Sous le titre One Ocean Summit, les représentants de quarante États, d’organismes internationaux, d’ONG réunis à Brest du 9 au 11 février ont débattu des dangers qui pèsent sur l’océan et la vie marine ainsi que des remèdes pour y face. En dehors de l’aspect de mise en scène propre à la campagne présidentielle de Macron, un certain nombre de questions réelles, connues depuis longtemps, ont été posées. Et, comme on pouvait s’y attendre, aucune réponse n’a été apportée.
Pour vaste qu’il soit, l’océan n’est pas infini et il porte, depuis bien longtemps, les traces du passage et du travail des hommes. En mer, comme sur terre, le développement du capitalisme, les forces technologiques libérées, la soif sans limite de profits ont entraîné des destructions inédites, rapides et probablement définitives. Les responsables politiques contemporains découvrent l’eau tiède tous les matins lorsqu’ils font mine de s’inquiéter, entre autres, de la surpêche menaçant presque toutes les espèces. Qu’ont-ils donc retenu de l’histoire de leur propre classe ?
De l’extermination des baleines…
Jusqu’au 19e siècle, les baleines peuplaient les océans. Puis, pour leur malheur, on découvrit comment extraire la graisse de leur viande et la transformer en huile d’éclairage pour les rues des villes d’Europe et d’Amérique. Le port de New Bedford, dans le Massachusetts, devint « la ville qui éclaire le monde ». Des dizaines, puis des centaines de baleiniers en partaient pour aller harponner les cétacés, fixer le cadavre le long du navire, découper et fondre la viande, stocker l’huile dans la cale. Les baleines disparurent ainsi rapidement de la côte nord-est des États-Unis, des parages de Terre-Neuve puis de tout l’Atlantique nord. En 1851, année de parution du roman Moby Dick qui raconte cette histoire, les baleiniers de New Bedford devaient rester deux ou trois ans en mer et aller jusqu’à l’océan Indien ou dans le Pacifique sud pour remplir leurs tonneaux d’huile. Le massacre ralentit après la découverte du pétrole et de ses capacités énergétiques, en 1859. C’était désormais la Standard Oil qui éclairait le monde. Il ne subsistait plus alors que quelques grandes espèces de cétacés. Elles furent à leur tour décimées lorsque les bateaux furent motorisés, les harpons lancés au canon et qu’on apprit à insuffler de l’air dans les intestins des cétacés géants pour les faire flotter le temps de la découpe. Aujourd’hui il n’y a plus, et il n’y aura plus jamais, ces troupeaux de baleines vastes comme des îles décrits par les navigateurs des temps anciens.
… à celle des morues
Les pêcheurs européens ont suivi les morues, toujours plus à l’ouest et au nord, à mesure que leurs bâtiments et leurs instruments s’amélioraient. La morue se déplace en bancs, se découpe facilement et se prête à la conservation par salage, immédiatement après la capture. Ces qualités la désignaient pour la pêche industrielle, qui s’est donc développée rapidement au 19e siècle. Les bateaux partaient pour plusieurs mois d’un labeur harassant, dangereux et malsain. Dans les églises et désormais les musées de Paimpol, Fécamp ou Saint-Malo, les listes de marins péris en mer sur le grand banc de Terre-Neuve sont aussi longues et terrifiantes que celles des monuments aux morts de 1914-1918. Des navires de service venaient prendre la morue salée et apportaient aux équipages des vivres, de l’alcool, des nouvelles du pays et la bénédiction d’un prêtre.
Comme pour les baleines, la ruée des armateurs et les rapides améliorations techniques exterminèrent la ressource en un peu plus d’un siècle. Le premier capitaine européen à passer aux alentours de Terre-Neuve, vers 1500, racontait que les morues étaient tellement nombreuses qu’on pouvait les prendre avec un panier. Après avoir diminué au fil des siècles, des stocks toujours plus réduits étant pêchés par des bateaux toujours plus efficaces, en 1992 la morue a disparu complètement des Grands Bancs. La pêche y fut alors interdite, dans l’espoir que les poissons reviendraient. Trente ans ont passé, la morue n’est toujours pas revenue en quantité significative à Terre-Neuve, et tout laisse à penser qu’elle ne reviendra pas.
Outre ces deux extinctions spectaculaires, la progression des techniques a évidemment accru la pression de la pêche. Le chemin de fer et la possibilité de fabriquer de la glace ont d’abord étendu le marché du poisson frais aux villes de l’intérieur. La motorisation des navires, à partir de 1880, le perfectionnement des chaluts, la puissance sans cesse croissante des moteurs ont joué dans le même sens. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’arrivée du chalutage par l’arrière avec des treuils énormes, la généralisation de la senne, c’est-à-dire le fait d’entourer tout le banc à plusieurs bateaux avec des filets de plusieurs kilomètres, ont encore amélioré la rentabilité. Puis sont arrivées la congélation et la surgélation, et même la transformation de la pêche en farine de poisson et en pâte de surimi directement à bord, derniers stades de la technique des bateaux-usines. Désormais, le poisson est repéré par satellite, traqué par des sonars, pêché au plus profond des océans. Le dernier cri de la pêche en mer du Nord consiste à faire passer un courant électrique dans le fond marin, pour faire sursauter les poissons plats qui tombent alors dans le chalut. L’ensemble des organismes, scientifiques, politiques, maritimes et jusqu’aux organisations de pêcheurs, petits, moyens ou énormes, admettent désormais que la ressource est menacée et traduisent cette constatation en parlant d’un problème de surpêche.
En 1946 déjà, la surpêche
Ce n’est pourtant pas le souci de sauvegarder les espèces marines qui a poussé les États modernes à réglementer l’accès aux espaces maritimes en général et la pêche en particulier. C’est, bien plus prosaïquement, une tentative d’encadrer la concurrence. Dès 1946, une conférence sur la surpêche s’est tenue à Londres. Elle a évoqué les problèmes de taille des bateaux, de zones de pêche, de dates d’interdiction, de taille des mailles de filet, etc. Mais elle n’a statué que sur deux points : une taille minimale de capture pour certaines espèces, une taille minimale de maille pour certains filets, afin de ne pas capturer les jeunes avant même la reproduction. La conférence ne s’est bien entendu donné aucun moyen de contrôler quoi que ce soit, laissant à chaque État le soin de régner dans ses eaux territoriales. C’est d’ailleurs à la même époque, et sous les mêmes auspices de l’ONU, c’est-à-dire des puissances impérialistes, que les limites des eaux territoriales et le droit des États sur celles-ci furent définis une première fois. Les diplomates américains ont alors inventé puis fait prévaloir la notion de rendement maximum durable pour la pêche en mer. Dans ce cadre, des organismes reconnus, qui ne peuvent être que ceux des grandes puissances, calculent pour chaque espèce et chaque zone ce qu’il est possible de pêcher et interdisent d’aller au-delà. Les pays qui n’ont pas les moyens de pêcher ce qui peut l’être dans leur zone sont tenus de laisser venir les bateaux des autres. Le résultat prévisible était que seuls les navires américains pouvaient pêcher en Alaska, mais qu’ils obtenaient en outre le droit d’exploiter toutes les zones côtières de l’Amérique du Sud ! Cette façon de voir les choses a été adoptée par l’ONU, comme de bien entendu. Sous prétexte de protéger la ressource, on protégeait les intérêts des grandes pêcheries. Ce ne serait pas la dernière fois.
L’introduction des quotas
Dans les années 1970, quand il devint évident que les côtes européennes et américaines se vidaient de poissons, les pêcheurs se virent appliquer des quotas obligatoires et toujours plus restrictifs. Depuis lors, chaque année en Europe d’âpres discussions opposent organisations de pêcheurs, représentants des États, organismes scientifiques et représentants des ONG. Il s’agit d’établir puis de répartir entre les pays la quantité maximum pêchable de chaque espèce, du cap Nord à Gibraltar en passant par les îles Britanniques et la Méditerranée. Chaque État défend ses grandes compagnies de pêche et chacun est libre de compenser, ou non, les faillites des artisans pêcheurs. En bientôt cinquante ans de cette politique de quotas négociés, on a assisté à une diminution progressive de la pêche artisanale, c’est-à-dire des petits bateaux partant à la journée, à une concentration du capital dans quelques grandes entreprises et, évidemment, à la poursuite de la baisse du stock de poissons. Pour ne parler que de la dernière période, la pêche européenne a perdu 5 000 navires entre 2013 et 2019, tout en continuant à pêcher le même tonnage. Les ports se vident de leurs petits bateaux et l’on voit croiser dans le golfe de Gascogne des bateaux-usines comme le Margiris, 142 mètres de long, capable d’arracher 250 tonnes de poissons par jour à la mer. Par comparaison, le quota annuel de maquereaux d’un chalutier de Boulogne est de soixante tonnes. Le 4 février, le Margiris a évacué des dizaines de milliers de merlans morts, une flaque de 300 mètres sur 20. Incident de mer, a dit l’armateur, Parlevliet & van de Plas, l’un des premiers au monde, avec plus 40 bateaux-usines et des filiales dans tous les océans et tous les types de pêche. À moins qu’il ne s’agisse d’une manœuvre courante consistant à se débarrasser de poisson invendable, trop peu rentable car constitué d’espèces non triées ou même hors quota.
Pillage des côtes africaines
L’Europe capitaliste, incapable de protéger sa ressource, subventionne en plus le pillage des ressources mondiales. Ainsi les traités de pêche liant les armements européens aux États du golfe de Guinée sont renouvelés périodiquement. Par son accord du 11 novembre 2020, l’Union européenne s’engage à verser deux millions d’euros chaque année au Sénégal, pour lutter contre la pêche illégale. En échange, le Sénégal autorise 43 bateaux-usines européens à venir pêcher 10 000 tonnes de thon dans ses eaux, pour une valeur d’au moins douze millions d’euros, et quelques autres navires à capturer des espèces de moindre valeur. Un accord du même type a été signé entre l’UE et la Mauritanie en juillet 2021. Il s’agit là de 300 000 tonnes par an, dont 20 000 tonnes de thon, en échange d’une modeste somme dont, naturellement, la population locale ne verra jamais la couleur. L’UE subventionne donc largement ses propres capitalistes, le fait qu’ils massacrent les ressources naturelles et leur droit de piller les États pauvres. En 2018, l’Union européenne a versé 135 millions d’euros en subventions à douze États, dont dix africains, pour ces accords de pêche. Ils ont concerné 250 bateaux-usines. Cela revient à une subvention annuelle de 500 000 euros à chaque bâtiment et à une aide directe à la pêche industrielle. Et cela induit, quoi qu’en disent les promoteurs et les signataires européens de ces accords, la ruine des villages de pêcheurs africains.
Capitalisme et piraterie
La réglementation de la pêche, dans les zones côtières où les États ont autorité, n’a donc résolu aucun des problèmes posés. Ils se sont de fait tous aggravés. Mais il existe également une partie non réglementée.
D’une part, les capitalistes étant maîtres chez eux, ils font ce qu’ils veulent du poisson que pêchent leurs flottes. Ainsi chaque année 500 000 tonnes de petits poissons parfaitement consommables, pêchés au large des côtes africaines, sont transformées en farine de poisson destinée à nourrir les saumons, les poulets et les cochons des élevages intensifs d’Europe. Il faut en moyenne quatre kilos de poisson frais pour obtenir un kilo de saumon d’élevage. L’absurdité est manifeste, les conséquences pour les populations africaines sont dramatiques, mais le profit est assuré. Cette pêche, dite minotière puisqu’elle fabrique de la farine, représente aujourd’hui 20 % de la capture mondiale totale.
Le thon traverse des zones d’océan libre, réputé appartenir à tout le monde. Il est alors capturé par centaines de milliers de tonnes, par bancs entiers, sans aucun souci de laisser aux jeunes le temps de se reproduire, c’est-à-dire sans aucun souci de la ressource, comme l’ont montré des reportages de la télévision française. C’est l’une des pêches les plus équipées du monde du point de vue électronique et mécanique. C’est par exemple la spécialité des thoniers senneurs français de la Sapmer, 90 mètres de long, 14,5 mètres de large, qui croisent dans les eaux internationales de l’océan Indien et débarquent leur poisson aux Seychelles. Avec leurs concurrents espagnols ils en débarquent 300 000 tonnes par an. Le thon tropical, espèce de haute mer, est en voie de subir le sort de la baleine et de la morue. Mais qui pourra dire qu’on ne savait pas ?
Et puis, sur le vaste océan, il y a aussi tous ceux qui ne s’embarrassent pas des règlements, même s’ils sont très souples et accommodants. Des ONG militant en Afrique de l’Ouest racontent qu’il suffit pour repérer les pirates de comparer, de nuit, les feux des navires au travail visibles sur zone avec l’image satellite donnée par l’ordinateur. En effet la loi internationale oblige tous les navires de pêche à avoir une balise satellite permanente. Elle confirme les informations du livre de bord et les déclarations de pêche. Le navire qu’on voit sur la mer mais pas sur l’écran est un pirate qui a éteint sa balise ou qui n’en a pas du tout. Sa pêche ne tient alors compte d’aucun quota et d’aucune loi.
En montant, parfois de force, sur ces bateaux, les ONG ont trouvé des marins semi-esclaves, souvent venus d’Asie, travaillant sans aucun matériel de sécurité, mal nourris et pas soignés, ne sachant ni combien ils seront payés ni quand ils rentreront chez eux et ne se rappelant même plus parfois depuis quand ils sont à bord. Les États jurent leurs grands dieux qu’ils font et feront tout pour combattre ces pratiques. En attendant, le poisson des marins esclaves et des armateurs pirates est transféré en mer, loin des regards, sur des bateaux plus présentables. Puis il est débarqué dans des ports francs, comme Las Palmas aux Canaries, où il est acheté par de très honorables commerçants de l’UE et se retrouve dans les usines ou sur les tables d’Europe. Les ONG, les syndicats internationaux de marins et des journalistes débusquent régulièrement de tels navires, parfois par dizaines, dans l’océan Indien et en mer de Chine. Ils n’y voient rien de différent de ceux des côtes africaines, si ce n’est le port de débarquement du poisson.
Les milliers de pages de réglementations sur les pêches, les heures de discours dans des dizaines de réunions comme le sommet de Brest n’ont réglé et ne régleront aucune des questions posées par l’exploitation des océans. Ce n’est pas seulement qu’elles sont fort complexes, à l’image de l’immensité même du sujet qui ne peut être réellement étudié et compris que comme un tout. La survie et la reproduction de telle espèce vivant dans telle zone spécifique ne peuvent être en définitive séparées de l’ensemble du problème. Mais aucune étude scientifique ne pourra être menée jusqu’au bout et les hommes ne pourront envisager d’exploiter rationnellement la mer sans la mettre en danger qu’en se débarrassant d’abord de la course au profit. D’ici là, il y aura des navires usines dévastant la ressource d’un côté, des marins au chômage et des marins esclaves de l’autre, des populations qui crèvent de faim et d’autres qui consomment de la graisse saumonée aux antibiotiques et, toujours, des subventions aux capitalistes, des discours creux comme ceux entendus à Brest et une menace permanente sur la vie de l’océan.
16 février 2022