Il y a un lien profond, organique, entre les différents événements d’une situation mondiale chaotique, aussi bien dans son économie que dans les relations internationales et dans l’évolution politique des puissances impérialistes, et jusque dans l’incapacité de l’humanité à faire face aux conséquences écologiques de sa propre activité, du réchauffement de la planète à la transformation des océans en poubelles.
La réalité qui s’exprime par tous ces faits et événements multiformes, c’est la présente crise de l’économie capitaliste mondiale. Nous parlons de crise actuelle, car les crises rythment périodiquement l’économie capitaliste depuis ses débuts et constituent en quelque sorte son régulateur normal.
Trotsky, parlant des crises « ordinaires » du capitalisme, déclarait, en juin 1921, lors du troisième congrès de l’Internationale communiste : « Tant que le capitalisme n’aura pas été brisé par une révolution prolétarienne, il vivra les mêmes périodes de hausse et de baisse, il connaîtra les mêmes cycles. Les crises et les améliorations sont propres au capitalisme dès le jour de sa naissance et l’accompagneront jusqu’à sa tombe. »
Mais il constatait également : « Pendant les périodes de développement rapide du capitalisme, les crises sont courtes et ont un caractère superficiel (…). Pendant les périodes de décadence, les crises durent longtemps et les relèvements sont momentanés, superficiels et basés sur la spéculation. »
L’évolution de fond, le poids déterminant de la finance, la « transformation des actionnaires en parasites sociaux » (Trotsky, Le marxisme et notre époque, 1939), la décomposition de l’économie capitaliste ne datent certes pas d’aujourd’hui. La financiarisation de l’économie non plus, bien que la crise actuelle en souligne les dégâts, avec netteté.
Ce constat avait amené Lénine, il y a un siècle déjà, à parler de l’impérialisme comme du « stade sénile » du capitalisme, et Trotsky, dans le Programme de transition, à parler de « l’agonie du capitalisme ».
Cette agonie dure bien plus longtemps que Lénine et Trotsky ne l’avaient espéré. Mais la durée d’une organisation sociale ne se mesure pas à la même échelle que la vie humaine. L’humanité a payé cette longue agonie de l’organisation capitaliste de la société par deux guerres mondiales au cours du siècle dernier.
Le capitalisme a semblé connaître au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale une phase de rémission. Celle-ci était limitée et superficielle. Elle n’a duré qu’une petite vingtaine d’années, moins que la période qui s’est écoulée depuis les crises successives au début des années 1970. L’effondrement du système monétaire international a ouvert une longue période de soubresauts plus ou moins violents de la finance, sur fond de stagnation globale de la production, de chômage de masse, dont l’économie capitaliste ne parvient pas à sortir.
Que cela signifie-t-il ? C’est que le marché, c’est-à-dire la capacité d’achat d’une grande partie de la population, des classes populaires et essentiellement des salariés, ne s’accroît pas, voire recule, au point que les entreprises ne peuvent pas assurer des bénéfices en augmentation à leurs propriétaires et actionnaires par une augmentation des ventes.
Lutte entre capitalistes pour la plus-value…
La science et les techniques continuent à progresser malgré tous les obstacles représentés par la propriété privée des moyens de production et malgré la concurrence entre les monopoles. Mais ces progrès aggravent encore une des contradictions fondamentales de l’économie capitaliste, entre les possibilités illimitées de la production et les limites du marché.
L’ensemble de la production ne connaît pas la croissance qui assurerait l’augmentation de la plus-value globale dégagée par l’exploitation des travailleurs qui participent au processus de production, et que les capitalistes s’approprient.
Dans une économie basée sur le profit privé, cela signifie que la lutte entre les capitalistes eux-mêmes pour s’approprier une part individuelle plus grande de la plus-value globale est plus âpre, plus féroce.
Cette guerre entre capitalistes, où la loi générale est que les plus forts écrasent les plus faibles, pèse à son tour sur la production. Les intérêts particuliers des capitalistes s’opposent non seulement aux intérêts collectifs de la société, mais à leur intérêt en tant que classe sociale.
Vis-à-vis de la classe exploitée, les capitalistes se comportent comme une classe ayant des intérêts collectifs. Mais en même temps, la loi de la jungle est à la base des relations entre capitalistes. Ce sont les deux aspects d’une même réalité.
Cette opposition dialectique entre l’intérêt global de la classe capitaliste et les intérêts individuels de chaque capitaliste est aggravée par la financiarisation de l’économie.
Parmi toutes les formes de revenus de la bourgeoisie, celle qui prévaut de plus en plus est le revenu financier. La production rapporte moins pour les grands capitaux que les opérations financières. C’est la raison pour laquelle le grand capital investit de plus en plus dans celles-ci, et de moins en moins dans la production.
L’accroissement de la financiarisation signifie que la finance puise de plus en plus dans la masse totale des profits créés.
Ce que la presse appelle « croissance » est principalement celle du profit financier et du profit des entreprises les plus puissantes, qui assure la fortune de leurs propriétaires et actionnaires. Le capital financier a pris le commandement de l’économie capitaliste depuis sa phase impérialiste. Plus l’économie est financiarisée, plus la finance parasite toutes les autres formes concrètes de l’activité économique.
Que, derrière toutes les autres formes de l’activité économique, il s’agisse du même capital, et plus particulièrement du même grand capital monopolisé par la grande bourgeoisie, ne change rien au fait que toute l’économie doit payer sa prébende à la finance. Le parasitisme de la finance ronge toute l’économie capitaliste de l’intérieur.
… sur fond de guerre de classe impitoyable contre les exploités
La concurrence entre groupes capitalistes pour le partage de la plus-value globale se déroule sur le fond de leur guerre de classe contre la classe ouvrière pour augmenter cette plus-value globale.
En tant qu’exploités, les travailleurs subissent l’aggravation de l’exploitation pour ceux qui conservent un emploi, et la gravité du chômage pour les autres.
En tant qu’usagers des services publics, des hôpitaux, des maisons de retraite, des écoles, des transports publics, ils en subissent la détérioration, c’est-à-dire les prélèvements croissants de l’État pour alimenter la finance.
La financiarisation porte l’anarchie de l’organisation capitaliste de l’économie à des sommets et accroît la compétition entre les entreprises capitalistes et entre les nations capitalistes.
Quand le tas d’os n’augmente pas, les chiens s’entre-déchirent davantage, et ce sont les plus féroces, les plus rusés et surtout les plus puissants qui s’en sortent le mieux, aux dépens des plus petits, des plus faibles !
Et c’est cette situation économique qui commande en dernier ressort toute l’actualité politique, à l’échelle nationale comme internationale.
Dans tous les pays, au-delà de la variété des situations et des étiquettes de ceux qui gouvernent, ce sont partout des mesures antiouvrières, des politiques d’austérité. Les étiquettes politiques changent, mais l’objectif est partout d’augmenter la part des sommets de la bourgeoisie dans le revenu national, en écrasant la condition ouvrière, mais aussi en écornant les revenus de la bourgeoisie petite et moyenne.
À l’échelle internationale, c’est cette situation de crise qui favorise la montée des protectionnismes, c’est-à-dire les interventions des États pour protéger leur classe capitaliste contre les concurrentes : guerres commerciales des États-Unis contre la Chine et contre l’ensemble de l’Europe, et plus discrètes entre États européens, y compris ceux de l’Union européenne (UE) ; guerres commerciales de toutes les puissances impérialistes contre des pays plus pauvres, où le mot même de guerre n’est pas des plus justes tant elle se mène à sens unique, tant les armes sont inégales. Mais il est vrai qu’en la matière même les puissances impérialistes de seconde zone en Europe ne font pas le poids face à l’impérialisme américain, en raison de leurs divisions en particulier. Il n’est qu’à observer les misérables lamentations des dirigeants européens face au rouleau compresseur américain imposant son boycott, total ou partiel, vis-à-vis de l’Iran, de la Russie, sans parler de Cuba et de bien d’autres.
Ces guerres commerciales sont d’autant plus compliquées – d’autant plus absurdes, pourrait-on dire, si l’absurdité sur cette question n’était pas un aspect de celle du système capitaliste dans son ensemble – que les économies sont interdépendantes à un point tel que nombre de mesures protectionnistes d’un pays contre une nation capitaliste adverse se retournent contre ses propres capitalistes dont les capitaux sont à l’œuvre dans la nation concurrente. C’est sans doute pour cette raison qu’un Trump dit bien plus que ce qu’il fait et que ses menaces protectionnistes sont, dans bien des domaines, plus des menaces verbales que des actes. Mais, dans une économie mondiale financiarisée où les capitaux se déplacent dans une large mesure dans un but spéculatif, les menaces virtuelles ont des conséquences réelles et imprévisibles.
Les conflits militaires, manifestation des guerres économiques
Les conflits militaires, pour le moment locaux, sont une expression, directe ou indirecte, des guerres économiques. En particulier au Moyen-Orient où la concurrence a toujours été vive entre grandes puissances, notamment en raison des ressources pétrolières de cette région, mais qui s’exacerbe encore plus dans une période de crise. Ceux qui meurent aujourd’hui sous les bombes à Idlib en Syrie, ou qui mouraient hier à Mossoul ou à Alep, et à qui les dirigeants politiques ne peuvent même pas proférer le mensonge qu’ils meurent pour la patrie, meurent quand même pour cette guerre d’intérêts. Comme en sont victimes ceux qui fuient les bombes et rejoignent le flux des migrants qui tentent d’échapper à la misère ou à la dictature.
La situation chaotique de l’économie se reflète dans les relations internationales comme dans la vie politique de chaque nation capitaliste.
Mais, en même temps, la politique interfère avec l’économie financiarisée, où les capitaux se déplacent à la recherche d’un placement profitable à la vitesse de la lumière, d’un bout à l’autre de la planète. La frontière s’efface entre un investissement dans des moyens de production et un pur placement spéculatif à court terme.
L’impérialisme a imposé sa domination dans le sang et la souffrance des peuples soumis au pillage du grand capital par les pays colonisateurs. Mais les nécessités mêmes de l’organisation du pillage systématique et durable exigeaient de construire des routes, des ports, des lignes de chemin de fer, etc. Le pillage de l’impérialisme financiarisé n’a même pas ces retombées-là. Les déplacements de capitaux ont un caractère plus imprévisible et plus chaotique. Les capitaux qui se déplacent dans un but spéculatif se portent non seulement sur des actions, sur des variations monétaires, ou des ressources minières comme le fer, le cuivre, le zinc, ou agricoles telles le bois, le blé ou le vin. Ils spéculent sur des États, leur solvabilité, sur des pays entiers, la profitabilité de leur économie. Ils se précipitent sur un pays à un moment donné, prélèvent leur prébende puis se retirent plus vite qu’ils ne sont venus. Mais en ruinant le pays au passage.
Une crise gouvernementale, une décision politique comme le Brexit, c’est-à-dire le départ du Royaume-Uni de l’UE, une mesure protectionniste de Trump ou l’arrivée au pouvoir de la droite extrême en Italie, déclenchent des soubresauts spéculatifs qui aggravent encore la situation économique. Le chaos politique reflète le chaos économique, et vice-versa.
La bourgeoisie elle-même craint un effondrement financier catastrophique, ce que ses économistes appellent parfois une crise systémique.
Il ne s’agit pas de discuter de cette éventualité, et encore moins du moment où elle est susceptible de se produire. Personne ne peut le deviner, pas même les maîtres de l’économie, qui ne maîtrisent rien.
Un numéro récent du Monde (7 septembre 2018) titrait : « Les pays émergents en zone de turbulences », pour constater que « ce n’est pas encore la tempête mais en cette rentrée les marchés émergents tanguent dangereusement ». Signe d’une économie mondiale chaotique et en même temps interdépendante au point que les soubresauts monétaires se produisent en termes quasi identiques dans des pays dispersés aux quatre coins de la planète : « Mercredi 5 septembre, la roupie indonésienne est tombée à son niveau le plus bas depuis 1998, époque de la crise asiatique. Après la livre turque et le peso argentin en août, le rand sud-africain, le rouble russe, le real brésilien ou encore le peso mexicain ont beaucoup souffert ces derniers jours. La volatilité des monnaies des pays émergents est proche des plus hauts enregistrés dans la foulée de la crise financière de 2008. »
Ce n’est pas la première fois que de telles secousses se produisent, rien qu’au cours des dix ans écoulés depuis la crise du système financier de 2008. Comment ne pas y voir un avertissement, un de plus ? Comment ne pas se remémorer le constat fait par Trotsky en 1938 sur la situation mondiale de son temps : « La croissance du chômage approfondit […] la crise financière de l’État et sape les systèmes monétaires ébranlés. […] La bourgeoisie elle-même ne voit pas d’issue. […] Sous la pression constante du déclin capitaliste, les antagonismes impérialistes ont atteint la limite au-delà de laquelle les divers conflits et explosions sanglantes (Éthiopie, Espagne, Extrême-Orient, Europe centrale…) doivent infailliblement se confondre en un incendie mondial. »
La ressemblance entre la situation décrite en son temps par Trotsky et aujourd’hui n’est pas fortuite. Malgré l’éloignement dans le temps et la différence de situations, les spasmes du capitalisme en décomposition se ressemblent. Et aussi les programmes pour la classe ouvrière, nécessaires pour faire face à la situation.
La nécessité d’un programme de classe pour les exploités et d’un parti pour l’incarner
Quel que soit son développement ultérieur, la crise actuelle de l’économie capitaliste a déjà fait reculer les conditions d’existence de la classe ouvrière de plusieurs années. Par ses conséquences directes ou indirectes, elle a déjà affecté toute la vie sociale, comme lors de la précédente grande crise qui, à partir de 1929, avait poussé toute l’humanité vers la barbarie de la Deuxième Guerre mondiale.
La crise actuelle qui s’est manifestée à partir du début des années 1970 n’a pas commencé par un effondrement financier aussi brutal que le Jeudi noir de 1929. Elle est plus étalée, plus rampante – avec cependant la grave crise financière de 2008 – mais ses effets pour l’humanité menacent d’être similaires.
La question fondamentale de l’époque était : quelle classe sociale dirigera la société ? La bourgeoisie conduit la société vers l’effondrement. C’est la situation objective qui pose de nouveau, d’une façon aiguë, la question de la révolution sociale. Une révolution qui détruira le pouvoir de la bourgeoisie, qui conduira à la prise de pouvoir par les travailleurs organisés en une classe qui, forte de son pouvoir, expropriera la grande bourgeoisie et entamera la transformation de la société de fond en comble, en mettant fin à la propriété privée des moyens de production, à l’économie du profit et à la concurrence.
La classe ouvrière est la seule classe sociale capable d’accomplir cette révolution sociale. À plusieurs reprises dans le passé, elle s’est donné un parti dont l’objectif était le renversement de la bourgeoisie.
En France, le premier des grands partis qui se sont donné cet objectif, le Parti socialiste, est passé depuis longtemps dans le camp de la bourgeoisie. Au temps de Trotsky, il était déjà un parti de gouvernement, avec cependant encore un pied dans la classe ouvrière. Ce n’est plus le cas. Le PS est devenu un réservoir de politiciens dévoués à la bourgeoisie et à l’ordre capitaliste, avant de sombrer corps et âme même en tant que principal parti de la gauche bourgeoise.
Avec quelques années de retard, le PCF lui-même, pourtant né avec la volonté de remplacer le PS défaillant, a suivi le même chemin. La seule différence historique est que, pour se mettre au service de la bourgeoisie, il a commencé par se mettre au service de la caste bureaucratique de feu l’Union soviétique. Le cheminement a été différent, mais pour aboutir au même résultat.
Les syndicats de plus en plus intégrés à l’État bourgeois ont suivi la même évolution.
Trotsky, confronté en 1938 à la crise, à ses conséquences et à la marche à la guerre, avait résumé la période en affirmant : « La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. » Cette idée était tellement fondamentale qu’il l’a répétée à trois reprises, sous des formes différentes, dans le Programme de transition.
Depuis la disparition de Trotsky, l’effet délétère de la société capitaliste a continué son œuvre destructrice. Les anciens partis de la classe ouvrière sont devenus eux-mêmes des instruments pour désarmer la seule classe sociale susceptible de menacer le pouvoir du grand capital, en étouffant jusqu’à l’idée même de lutte de classe, et surtout de lutte de classe menée consciemment par la classe ouvrière et qui ne peut s’arrêter qu’au renversement de l’ordre capitaliste.
Mais la lutte de classe n’est pas seulement une idée, c’est une réalité qui s’enracine dans les rapports sociaux du capitalisme et que l’aggravation de la crise fera ressurgir.
Le véritable problème d’aujourd’hui est de donner à cette réalité profonde qu’est la lutte de classe une expression politique consciente. C’est la tâche fondamentale de notre époque, celle qui conditionne tout le reste.
Face à la crise et à ses conséquences, la classe ouvrière relèvera la tête. Il faut qu’elle le fasse sous le drapeau de la révolution sociale. Cela nécessite que la classe ouvrière se donne un programme et un parti pour l’incarner. Par-delà le temps écoulé, cette nécessité est la même qu’à l’époque de Trotsky. C’est pourquoi le meilleur guide pour les militants communistes révolutionnaires reste aujourd’hui encore le Programme de transition.
Nous ne revenons pas ici sur ses différents aspects ; ni sur la façon de formuler aujourd’hui ce que Trotsky appelait les revendications transitoires.
Il ne s’agit pas d’un ensemble de recettes.
C’est un programme pour la classe ouvrière en lutte. « Les idées ne deviennent une force que lorsqu’elles s’emparent des masses », disait déjà Marx. Mais la démarche des militants communistes révolutionnaires n’est certainement pas d’attendre que cela arrive tout seul. Leur devoir, c’est de militer pour ce programme. Militer même lorsque cela apparaît déconnecté de la réalité, de la conscience de la classe ouvrière.
En 1938, les réjouissances des travailleurs après les « acquis » des grandes grèves de juin 1936 n’avaient plus de sens. La guerre était déjà effective en Chine, en Éthiopie, et annonciatrice, avec la défaite de la révolution espagnole, de la Deuxième Guerre mondiale ! Une guerre qui non seulement allait annihiler tous les acquis antérieurs, mais aussi plonger toute la société dans la barbarie.
Aucun mécanisme n’est aujourd’hui à l’œuvre, comme au milieu des années 1930, dessinant la ligne de fracture autour de laquelle allait se produire la confrontation entre les deux camps opposés dans la guerre mondiale. Mais l’histoire ne se répète pas à l’identique. Les multiples guerres locales qui n’ont jamais cessé peuvent se généraliser et se mondialiser.
La conscience de la classe ouvrière est éloignée des nécessités exigées par la situation objective du capitalisme. Mais, pour reprendre la formulation de Trotsky discutant du Programme de transition en 1938 : « Le caractère scientifique de notre activité consiste dans le fait que nous adaptons notre programme non pas aux conjonctures politiques ou à l’humeur aujourd’hui des masses telles qu’elles sont mais à la situation objective représentée par la structure économique de classe de la société. »
C’est la situation objective qui finira par imposer la nécessité de revendications qui s’appuient sur les intérêts de classe des travailleurs. Mais à condition que ces revendications soient avancées au sein de la classe ouvrière et opposées aux illusions véhiculées par la bourgeoisie et ses avocats parmi les travailleurs.
La seule façon de lutter efficacement contre le chômage est d’imposer la répartition du travail entre tous sans diminution de salaire, en commençant par l’interdiction des licenciements. L’agitation autour de ce problème crucial est aussi simple qu’indispensable.
La revendication de garantir le pouvoir d’achat des salaires et des retraites par leur augmentation automatique au rythme des hausses de prix a pu sembler hors de propos pendant une longue période où l’inflation était modérée. Elle peut revenir dans l’actualité (les travailleurs de Turquie, qui ont vu récemment leur pouvoir d’achat s’effondrer brutalement avec la perte de valeur de la livre turque par rapport au dollar, pourraient en témoigner). Le retour à l’inflation est déjà annoncé, voire souhaité par certains milieux de la bourgeoisie.
La nécessité de créer des groupes de défense ouvriers a semblé éloignée des mentalités pendant longtemps. Elle peut redevenir très rapidement d’une actualité brûlante pour les travailleurs s’ils ne veulent pas subir ce qu’ont subi les travailleurs dans l’Italie de Mussolini ou dans l’Allemagne de Hitler, avant même l’accession du parti fasciste ou du parti nazi au pouvoir.
La montée d’une extrême droite active et violente en Allemagne représente un danger immédiat pour les immigrés et ceux qui s’en solidarisent et prennent leur défense. C’est une menace pour tous les travailleurs, pour leurs organisations, pour les quelques libertés démocratiques qui subsistent dans les démocraties impérialistes. La chasse aux travailleurs immigrés, si elle n’est pas stoppée à temps, se transformera inévitablement en chasse aux travailleurs tout court. Les travailleurs d’Allemagne, quelles que soient leurs origines, seront peut-être mis devant l’obligation de mettre en place des moyens de se défendre et de défendre leurs syndicats, pourtant complètement intégrés dans le système politique de la bourgeoisie.
Les grandes entreprises qui choisissent de s’implanter sans se soucier ni de l’environnement de la région, ni de la vie de ceux qui y vivent (l’implantation en Guyane d’une multinationale, La Montagne d’or, en est une illustration actuelle), l’État lui-même construisant certaines infrastructures (autoroutes, aéroports, chemins de fer…) dont l’utilité est discutable, plus généralement les multiples décisions prises en fonction d’intérêts privés nuisibles aux intérêts de la collectivité, suscitent de plus en plus souvent des réactions venant de la société. Ces réactions se concrétisent parfois par des protestations contre la nuisance de telle installation industrielle ou de tel projet d’infrastructure.
Des associations apparaissent, certaines pour exprimer ces protestations, d’autres pour populariser dans une foule de domaines, notamment l’alimentation, les idées de transparence ou de traçabilité.
Ces préoccupations, comme les associations qui les expriment, viennent dans la plupart des cas de la petite bourgeoisie. Sur le fond comme dans les formulations, elles portent la marque de cette classe sociale, sa vision étriquée des maux de la société, son incapacité de classe à s’en prendre à la racine du mal et à mettre en cause le capitalisme. Cette incapacité l’amène à formuler ses exigences dans les termes moraux du bien ou du mal. Sa perspective se limite, en dernier ressort, à celle, utopique et réactionnaire, de rendre le capitalisme meilleur, plus soucieux des hommes et de la nature. Les manifestations qu’elle inspire politiquement peuvent aboutir à des succès partiels, faire reculer un gouvernement sur telle ou telle question, en fonction du degré de mobilisation. Cependant, les succès ne peuvent être, au mieux, que partiels et constituer des impasses, au pire, dévoyés vers des exigences individualistes, conservatrices ou réactionnaires. L’« écologie politique », ses aventures et ses impasses illustrent cette incapacité profonde de toute une classe sociale à s’élever à la hauteur des problèmes généraux de l’humanité, qu’il s’agisse du changement climatique ou de la dégradation des océans et de l’atmosphère.
Seule la classe ouvrière dans toute sa diversité peut, en poussant jusqu’à ses conséquences ultimes sa lutte pour des exigences découlant de ses intérêts de classe, transformer l’idée mièvre de la transparence en contrôle réel des faits et gestes de la classe capitaliste. Elle est la seule force sociale présente au cœur de la production de biens matériels, de leur transport et de leur distribution. Elle est présente, par l’armada des salariés employés dans les banques, dans les multinationales de l’assurance, etc., au cœur des institutions financières. Elle seule peut contrôler, mais contrôler vraiment, la classe capitaliste là où réside son pouvoir économique. Le contrôle par les travailleurs sur les entreprises capitalistes est un premier pas vers l’expropriation de la grande bourgeoisie
Aussi éloignés que paraissent aujourd’hui la levée du secret des affaires et le contrôle des exploités sur la production et sur les banques, ils sont inscrits dans la logique des revendications, comme la répartition du travail entre tous ou l’échelle mobile des salaires et des pensions. C’est le contrôle qui leur donne sens et possibilités. C’est la raison pour laquelle il faut formuler ces exigences, en faire le programme de lutte de la classe ouvrière car, pour paraphraser Trotsky, même si ce programme ne correspond pas à l’état d’esprit momentané des travailleurs, il correspond aux nécessités objectives.
Il va de soi que les militants communistes révolutionnaires doivent trouver les formulations concrètes qui rendent les exigences compréhensibles. Il faut qu’ils partent des préoccupations du moment, politiques ou revendicatives, mais pour anticiper le futur dans la perspective de la mobilisation de la classe ouvrière.
Il faut que les militants communistes révolutionnaires apprennent à s’emparer de tous les faits d’actualité, de toutes les manifestations concrètes des dégâts d’un capitalisme pourrissant. Pas pour en rester à des solutions partielles et encore moins pour proposer des impasses.
Le seul guide en la matière doit être la conviction profonde que seul le prolétariat peut renverser le pouvoir de la bourgeoisie et épargner à la société humaine un retour en arrière et une plongée, lente ou brutale, dans la barbarie.
14 septembre 2018