Cet article a été rédigé en janvier par nos camarades de l’Organisation des travailleurs révolutionnaires (OTR). Aux situations décrites s’ajoutent en ce moment les premiers cas d’infection au Covid-19, qui présagent dangereusement du sort de millions de miséreux entassés dans les quartiers populaires et les bidonvilles, sans eau courante ni infrastructures.
Les gangs armés multiplient leurs actes de terreur contre les classes exploitées. Plus sordides les unes que les autres, les exactions de ces malfrats continuent de semer le deuil et le désespoir dans les familles de la majorité de la population. Mercredi 12 février, de nombreux habitants de plusieurs quartiers sud de la capitale, Martissant, Grand Ravine, etc., les zones les plus touchées par l’insécurité, ont spontanément gagné les rues contre cette violence qui s’ajoute à leur misère quotidienne, donnant ainsi l’exemple de ce qui doit être fait par la classe ouvrière et les masses exploitées pour stopper les bandits.
Une campagne de terreur menée par des gangs armés dans la capitale et dans les villes de province
À l’origine, ces gangs ont été embrigadés par des politiciens en lutte pour le pouvoir. Comme il est de coutume en Haïti de se servir de la misère pour récupérer une main-d’œuvre servile, ils ont payé des jeunes de quartiers pauvres, leur ont distribué des armes lourdes et leur ont donné carte blanche pour pourrir les manifestations, assurer les blocages.
Aujourd’hui, forts de leur impunité, ces voyous s’adonnent au vol, au viol, au kidnapping et au meurtre. Peu après les fêtes de fin d’année, ils ont déclenché une vague de terreur à Port-au-Prince. Ils ont pris le contrôle de la ville et imposent leur loi partout. Autrefois bondées de monde même très tard dans la nuit, les rues de la capitale se vident dès 18 heures. Trouver un taxi, un tap-tap à pareille heure est exceptionnel. Les gens se terrent chez eux, terrifiés.
Les bandits opèrent à toutes les heures du jour et de la nuit et leurs méfaits sont immédiatement relayés sur les réseaux sociaux. C’est presque en direct que la population est informée des actes criminels.
Là, un car d’écoliers est pris en otage. Ici, on publie les photos de cadavres sur le sol. Pris de panique, des parents courent dans tous les sens chercher leurs enfants à l’école. Sur les quelques axes routiers non encore occupés par les gangs, des tirs nourris crépitent. Coincés dans des embouteillages monstres, les gens se font enlever dans leur voiture.
Dans une autre rue, des gangs s’affrontent pour de l’argent ou pour le contrôle d’un territoire. Des balles perdues atteignent ceux qui essayent de mettre le nez dehors.
Les témoignages des personnes kidnappées attestent de la cruauté des malfrats. Un jeune homme de 25 ans, chargé d’apporter la rançon pour libérer cinq autres jeunes kidnappés quelques jours plus tôt, est assassiné car la somme apportée était en dessous de celle exigée.
Une jeune femme libérée après rançon rapporte que la salle où elle était gardée comptait plus d’une dizaine de personnes en captivité. Les bandits les libéraient au fur et à mesure du versement de la rançon exigée.
Une autre femme raconte que les bandits la violaient plusieurs fois par jour jusqu’à sa libération.
Sur la zone industrielle, les ouvriers continuent à avoir de grandes difficultés à se rendre au travail. Ils se font régulièrement fouiller et voler le peu qu’ils possèdent. Sur le chemin du travail et dans les tap-taps, les malfrats font la pluie et le beau temps.
Actes crapuleux, crimes odieux contre les classes exploitées : aucun groupe politique n’endosse la responsabilité. Officiellement, les camps politiques et le gouvernement s’accusent mutuellement. Si quelques petits voyous se font épingler par la police, de gros bonnets s’activent pour les faire libérer ou organisent des évasions de prison. Mais tout le monde devine qui sont les commanditaires de cette violence. Au vu de la quantité des armes sophistiquées brandies par ces groupes criminels, il est certain qu’ils sont bien alimentés par des réseaux mafieux et politiques.
La pauvreté extrême, terreau fertile pour la multiplication des gangs armés
Entre 1986 (année de la chute du dictateur Duvalier) et 2020, soit trente-quatre ans, la population du pays est passée de 6 millions à environ 12 millions d’habitants. Mais dans le même laps de temps, l’économie du pays, qui était déjà considéré comme le plus pauvre de l’hémisphère occidental, a continué de se déliter. L’État n’assure plus aucun service à la population. Laissée pour compte, elle se débrouille comme elle peut pour survivre. Trouver de quoi manger, où dormir, se vêtir devient insurmontable pour les classes populaires.
Cité Soleil, le bidonville qui servait d’exemple pour caractériser l’immense pauvreté du pays et des classes exploitées, passe aujourd’hui pour un quartier acceptable par rapport aux dizaines d’autres bidonvilles qui ont vu le jour dans le pays. Grand Ravine, Cité de l’Éternel, Martissant et plus récemment Canaan (zone désertique où furent parqués les rescapés du tremblement de terre de janvier 2010) peuvent être comparés à d’énormes camps de concentration où des êtres humains grouillent comme des fourmis, sans eau courante, sans électricité, sans latrines. Les habitants vivent dans un enfer.
Livrés à la drogue, à la prostitution, à la criminalité, de nombreux jeunes tentent leur chance en cherchant à s’expatrier vers l’autre partie de l’île, Saint-Domingue, vers les États-Unis, vers les îles britanniques de la Caraïbe et, depuis le tremblement de terre en 2010, vers les pays d’Amérique du Sud comme le Brésil, l’Argentine ou le Chili. D’autres investissent les rues tôt le matin. Ils sont petits marchands d’objets de toute sorte, cireurs de chaussures, laveurs de voitures, mécaniciens, chauffeurs de tap-tap, de moto. Et une partie d’entre eux, courtisés par les politiciens, par des grands trafiquants d’armes, de drogue, font le grand saut en devenant de petits caïds, de petits gangsters, des criminels au service des plus offrants.
Une économie en lambeaux
Le chômage est à son plus haut niveau. Selon les chiffres officiels, il varie entre 60 % et 85 % de la population active du pays, estimée à plus de 4 millions d’habitants. Le PIB par habitant est de 870 dollars, contre 7 650 pour la République dominicaine, la partie est de l’île d’Haïti. Six millions d’Haïtiens vivent en dessous du seuil de pauvreté avec moins de 2,41 dollars par jour, et plus de 2,5 millions sont tombés en dessous du seuil de pauvreté extrême avec moins de 1,23 dollar par jour. Haïti est le dernier pays des territoires des Caraïbes, six fois moins riche que l’avant-dernier. Au cours des deux dernières années, Haïti a eu un taux de croissance négatif, la destruction des richesses est comparée par un économiste aux dégâts causés par le tremblement de terre de 2010.
L’écart entre les riches et les classes exploitées s’élargit
Cette descente aux enfers des classes exploitées n’inquiète pas plus les possesseurs des moyens de production que les politiciens du pays, qui en profitent plutôt pour accroître leurs richesses. Des dizaines d’entreprises qui embauchaient des milliers de travailleurs dans le pays ont été cassées au profit de l’import-export. Les terres arables, restées en friche, sont toujours la propriété privée de quelques grandons qui vivent souvent en dehors du pays. L’État est réduit à sa plus simple expression : les prisons, les bandes armées légales et illégales, une justice aux ordres pour réprimer et contenir les révoltes des plus pauvres.
Fuyant complètement la production, la bourgeoisie et ses alliés s’enrichissent en détenant des monopoles, en particulier dans l’import-export. Grâce au soutien sans faille de leurs hommes de main placés dans l’administration, ils contrôlent la douane, les communications, l’énergie électrique, le commerce, les banques. Ils ne payent pratiquement pas de redevance à l’État, et le peu qui arrive dans les caisses publiques, par le truchement de l’aide internationale, des emprunts auprès d’organismes internationaux est rapidement siphonné par le biais de la corruption à coups de contrats bidon avec l’État ou de surfacturations.
Ainsi, pendant qu’une infime minorité s’enrichit, une part de plus en plus importante de la population tombe chaque jour dans la déchéance, dans la misère la plus abjecte. La fraction la plus pauvre du pays se meurt emportée sous le poids conjugué de l’exploitation, des luttes des politiciens pour le pouvoir, et des effets catastrophiques des phénomènes climatiques comme les ouragans, aggravés par l’inexistence de services publics.
La violence d’État et des bandes armées contre les classes exploitées : une constante à Haïti
Certes, les exécuteurs des basses œuvres de la violence contre la classe ouvrière et les classes exploitées sont recrutés en leur propre sein. Ce sont les fils des travailleurs, des chômeurs, des paysans pauvres. Les candidats à cette criminalité sont d’autant plus nombreux que la misère grandit chaque jour. Mais les principaux bénéficiaires, les donneurs d’ordres sont à rechercher parmi les plus hautes autorités du pays, parmi les magnats de l’économie en liaison avec leurs alliés internationaux. Ceux qui, parmi les jeunes des classes populaires, se sont laissé prendre au piège finissent par se faire tuer comme des chiens errants soit par la police soit par l’armée, ou lors de règlements de comptes opposant des gangs rivaux.
Pour les classes dominantes, Haïti n’est qu’un territoire qui leur est légué pour amasser de la richesse. S’affranchissant de tout ce qui a trait à la gestion d’un pays, constituées en cliques, elles se livrent une guerre fratricide pour avoir la part du lion.
À la tête des réseaux mafieux les plus importants, on trouve toujours des ministres, des parlementaires, des policiers, quand ce n’est pas le président lui-même qui mène les opérations depuis ses bureaux. Ces relations descendent jusqu’aux petits délinquants des quartiers les plus pauvres.
L’histoire récente du pays est truffée d’exemples. Pour en avoir une idée, il faut citer les cas de ceux qui ont plaidé coupables devant la justice américaine avant d’être condamnés pour trafic de produits illicites, association de malfaiteurs, escroquerie, etc.
Le dernier exemple en date concerne un petit voyou qui s’est fait enrôler dans les forces armées d’Haïti, où il a fait ses premières armes. À la dissolution de celles-ci en 1994 par Aristide, Guy Philippe a intégré la nouvelle police. Puis, tombé en disgrâce auprès d’Aristide, Guy Philippe fut renvoyé. Par la suite il devint l’un des principaux pourfendeurs du régime Lavalas. Recyclé par l’actuel régime au pouvoir, il fut élu sénateur. Mais Guy Philippe est tombé dans les mailles du filet de l’administration américaine pour trafic de drogue. Pour une réduction de peine, il collabora avec la justice américaine en plaidant coupable. Il purge en ce moment sa peine dans les geôles aux États-Unis.
Avant Guy Philippe, de nombreux dinosaures de la politique en Haïti ont fait de la prison aux États-Unis pour les mêmes raisons. Les chefs de la police sous Aristide et le parrain de son fils ont plaidé coupable, comme Guy Philippe. Haïti est depuis longtemps considéré comme la plaque tournante du trafic de drogue de l’Amérique du Sud et des Caraïbes vers les États-Unis. Ce sont les membres les plus haut placés de l’État qui dirigent ces opérations ou qui leur donnent leur accord.
Une situation qui ne date pas d’aujourd’hui
Dès le lendemain de l’indépendance, en 1804, les généraux de l’ancienne armée indigène se sont livré une guerre sans merci pour le contrôle de ce qui constituait le principal moyen de production de l’époque, la terre. La mainmise sur l’État central conférant un avantage certain, elle était l’objectif des principaux généraux derrière lesquels la bourgeoisie naissante s’agglutinait. C’est en armant des paysans pauvres désœuvrés, en les opposant les uns aux autres, derrière des partis politiques de la bourgeoisie, que cette guerre de conquête se faisait.
Le régimes des Duvalier, père et fils, a perduré pendant vingt-neuf ans (1957-1986). D’une main de fer, ils se sont maintenus au pouvoir en exerçant une violence extrême contre les classes exploitées et contre leurs opposants politiques. Ils l’ont fait en combinant les forces répressives de l’armée d’Haïti et celles d’une milice sanguinaire toute-puissante : les Tontons macoutes. Recrutés parmi les plus pauvres, Duvalier leur a donné une arme, un uniforme mais surtout le droit de vie ou de mort sur la population, pour préserver le régime dictatorial de toute révolte. Le haut état-major de l’armée, épuré de certains trouble-fête par Duvalier, s’adonnait tranquillement, à côté de la répression, au trafic de drogue, à la contrebande.
En février 1986, sous la pression d’une révolte populaire, Jean-Claude Duvalier et les membres de sa famille prirent la route de l’exil en France. Après trente années de dictature la population s’est octroyé le droit à la parole, celui de manifester et de s’associer. Mais l’exploitation n’a pas bougé d’un iota.
Sous la houlette des militaires qui ont succédé à Duvalier, la bourgeoisie a continué la même exploitation féroce de la classe ouvrière et des masses populaires. Dès le 26 avril 1986, la population a fait connaissance avec un nouveau groupe de malfrats à la solde des militaires, les Zenglendos. La bourgeoisie et les militaires couvraient leurs crimes, leur répression contre la population, par le biais de ces malfrats.
En novembre 1987, la première tentative d’élections libres post-Duvalier s’est terminée dans un bain de sang au terme d’une campagne de terreur menée par des groupes, les Escadrons de la mort. Un carnage de plus, en vue de mater une population qui, dans certains quartiers, s’organisait en brigade de vigilance, pour se défendre face à ces escadrons. Elle dressait des barricades à l’entrée des quartiers pour ralentir la progression des escadrons. Des guetteurs-veilleurs étaient chargés d’alerter du danger en tapant sur des ustensiles métalliques, cela permettait de fuir ou d’empêcher l’intrusion. Ces quelques sursauts de résistance n’ont pas suffi à stopper les descentes meurtrières des escadrons, destinées à terroriser, à empêcher toute révolte, toute volonté d’aller voter pour un gouvernement civil.
De 1991 à 1994, c’est sous la houlette d’une organisation sanguinaire, le FRAPH (front révolutionnaire pour l’avancement et le progrès en Haïti) qui avait sous ses ordres une milice, les Attachés, que les militaires réprimaient la population : l’espoir de la population s’était concentré autour d’un curé (Jean-Bertrand Aristide) qui pour une fois s’était fait élire par la majorité de la population (67 % des voix). Dix mois plus tard, quelques milliers de militaires foulaient aux pieds la volonté de millions de femmes et d’hommes. Le coup d’État militaire du général Cédras renversa Aristide. C’est sous son règne que ces Attachés, groupes paramilitaires liés à l’armée, imposaient par la terreur la dictature militaire.
Revenu en 1994, après la dissolution de l’armée d’Haïti, Aristide, à défaut de pouvoir satisfaire les revendications des masses exploitées, lui aussi s’en remit à des gangs armés, les Chimères, pour mieux contrôler les quartiers pauvres. Ces mêmes individus étaient parmi ceux qui ont terrorisé la population de 2004 à 2006, période qui a suivi le deuxième exil de Jean-Bertrand Aristide.
Les deux dernières élections, 2011 et 2017, ont été marquées par un fort taux d’abstention de la population : seuls 20 % des gens inscrits sur les listes électorales ont voté. Les masses populaires, désenchantées, ne font plus confiance aux leaders politiques. Ces derniers se sont appuyès sur les troupes de choc des quartiers pauvres, sur les gangs armés pour tricher et tenter d’accéder au pouvoir.
Vu la défiance populaire vis-à-vis des politiciens, les partis politiques, au nombre pléthorique d’environ 400 enregistrés au ministère de la Justice, ne sont que des coquilles vides. La population n’entend parler d’eux qu’au moment des élections. Vraies farces, ces élections donnent toujours lieu à de véritables batailles rangées, des sections communales jusqu’à la présidence. Depuis 1986, à part l’élection d’Aristide en 1990, toutes les élections ont été de véritables mascarades.
En dehors des périodes électorales, les mêmes luttes continuent. Les partis au pouvoir remplissent l’administration publique, le Parlement, avec leurs supplétifs avant que la colère de la population les chasse du pouvoir.
Les gouvernements changent, la dictature politique et la pauvreté demeurent
Prendre aux plus pauvres pour donner aux plus riches : tel est, pour résumer, l’essentiel de la politique de l’actuel chef de l’État. Au pouvoir depuis trois ans, Jovenel Moïse dirige un gouvernement fantoche. Arrivé aux affaires avec le soutien très large de la bourgeoisie, il incarne la continuité de son prédécesseur, le chanteur Michel Martelly, dont l’administration est dénoncée pour avoir notamment détourné une bonne partie des fonds PetroCaribe, un prêt octroyé à l’État haïtien sur la vente des produits pétroliers, par le gouvernement du Venezuela. D’ailleurs, le nom de Jovenel est cité aussi pour s’être impliqué dans ce détournement. Balloté depuis deux ans par des manifestations de rue, il conserve encore son pouvoir grâce à ses gangs, qu’il continue d’entretenir, et grâce à l’appui des ambassades occidentales, notamment celle de Donald Trump, Jovenel Moïse ayant voté à l’OEA et au niveau de la Caraïbe, pendant ces deux dernières années, dans le même sens que les États-Unis dans le conflit qui les oppose au Venezuela.
Pour contrer sa politique, pendant ces trois ans, les masses exploitées ont résisté mais elles n’étaient pas les seules. Les leaders de l’opposition proches du parti de Jean-Bertrand Aristide, qui ont toujours les yeux rivés sur le pouvoir, ont à chaque fois pris les devants avant de noyer les revendications de la classe ouvrière et des classes exploitées sous un seul slogan : le départ du pouvoir de Jovenel Moïse.
Les travailleurs réclamaient un ajustement du salaire minimum et son alignement sur l’inflation et la décote de la gourde. Les masses populaires manifestaient contre la corruption qui gangrenait l’administration publique, et réclamaient l’arrestation et la condamnation de tous ceux qui ont dilapidé les fonds PetroCaribe. Elles avaient gagné les rues pour protester également contre la volonté du gouvernement de Jovenel Moïse d’augmenter les prix des produits pétroliers, car c’est sur le dos des classes exploitées que toutes les classes privilégiées transféreraient cette augmentation des prix.
Non organisés, les mouvements des masses n’étaient jamais en mesure de susciter en leur sein une direction et une politique indépendantes susceptibles de rassembler les classes populaires pour mener la lutte dans l’intérêt de la classe ouvrière. Et à force de se faire phagocyter, elles sont devenues la cible des leaders aux côtés de qui elles manifestaient.
La classe ouvrière, cible privilégiée des voyous
Se rendre simplement au travail, oser sortir de son quartier pour aller chercher un bidon d’eau pour apaiser la soif des enfants, chercher un hôpital pour emmener un proche malade était considéré comme un crime par les troupes de choc de l’opposition, au plus fort des mouvements de protestation.
Les petites marchandes de rue, les chauffeurs de moto, tout ce petit peuple était sommé de rester chez lui pendant deux, trois semaines voire plus sans pouvoir se ravitailler.
Accusés de ne pas obéir aux mots d’ordre « pays lock » de l’opposition politique, les ouvrières couraient le risque d’être violées, de se faire rouer de coups de gourdin ou tout simplement de se faire tuer par les malfrats au service des politiciens.
Ces bandes armées qui terrorisent la population sont là pour instaurer la dictature prochaine qui se profile à l’horizon. Avec la montée vertigineuse de la misère, il est inévitable que la population pauvre se révolte. Les émeutes de la faim de 2018 en sont une illustration. Les nantis avaient vu leurs magasins pillés et partir en fumée. Les manifestations ouvrières de 2019 pour les augmentations de salaire en sont une autre, la masse des ouvriers dans la rue avait fait fléchir le gouvernement Jovenel ; et les salaires furent augmentés de 20 %. Ce sont des révoltes de ce type et plus encore, vu la conjoncture de misère et de souffrance, que craignent les capitalistes et leurs supplétifs politiques. Ces gangs sont les Tontons Macoutes, les Zenglendos, les Escadrons de la mort, les Attachés et autres Chimères de demain. Par leur intermédiaire, nantis et gouvernement à leur service veulent étendre une chape de terreur sur les millions de crève-la-faim, afin de pouvoir exploiter plus férocement pour les uns, et de piller plus tranquillement les caisses de l’État pour l’autre.
Se rebeller et s’organiser : la seule issue pour les classes exploitées
Moins les bandes armées trouveront de résistance du côté des masses populaires, plus elles vont continuer leurs forfaits, plus elles vont se multiplier dans tout le pays. Certaines, déjà lâchées par les politiciens, ayant déjà pris goût à l’argent facile, se payent sur une population apeurée et sans défense. D’autres, qui ont perdu tout sens moral, tout sens social, commettent des actes de plus en plus atroces. Il y a déjà des dizaines de ces bandes à Port-au-Prince et dans de nombreuses autres villes du pays.
Pour le moment, bien que ce soit un secret de Polichinelle, les liaisons avec les politiques et les bourgeois se font clandestinement. Il n’y a pas encore un discours, une idéologie vantant les mérites et les pratiques criminelles de ces bandes de malfrats mais la tentation n’en est pas très loin. Cette période où des voyous font la loi, évoque la triste période du macoutisme. Si elle ne fait pas – ou pas encore – émerger un nouveau leader dans le genre de Duvalier, qui peut s’en faire le porte-parole et s’en servir, c’est qu’il y a plusieurs candidats au rôle, et que leur rivalité ne s’est pas encore réglée à coups d’assassinats au profit d’un des concurrents. Mais la dictature des gangs armés sur les classes pauvres est déjà là.
Depuis la chute de la dictature des Tontons macoutes en février 1986, beaucoup de tentatives ont été faites pour enlever aux classes exploitées leur droit de manifester, de s’organiser, de revendiquer, leur liberté de s’exprimer. Elles peuvent vite le perdre avec des centaines de groupes d’assassins qui tuent, violent au vu et au su de tout le monde, comme cela s’est fait sous l’ère des Duvalier.
Les patrons sur la zone industrielle prendront leur revanche sur la classe ouvrière qui, pendant ces dix dernières années, a montré qu’elle pouvait gagner les rues pour dénoncer l’exploitation dans les usines et demander de meilleures conditions de travail. Les politiciens corrompus pourront tranquillement continuer de piller les maigres ressources de l’État sans craindre de voir leurs vols s’exposer sur la place publique.
Le péril n’est pas très loin quand des policiers, en rébellion contre leur hiérarchie et sans aucune attache avec la population, gagnent les rues, encagoulés, pour imposer leur point de vue manu militari à l’ensemble de la population en mettant le feu où ils veulent, quand ils veulent. Il y a de quoi s’inquiéter.
Le pays est en train de glisser ouvertement vers cette dictature qui mettra les classes exploitées complètement à la merci des classes possédantes à moins que les masses se rebellent, comme elles l’ont si souvent fait dans le passé. Ces explosions ont la puissance de mettre hors d’état de nuire ces groupes crapuleux et sanguinaires qui fourmillent dans les quartiers populaires. C’est une question de vie ou de mort.
Par-ci par-là, il y a quelques signes qui montrent que les masses ne se laissent pas complètement abattre. Dans quelques quartiers, des parents armés de machette sont sortis en groupe emmener leurs enfants à l’école. Des travailleurs dans les transports en commun ont résisté au chantage de quelques voyous venus les dépouiller. Ces initiatives sont à multiplier.
Sur la zone industrielle, les ouvriers sont des milliers qui prennent la route chaque jour. Des petits gestes simples, comme se mettre ensemble pour surveiller toute personne suspecte qui monte dans un autobus, réagir collectivement, désarmer les voyous agresseurs, peuvent constituer les premiers pas d’une réaction ouvrière. La résurgence des brigades de vigilance pour protéger les quartiers de jour comme de nuit est une nécessité pour faire barrage aux agressions contre les travailleurs.
Les travailleurs d’Haïti, ceux en particulier de la zone industrielle de Port-au-Prince, sont poussés par la montée de la misère à se battre pour défendre leurs conditions matérielles d’existence. Imposer une forme d’échelle mobile des salaires, ne serait-ce que sous la forme d’une augmentation automatique des salaires payés en gourde en les alignant sur la hausse du taux de change du dollar, est une nécessité sous peine de crever de faim. Mais la montée des menaces physiques contre les travailleurs impose à ces derniers, pratiquement en même temps, la nécessité de s’organiser pour se défendre et, par là même, défendre l’ensemble des classes pauvres. Et de se donner les moyens pour le faire et les structures adaptées. Les travailleurs d’Haïti auront à apprendre la signification de l’expression « milices ouvrières » en même temps qu’ils auront à les constituer.
Il faut stopper tous les criminels, les voyous en armes, mais aussi les criminels à col blanc qui rêvent d’une dictature à la Duvalier.
Même équipés d’armes les plus performantes, les voyous ne peuvent rien devant des masses exploitées révoltées et résolues à se défendre et défendre leurs proches, leurs frères de classe, et leur liberté.
28 janvier 2020