Les éditions Syllepse ont eu la bonne idée de rééditer le Staline de Trotsky, que l’on ne trouvait plus depuis longtemps. Il s’agit d’une édition d’un millier de pages. Augmentée par rapport à celle de 1948, elle intègre des écrits destinés à cet ouvrage que l’on a récemment retrouvés dans les archives de Trotsky. Elle rétablit aussi le contenu du texte original que, par endroits, le premier traducteur américain avait mutilé ou remanié selon ses propres opinions.
On a là un texte plus fidèle, plus complet, dont l’importance réside d’abord dans le fait qu’il s’agit du tout dernier livre auquel Trotsky a travaillé, et qu’on y retrouve donc le maximum de l’expérience et de la compétence dont toute une vie de révolutionnaire l’avait doté.
Au travers de la biographie de Staline, il traite sous de multiples angles toute une série de questions qui concernent la révolution et les tâches des révolutionnaires : le Parti bolchevique, son rôle, ce qu’étaient les militants qui le construisirent et le firent vivre, « l’air des cimes », dit-il, qui y soufflait du temps de Lénine ; l’attitude à l’égard des minorités nationales ; la construction d’un mouvement ouvrier politiquement conscient ; l’irruption des masses sur la scène durant les trois révolutions russes et la guerre civile ; la création et la signification de l’Internationale communiste ; l’armement du prolétariat ; la lutte pour l’édification d’un État ouvrier ; les flux et reflux de l’histoire ; le rôle des individus et des partis dans ces bouleversements ; les ressorts de la dégénérescence bureaucratique de l’URSS, la comparaison entre le Thermidor russe et le Thermidor de la révolution française, la mise en place de la dictature stalinienne, la nature de la bureaucratie ; l’avenir de l’URSS et la confiance que, tôt ou tard, la classe ouvrière internationale reprendra le drapeau de la lutte pour l’avenir communiste…
Tous ces thèmes, Trotsky les discute au fil d’époques différentes de l’histoire du mouvement ouvrier, au travers de situations concrètes, de leur changement plus ou moins rapide et de la compréhension qu’en ont les masses, des conclusions qu’en tirent militants et dirigeants révolutionnaires. Et ils sont des centaines connus ou moins connus que Trotsky, qui les a côtoyés en tant que camarade de lutte, fait resurgir dans ces pages.
C’est dire que, quand on veut s’inscrire dans la lignée du combat de Lénine, de Trotsky et des bolcheviks pour renverser le système capitaliste tout entier, et donc comprendre ce qu’en furent les enjeux et en quoi ils sont aujourd’hui plus actuels que jamais, il y a toutes les raisons de lire ou de relire ce texte. En effet, Trotsky y a concentré ce qui faisait de lui un maillon irremplaçable dans la transmission du flambeau de la révolution aux nouvelles générations : son expérience unique de militant communiste internationaliste, de dirigeant de la première révolution prolétarienne victorieuse de l’Histoire.
Petite et grande Histoire
En 1938, un éditeur américain commanda une biographie de Staline à Trotsky, alors que celui-ci voulait travailler à un ouvrage consacré à la vie et à l’œuvre de Lénine1. Trotsky ne put terminer ni l’un ni l’autre, car un tueur de Staline l’assassina le 20 août 1940 à Mexico.
Le chef de la bureaucratie russe parachevait ainsi ce qu’il avait engagé dès 1936-1937, lors des procès de Moscou et dans ses camps d’internement : l’extermination de toutes les figures marquantes de l’état-major de la révolution d’Octobre 1917 et la liquidation de dizaines de milliers de communistes anti-staliniens, au premier rang desquels les bolcheviks-léninistes (les trotskystes soviétiques), qui combattaient depuis des années la dégénérescence de l’État ouvrier, de l’ex-Parti bolchevique et de l’Internationale communiste.
Avant son assassinat, Trotsky avait achevé la moitié de son livre ; pour le reste, il laissait des chapitres épars, des fragments incomplets, des notes non affectées, des idées esquissées. Le traducteur choisi par l’éditeur américain, qui disposait de droits exclusifs sur le texte, y introduisit des coupes et modifications, malgré les protestations de Trotsky puis de son entourage. Ayant reçu cette traduction, l’éditeur décida alors de ne pas la publier. Il s’alignait en cela sur les autorités américaines pour lesquelles, avec l’entrée en guerre de l’URSS et des États-Unis en 1941, l’heure n’était plus à risquer d’indisposer l’oncle Joe. Le chef de la bureaucratie, avec ses millions de soldats et l’immensité d’un territoire où l’armée allemande allait s’embourber, était un atout décisif pour le camp impérialiste anglo-américain dans sa guerre contre ses rivaux allemand et japonais. Mais aussi contre la classe ouvrière, que les possédants du monde entier voulaient empêcher, et les partis staliniens allaient s’en charger, d’ébranler leur domination par une vague de révolutions, comme cela s’était produit à la fin du premier conflit mondial.
L’ouvrage ne parut qu’au début de la guerre froide, quand Washington n’eut plus à ménager Staline, qui disparut treize ans après Trotsky. Même si l’on peine à l’imaginer aujourd’hui, cette biographie tranchait alors sur le flot de louanges mensongères, de légendes fantastiques sur Staline que son régime propageait dans toutes les langues de la planète. Cette propagande, dont Trotsky montre qu’elle répondait à la nécessité d’assurer le monolithisme de la dictature, organisait le culte de l’ancien séminariste Staline sur un mode quasi religieux : il était présenté comme le Disciple préféré de Lénine, le Meilleur ami des ouvriers et des paysans, le Plus grand penseur de tous les temps, le Génie des Arts, le Soleil de l’humanité…
Hors d’URSS, une nuée d’intellectuels serviles faisaient chorus, tels Aragon et Barbusse en France, vantant la féroce dictature anti-ouvrière de la bureaucratie comme étant l’incarnation du socialisme. Et il y avait tous ceux qui, défendant le camp de la bourgeoisie, trouvaient bien du charme au fossoyeur du Parti bolchevique, lui qui combattait tout risque de révolution dans le monde et avait sur les mains le sang de plus de communistes que Hitler et Mussolini réunis, tout en couvrant ses forfaits d’un habillage pseudo-socialiste.
Défense et illustration du bolchevisme
Pour nourrir son propos, Trotsky a rassemblé une énorme masse de témoignages, mémoires, récits, procès-verbaux de réunions du Parti bolchevique, télégrammes officiels, décisions du gouvernement soviétique, articles de personnages de tout bord, écrits de Staline contredisant, le lendemain, ce qu’il avait prétendu la veille… Cette documentation, Trotsky l’a mise en perspective dans son contexte social, politique et culturel pour en faire une immense fresque qui fait revivre l’histoire de la Russie et du monde, durant la première moitié du 20e siècle, donnant ainsi à voir le cadre dans lequel s’est formée la personnalité de celui qui de « révolutionnaire de province [allait devenir] le dictateur du plus vaste pays de la planète » (Trotsky).
Il présentait une personnalité assez terne, dont amis comme ennemis et observateurs neutres s’accordaient à dire qu’elle était marquée par le courage physique plus que par le courage politique ; par la ténacité, le sens de l’organisation en petit comité et l’habitude de donner des ordres, mais également par le désintérêt pour les idées et généralisations historiques ; par l’absence de talent oratoire, de capacité à enthousiasmer des travailleurs en lutte ; par sa défiance instinctive envers les masses en lutte comme par sa méfiance à l’égard de tout mouvement ou personne que Staline ne parvenait pas à contrôler ; et aussi par la rancœur à l’encontre de tous ceux, camarades d’étude, puis de parti, etc., dont Staline constatait la supériorité en quelque domaine ; son goût pour l’intrigue, la manipulation des autres…
En soi, ces traits de caractère n’ont rien de bien exceptionnel. Mais dans le cas de Staline, certains d’entre eux allaient trouver à s’exprimer de façon monstrueuse à la faveur de circonstances historiques très particulières : celles du reflux mondial de la vague révolutionnaire des années 1920, avec sa concrétisation en URSS que fut la captation du pouvoir par une couche parasitaire qui proliférait, celle des membres de l’appareil étatique.
Ces bureaucrates profitèrent de ce que la classe ouvrière, épuisée, décimée et démoralisée, n’exerçait plus son pouvoir. Et ils se retrouvèrent pleinement dans le personnage qu’était devenu Staline : le maître de l’appareil du parti, donc des nominations, des promotions, des mises à l’écart, celui qui pouvait évincer les révolutionnaires restés fidèles à l’idéal d’Octobre et assurer aux bureaucrates la possibilité de jouir tranquillement de leurs privilèges.
C’est parce que Staline n’avait guère de talent politique, du moins rien de comparable à celui de centaines d’autres dirigeants bolcheviques, mais certaines capacités de gestionnaire que Lénine avait fini, en 1922, par lui confier, outre ses responsabilités au gouvernement et au Bureau politique, le poste technique de secrétaire général du parti. En une période où, avec la NEP, une multitude de forces sociales et politiques contradictoires s’exerçaient sur le parti dirigeant, cela semblait garantir que Staline en maintiendrait l’unité.
Or, c’est l’inverse qui se produisit. Il ne fallut que quelques mois à Lénine pour découvrir avec horreur l’usage que Staline faisait du « pouvoir immense [qu’il avait concentré] entre ses mains ». Staline agissait en chef d’orchestre de la bureaucratisation, et lui et ses alliés se comportaient en « argousins grand-russiens », qui piétinaient les droits des peuples soviétiques. Lénine recommanda alors, dans ce que l’on nomme son testament, de remplacer le « brutal » Staline au secrétariat général du parti par un militant « plus patient, plus loyal, plus poli, plus attentionné avec les camarades, moins capricieux ».
Lénine, qui mourut peu après, ne put mener à terme son combat contre Staline, qui personnifiait au sommet le cancer bureaucratique et qui tenait déjà si bien l’appareil qu’il put faire interdire de publier le Testament de Lénine.
À l’époque, Staline restait inconnu de la masse des communistes, à la différence de Lénine, Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Boukharine et d’une pléiade d’autres révolutionnaires éminents. Mais il n’avait eu de cesse depuis des années de rallier à lui les aigris, de les monter contre Lénine et Trotsky, de s’assurer leur soutien par différents moyens allant des postes et avantages qu’il pouvait attribuer, au chantage, par exemple sur la veuve de Lénine, Kroupskaïa, qui sympathisait avec l’Opposition de gauche, car il avait constitué des dossiers sur une multitude de militants et dirigeants.
À l’époque de la maladie puis de la mort de Lénine, tous ces bureaucrates, qui se cherchaient un représentant au sommet de l’État, surent très vite se reconnaître en Staline, l’homme des bureaux qui tenait l’appareil et les leviers du pouvoir. Ce n’est pas Staline qui s’est imposé aux bureaucrates, même si, une fois qu’ils l’eurent aidé à établir une dictature de fer, nombre d’entre eux en feront aussi les frais, c’est la bureaucratie qui l’a choisi. C’est elle qui l’a soutenu contre les partisans de Lénine et de Trotsky regroupés dans l’Opposition de gauche, parce qu’elle sentait que son dédain pour la révolution mondiale et son étroitesse nationale d’esprit, ainsi que son manque de confiance viscérale dans les capacités de la classe ouvrière à changer le monde, en faisaient l’instrument de cette caste qui avait usurpé le pouvoir des travailleurs. Ainsi, fin 1924, quand Staline imposa la théorie, aberrante pour tout marxiste, du socialisme dans un seul pays. Cela marquait son opposition à Trotsky, que tout le monde identifiait à la théorie de la révolution permanente élaborée par Marx. Mais en même temps, des millions de bureaucrates arrivistes comprenaient ce « socialisme dans un seul pays » comme la promesse qu’avec Staline le pouvoir leur assurerait de jouir en paix de ce qu’ils extorquaient aux ouvriers et aux paysans en URSS.
Au travers du prisme de ce que fut la vie de Staline, de l’enfance à l’âge adulte, Trotsky décrit aussi ce que furent toute la vie organisationnelle, la diversité et la richesse humaine et politique du parti de Lénine, avec ses faiblesses, les défauts et les qualités des uns et des autres, mais par-dessus tout la solidarité de cette collectivité que soudait la conscience d’œuvrer à une tâche historique : construire un parti révolutionnaire qui saurait renverser le système capitaliste et ainsi ouvrir de nouvelles perspectives à l’humanité. Tout cela, cet ouvrage le restitue, le rend présent comme peu d’autres ont jamais su le faire.
Trotsky, qui s’engagea consciemment dans cette voie dès l’adolescence, resta fidèle à son choix toute sa vie et savait, il l’écrit en passant, que Staline allait y mettre violemment fin. Mais tant qu’il vivait, alors que Lénine avait disparu et que Staline avait exterminé ses camarades, Trotsky restait le seul qui avait l’expérience militante, l’envergure de vue d’un dirigeant révolutionnaire, la compétence politique et la profonde compréhension historique requises pour transmettre un tel capital dont les jeunes générations puissent se saisir.
14 janvier 2023
1De ce travail de Trotsky, il n’existe que la première partie, La Jeunesse de Lénine (Éditions Les Bons Caractères, mai 2004).