Il y a plus d'un an commençait l'offensive de l'organisation État islamique (EI) en Irak et en Syrie. Elle fut marquée par la prise, le 10 juin 2014, de Mossoul, seconde ville d'Irak avec ses deux millions d'habitants, et par une avancée rapide sur un territoire situé à cheval entre les deux pays. L'impérialisme américain, pris de court, fut contraint de constituer à la hâte une coalition et de déclencher des frappes aériennes début août. Mais malgré quelques revers dont le plus important à Kobané, à la frontière turque de la Syrie, début 2015, les milices djihadistes continuèrent leur progression en occupant des villes importantes, comme Ramadi, à une centaine de kilomètres de Bagdad, ou encore Palmyre en Syrie. La moitié de la Syrie et un tiers du territoire irakien sont aujourd'hui sous la coupe de l'EI, directement, ou par l'intermédiaire de milices qui s'y sont ralliées.
Des voix se sont élevées dans les médias pour critiquer la prétendue passivité de l'impérialisme, voire pour réclamer l'envoi de troupes au sol. Mais la population au Moyen-Orient a payé de son sang cette leçon trop souvent oubliée : les interventions impérialistes ne combattent pas la barbarie, elles l'engendrent.
La brèche ouverte par la politique de l'impérialisme
L'avance rapide des djihadistes est en effet le retour de bâton de la politique impérialiste qui vise à imposer par la violence sa mainmise sur la région. La guerre contre l'Irak, déclenchée par les États-Unis en 2003 et soutenue par ses alliés impérialistes, et huit années d'occupation aggravèrent la misère et les souffrances de la population. La démolition de l'État irakien dans la guerre contre Saddam Hussein et la politique des dirigeants impérialistes consistant à attiser, directement ou indirectement, les divisions au sein de la population irakienne, et à les utiliser pour imposer sa domination, ouvrirent la voie à des milices de toute obédience. Se développèrent ainsi des milices prétendant représenter la population sunnite, comme celles de l'État islamique, et d'autres prétendant représenter la population chiite.
L'EI s'engouffra dans la brèche ouverte par l'intervention impérialiste. Profitant de l'effondrement des institutions étatiques, il utilisa avec succès le mécontentement de la minorité sunnite irakienne vis-à-vis d'un pouvoir mis en place par les forces d'occupation à partir des milices chiites. Durant la guerre civile (2006-2008), ces milices avaient pris l'habitude de traiter tout membre de la minorité sunnite comme un ennemi potentiel. Après 2008, le Premier ministre, Nouri al-Maliki, leader du parti intégriste chiite Dawa, poursuivit une politique répressive à l'encontre des sunnites. La coupure confessionnelle s'aggrava, d'autant plus que, pour reprendre du terrain face à l'EI, al-Maliki fit le choix de réactiver d'anciennes milices chiites, dont les Brigades Badr ou l'Armée du Mahdi, armées et conseillées par l'Iran. Son successeur, Haider Al-Abadi, suit la même voie. Le résultat de cette politique est la quasi-partition de l'Irak entre une partie sunnite à l'Ouest, une partie kurde au Nord-Est et une partie chiite allant de Bagdad, au centre, jusqu'au Sud.
Le pouvoir irakien, miné par la corruption, est considéré par la population comme une bande armée de plus, ce qu'il est. Pour ne citer qu'un exemple, le chef de la police irakienne à Mossoul, le lieutenant Mahdi al-Gharawi, est connu pour être un assassin qui s'est servi de la guerre contre les djihadistes comme d'une couverture pour extorquer de l'argent et menacer les habitants d'arrestation ou de mort.
Les djihadistes de l'EI s'imposent par la terreur, provoquant la fuite des minorités yézidies, chrétiennes, turkmènes. Le sort réservé à la population chiite est identique. Dans toutes les zones conquises, ils instaurent une dictature moyenâgeuse : décapitations en public, lapidations ou crucifixions pour tous ceux n'ayant pas respecté la charia, réduction des femmes en esclavage, contrôle de tout, des programmes scolaires à la tenue vestimentaire des habitants, et surtout des habitantes à qui le port du voile intégral est imposé.
Mais l'EI cherche aussi à s'implanter durablement dans chaque ville conquise en s'appuyant sur des seigneurs de guerre locaux, chefs tribaux ou autres, à qui est confié le pouvoir à condition qu'ils lui fassent allégeance et se plient à ses injonctions en matière de mœurs. Grâce à un trésor de guerre évalué aujourd'hui à deux milliards de dollars, alimenté à l'origine par les donations en provenance des États du Golfe et par divers rackets et trafics dont ceux liés à la vente de pétrole, les fonctionnaires et ses propres soldats sont régulièrement payés. Les djihadistes rétablissent même certains services publics, réquisitionnent des stocks alimentaires pour les redistribuer aux foyers « méritants ». L'EI a les moyens d'attirer des jeunes que la situation catastrophique laisse sans perspective, des membres d'anciennes milices sunnites ou des officiers de l'ancienne armée de Saddam Hussein, réduits au chômage par l'actuel pouvoir irakien. Quant à la population, elle fuit ou elle subit.
Le règne des milices
« Les habitants ont peur de Daech [EI en arabe], mais aussi de ceux qui viendront [les] libérer [...] de Daech ». Cette affirmation de Salim al-Joubouri, président du Parlement et dignitaire sunnite, résume bien la situation actuelle. L'apparition de toutes sortes de milices, imposant leur loi à la population et rivalisant entre elles dans le cadre d'affrontements souvent sanglants, transforme la vie de la population en un enfer. Les violences ne sont en effet pas le seul fait de l'EI. Selon Amnesty International, de nombreuses exécutions sommaires ont été commises dans les zones reprises à l'EI par des miliciens chiites qui se vengent en prenant pour cible la population sunnite. À Barwana, dans la province de Diyala, début janvier, près de 60 hommes furent massacrés par des milices chiites. Voilà ce à quoi on assiste aujourd'hui : la déstabilisation de toute une région déchirée par des conflits confessionnels et ethniques, en proie à des bandes armées qui sèment la terreur.
La politique de l'impérialisme face au chaos
Face à cela, quelle politique mène l'impérialisme ? Les bombardements aériens déclenchés début août en Irak, plus d'un mois plus tard en Syrie, n'ont pas fait reculer les djihadistes de l'État islamique, pas plus que l'envoi de conseillers supplémentaires chargés d'entraîner les forces de sécurité irakienne. 450 soldats américains devraient être envoyés en Irak, portant leur nombre total à 3 550. Après le retrait des troupes américaines en décembre 2011, Obama ne veut pas - pour l'instant - revenir en arrière et engager davantage de troupes au sol, sachant combien serait impopulaire une politique sacrifiant des milliers de jeunes soldats américains. Il sait aussi qu'une telle intervention pourrait conduire à un nouvel enlisement.
Les États-Unis se servent des frappes aériennes pour montrer qu'ils occupent le terrain afin de pouvoir préserver leurs intérêts en s'imposant comme des arbitres dans tout règlement politique qui pourrait se dessiner. « Nous ne disposons pas encore d'une stratégie complète », a déclaré Obama le 9 juin, à l'issue du sommet du G7. Cette « stratégie » n'est en effet pas « complète », car elle consiste à attendre et à voir si surgissent des forces susceptibles de ramener un semblant d'ordre dans la région.
C'est ainsi que les dirigeants américains insistent depuis plusieurs mois sur la nécessité d'impliquer plus étroitement des tribus sunnites dans la lutte contre les milices de l'EI, tout en laissant agir les milices chiites. « Sans cette participation locale, même si vous enregistrez des succès à court terme, il est très difficile de garder le contrôle de ces régions. » a expliqué Obama.
Mais l'impérialisme américain voudrait aussi s'appuyer sur les puissances régionales. L'Iran, qui intervient en Irak contre l'EI en armant et en finançant des milices qui lui sont liées, est un soutien officieux. Son engagement en Irak n'est pas récent. Après la chute de son ennemi juré, Saddam Hussein, en 2003, Téhéran n'a cessé d'avancer ses pions en Irak, sans même attendre le retrait des troupes américaines en 2011.
Depuis quelques mois, ce soutien iranien à la lutte contre l'EI en Irak se fait ouvertement. Le commandant Soleimani, cet officier qui dirige sur place les miliciens chiites engagés au sol aux côtés de l'armée irakienne, fait même la une de la presse en Iran où il est présenté comme un « héros national » dans ce combat.
Tout en protégeant ses intérêts régionaux qui exigent le maintien, en Irak, d'un contrôle étroit sur les institutions étatiques par les partis chiites qui lui sont liés, l'Iran cherche à s'imposer comme un interlocuteur incontournable de l'impérialisme américain. Et cette ambition inquiète l'Arabie Saoudite et la Turquie, toutes deux en compétition pour le rôle de première puissance régionale. L'impérialisme américain voudrait bien rassembler ses alliés locaux derrière lui, mais chacun continue de jouer son propre jeu. Ainsi, les dirigeants turcs et saoudiens ont soutenu les djihadistes contre Bachar-Al-Assad, et rien ne dit qu'en Syrie ils ne continuent pas à le faire.
L'impérialisme mène la politique qu'il a toujours menée, celle qui consiste à s'appuyer sur des forces, aussi barbares soient-elles, contre d'autres. Il tente ainsi de ramener un semblant de stabilité, quoi qu'il en coûte à la population, et jusqu'à ce que ces forces échappent à leur tour à son contrôle. Être pompier pyromane est le propre de l'impérialisme.
Les interventions de l'impérialisme, quelles qu'elles soient, n'apporteront aucune solution à la population. Bien au contraire. La guerre contre le terrorisme au nom de laquelle se sont menées toutes celles de ces dernières années, est en fait une guerre menée pour tenter de contrôler le Moyen-Orient et ses richesses. Or c'est précisément de la boîte de Pandore qu'elles ouvrent que n'en finissent pas de sortir des groupes terroristes, tous plus monstrueux les uns que les autres.
22 juin 2015