Fin 2017, la remise en cause du Code du travail par des ordonnances, écrites sous la dictée directe du patronat, a abouti à une importante transformation des instances de représentation des salariés dans les entreprises. Certes, celle-ci avait été largement entamée depuis 2013 sous Hollande. Mais avec l’instauration du comité social et économique (CSE), le gouvernement actuel permet de réduire drastiquement la représentation syndicale. Si le patronat peut espérer ainsi limiter l’expression des travailleurs, leurs forces ne se résument pas pour autant au nombre de délégués. La multiplication des instances dans les entreprises, au cours des dernières décennies, a au contraire accompagné une évolution du syndicalisme qui n’a pas renforcé le camp de la classe ouvrière.
D’ici janvier 2020, dans toutes les entreprises de plus de dix salariés, les différentes instances, délégués du personnel (DP), comité d’entreprise (CE) et comité hygiène sécurité et conditions de travail (CHSCT), doivent être remplacées par une seule : le CSE. Cette loi permet de réduire de façon drastique le nombre de délégués. Déjà, en 2015, la loi Rebsamen allait dans ce sens. Elle étendait aux entreprises de 200 à 299 salariés la possibilité de fusionner en une délégation unique les instances de représentation du personnel, y compris le CHSCT, une possibilité jusqu’alors réservée aux entreprises de 50 à 199 salariés. Dans de nombreux sites industriels, dans la construction, dans des services et des secteurs commerciaux, le nombre de délégués avait donc déjà largement chuté.
Avec les ordonnances travail de 2017, de nouvelles élections doivent avoir lieu partout, précédées de négociations pour aboutir à des accords d’entreprise établissant les règles du CSE. La loi détermine le nombre minimum de délégués et d’heures associées, leur mode d’élection et leurs attributions, le mode de calcul des effectifs pris en compte pour déterminer le nombre de délégués, mais elle laisse une grande marge de manœuvre aux patrons. Ils peuvent augmenter ou non les moyens consacrés aux syndicats et adapter le fonctionnement des représentants du personnel à leur propre volonté. Il est d’ailleurs difficile d’avoir une vue d’ensemble de l’évolution donnée par le patronat, tant il peut appliquer la loi à sa guise.
Une diminution importante du nombre de délégués
Une des revendications anciennes du patronat a été entendue : les seuils d’effectifs pour obtenir des délégués du CSE sont de plus en plus difficiles à atteindre. Par exemple, pour être soumises à l’obligation de mise en place d’un CSE, les entreprises doivent avoir un effectif supérieur à 11 salariés durant 12 mois consécutifs, alors qu’auparavant, pour les délégués du personnel, il fallait qu’elles aient plus de 11 salariés en moyenne sur douze mois. Déjà avant cette loi, seuls les intérimaires employés pour cause de surcharge temporaire d’activité étaient comptabilisés. Ceux qui remplaçaient des salariés en congés maternité ou maladie ne l’étaient pas. Les prestataires n’étaient comptabilisés que s’ils travaillaient exclusivement pour le donneur d’ordres. Une nouveauté introduite par la loi est que ni les prestataires ni les sous-traitants, même s’ils votent dans l’entreprise, n’ont plus le droit de se présenter sur les listes des élections chez le donneur d’ordres. Comme il y a eu très peu d’élections de CSE pour l’instant, il est difficile de relever toutes les astuces qui doivent se cacher dans la loi pour permettre aux patrons de diminuer les effectifs retenus pour les élections.
Le nombre d’élus est ainsi largement diminué. D’après les premières statistiques fournies par le ministère du Travail, sur 9 000 accords, le nombre des nouveaux élus au CSE est de 30 % inférieur à l’effectif cumulé des différentes instances qu’il remplace. Mais plus l’entreprise est grande, plus la loi permet de réduire le nombre d’élus.
Pour l’ensemble des douze établissements Renault en France, par exemple, le nombre de délégués passerait de 928 à 554. À Michelin, la perte serait de 60 %, et l’usine de Clermont-Ferrand perdrait plus de délégués que les autres usines plus petites. À Alcatel-Lucent international le nombre de mandats passe de 96 à 52. À GEMS (General Electric Medical Systems) à Buc (Yvelines), le nombre de délégués titulaires passerait de 75 à 24 avec un CSE unique. Car la loi donne aussi la possibilité aux patrons de recomposer librement les périmètres d’établissement pour concentrer au maximum les effectifs. Ils peuvent ainsi choisir de regrouper des établissements distincts en une seule entité pour réduire le nombre total de délégués. À la SNCF, au vu du projet actuel de la direction, la CGT parle d’une réduction de 80 % du nombre total des élus, soit 6 435 élus en moins. Par exemple, l’entreprise ferroviaire s’apprête à créer un secteur allant de Rennes à Toulouse qui pourrait ne comporter que 27 délégués titulaires et 27 suppléants, tous syndicats confondus.
La loi donne aussi la possibilité, sans que cela soit une obligation, de mettre en place des « représentants de proximité ». Leur nombre et la façon dont ils sont choisis (parmi les élus CSE ou désignés par eux, mais en aucun cas élus par les travailleurs) sont déterminés dans les accords d’entreprise. Ce sont donc les patrons qui peuvent, en fonction du rapport de force local, décider s’ils permettent aux syndicats de garder des représentants à la base. Cela en fonction de leur intérêt à voir les syndicats à leur solde se maintenir dans les ateliers et continuer à leur servir de relais. Une revue patronale traduit cela en ces termes : « La notion de représentant du personnel est donc lourde d’enjeux politiques et sociaux par-delà un cadre juridique élastique qui montre bien que c’est en impulsant un dialogue social de proximité que les entreprises contribueront à “relativiser” le poids des changements politiques en montrant qu’ils ne sont pas seuls porteurs de transformations. » (Social Solutions & Partenaires)
Dans certaines entreprises, le choix de diminuer bien davantage le nombre de délégués du personnel que celui de délégués du CE est évident. Chez Axa France, le CE comptait 106 délégués titulaires et autant de suppléants. Le CSE comptera 97 élus titulaires, soit une baisse assez faible. En revanche, il y avait 210 mandats de DP titulaires et autant de suppléants ; ils sont remplacés par 120 représentants de proximité en tout et pour tout.
Pour ce qui est du nombre d’heures de délégation, la diminution est moindre et les élus titulaires du CSE ont désormais la possibilité de se répartir collectivement ces heures et d’en faire bénéficier les suppléants mais avec des restrictions comme celle d’informer la direction au plus tard huit jours avant leur utilisation. Les négociations permettent aux patrons de faire ce qu’ils veulent. Il y a même des entreprises où le nombre d’heures augmente. Chez Allianz, entreprise d’assurances, les élus passent de 52 élus au CE et 152 délégués du personnel à 34 élus au CSE et 180 représentants de proximité. Et les titulaires du CSE auront 32 heures de délégation alors que les élus au CE n’en avaient que 20. Dans la plupart des entreprises, les suppléants ne pourront assister aux réunions du CSE, sauf pour remplacer le titulaire absent. Mais des exceptions existent. À Autoliv-Isodelta près de Poitiers, le nombre d’élus passe de 30 à 24, et les suppléants sont autorisés à assister aux réunions. Mais en contrepartie la direction est parvenue à imposer un préavis d’une semaine pour poser des heures de délégation.
Les prérogatives accordées aux représentants syndicaux (délégués syndicaux et représentants syndicaux) sont maintenues. Chez Axa France, le secrétaire et le trésorier du CSE auront droit à un crédit d’heures complémentaires, en plus des heures officielles pour les délégués au CSE, de 20 heures par mois. Les membres titulaires et suppléants ainsi que les représentants syndicaux bénéficieront d’une formation économique rémunérée de cinq jours, prise sur leur temps de travail et non déduite des heures de délégation. À la RATP maintenance à Paris, des négociations sont prévues pour déterminer les heures de délégations attribuées à ces représentants syndicaux.
Enfin, sous prétexte de lutter contre le cumul des mandats, il ne sera plus possible à un travailleur d’être élu plus de douze années consécutives, soit trois ou quatre mandats en fonction de leur durée. Après quoi, il perdra son statut de salarié protégé et se retrouvera à la merci du bon vouloir patronal. Cela veut dire aussi que le patronat retire aux salariés leur droit de choisir librement leurs représentants dans douze ans.
L’ensemble de ces changements va permettre au patronat de s’en prendre aux syndicats de base, aux militants les plus combatifs, présents dans les ateliers et les bureaux, en particulier dans les plus grandes entreprises, pour diminuer les capacités d’organisation et d’expression des travailleurs dans la perspective d’avoir les coudées franches pour faire reculer encore les conditions de travail et aggraver l’exploitation. Mais en même temps, il veut garder des délégués, moins nombreux, qui se retrouveraient absorbés par des institutions représentatives encore plus éloignées des salariés que ne l’étaient les précédentes.
Il ne s’agit pas d’un changement radical. Certes, le patronat et le gouvernement estiment que le contexte politique et social leur est favorable au point de pouvoir revenir sur les concessions faites aux syndicats ces dernières décennies, qui avaient conduit à une augmentation de la représentation syndicale dans les entreprises. Mais ces nombreuses instances, inventées par les gouvernements au service de la bourgeoisie, n’ont jamais gêné le patronat, ni limité son pouvoir, contrairement à ce que prétendent les directions syndicales. En revanche, elles ont favorisé la transformation des syndicats et cette évolution a été un piège pour les travailleurs. Car si les travailleurs ont besoin de pouvoir s’organiser, donc d’avoir des syndicats et des partis, c’est pour combattre l’exploitation. Que les syndicats soient devenus des appareils qui accompagnent cette exploitation en faisant croire qu’ils peuvent l’atténuer par des négociations, par le prétendu dialogue social avec leur exploiteur, a constitué un des facteurs les plus importants du recul de la conscience ouvrière.
L’évolution des syndicats vers toujours plus d’intégration
Depuis plus d’un siècle, le patronat et les gouvernements ont eu une politique pour transformer les militants syndicaux en gestionnaires des œuvres sociales, et plus fondamentalement en « partenaires sociaux ».
À la fin du 19e siècle, tout en luttant contre l’interdiction de constituer des syndicats, les militants ouvriers connaissaient les dangers que comportait une trop grande institutionnalisation des syndicats. Ainsi, lorsque ceux-ci furent légalisés en 1884, les dirigeants les plus radicaux refusèrent de remettre les listes de syndiqués en préfecture comme le voulait le pouvoir. Mais la présence de militants révolutionnaires à la tête de la CGT n’empêcha pas l’évolution du syndicalisme dans un sens néfaste pour les travailleurs. Jusque-là, les militants qui avaient développé les syndicats étaient portés par la perspective révolutionnaire de renverser le capitalisme et de permettre l’organisation de la société par les travailleurs. Ils cherchaient donc avant tout à développer la conscience ouvrière, en réunissant les travailleurs, en les éduquant, en affirmant la fierté d’appartenir à une classe productive porteuse d’un autre avenir pour la société. Mais la bourgeoisie eut toute une politique qui visait à transformer ces syndicats, par leur présence dans différentes instances, ce qui leur donnait une place dans le système : un rôle d’intermédiaire entre les travailleurs et les capitalistes.
Ainsi en 1914, à l’exception de quelques militants révolutionnaires, la direction de la CGT, alors le seul syndicat, soutint la guerre menée par sa propre bourgeoisie. Elle appuya l’effort de guerre et accepta l’envoi de millions d’ouvriers à la mort. La première tentative de faire exister des délégués d’atelier, en dehors de ce qui fut fait dans les mines, eut lieu durant la Première Guerre mondiale, dans le but évident de faire accepter les sacrifices que l’effort de guerre imposait et de calmer la colère ouvrière le cas échéant.
C’est après les grandes grèves de mai-juin 1936 que les délégués d’atelier furent institués. En effet, le patronat avait pu constater que sa politique strictement répressive le conduisait à un face à face avec les travailleurs en révolte, sans intermédiaire, ce qui lui était défavorable. Mais à l’époque, ces délégués restaient élus et révocables par les travailleurs directement, sans monopole syndical.
Par la suite, de Gaulle fit largement avancer la politique d’intégration des syndicats. En février 1945 une ordonnance créa les comités d’entreprise dans les établissements de plus de 100 salariés. Ainsi, une instance était spécialement dédiée à l’illusion d’une gestion commune des entreprises par les salariés et les patrons. La CGT, qui avait alors un quasi-monopole syndical, en fit des instruments d’aide à l’exploitation renforcée des travailleurs dans la fameuse période dite de reconstruction. Jusqu’en 1947, bien des délégués suppléèrent la maîtrise patronale pour réclamer des efforts aux travailleurs. Même après la sortie du PCF du gouvernement en mai de cette année-là, la CGT continua à accréditer cette idée de la collaboration de classe. Dans les années suivantes, tous les syndicats applaudirent systématiquement les mesures allant dans ce sens. En se préoccupant de la « bonne gouvernance » des entreprises, les militants du PCF et de la CGT répandaient l’idée que les travailleurs avaient des intérêts communs avec leur patron. Ils participaient ainsi activement à cette déformation de la conscience de classe ouvrière.
La période qui suivit la grève générale de mai-juin 1968 constitua une nouvelle étape de l’intégration syndicale. Au fil des ans, des droits nouveaux furent concédés aux syndicalistes dans les entreprises, comme la création des délégués syndicaux non élus. Quelques années plus tard, le développement de la formation professionnelle devint une manne pour les syndicats. Certes, tout cela a occasionnellement servi de point d’appui aux travailleurs pour résister à l’exploitation. Mais cela permit surtout aux syndicats d’acquérir de plus en plus de places dans des institutions éloignées des travailleurs et des moyens pour exister en se passant de plus en plus des syndiqués. Les militants furent alors incorporés à des tâches très éloignées de la lutte de classe. De la gestion des cantines aux réunions les plus inutiles, ils furent nombreux à perdre le contact avec la base, à développer un esprit d’appareil et à se sentir flattés de leur rôle d’avocat des travailleurs, « d’interlocuteurs privilégiés » et à défendre l’idée absurde que les négociations syndicales pouvaient remplacer les luttes et faire reculer le patronat.
Le syndicalisme avait donc perdu son rôle d’école de la classe ouvrière, une école où l’on acquiert, pour reprendre les termes de Fernand Pelloutier, la compréhension de ses malheurs et les moyens de les combattre. L’autre aspect particulièrement néfaste de cette intégration syndicale et du poids du stalinisme dans le mouvement ouvrier, fut de développer chez des générations de militants une mentalité de bureaucrates ayant une méfiance fondamentale envers les travailleurs. En devenant des « partenaires sociaux », des « corps intermédiaires », les militants, les « élus et mandatés », apprenaient à se méfier des réunions de travailleurs et même de syndiqués, de l’action directe et collective des travailleurs, pour privilégier les négociations entre les patrons et ceux qui « représentent » les travailleurs. Ils apprenaient surtout à refuser que les luttes soient dirigées par les travailleurs eux-mêmes. Au fur et à mesure de cette politique, les directions syndicales, bien ancrées dans la société capitaliste, bien intégrées dans ses rouages, sont devenues des appareils que les travailleurs ont trouvés en travers de leur chemin lors des grandes luttes, en 1936 comme en 1968. C’est à ce prix que la bourgeoisie française a gagné une relative paix sociale durant ces décennies.
Malgré cela, les patrons ne sont jamais arrivés à empêcher que surgissent des militants continuant à se battre contre l’exploitation, arrivant à faire vivre des syndicats combatifs même quand ils sont en butte à la répression patronale. Car si la bourgeoisie dans son ensemble a choisi cette politique, certains patrons ont toujours continué à réprimer les militants, à faire régner une forme de dictature dans les ateliers.
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Aujourd’hui, la bourgeoisie voudrait profiter de la crise et des reculs de la classe ouvrière pour se débarrasser du maximum de ces militants de base qui, malgré la politique des centrales syndicales, peuvent toujours être des points d’appui pour les travailleurs. Elle voudrait en même temps conserver les avantages de l’intégration des syndicats. D’ailleurs, il est notable que les directions syndicales n’ont pas mené une campagne sérieuse contre les mesures visant à cette diminution drastique du nombre de délégués dans les entreprises. Depuis la loi Rebsamen, elles se gardent bien d’avertir les travailleurs de ce qui se trame et de faire de la propagande contre ces attaques. Le décalage entre l’ampleur de l’attaque contre la représentation syndicale et les réactions des confédérations laisse penser qu’elles trouvent leur compte ailleurs.
Pour les militants révolutionnaires, il est évidemment nécessaire de dénoncer cette attaque. Mais on ne peut se borner à constater que la bourgeoisie cherche à brider la contestation, ni se positionner en victimes se plaignant du fait que la société capitaliste est fondée sur la lutte de classe. Il s’agit non de se plaindre, mais de combattre.
Les forces de la classe ouvrière ne se résument pas, loin de là, à ses représentants syndicaux. Quant à leur présence dans des instances de négociation avec les patrons, elle n’a jamais représenté un avantage pour les travailleurs. La réponse à l’attaque patronale réside dans les capacités des travailleurs à continuer à tisser des liens entre eux sur les lieux de travail, à s’organiser pour préparer les luttes collectives qui sont les seules armes réelles contre l’exploitation capitaliste, à retrouver le goût de se réunir, partout et en toute occasion, après le travail, dans les syndicats et systématiquement au sein des entreprises. Depuis qu’elle existe, la classe ouvrière a su donner naissance à ses propres organisations, quelles que soient les circonstances. Au début de son histoire, elle a su le faire alors que toute forme d’organisation lui était interdite par la loi, elle a su lutter sans organisation légale.
Alors, malgré ces attaques, les travailleurs et les militants ouvriers sauront trouver les moyens de mener leur lutte en s’appuyant non sur les postes concédés par la bourgeoisie mais sur la conscience de classe. Ils sauront expliquer les limites de la lutte revendicative dans le cadre du système, et démontrer qu’à travers elle, les travailleurs peuvent acquérir la conscience de leur force. C’est pourquoi il est indispensable de mener ces luttes aussi loin que possible, en faisant en sorte que les travailleurs les dirigent eux-mêmes. Pour retrouver le chemin de ces luttes et de cette combativité, il est indispensable de renouer avec les idées révolutionnaires, avec la conscience de la nécessité de mener le combat contre l’exploitation capitaliste sans faillir.
24 octobre 2018