l'État centralisé. Les aspirations de cette nature rejoignaient celles de la couche privilégiée au-delà de la bureaucratie étatique : médecins, artistes, sportifs ou intellectuels de renom, affairistes profiteurs de "l'économie de l'ombre".
Cette aspiration, occultée plus qu'étouffée par le régime policier, s'est révélée, publiquement, dans la crise politique ouverte par la succession de Brejnev. Gorbatchev fut le premier, en cherchant des appuis pour consolider son pouvoir, à faire de la démagogie publique en direction des clans bureaucratiques avides d'autonomie et vers les couches petites-bourgeoises auxquelles ils étaient liés. Il semble aujourd'hui évident que Gorbatchev ne souhaitait pas que ce rejet de l'État centralisé et de son contrôle conduise à l'éclatement de l'URSS. Probablement ne souhaitait-il pas non plus détruire l'économie étatique et la planification, mais seulement faire comme certains de ses prédécesseurs, la réformer en reconnaissant par exemple l'autonomie des chefs des grandes entreprises (acquise déjà dans les faits). Mais il a été débordé par Eltsine qui, lui, n'a pas hésité, dans sa course au pouvoir, à faire éclater l'Union soviétique.
La crise au sommet, devenue publique par les initiatives démagogiques de Gorbatchev, s'amplifiant pour devenir une crise politique, a agi dans un premier temps comme un révélateur de changements déjà intervenus dans la bureaucratie derrière le paravent de "l'immobilisme brejnévien". La recherche d'enrichissement individuel sur la base de l'enrichissement collectif de la bureaucratie, les trafics de grande ampleur en marge de l'économie étatique, le début de démantèlement de fait de l'économie planifiée, les fiefs constitués, les liens tissés entre hauts dignitaires nationaux ou régionaux et les représentants sur place de l'appareil d'État central, et liens tissés aussi entre les bureaucrates détenteurs du pouvoir politique et les affairistes de "l'économie de l'ombre", etc., tout cela n'était en effet ni nouveau ni même récent.
Mais les forces sociales ainsi libérées, venues de cette couche privilégiée - c'est-à-dire pour l'essentiel de la bureaucratie elle-même - dont Gorbatchev voulait s'assurer l'appui, ont fini au contraire par le déborder, le réduire à l'impuissance, avant de le rejeter.
Ce qui explique en fin de compte la défaite de Gorbatchev face à Eltsine, c'est que ce dernier, par choix politique ou par irresponsabilité, a repris à son compte l'aspiration de certaines couches supérieures de la bureaucratie à rejeter l'État centralisé et son contrôle. Mais par là même, les grands féodaux de la bureaucratie ont brisé en morceaux leur propre appareil d'État en faisant éclater l'Union soviétique en États différents.
Si la diplomatie internationale n'a reconnu jusqu'à présent que les quinze anciennes républiques dont la fédération constituait l'Union soviétique, d'autres États se sont constitués ou sont en voie de constitution. C'est un processus non achevé, en évolution rapide. Mais ce processus n'est lui-même que l'expression - pour un certain nombre d'États nouvellement indépendants, sans doute irréversible, en tous les cas dans le cadre de l'évolution en cours - d'une crise plus générale du pouvoir. L'aspiration des bureaucrates, à différents niveaux d'autorité, à rejeter le contrôle d'un appareil centralisé n'a nullement besoin de support national pour se frayer un chemin.
C'est l'éclatement de l'Union soviétique et la continuation de la crise du pouvoir dans la plupart des États successeurs qui est la cause principale du recul économique qui a pris, l'année passée, des proportions graves voire catastrophiques. Plus personne ne sait qui dirige.
Mais la contre-révolution sociale, c'est-à-dire la liquidation de l'économie étatisée et le rétablissement de la propriété privée des moyens de production, avance lentement. Même l'arrivée au pouvoir d'Eltsine, dont le programme public est le rétablissement du capitalisme ne s'est pas traduit par son accélération. Autant il était à la portée d'Eltsine d'être rapide pour mettre le PC hors la loi, signer l'acte de décès de l'Union soviétique et jeter aux orties tous les symboles qui rattachaient formellement la bureaucratie à la Révolution de 1917, autant dans le domaine économique et social il se heurte à une réalité puissante qu'il ne peut pas transformer simplement à coup de décrets.
Les obstacles qui paralysent ou ralentissent la contre-révolution viennent pour l'instant, pour l'essentiel, des tares de la bureaucratie elle-même. Les dignitaires de la bureaucratie, ceux qui sont en position de décider, de commander et d'en tirer privilège, semblent plus préoccupés de conquérir ou consolider des positions de pouvoir, que de transformer les rapports de production et de propriété. Les bureaucrates de l'économie eux-mêmes, les directeurs des grandes entreprises étatiques, a priori les mieux placés pour les privatiser à leur profit, sont aujourd'hui encore plus enclins à parasiter les entreprises étatisées, voire à les démanteler en vendant leurs stocks, etc., qu'à les faire fonctionner en tant qu'entreprises privées. En dehors même des craintes sociales, les "managers" des entreprises étatiques les plus enclins à la privatisation se heurtent à l'insuffisance des capitaux pour faire fonctionner leur entreprise - pour se l'approprier le vol légalement consacré pourrait suffire - et à l'inexistence de marchés intérieurs où ils pourraient s'approvisionner et écouler leurs produits. Les marchés ne s'improvisent pas à coups de lois. Et quant à s'intégrer aux marchés capitalistes réellement existants, c'est-à-dire aux marchés internationaux, si cela constitue sans doute une perspective séduisante pour quelques entreprises, cela risque d'être une condamnation à mort pour beaucoup et sans doute pour la majorité d'entre elles.
Ceux des dirigeants politiques qui ont pris fait et cause pour la transformation capitaliste de l'économie ne se font pas faute de reprocher aux candidats capitalistes leur manque d'initiative, leurs hésitations, voire leur manque de sens des responsabilités. Mais eux-mêmes avancent prudemment pour ce qui les concerne. Eltsine avait en son temps reproché à Gorbatchev de ne pas oser procéder à une hausse générale des prix. Mais lui-même, s'il a procédé en janvier à une hausse brutale des prix, ne se décide pas à prendre des mesures de licenciements massifs dans les entreprises toujours étatisées. Ces mesures sont pourtant présentées depuis longtemps par ses conseillers du dedans ou du dehors comme la condition préalable pour toute évolution sérieuse vers l'économie capitaliste et vers une intégration dans le marché mondial.
Eltsine, maintenant qu'il est en charge de responsabilité pour la bureaucratie, hésite comme son prédécesseur à pousser les classes populaires à l'exaspération. Car cette exaspération est lourde de menace d'explosion sociale. Les formes provocantes d'inégalités, les profits faciles de quelques-uns, étalés au milieu d'une situation économique dégradée, peuvent servir de catalyseurs. Ce n'est pas pour rien que, pendant si longtemps, les dirigeants politiques responsables avaient fait pression pour que la bureaucratie dissimule une partie de ses privilèges, l'enveloppe de mensonge et d'opacité. Les nouveaux riches, issus de la bureaucratie ou pas, n'ont pas ces prudences-là, et il n'y a plus aucune autorité pour les leur imposer.
Rien ne dit qu'en cas d'explosions sociales les dirigeants politiques de la bureaucratie aient les moyens - sinon l'envie - de riposter par la force. Rien ne dit en conséquence que, tout en prônant la nécessité du retour au capitalisme - mais n'ont-ils pas prôné pendant si longtemps la nécessité d'aller vers le communisme ? - ils ne fassent marche arrière, quitte à s'en prendre à ce qu'il y a de plus provoquant dans le pullulement de nouveaux riches.
Rien ne dit surtout qu'ils ne soient pas amenés à abandonner l'idée de "restructurer" l'industrie en privatisant les entreprises rentables suivant les critères du marché capitaliste mondial et qu'ils ferment les autres. La simple crainte d'une explosion sociale qui ne s'est pas encore produite les amène déjà à maintenir en fonctionnement des entreprises dites non rentables (heureusement d'ailleurs, car l'économie se serait effondrée sinon dans des proportions plus catastrophiques encore qu'actuellement).
Le processus en cours dans l'ex-Union soviétique n'est donc nullement achevé et il peut connaître encore bien des rebondissements. Avec l'avènement d'Eltsine, la bureaucratie a jeté par dessus bord les dernières amarres qui la reliaient encore à la révolution prolétarienne de 1917 - mais il est vrai qu'il ne restait plus que des mots utilisés à contre-sens et des symboles dénaturés.
Sur le plan politique, on ne voit pas comment l'évolution réactionnaire pourrait aller plus loin - le rétablissement de la monarchie des Romanov mis à part.
Par contre, sur le plan économique et social, la contre-révolution est cependant seulement entamée, sans que rien d'irréversible n'ait été fait.
Avec une participation plus conséquente de l'impérialisme dans le processus en cours, la contre-révolution aurait pu, peut-être, se dérouler avec plus d'efficacité et plus vite. Mais si politiquement les grandes puissances impérialistes et les États-Unis en particulier, soutiennent le processus en cours, sur le plan économique, ni les États, ni les trusts privés ne profitent vraiment de l'occasion pour intervenir. Il y a à cela des raisons conjoncturelles, dues au fait que la contre-révolution n'est pas venue du dehors, en fonction des besoins ou des intérêts de l'impérialisme, mais d'une implosion politique du dedans qui a surpris l'impérialisme. Et qui l'a surpris, de surcroît, dans une période de marasme économique. Mais il y a, sans doute, une raison plus fondamentale, que Trotsky avait évoquée peu avant sa mort, lorsqu'il affirma que la bureaucratie n'aurait pas pu se stabiliser si le monde capitaliste lui-même n'était pas devenu sénile, n'avait pas perdu son dynamisme.
Ce qui a déjà été fait a porté des coups graves à l'étatisation. La crise politique a porté des coups plus graves encore à la planification. Mais ce qui fonctionne encore sur le territoire de l'ex-Union soviétique, en dépit de l'anarchie bureaucratique, fonctionne encore autour de l'industrie étatisée, et grâce aux liens tissés auparavant par la planification, fortement relayés il est vrai par des "combines" privées (mais ce n'est pas vraiment nouveau). Et, en dépit de certains aspects aussi choquants que superficiels d'enrichissement capitaliste privé, la couche sociale qui domine les sociétés ex-soviétiques, n'est toujours pas la bourgeoisie tenant sa position sociale de la propriété privée et du profit individuel, mais la bureaucratie, tenant ses privilèges de sa position dans l'appareil étatique. Même si, aujourd'hui, pour ce qui est des appareils d'État c'est le pluriel qui est de mise.
En outre, des réactions de la classe ouvrière, une crise sociale grave, peuvent amener encore les dirigeants de la bureaucratie à trouver une bouée de sauvetage pour leur caste dans ce qui reste de l'État ouvrier dégénéré et de son économie.
La situation s'est donc sensiblement modifiée depuis l'année dernière - ne serait-ce qu'en raison de l'éclatement de l'Union soviétique - sans pour autant être fondamentalement bouleversée. Comme l'an dernier, il est encore prématuré d'abandonner la notion d'État ouvrier dégénéré pour exprimer ce qu'est actuellement l'ex-Union soviétique ou ce qu'il en reste et principalement la Russie ex-soviétique, car il s'y livre encore une contre-révolution sociale qui n'est pas terminée.
Nous n'avons pas plus d'éléments cette année que l'an passé pour prédire l'éventuelle irruption de la classe ouvrière sur une scène dominée socialement par la bureaucratie et politiquement par des forces dont l'éventail visible ne représente que les diverses options possibles pour la couche privilégiée (les options réactionnaires dominant le tout). Nous ne pouvons que la souhaiter et envisager ce que le prolétariat et les partis qui aspireraient à le représenter pourraient proposer dans les circonstances présentes.
Un tel parti, ou même des militants réduits seulement à s'exprimer sans le poids et le crédit nécessaire pour influencer les choix politiques de la classe ouvrière, devraient exprimer un programme politique axé autour de deux pôles :
- seul le retour de la classe ouvrière au pouvoir pourrait sortir la société soviétique du marasme actuel et empêcher que les territoires issus de l'Union soviétique se transforment en semi-colonies plus ou moins misérables de l'impérialisme. Ce qui implique que la classe ouvrière arrache le pouvoir à ceux qui le détiennent dans chacune des différentes républiques "héritières".
- la propriété étatique des moyens de production et la planification sont d'extraordinaires conquêtes pour l'humanité, que la révolution russe a permises, elles sont à défendre prioritairement face à tous ceux qui veulent le retour au capitalisme.
Autour des axes généraux pourraient trouver tout naturellement leur place une série de revendications et d'objectifs partiels, que, faute d'implantation et de connaissance réelle du niveau de conscience des travailleurs soviétiques, nous ne pouvons qu'énoncer sous forme d'hypothèses.
Aux travailleurs exaspérés devant les inégalités et l'émergence provocante d'une catégorie de nouveaux riches, les révolutionnaires fixeraient pour objectif la lutte contre la privatisation et contre la réintroduction du capitalisme.
Auprès des travailleurs révoltés par les perspectives de licenciements massifs, de fermetures d'entreprises alors que les magasins d'État manquent de ces produits de première nécessité qui sont offerts hors de prix dans les magasins privés ou sur le marché dit libre, les révolutionnaires devraient défendre la planification, mais avec des plans définis non pas en fonction des exigences des bureaucrates et des "nouveaux riches", mais en fonction des besoins des masses laborieuses et contrôlée par elles. La défense des intérêts économiques les plus immédiats des travailleurs - pas de licenciements, pas de baisse du pouvoir d'achat, approvisionnement correct dans les magasins d'État et à prix corrects - posent immédiatement la nécessité de perspectives politiques plus vastes.
Auprès des travailleurs choqués par le début de pillage des richesses du pays et la propension des nouveaux riches à transformer leurs profits en devises déposées en Occident, les révolutionnaires défendraient le monopole du commerce extérieur et son contrôle par des organismes représentatifs des travailleurs.
Dans les relations entre les différents peuples de l'ex-Union soviétique, les révolutionnaires défendraient le droit de chaque peuple à disposer de lui-même, en montrant en même temps qu'il y a des intérêts qui sont communs aux différents peuples de l'ex-Union, notamment la liberté de se déplacer, de s'installer, de travailler, de conserver tous ses droits de citoyen, mais aussi, la coordination des économies construites dans l'interdépendance dans le cadre d'une planification commune. Ils dénonceraient, en même temps que toutes les formes d'oppression nationale, le jeu des dirigeants nationalistes qui prétendent émanciper leurs peuples, mais qui ne font que les opposer les uns aux autres, au prix d'une évolution vers la barbarie. Seul le prolétariat peut créer des relations entre les peuples où liberté et pluralisme ne s'excluent pas mais se complètent et où la plus grande autonomie politique voire l'indépendance n'excluent pas une libre fédération pour régler ensemble les problèmes qui ne peuvent être réglés qu'à une vaste échelle.
Face au "démocratisme" des Eltsine... ou des Chevardnadze et autres Gamsakhourdia qui consiste pour l'essentiel dans l'agitation - verbale mais parfois armée - de courants réactionnaires, les révolutionnaires se battraient pour le retour à la démocratie de classe, à la démocratie soviétique, c'est-à-dire à la dictature du prolétariat.
Face aux différentes formes de repliement national propagées par des bureaucrates devenus chefs nationalistes, une organisation révolutionnaire interviendrait au nom de l'internationalisme prolétarien. Elle expliquerait que l'avenir pour le prolétariat de l'ex-Union soviétique n'est pas de laisser les bureaucrates liquider définitivement ce qui reste encore de la Révolution de 1917, et de rendre le pouvoir à la bourgeoisie, mais au contraire, de leur arracher le pouvoir, de reprendre le fil trop longtemps interrompu de la révolution et de renouer, sur cette base, avec le prolétariat des autres pays d'Europe et du monde, afin de réussir ce qui n'a pas été réussi dans les années 1918-1920 : les entraîner dans la révolution pour le renversement de la bourgeoisie à l'échelle mondiale.
$$s6 novembre 1992