En dissolvant le Parlement catalan, le chef du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, espérait reprendre la main en Catalogne grâce à de nouvelles élections régionales. Il répondait ainsi à la proclamation d’indépendance annoncée le 27 octobre par Carles Puigdemont, l’ancien président de la Généralité, le pouvoir régional catalan, juste après avoir organisé un référendum sur le sujet le 1er octobre dernier.
Lors de ce scrutin régional, organisé le 21 décembre 2017, en ne récoltant que 4 % des voix et trois sièges, le Parti populaire (PP) de Rajoy a pris une claque. Mais ces élections n’en donnent pas moins la victoire aux droites nationalistes, reflétant ainsi une évolution réactionnaire, avec une population de Catalogne qui se divise entre deux blocs de même importance, celui des partisans de l’indépendance catalane et celui des partisans du maintien de la Catalogne dans l’État espagnol.
Plus de 82 % des électeurs se sont déplacés le 21 décembre. Et ce sont des partis bourgeois de droite et nationalistes, catalans ou espagnols, qui ont raflé la mise. Arrivé en tête, Ciudadanos, un parti de centre-droit, domine désormais le camp anti-indépendantiste dans le Parlement catalan, ayant siphonné une grande partie des voix du PP. Il est suivi par le regroupement Junts x Cat (Ensemble pour la Catalogne) de Carles Puigdemont, puis par ses alliés de centre-gauche de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), pour le camp indépendantiste.
Si celui-ci peut prétendre avoir formellement une majorité de députés à l’assemblée régionale de Catalogne, en additionnant à ceux de Puigdemont et de l’ERC, les quatre élus des Candidatures d’unité populaire (CUP), parti de l’extrême gauche indépendantiste, aucune coalition gouvernementale n’a pu encore se constituer.
Il est bien difficile de prévoir quelles alliances pourront se nouer. Mais une chose est sûre : les dirigeants qui, de part et d’autre, peuvent prétendre à la tête du Parlement catalan sont tous des ennemis des travailleurs. Et, alors que le patronat espagnol est à l’offensive contre la classe ouvrière dans tout le pays, ce n’est qu’en se mobilisant sur le terrain de leurs intérêts de classe que les travailleurs pourront répondre aux coups qui leur sont portés. Les démagogues nationalistes de tous les bords ne pourront que les diviser et les entraîner dans des impasses.
Pour revenir sur les manœuvres de ces dirigeants nationalistes qui ont accompagné et exacerbé l’évolution réactionnaire actuelle, ainsi que sur les racines anciennes des nationalismes en Espagne, nous adaptons des extraits d’un article du dernier numéro de la revue Lucha de clase (décembre 2017) éditée par nos camarades espagnols de Voz obrera.
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L’actualité politique espagnole est marquée par les crispations nationalistes autour du processus indépendantiste catalan. Le nationalisme, dans sa variante catalane ou espagnole, est une idéologie bourgeoise qui cherche à rassembler la population autour de revendications territoriales et de la souveraineté nationale. Pour cette raison – et nous le disons sans nier le droit à l’autodétermination de la population catalane – la classe ouvrière n’a rien à gagner dans cette revendication, car les siennes se situent sur le terrain de la lutte contre l’exploitation capitaliste et contre la bourgeoisie.
En Catalogne, avec ou sans l’indépendance, la réalité sera la même pour les femmes et les hommes de la classe ouvrière : l’exploitation par les patrons, le chômage et la précarité. Le problème est le même à l’échelle de tout le pays et, en fait, du monde entier. Les travailleuses et les travailleurs doivent sortir de ce piège nationaliste qui n’est qu’un poison s’insinuant dans nos têtes pour nous diviser et ainsi faire le jeu de la bourgeoisie.
Dans le contexte de la profonde crise économique et sociale qui dure depuis dix ans, le conflit catalan est l’expression déformée du mécontentement populaire. Celui-ci s’est exprimé à travers le souverainisme régional ; les nationalistes, ceux de Catalogne et du reste de l’Espagne, ont tout fait pour l’orienter, par des manœuvres, vers un autre terrain que celui de l’affrontement entre les classes sociales. Les catalanistes de la Généralité sont ainsi parvenus à faire oublier leur propre politique d’austérité dirigée contre la classe ouvrière, en canalisant l’indignation à leur profit. Il s’ensuit une polarisation de la société catalane en deux camps, avec dans le reste du pays un soutien relativement unanime aux mesures de Rajoy, explicitement soutenu par le dirigeant du Parti socialiste (PSOE), Pedro Sanchez, et celui du centre-droit, Albert Rivera. Des deux côtés, on dissimule la réalité sociale et la corruption, on cache la politique antiouvrière des uns et des autres.
Dans ce conflit, émaillé de manœuvres politiciennes pour le contrôle des institutions, il existe aussi une réelle mobilisation populaire en faveur de l’indépendance de la Catalogne, en réponse à la politique antisociale du PP. Elle s’est particulièrement manifestée au moment du référendum du 1er octobre, face aux mesures de répression et d’intimidation du gouvernement. Il n’empêche que le nationalisme est bien un piège, une impasse pour les classes populaires de Catalogne et de tout le pays. De fait, les mêmes dirigeants qui sont aujourd’hui à la pointe du catalanisme ont dans le passé attaqué les travailleurs, approuvé les mesures d’austérité du gouvernement central du PP et mené au niveau régional leur propre politique de coupes budgétaires et de privatisation des services publics.
Les racines historiques des nationalismes régionaux en Espagne
La persistance de langues romanes, comme le catalan ou le galicien, et d’autres, d’origine différente, comme le basque, a donné une assise à des identités culturelles revendiquées par le romantisme du 19e siècle, par l’Église catholique, et plus tard par des mouvements politiques. Cela fut possible en raison de la façon dont s’est faite l’unification de l’Espagne. La faiblesse de la bourgeoisie, qui la rendait incapable de mener à bien sa propre révolution, l’arriération sociale et politique de la monarchie absolue de l’Ancien Régime et les survivances de féodalisme jusqu’à une époque récente expliquent ces persistances. Contrairement à d’autres pays capitalistes, comme la France ou l’Italie, l’unification du pays s’est faite au travers de la monarchie des Bourbons et de guerres civiles dans lesquelles le poids social de l’absolutisme, de l’aristocratie et d’une Église réactionnaire a été un facteur d’arriération à tous les niveaux.
Le carlisme, mouvement politique royaliste espagnol né au 19e siècle, dont le nom vient du fait que ses partisans défendaient comme successeur au trône d’Espagne Charles, frère de Ferdinand VII, contre Isabelle II, la fille de ce dernier, a lutté pour défendre les particularismes, les coutumes, les langues et les anciennes lois que les rois avaient maintenus. Le carlisme fut un lointain ancêtre des nationalismes péninsulaires modernes. Les zones où le nationalisme reste le plus enraciné, la Galice, le Pays basque, la Catalogne, étaient des zones carlistes.
Marx, dans un de ses articles sur l’Espagne, se demandait : « Comment expliquer que, dans le pays qui a vu la monarchie absolue se développer de la manière la plus précoce, avant les autres État féodaux, la centralisation ne se soit jamais enracinée ? » Il expliquait qu’« en Espagne, à la différence de toutes les monarchies absolues européennes, tandis que l’aristocratie allait vers la décadence sans abandonner ses pires privilèges, les villes perdaient leur importance médiévale sans gagner en influence moderne. […] Au fur et à mesure du déclin de la vie commerciale et industrielle des villes, les échanges intérieurs se faisaient plus rares, les relations entre habitants des différentes provinces moins fréquentes… De cette manière, la vie locale de l’Espagne, l’indépendance de ses provinces et de ses communes se sont renforcées. » Marx continuait, expliquant que la monarchie absolue et son despotisme, se fondant non pas sur la richesse développée par un capitalisme en train de naître mais sur la survivance d’un réseau de gouverneurs et de vicaires qui dominaient chacun avec ses particularismes et ses lois en fonction des régions et des anciens royaumes, ont permis « que subsistent des provinces avec leurs différentes lois, leurs coutumes, ou leurs monnaies… et leurs différents systèmes fiscaux. »[1] En définitive, l’arriération séculaire de l’empire espagnol basé sur cette monarchie absolue a maintenu les différentes identités culturelles qui ont survécu et qui, au 19e siècle, donnèrent naissance aux nationalismes dans la péninsule.
Cela a donné le terreau sur lequel ensuite a fleuri le républicanisme fédéraliste des révolutions du 19e siècle. La Première République de 1873, le « cantonalisme », qui se battait pour une fédération de cantons indépendants, un peu comme en Suisse, et les révolutions de cette époque se sont nourries de ces conceptions démocratiques fondées sur la souveraineté des communes, des cantons et des régions. Pi y Margall, un des premiers socialistes proudhoniens d’Espagne, développa théoriquement l’idée d’un républicanisme fédéral propre à la péninsule Ibérique. Le courant anarchiste se fit l’héritier de ces références en défendant l’idée d’une organisation de la société fondée sur une fédération de communes libres et indépendantes.
Le 20e siècle s’ouvrit sur une crise sociale et économique accentuée par la grande crise de 1929. Le mouvement ouvrier, qui se développa alors, établit son propre programme révolutionnaire lors de la révolution des Asturies en 1934, puis au cours de la révolution espagnole de 1936 en s’appuyant sur le développement des comités, le contrôle ouvrier des entreprises, notamment en Catalogne, et les collectivisations menées par la CNT, le syndicat anarcho-syndicaliste.
Dans ce contexte, dans certains secteurs de la petite bourgeoisie et de la paysannerie, se développèrent les nationalismes basque et catalan. Le nationalisme basque, représenté par le Parti nationaliste basque (PNV) fondé en 1895, évolua de positions réactionnaires et catholiques vers des positions démocratiques bourgeoises. En Catalogne, la Gauche républicaine (ERC) représenta les aspirations nationalistes et aida la bourgeoisie républicaine et le stalinisme à étrangler la révolution espagnole.
La dictature franquiste, quant à elle, nia et réprima les identités culturelles régionales. Elle écrasa dans le sang le mouvement ouvrier et les différents nationalismes locaux.
À partir des années 1960, le franquisme entra dans une crise politique, accentuée par la crise économique mondiale de 1973. Un nouveau mouvement ouvrier se développa au travers de nouvelles organisations, les Commissions ouvrières, et d’une nouvelle génération qui forma le noyau des partis de gauche et d’extrême gauche.
En Catalogne, le nationalisme réapparut grâce à cette gauche. Le Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC), à l’origine stalinien et nationaliste, développa les revendications dites démocratiques incluant les « droits historiques » du peuple de Catalogne. Lidia Falcón, militante de ce parti à l’époque, raconte comment le PSUC initia les manifestations de la Diada, la fête nationale de Catalogne, sous la dictature franquiste : « Dans les années 1960, les appels suicidaires à manifester le 11 septembre pour commémorer le jour où avait été blessé le conseiller Casanovas[2], que nous imposait le PSUC, favorisaient uniquement les Heribert Barrera et les Pujol[3] qu’on ne vit jamais lors de ces manifestations. »
Dans les années 1960, au Pays basque, une branche des jeunesses du PNV fonda ETA et entama la lutte armée contre la dictature. C’était l’époque des révolutions coloniales et des guérillas en Amérique latine.
Après la mort de Franco, le pacte dit de transition démocratique fut scellé entre d’anciens franquistes comme Adolfo Suárez et des dirigeants d’autres partis, comme celui du Parti communiste d’Espagne, Santiago Carrillo, celui du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), Felipe González, ceux des partis nationalistes catalan et basque. Il donna naissance au « régime de 78 », du nom de la Constitution instituée en 1978. Ce pacte signifiait la mise en place d’institutions élues dans un État débarrassé des aspects les plus réactionnaires du franquisme, mais conservant tout son appareil de répression. Il réalisa l’intégration de tous ces courants d’opposition dans l’appareil d’État central et dans ceux de toutes les autonomies locales.
L’absence d’un parti ouvrier et révolutionnaire capable d’offrir une perspective de classe et une perspective communiste aux luttes qui surgirent à cette époque, capable de les transmettre aux militants et à la génération combative née à la fin du franquisme, a été un handicap terrible. Cette absence fut un facteur décisif dans le reflux de ces luttes, dans la déception qui s’ensuivit.
Le procés ou la longue histoire des manœuvres des dirigeants nationalistes
Ce qu’on appelle en catalan le procés, mot signifiant « processus », est le chemin tracé par les forces nationalistes catalanes vers la rupture avec l’État espagnol et vers l’indépendance de la Catalogne. Dans l’histoire récente, les partis catalanistes, aussi bien la droite que les centristes, ont utilisé le nationalisme pour régler leurs propres crises internes, pour canaliser l’indignation provoquée par la crise sociale et pour imposer des mesures antiouvrières du même tonneau que celles que Rajoy appliquait dans toute l’Espagne. En fait, la droite catalaniste a utilisé le nationalisme pour se maintenir au pouvoir.
En 2006, un nouveau statut de la Catalogne affirmant une autonomie plus marquée vis-à-vis de l’État central avait été accepté par le Parlement espagnol, puis approuvé par référendum en Catalogne. À l’époque, le PSOE était au gouvernement. La participation de la population catalane au référendum fut faible, à peine 48 %. Mais la crise économique mondiale de 2 007 et ses répercussions très dures en Espagne, où éclata aussi une bulle spéculative immobilière aux effets dévastateurs, vinrent nourrir le terreau d’une contestation générale, touchant les classes exploitées mais aussi la petite bourgeoisie. Cela permit à l’indépendantisme catalan de reprendre vigueur.
En 2010, la Haute cour déclara inconstitutionnels quatorze articles du nouveau statut, annulant ainsi le caractère de nation accordé à la Catalogne. Les articles instituant le catalan comme langue unique dans l’enseignement et langue officielle dite de préférence dans l’administration furent eux aussi déclarés nuls ; il en fut de même de l’article faisant prévaloir la fiscalité de la Généralité sur celle de l’État central.
Le bras de fer s’ouvrit le samedi 10 juillet 2 010 par une grande manifestation à Barcelone, qui mit en évidence la défiance d’une partie non négligeable de la population catalane envers l’État central. Derrière le slogan « Nous sommes une nation, c’est nous qui décidons », la manifestation fut plus nombreuse que celle qui, en 1977 après la mort de Franco, avait revendiqué le premier statut d’autonomie de la région.
La droite catalaniste du parti Convergència i Unió (CiU) d’Artur Mas, prenant le virage de l’indépendantisme et profitant du discrédit du PSOE au pouvoir, revint aux affaires en Catalogne après les élections de novembre 2010. Un an après, le PP de Rajoy faisait de même à l’échelle nationale. À ce moment, droite catalaniste et droite espagnoliste votaient ensemble le budget et les mesures d’austérité de la région.
Mais cette belle harmonie de larrons en foire prit fin en 2012, quand le Premier ministre Rajoy refusa de signer avec Mas l’accord sur la fiscalité catalane. Artur Mas, champion incontesté de l’austérité en Catalogne, n’arrivait pas à obtenir davantage d’argent de la part du gouvernement central. En pleine crise économique, ce fut la rupture. Le PP ne pouvait pas se permettre de laisser le clan catalan de CiU pomper plus d’argent sur le budget de l’État. Les partis nationalistes firent alors de l’agitation autour du vol fiscal perpétré par Madrid, avec le fameux slogan « Madrid nous vole ».
Pourtant, la politique de coupes budgétaires, de privatisations, de réformes du droit du travail, fut non seulement soutenue et appliquée par CiU, mais elle fut en Catalogne plus dure qu’ailleurs. La politique de Mas s’orientait vers la privatisation massive de la santé et de l’éducation. Le gouvernement de Mas était tout aussi corrompu que celui du PP. Il était de notoriété publique que les capitalistes de Catalogne payaient une sorte d’impôt contre-révolutionnaire : les fameux pots-de-vin de 3 % sur les marchés publics payés à CiU. L’accumulation d’affaires indignant la population fut d’ailleurs pour beaucoup dans les mobilisations du 15M (le mouvement des Indignés) qui éclata en mai 2011. À l’époque, Artur Mas n’eut aucun scrupule à faire intervenir la police et les CRS catalans, les Mossos d’esquadra, contre les manifestants.
En novembre 2012, Mas convoquait des élections anticipées, avec plus de deux ans d’avance, pour profiter de l’élan nationaliste qui commençait à se manifester à travers les Diadas, ces journées de mobilisation catalaniste qui se déroulaient chaque 11 septembre.
Deux organisations de masse ont servi à mettre sur pied les grandes mobilisations indépendantistes : l’Assemblée nationale catalane (ANC), et Omnium cultural. La première est une organisation sociale souverainiste, la seconde promeut la culture catalane. Soutenues par les partis nationalistes de droite comme de gauche, elles ont reçu tous types de soutiens institutionnels et tissé dans la société un réseau populaire permettant d’attiser le nationalisme. Ces organisations comptent aujourd’hui des dizaines de milliers d’adhérents et forment une bonne partie de la structure du nationalisme catalan, lui permettant d’asseoir son action sur une diffusion de la culture et de la langue catalanes. Leurs présidents respectifs ont toujours eu des liens forts avec le pouvoir local. Le président d’Omnium cultural a aussi été président de la Femcat, une association d’entrepreneurs catalanistes très proche des cercles du pouvoir régional.
Relayés par ces organisations, les politiciens régionalistes détournèrent la colère contre Madrid. La droite catalaniste avait perdu douze députés au Parlement régional. Alors, elle chercha une alliance du côté de la gauche catalaniste, l’ERC d’Oriol Junqueras qui, elle, avait gagné des voix. Se scella alors l’alliance indépendantiste entre ces deux courants, qui élabora le fameux procés devant mener à la déclaration d’indépendance de la Catalogne.
Cela commença par un premier référendum le 9 novembre 2014. Des millions de gens se déplacèrent pour voter, y compris des immigrés et des jeunes de 16 ans. Plus de 80 % des 2,3 millions de votants (soit une participation d’environ 40 %) se prononcèrent pour l’indépendance. La droite, à la tête du camp politicien catalaniste avec la complicité de la gauche de la région, avait réussi à mobiliser des masses derrière ses mots d’ordre nationalistes, à focaliser l’indignation populaire sur Rajoy et sur le gouvernement central, et à cacher ses propres méfaits. Car en réalité cette indignation était provoquée par la crise capitaliste et par la politique de la bourgeoisie.
Avec ses alliés de gauche, cette même droite, au gouvernement de la Généralité de Catalogne, pratiqua des coupes budgétaires brutales, parmi les plus importantes de toute l’Espagne et même de l’Union européenne. Au cours de la période 2010-2015, les dépenses sociales de la Généralité furent réduites de 3,46 milliards d’euros, soit une baisse de 17 %. Les dépenses d’éducation baissèrent de 17 % et celles de santé de 14 %. La gestion des services publics fut massivement privatisée. Les sommes consacrées au logement et aux autres interventions urbaines chutèrent de 60 %. Quant à la protection sociale, son financement fut aussi réduit de 14 %.
Le référendum du 1er octobre et ses conséquences politiques
Le 27 septembre 2015, des élections anticipées eurent lieu une nouvelle fois. Le CiU changea de nom pour devenir le Parti démocrate européen de Catalogne (PDeCAT), et forma avec l’ERC une coalition qui s’intitula Junts pel Sí, « Ensemble pour le oui », orientant toute sa campagne autour de la question de l’indépendance. Le matraquage nationaliste fut permanent ; on ne parlait pas d’autre chose en Catalogne. À cette coalition vint s’ajouter la gauche radicale de la CUP, qui allait se faire une réputation en jouant le rôle de wagon de queue du nationalisme, fournissant les contingents militants les plus radicaux de cette union nationale. Junts pel Sí obtint 62 sièges, avec la suprématie d’Artur Mas et des siens, l’ERC se posant en référence du catalanisme à leurs côtés. Avec l’appui des 10 députés de la CUP, les indépendantistes obtenaient la majorité absolue en sièges, sans pour autant avoir rassemblé la majorité des suffrages exprimés. Mais la voie était libre pour avancer vers la république catalane. Artur Mas étant vraiment trop notoirement corrompu et discrédité, la CUP exigea son remplacement, comme prix de son soutien.
Le nouveau président de la Généralité, Carles Puigdemont, annonça que, d’ici dix-huit mois, il déclarerait l’indépendance, après avoir convoqué un référendum. En échange, il demandait à la CUP de voter son budget pour 2017. Ce qu’elle fit.
Ce référendum devait se tenir le 1er octobre 2017. L’interdiction et les menaces de répression du gouvernement Rajoy ne firent que renforcer la mobilisation populaire, qui aida à organiser le scrutin contre vents et marées. Des comités de défense du référendum, transformés ensuite en comités de défense de la république, protégèrent bureaux de vote et urnes, s’appuyant sur une participation populaire imposante. Bilan de cette journée d’affrontements : plus de 800 personnes malmenées ou blessées et une extrême droite réactivée dans toute l’Espagne, sortant au grand jour pour réclamer « la prison pour Puigdemont ».
Au cours de la grève générale politique du 8 novembre qui suivit, restée limitée à certains secteurs, en particulier les transports, ces comités mirent en place des barrages routiers et bloquèrent des voies ferrées. Ces comités canalisèrent l’indignation populaire et mobilisèrent les éléments les plus déterminés dans les quartiers ; mais sur une base indépendantiste, dépourvue de toute référence de classe.
Le référendum catalan permit à Rajoy de gagner le soutien massif non seulement des milieux de la droite espagnole mais aussi d’une partie des classes populaires. Le PP rassembla derrière lui la partie de la population espagnole qui ne souhaitait pas la partition du pays. Avec l’appui du PSOE et de Ciudadanos, il se forgea une légitimité lui permettant de continuer à imposer des mesures contre les classes populaires.
Le climat s’est ensuite tendu, avec la fuite de Puigdemont en Belgique – exil d’opérette pour les uns, astucieuse stratégie défensive pour les autres – et avec les poursuites judiciaires contre certains membres du gouvernement régional. Accusés de sédition, les présidents de l’ANC et d’Omnium cultural, Jordi Sanchez et Jordi Cuixart, furent arrêtés et emprisonnées, ainsi que le dirigeant de l’ERC, Oriol Junqueras.
Utilisant l’article 155 de la Constitution espagnole, qui permet à l’État central de reprendre le contrôle direct des affaires régionales, Rajoy reprit la main en dissolvant le Parlement catalan et en convoquant de nouvelles élections régionales pour le 21 décembre 2017, dont on connaît désormais le résultat.
Le monde du travail quant à lui, en tant que classe, est resté à la marge de ces événements. Des travailleurs ont certes participé individuellement aux manifestations, mais les intérêts spécifiques de la classe ouvrière ne sont pas apparus. On peut même dire qu’ils ont été masqués par toute la crise politique. Ainsi, du 22 au 24 novembre, six travailleurs ayant participé à un piquet de grève en 2012 sont passés devant un tribunal sur la demande de l’entreprise Starbucks et des autorités catalanes. Ils sont menacés de six ans d’emprisonnement. Mais, dans les médias, il n’a été question que des prisonniers politiques indépendantistes.
La république catalane dont rêvent Puigdemont et Junqueras est un État capitaliste en bonne et due forme. Selon eux, la richesse de la Catalogne, son PIB, la situation de Barcelone comme premier port de l’Ouest méditerranéen, etc., offriraient un bel avenir à un État indépendant et riche, une « Hollande du sud » et autres balivernes. Pour le moment, ce nouvel État reste très improbable, puisque la bourgeoisie en a déjà un à son service, l’État espagnol, qui lui ouvre un marché plus vaste et lui garantit une meilleure stabilité pour l’exploiter.
Toute l’économie capitaliste de la Catalogne est complètement intégrée dans l’Espagne et dans l’Europe. Les manœuvres politiciennes des Artur Mas, Carles Puigdemont et Oriol Junqueras sont avant tout une lutte pour leur accès à la mangeoire que constitue l’appareil d’État catalan, la Généralité, avec tout son réseau clientéliste, ses influences, ses affaires juteuses. Et leur opposition actuelle au gouvernement de Rajoy est leur manière de se maintenir au pouvoir dans des circonstances de crise sociale et économique.
Lucha de classe,
23 décembre 2017
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Quelle sera la suite de ce bras de fer entre les dirigeants indépendantistes catalans et la droite espagnole au pouvoir ? Feront-ils le choix de trouver un compromis, à l’image de ce qui est sorti des urnes le 21 décembre dernier ? Ou bien feront-ils le choix de la fuite en avant, en poussant plus loin le procés vers l’indépendance, pour le camp catalaniste, et en répondant par plus d’autoritarisme et de répression, pour le camp espagnoliste ? Cette répression alimente la politique jusqu’au-boutiste des catalanistes.
Toute l’évolution récente a déjà eu des conséquences extrêmement néfastes pour la classe ouvrière d’Espagne. Outre le fait de masquer complètement aux yeux des travailleurs les raisons profondes de la dégradation de leur niveau de vie, à savoir le parasitisme de la grande bourgeoisie au service de laquelle sont tous ces politiciens bourgeois, l’exacerbation du nationalisme a divisé la classe ouvrière.
La bourgeoisie espagnole, à cause de sa faiblesse historique passée et de son parasitisme actuel, n’a jamais été capable de régler complètement en Espagne la question nationale. Ce n’est pas un hasard si c’est justement en période de crise économique que ce problème ressurgit de façon aiguë.
La force sociale capable de donner une issue positive à cette situation ne peut être que la classe ouvrière, à condition qu’elle se batte sur son terrain de classe. Son combat conscient contre la bourgeoisie unirait l’ensemble des exploités de la péninsule, quelle que soit leur nationalité, pour défendre leurs intérêts communs.
Seule la classe ouvrière pourrait proposer comme perspective révolutionnaire un État qui serait à la fois librement unifié, car les rapports économiques débordent depuis bien longtemps les frontières des autonomies, de l’Espagne et même de l’Europe, et à la fois contrôlé au plus près par tous les exploités de toutes les régions d’Espagne.
Ce sont les seules perspectives d’avenir pour les travailleurs et la majorité de la société espagnole.
Lutte de classe,
8 janvier 2018
[1] Karl Marx, « Revolutionary Spain », New York Daily Tribune, septembre-décembre 1854.
[2] Le 11 septembre 1714, lors d’une bataille entre carlistes et les partisans des Bourbons à Barcelone.
[3] Dirigeants bourgeois nationalistes catalans de gauche et de droite qui se retrouvèrent successivement à la tête du gouvernement de Catalogne après le franquisme.