L’organisation longtemps connue sous le nom de Secrétariat unifié (SU) et qui a pris, il y a quelques années, le nom de Bureau exécutif de la IVe Internationale, se revendique aujourd’hui de l’anticapitalisme et de « l’écosocialisme ». Il est notable que, dans aucun des textes discutés à son congrès qui s’est tenu en février dernier, il n’est jamais fait référence au trotskysme. Pourtant, ne serait-ce que par son nom, l’ex-SU continue de se présenter comme l’héritier de l’organisation fondée par Trotsky en 1938.
C’est au regard de sa prétention d’incarner une telle continuité qu’en tant que militants nous réclamant nous-mêmes du combat de Trotsky et de son programme, nous voulons discuter de la politique de ce courant. Comment ces camarades définissent-ils leur « compréhension du rôle et des tâches de la Quatrième Internationale », pour reprendre les termes d’un de leurs textes de congrès ?
Dans ce texte, ils expliquent que leur « but est de construire des partis utiles à la lutte de classe. […] Le but ultime de ces partis étant de se débarrasser du système [capitaliste] existant, même si ce but est exprimé dans des termes très généraux. » Pour eux, il s’agit d’engager leurs militants « à être partie intégrante et loyale de la construction et de la direction de ces partis, de ne pas y être dans le seul but de recruter, ou d’attendre pour en dénoncer les trahisons éventuelles ».
Tout cela est exprimé en des termes très généraux qui permettent d’englober dans cette catégorie bien des partis réformistes. Ces camarades ne se fixent plus seulement l’objectif d’entrer dans des partis en présentant cela comme une étape dans la construction d’un parti révolutionnaire, comme cela a pu être le cas à plusieurs moments de leur histoire. Aujourd’hui, ils ont abandonné toute perspective de créer une organisation révolutionnaire indépendante.
Pour illustrer ce que pouvait signifier une telle politique, la position adoptée au Brésil à l’égard du Parti des travailleurs a longtemps été montrée en modèle à ses militants par la direction du SU. Cela justifie donc qu’on s’y arrête.
Quand le SU construisait loyalement le Parti des travailleurs au Brésil
Le Parti des travailleurs (PT), fondé officiellement en 1981, ne s’est jamais dit socialiste ou marxiste, encore moins communiste. Sa grande force ne résidait pas dans ses idées ou ses principes, variables selon les militants et les moments, mais dans son influence sur la classe ouvrière, à travers des milliers de militants syndicaux qui, à l’image de son dirigeant Lula, avaient organisé les luttes, la résistance à la bourgeoisie et à la dictature militaire en place jusqu’en 1984. La direction du PT, composée de dirigeants syndicaux, de militants chrétiens et d’intellectuels sociaux-démocrates, visait dès le début le pouvoir gouvernemental. Elle tolérait la présence de militants révolutionnaires, trotskystes ou maoïstes, dans la mesure où ils pouvaient lui être utiles.
Le courant lié au SU, Démocratie socialiste (DS), a participé dès le début à la construction du PT. En 1986, DS s’est fait reconnaître comme une des tendances du PT. Quand, en 2003, Lula est devenu président, DS remportait 10 % des votes dans les élections internes au PT et comptait environ 400 militants, certains occupant des postes de responsabilité tels que maires, députés, sénateurs, conseillers, administrateurs divers. Le gouverneur de l’État du Rio Grande du Sud et le maire de sa capitale, Porto Alegre, appartenaient à cette tendance. Un membre de DS, Miguel Rossetto, est devenu ministre du Développement rural dans le premier gouvernement de Lula et il fut chargé, à ce titre, de la réforme agraire.
Nous ne reviendrons pas sur ce qu’a été la politique du PT à la tête de l’État ; il suffit de dire qu’il a été un gérant loyal des affaires de la bourgeoisie. L’accession au pouvoir de Lula a correspondu à une période de croissance de l’économie brésilienne, ce qui lui a donné des marges de manœuvre et lui a permis de mettre en place des programmes sociaux destinés aux plus pauvres sans que les intérêts de la bourgeoisie soient lésés. C’est elle qui a le plus profité de cette période de croissance et la politique du PT l’y a aidée. Et quand, au bout de quelques années, la conjoncture s’est retournée, le PT a fait supporter le poids de la crise aux classes populaires. Les treize années pendant lesquelles ce parti a occupé la présidence du Brésil ont permis à ses dirigeants, à ses ministres et à ses élus de se faire une place dans les institutions de la bourgeoisie, aux côtés des partis traditionnels des classes privilégiées avec lesquels ils ont gouverné.
La politique de Lula et du PT était prévisible. Le rôle de révolutionnaires est de combattre les illusions que suscite ce type de réformistes qui font des promesses aux travailleurs pour se faire élire et finissent par les trahir, une fois au pouvoir, où ils défendent les intérêts de la bourgeoisie. En construisant loyalement le PT pendant vingt ans, les militants liés au SU ont au contraire contribué, à leur échelle, à répandre ces illusions, y compris au sein de leur propre courant.
Dès la première année du mandat de Lula, plusieurs élus de DS ont critiqué la politique menée par le gouvernement, notamment la réforme qui a repoussé l’âge de départ à la retraite des fonctionnaires fédéraux et diminué leurs pensions. Après avoir été exclus du PT, ils ont fondé en 2004 le Parti du socialisme et de la liberté (Psol), une organisation qui reprend le discours du PT à ses débuts et qui n’est pas moins réformiste.
Une longue discussion a alors commencé dans le SU, certains donnant raison aux militants de DS qui étaient dans le PT, y compris au gouvernement, et d’autres à ceux qui étaient au Psol. Après avoir hésité, la direction du SU a fini par opter pour le Psol. Mais seule une faible minorité de ses militants a fait le choix de quitter DS, la plupart préférant rester fidèles à Lula, conservant ainsi leurs positions et leurs postes.
Quelle leçon les dirigeants de l’ex-SU en tirent-ils aujourd’hui ? Aucune ! « L’évolution du PT brésilien n’a finalement mené nulle part », constatent-ils en se contentant d’ajouter : « Cela ne signifie pas que nous avons eu tort d’y participer. » Et de conclure : « Les camarades brésiliens, suite à la trahison du PT, participent à la construction du Psol. »
L’« entrisme sui generis » au sein des PC
Une telle attitude n’a rien de nouveau. Dans le passé, ces camarades et leurs ancêtres politiques ont toujours fait preuve du même opportunisme. Leur politique a toujours consisté à chercher à accrocher leur wagon à d’autres courants ayant le vent en poupe.
Leur suivisme vis-à-vis des organisations staliniennes et sociales-démocrates les a amenés pendant toute une période, de 1953 à 1968, à préconiser la politique que ses inventeurs qualifièrent « d’entrisme sui generis » et qui consistait à faire entrer leurs militants dans les partis communistes et socialistes[1].
Durant ces années, la plupart des sections du Secrétariat unifié furent réduites à un bureau éditant une revue trotskyste, pendant que leurs militants avaient disparu au sein des PC et des PS. Il faudra attendre 1970 pour que le Secrétariat unifié mette officiellement fin à cette politique, sans d’ailleurs vraiment la critiquer.
Le suivisme à l’égard des directions nationalistes du tiers monde
Alors que, dans les années 1950 et 1960, de nombreux pays connaissaient des luttes importantes, entraînant parfois de vastes couches de la population, les prises de position et les analyses du SU ne lui servirent qu’à justifier son renoncement à définir une politique indépendante à proposer aux travailleurs.
Ses dirigeants se transformèrent en donneurs de conseils du dirigeant yougoslave Tito ou du nationaliste algérien Ben Bella. En plus d’être parfaitement ridicule, une telle politique amenait les militants de ces pays à se mettre totalement à la remorque de directions politiques nationalistes petites-bourgeoises. Ainsi, pendant la guerre d’Algérie, non seulement le SU ne posa à aucun moment le problème de la construction d’une organisation prolétarienne indépendante, mais il présenta le FLN comme la seule direction révolutionnaire possible. Et cette orientation dura encore des années après la fin de la guerre d’Algérie.
Dans ces années-là, par opportunisme par rapport aux mouvements guérilleristes qui se développaient en Amérique latine, le SU incita ses différentes sections sud-américaines à se déclarer partisanes de ce mode de lutte armée plutôt que de chercher à s’implanter dans la classe ouvrière. À la fin des années 1970, le SU a reconnu que cette politique avait été une erreur mais, là encore, sans chercher à en tirer de leçons. Par la suite, il fit preuve du même suivisme vis-à-vis des sandinistes au Nicaragua et de Chavez au Venezuela.
Le tournant vers « l’écosocialisme »
Aujourd’hui, c’est la même politique opportuniste qui est mise en avant mais, avec le recul politique de ces vingt dernières années, les milieux auxquels adapter son langage ont changé : pour suivre les thèmes en vogue dans les milieux de la petite bourgeoisie de gauche, ces camarades ont opéré un « tournant vers l’écosocialisme » en 2010.
Dans les textes de leur dernier congrès, il est beaucoup question de la lutte contre le réchauffement climatique, de la lutte pour la démocratie, pour les droits humains, pour les femmes, pour les étudiants, etc. Les travailleurs ne sont qu’une catégorie parmi d’autres, avec leurs problèmes, mais sans qu’il ne soit jamais affirmé que la classe ouvrière est la seule classe révolutionnaire et qu’elle doit prendre la tête de la lutte des opprimés.
Pendant longtemps, le SU a prétendu fonctionner comme une internationale suivant les règles du centralisme démocratique. Dans la réalité, chaque section nationale faisait le plus souvent ce qu’elle voulait à la condition de ne pas le dire. Mais, confronté à des divergences politiques de plus en plus affirmées, le SU a été amené à reconnaître à un nombre de plus en plus important d’organisations le statut de « sympathisant ». En 2003, il a abandonné officiellement le centralisme démocratique et s’est transformé en un bureau exécutif servant à maintenir des liens entre des sections.
À force d’inciter leurs sections à s’autodissoudre dans des mouvements prétendument plus larges, les dirigeants de l’ex-SU ont eux-mêmes contribué à affaiblir leur organisation. Ainsi, ce qui était la section française du SU, la LCR, en a longtemps été l’une des plus importantes. Ses dirigeants ont fait le choix de créer le NPA en 2009 avec des courants qui refusaient d’appartenir au SU. Le NPA en tant que tel n’en fait donc pas partie et ceux qui y adhèrent le font à titre individuel. Pour ajouter à la confusion politique, on peut noter que certains des anciens militants de la LCR qui ont quitté le NPA pour rejoindre le Front de gauche, puis le mouvement Ensemble, dont la députée de La France insoumise Clémentine Autain est aujourd’hui la figure la plus connue, sont toujours membres de la Quatrième Internationale.
Aujourd’hui, pour justifier son existence, l’ex-SU met en avant la nécessité de maintenir un cadre international pour mener des débats. Mais comme de tels débats ne servent pas aux différentes sections à définir leur politique, leur utilité n’est pas des plus évidente… En tout cas, si elle porte encore le nom de IVe Internationale, cette organisation n’a plus rien à voir, et cela depuis longtemps, avec le parti mondial de la révolution que Trotsky avait voulu fonder.
Maintenir un courant se revendiquant du trotskysme
Trotsky avait voulu créer une organisation qui soit capable d’assurer la transmission d’un capital politique, celui du bolchevisme et de la révolution russe, aux nouvelles générations militantes. Il savait que l’organisation créée était faible, coupée du mouvement ouvrier du fait de l’action du stalinisme et qu’elle subissait de nombreuses déformations du fait de ses liens avec les milieux de la petite bourgeoisie.
Mais, tout en étant conscient des faiblesses de son organisation, il cherchait à former des militants qui se fixent l’objectif d’intervenir dans les luttes révolutionnaires de la classe ouvrière et d’en prendre la tête. En mai 1940, alors que la guerre avait commencé en Europe, s’adressant aux militants de la IVe Internationale, Trotsky écrivait dans le Manifeste d’alarme : « Chaque membre de base de notre organisation n’est pas seulement autorisé mais tenu de se considérer à partir de maintenant comme un officier de l’armée révolutionnaire qui sera constituée dans le feu des événements. » Et il concluait : « La nouvelle génération d’ouvriers que la guerre va pousser sur la route de la révolution se rangera à sa place sous notre drapeau. »
Ce n’est pas ce qui s’est passé. Le problème de construire des partis révolutionnaires capables de redonner naissance à une internationale révolutionnaire reste entier, de même que le problème de transmettre le capital d’expérience accumulé par la classe ouvrière au travers de ses luttes pour renverser le capitalisme.
C’est pourquoi, en particulier dans cette période de recul, il est indispensable de maintenir un courant continuant de se revendiquer ouvertement du trotskysme et dont les militants consacrent leurs efforts à implanter ces idées dans la classe ouvrière, la seule classe dont le combat sera susceptible d’apporter une solution aux problèmes de l’humanité.
23 octobre 2018
[1] Ses promoteurs parlaient d’un entrisme « original » (ce que signifie l’expression latine « sui generis »), pour le différencier de la tactique que Trotsky avait conseillée à ses partisans français dans les années 1930. Trotsky espérait qu’entrer dans la SFIO (Parti socialiste) puis dans le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) de Marceau Pivert, les aiderait à sortir de leur isolement et surtout des cercles de la petite bourgeoisie ; et qu’ils trouveraient ainsi enfin un milieu ouvrier, et politisé, dans lequel défendre les idées communistes révolutionnaires.