Alors que le chômage bat des records, les commentateurs et les hommes politiques ne sont pas gênés d'affirmer qu'il faut travailler toujours plus. Selon eux, faire des heures supplémentaires serait la seule manière d'améliorer son salaire. Et avoir une vie de travail plus longue serait la seule façon de ne pas finir avec une retraite de misère. Dans ce contexte, il est utile de rappeler que le mouvement ouvrier s'est toujours battu pour la réduction du temps de travail, et en particulier qu'il a combattu, dès ses débuts, l'allongement démesuré de la journée de travail. Les journées de 14 heures à 16 heures, les semaines de plus de 80 heures étaient le lot commun des prolétaires de tous les âges, des hommes comme des femmes, au début du 19e siècle. Et c'est aujourd'hui encore le sort de millions d'ouvriers à travers le monde, que ce soit dans le bâtiment, dans le textile, ou même lorsqu'ils travaillent pour la haute technologie. Le 24 avril 2013, l'effondrement au Bangladesh d'un bâtiment où travaillaient plusieurs milliers d'ouvriers du textile a rappelé dans quelles conditions épouvantables le patronat local exploite jusqu'aux enfants, plus de dix heures par jour, et six jours sur sept, pour le compte des grandes marques de prêt-à-porter occidentales. En Chine, l'enquête sur le décès d'un adolescent de 15 ans travaillant pour un sous-traitant de la marque Apple, l'usine Pegatron à Shanghai, a montré qu'il avait enchaîné plusieurs semaines de 75 heures et plus. Des horaires qui rappellent ceux imposés à la classe ouvrière, il y a deux siècles, dans les premiers bastions du capitalisme.
Le combat pour limiter la journée de travail au 19e siècle
Une des premières conséquences de la révolution industrielle a été un allongement démesuré de la journée de travail, d'abord en Grande-Bretagne, puis en France, car c'est le premier moyen pour extorquer davantage de plus-value, c'est-à-dire de profit. Avec l'introduction du mode de production capitaliste, le patron achète la force de travail de l'ouvrier contre un salaire. Bien que ce soit son travail qui crée de la valeur, il est dépossédé des richesses qu'il a produites par le capitaliste. Pendant une partie de sa journée de travail, l'ouvrier produit l'équivalent du renouvellement de sa force de travail, correspondant à son salaire, et pendant l'autre partie de la journée, il travaille en quelque sorte gratuitement pour le capitaliste. L'exploitation capitaliste réside dans ce travail non rémunéré, ou surtravail, qui est à l'origine de la plus-value. En prolongeant la journée de travail, le capitaliste peut ainsi augmenter ce que Marx a appelé la plus-value absolue. Mais cette prolongation n'est pas extensible indéfiniment, elle se heurte aux limites physiques de la résistance humaine. En même temps, la productivité du travail augmente, le travail de l'ouvrier devenant plus productif grâce à l'utilisation de nouveaux procédés de production plus rapides, de machines plus performantes. Cela permet d'accroître ce que Marx a appelé la plus-value relative. Finalement, la plus-value globale, à la source de l'enrichissement continu des capitalistes, est formée par la combinaison de ces deux formes de plus-value, dites absolue et relative.
« Prolonger la journée de travail au-delà du temps nécessaire à l'ouvrier pour fournir un équivalent de son entretien, et allouer ce surtravail au capital : voilà la production de la plus-value absolue. Elle forme la base générale du système capitaliste et le point de départ de la production de la plus-value relative. Là, la journée est déjà divisée en deux parties, travail nécessaire et surtravail. Afin de prolonger le surtravail, le travail nécessaire est raccourci par des méthodes qui font produire l'équivalent du salaire en moins de temps. La production de la plus-value absolue n'affecte que la durée du travail, la production de la plus-value relative en transforme entièrement les procédés techniques et les combinaisons sociales. Elle se développe donc avec le mode de production capitaliste proprement dit. » (Karl Marx, Le Capital, 1867)
Au début du 19e siècle, les capitalistes, animés par une soif inextinguible de profits, faisaient travailler les ouvriers, qu'ils soient hommes, femmes ou enfants dès 6 ans, dans de véritables bagnes, avec des horaires interminables, de jour comme de nuit, jusqu'à l'épuisement, la maladie ou la mort. Des réformateurs bourgeois dénoncèrent cette dégradation brutale de la condition ouvrière. Robert Owen, un socialiste utopique, introduisit le premier la journée de 10 heures, en 1816 dans sa filature de New Lanark en Écosse, ce qui lui valut la réprobation unanime de ses pairs. Surtout, les premières luttes de la classe ouvrière naissante imposèrent des limites à la journée de travail. En Grande-Bretagne, les Factory Acts, ou lois sur les fabriques, se succédèrent tout au long du 19e siècle pour réglementer le travail, principalement celui des enfants, soumis à des horaires tout aussi exténuants que les adultes. La loi de 1833 prévoyait notamment que la journée de travail pouvait aller de 5 h 30 du matin à 20 h 30, soit une amplitude de 15 heures, avec 1 h 30 pour le repas. Pour les 13 à 18 ans, elle ne devait pas excéder 11,5 heures par jour, soit 69 heures par semaine, et pour les enfants de 9 à 13 ans pas plus de 8 heures par jour, soit 48 heures par semaine. La loi concernait surtout l'industrie textile, mais fut peu appliquée faute de contrôleurs. D'autres lois suivirent, notamment sous la pression du mouvement ouvrier chartiste, pour limiter la durée totale de la journée à 12 heures de présence à l'usine, dont 10 heures de travail. En France, le gouvernement provisoire issu de la révolution de février 1848 s'inspira de la loi britannique, et limita la journée de travail à 10 heures à Paris et 11 heures en province, mais la loi, rapidement abrogée, ne fut jamais appliquée. Et la répression sanglante de l'insurrection des ouvriers parisiens en juin 1848 reporta pour des décennies toute tentative de réforme visant à diminuer le temps de travail.
Bien que la journée de 10 heures fût loin d'être acquise, les travailleurs les plus combatifs et les plus conscients commençaient à revendiquer la journée de 8 heures. C'était une revendication politique, qui montrait que la classe ouvrière ne combattait pas seulement pour survivre, mais aussi pour arracher le droit de vivre, c'est-à-dire de se cultiver et de se reposer.
Les internationales ouvrières et les huit heures
La lutte pour la journée de huit heures se mena sur tous les continents. Ainsi, les premiers à l'obtenir furent les maçons de Melbourne, en Australie, en 1856. Dix ans plus tard, en 1866, la Ie Internationale dirigée par Marx inscrivait dans ses statuts : « Nous déclarons que la limitation de la journée de travail est la condition préalable sans laquelle tous les efforts en vue de l'émancipation doivent échouer. [...] Nous proposons huit heures pour limite légale de la journée de travail. »
Mais c'est la IIe Internationale, celles des grands partis socialistes gagnés aux idées marxistes, qui popularisa largement ce mot d'ordre des « trois huit » : huit heures de travail, huit heures de loisirs et huit heures de repos. Dans son pamphlet pour la réduction de la journée de travail, fort justement nommé Le droit à la paresse (1880), Paul Lafargue, un dirigeant socialiste français, dénonçait le fait que les prolétaires étaient cloués au travail pendant de trop longues heures, aggravant ainsi leur propre misère physique et morale, en même temps qu'ils accroissaient la richesse de la bourgeoisie. Montrant qu'en Grande-Bretagne la réduction de deux heures de la journée de travail n'avait pas empêché la production d'augmenter de près d'un tiers en dix ans, entre autres grâce à la mécanisation et aux nouvelles énergies, il imaginait possible dans la France de l'époque, de limiter à... trois heures la journée de travail. De son côté, Jules Guesde proclamait dans les nombreuses réunions ouvrières qu'il animait partout en France : « Travaillons moins, vivons enfin, cultivons-nous ! Arrachons nos huit heures ».
Commencer par arracher les huit heures, partout où c'était possible, allait devenir un des objectifs de l'Internationale ouvrière, qui décida à son congrès de fondation à Paris en 1889 d'organiser « une grande manifestation à date fixe de manière que dans tous les pays et dans toutes les villes à la fois, le même jour convenu, les travailleurs mettent les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement à huit heures la journée de travail ». L'idée de faire grève le 1er mai était lancée, le même jour que les ouvriers américains, qui avaient été les premiers à passer à l'offensive générale pour les huit heures, quelques années plus tôt.
En effet, en 1886, la Fédération américaine du travail (AFL) avait appelé les ouvriers à se mettre en grève le 1er mai dans tout le pays si les patrons n'accordaient pas la journée de huit heures. Plus de 5 000 grèves avaient éclaté à partir d'avril. À Chicago, le mouvement gréviste gagnait en puissance, passant de 40 000 grévistes le 1er mai à 80 000 le 3 mai. Ce jour-là, ils allèrent manifester devant l'entreprise de matériel agricole McCormick, dont les grévistes avaient été lock-outés, et qui fonctionnait avec des briseurs de grève. La police tira, faisant six morts et une cinquantaine de blessés. Pour protester contre les violences policières, 15 000 travailleurs se rassemblèrent à l'appel de militants ouvriers anarchistes, le 4 mai à Haymarket, la place du Marché au foin. Alors que la garde montée commençait à charger pour disperser le meeting, une bombe éclata, lancée d'on ne sait où, tuant sept policiers. Les autres ouvrirent le feu sur les manifestants qui essayaient de fuir, faisant de nombreuses victimes. La réaction antiouvrière se déchaîna. Huit dirigeants anarchistes furent arrêtés, quatre furent pendus l'année suivante, mais tous furent finalement réhabilités quelques années plus tard. C'est en hommage à la combativité de la classe ouvrière américaine que le 1er mai 1890 fut décrété journée internationale de grève pour les huit heures.
Le succès du 1er mai, journée de grèves et de manifestations dans le monde
En 1890, pour la première fois, des ouvriers entrèrent en lutte dans une vingtaine de pays, au même moment et avec le même objectif, les huit heures. L'appel du jeune Parti ouvrier hongrois se terminait par ces mots : « Avec la journée des huit heures, l'ouvrier cesse d'être un simple instrument de travail pour commencer à devenir un homme. Une pareille raison vaut la lutte. » La préparation des grèves et des manifestations, qui étaient illégales, créait un climat quasi insurrectionnel. Dans bien des villes ouvrières, la bourgeoisie effrayée demandait le déploiement de la police et de la troupe. En Allemagne, les patrons créèrent une Ligue de défense prévoyant le renvoi des travailleurs absents des ateliers le 1er mai, voire le lock-out si le nombre de grévistes dépassait les deux tiers. À Rome, les bourgeois les plus riches quittèrent précipitamment la ville. À Paris, devenu un camp retranché, les banques transférèrent les fonds de caisse à la Banque de France, transformée en citadelle. Le 1er mai, la ville fut quadrillée par plus de 30 000 hommes de troupe, les officiers faisant charger tout l'après-midi les 100 000 manifestants. À Vienne, le gouvernement autorisa finalement le rassemblement et un cortège géant de 300 000 personnes défila dans le calme. À Londres, près d'un demi-million de manifestants étaient dans la rue le dimanche 4 mai. Il y eut aussi des meetings à Lisbonne, à Bucarest, à Mexico ou à New York, et même dans l'île de Cuba, encore colonie espagnole.
En France, la mobilisation impressionnante eut des retombées immédiates. Le gouvernement ne voulant pas légiférer sur la journée de huit heures, il céda sur d'autres revendications, comme la suppression du livret ouvrier, qui permettait aux autorités de contrôler les horaires et les déplacements des ouvriers, ou la loi sur les accidents du travail. La journée de travail ne fut limitée que pour les femmes et les adolescents, et à dix heures seulement. On était loin du compte, et les militants ouvriers socialistes allaient mener toute une campagne pour la réussite des grèves et manifestations du 1er mai 1891, suscitant un vent de panique dans la bourgeoisie.
Partout, le 1er mai 1891 fut réprimé avec plus de violence. Dans le Nord de la France, à Fourmies, l'armée déployée par le gouvernement, au service d'un patronat désireux de briser le mouvement ouvrier, tira dans la foule des manifestants, faisant une dizaine de morts dont des jeunes filles et des enfants. L'émotion fut vive dans tout le pays, plus de 30 000 personnes participèrent aux obsèques organisées par le Parti ouvrier de Guesde et Lafargue, dans une ville mise en état de siège. La grève pour les huit heures se poursuivant dans le textile pendant plusieurs semaines, la solidarité ouvrière s'organisa, face à une féroce campagne de la droite et de l'extrême droite, et malgré les militants jetés en prison.
Régulièrement, les grèves et les manifestations du 1er mai furent marquées par des charges brutales contre les travailleurs. Le mouvement n'était pas assez puissant pour obtenir les huit heures mais, malgré la répression, il n'était pas brisé. Il renaissait sans cesse, jusque dans la Russie tsariste, où le capitalisme se développait dans une économie profondément arriérée. En 1897, le prolétariat russe, jeune et très combatif, réussit à arracher par ses grèves la limitation de la journée de travail à 11 heures et demie. Au début du 20e siècle, les socialistes russes, comme ceux des plus anciens pays capitalistes, mirent la journée de huit heures à l'ordre du jour. Elle fut un des mots d'ordre de la révolution de 1905, et sera finalement mise en œuvre par la révolution bolchévique d'octobre 1917.
Des grèves puissantes du 1er mai 1906 en France...
En France, le 1er mai 1906 fut particulièrement massif. L'indignation suscitée par la catastrophe minière de Courrières, qui avait fait près de 1 100 morts le 10 mars de cette année, provoqua une grève des mineurs pendant six semaines, avec la revendication « huit francs, huit heures ». Clemenceau, alors président du Conseil, allait mériter son titre de « premier flic de France » en envoyant des dizaines de milliers de soldats contre les mineurs du Nord. Cela contribua à donner une nouvelle ampleur aux grèves qui éclatèrent un peu partout à l'approche du 1er mai. La CGT, née en 1895, lança le mot d'ordre : « À partir du 1er mai 1906, on ne travaille plus que huit heures », slogan affiché sur une immense banderole surmontant la Bourse du travail. En prévision de ce 1er mai qui s'annonçait plus mobilisateur que les précédents, près de 60 000 hommes de troupe furent massés dans Paris, ce qui renforça l'effroi des bourgeois, certains se réfugiant en province. La répression de la manifestation parisienne fit deux morts et de nombreux blessés. Il y eut des centaines d'arrestations ; des dirigeants syndicaux de la mine et de la confédération étaient jetés en prison. Malgré cela, des grèves continuèrent. Pour tenter de désamorcer la lutte pour les huit heures, le gouvernement Clemenceau fit voter une loi sur le repos hebdomadaire obligatoire, le dimanche. Mais cela n'entamait pas la détermination de la classe ouvrière à combattre pour la réduction du labeur quotidien. Cette année-là connut un grand nombre de jours de grèves, vingt grèves durant plus de cent jours, et resta inégalée jusqu'en 1919.
... A la crainte de celles de 1919, le vote de la loi sur les huit heures
Il fallut attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que la loi sur les huit heures soit promulguée le 23 avril 1919, par un nouveau gouvernement dirigé par Clemenceau, celui-là même qui l'avait tant combattue avant la guerre, en réprimant durement les grèves et en pourchassant les syndicalistes restés fidèles aux idées révolutionnaires. Pourquoi ce revirement ? L'élan soulevé par la révolution russe d'octobre 1917, dirigée par les bolcheviks, était contagieux, et le 1er mai d'après-guerre menaçait d'être très suivi. Déjà, à la suite de mutineries dans l'armée, les grèves et les manifestations des 1er mai 1917 et 1918 avaient été imposantes, avec en 1918 la grève de 100 000 travailleurs de la région parisienne et celle du bassin charbonnier et métallurgique de Firminy, dans la Loire. C'est donc en quelque sorte préventivement que la bourgeoisie céda aux injonctions du gouvernement et accepta la limitation de la journée de travail à huit heures par jour, six jours sur sept, soit 48 heures par semaine, quelques jours avant le 1er mai 1919. La loi sur les huit heures devait s'appliquer à toutes les entreprises, dans tous les secteurs, mais elle ne différenciait plus les hommes des femmes, ni les enfants des adultes. Officiellement prévue sans perte de salaire, elle stipulait en fait que la réduction des heures de travail ne pouvait « en aucun cas être une cause déterminante de la réduction des salaires ». Autrement dit, il suffisait de baisser les salaires sans en invoquer la raison, et le tour était joué. Surtout, des règlements devaient déterminer par profession ou par industrie, pour l'ensemble du territoire ou pour une région, les délais et les conditions d'application de la loi. En clair, cela risquait d'être ardu avant de faire rentrer la loi des huit heures dans les faits. Malgré ces limites, les ouvriers y voyaient la promesse d'une amélioration importante de leur condition puisque, dans la métallurgie ou le textile, la journée de travail était, en général, de 10 voire 12 heures, six jours sur sept, soit 60 à 72 heures par semaine.
Les gouvernements de pays voisins adoptèrent les huit heures, l'Allemagne dès novembre 1918, sous la pression de la montée révolutionnaire qui chassa l'empereur, suivie de la Pologne, du Luxembourg ou de l'Autriche. La question des huit heures fut même évoquée dans les négociations du traité de Versailles, qui se déroulèrent au printemps 1919 avec la participation de dirigeants syndicaux réformistes. Dans une Europe ravagée par les dégâts dus à la guerre, où le chômage était très élevé, la reconstruction exigeait de lourds sacrifices de la part des classes laborieuses et, pour canaliser les révoltes, la bourgeoisie consentait quelques efforts. Surtout, elle espérait ainsi éviter la révolution, alors que la vague révolutionnaire partie de la Russie avait gagné l'Allemagne et la Hongrie.
Lors du débat sur la loi des huit heures en France, le quotidien bourgeois Le Temps dut convaincre ses lecteurs hostiles : « On eût pu trouver inopportune la décision de réduire davantage la journée du travail, à une époque où un redoublement de labeur semblerait plutôt s'imposer dans ce pays dévasté par la guerre, mais des grondements se font entendre, auxquels la Chambre pouvait malaisément rester sourde. » Le syndicaliste révolutionnaire Pierre Monatte y voyait lui une « répercussion de la Révolution russe qui obligeait le gouvernement à jeter du lest, à envisager de donner quelques satisfactions à la classe ouvrière. C'est la Révolution russe qui nous a fait ce cadeau. » Finalement, le Parlement vota en urgence la loi sur les huit heures le 23 avril 1919, à quelques jours du 1er mai tant redouté. Le gouvernement chercha alors à interdire les manifestations du 1er mai, car les organisations ouvrières les avaient maintenues, avec l'objectif d'exiger l'application effective et rapide des huit heures. Malgré la répression, elles déferlèrent sur tout le pays avec plus de 2 000 grèves, 1,3 million de grévistes, et 100 000 manifestants rien qu'à Paris.
La vague de grèves
Dans la foulée du 1er mai, les grèves se multiplièrent, notamment pour arracher, en plus des huit heures, des augmentations de salaire. Ces derniers n'avaient pas bougé depuis 1914, et ils étaient rognés par la forte hausse des prix. Dans la métallurgie, l'organisation patronale s'était empressée de négocier un accord sur les huit heures avec la fédération des métaux de la CGT dirigée par des syndicalistes réformistes. Applicable au 1er juin, cet accord, qui ne prévoyait pas d'augmentation de salaire, permettait aux patrons de compenser la réduction de la journée de travail par un accroissement de la charge de travail, grâce « aux méthodes rationnelles de travail, pour que la production retrouve rapidement un équilibre indispensable au bien-être général », selon les termes patronaux. Mais les militants désavouèrent la direction de leur syndicat sur la question des salaires, car ils voulaient des augmentations, et qu'elles concernent aussi les femmes, nombreuses encore en 1919, puisqu'à Citroën, par exemple, on avait recruté en masse des Munitionnettes - les Dames de Javel -, pour faire tourner l'industrie de guerre. Ils tenaient également à ce que l'accord généralise la « semaine anglaise », avec le samedi après-midi non travaillé, en plus du dimanche, les ouvriers de l'usine automobile Mors, dirigée par André Citroën, l'ayant obtenue dès 1912 par leur grève. Regroupés dans un comité d'entente, treize syndicats des métallurgistes parisiens comptant 12 000 adhérents décidèrent d'appeler à la grève le 1er juin 1919. Plus de 100 000 métallos se mirent alors en grève, entraînant les 20 000 travailleurs des transports parisiens. Des grèves touchèrent même les peintres en bâtiment, les employés de commerce, les employés de banque, jusqu'aux garçons de café. Mais la direction de la CGT ne fit aucun appel pour les généraliser, et cette vague de grèves se heurta à la résistance patronale.
La bourgeoisie, sentant le danger révolutionnaire s'éloigner, reprit l'offensive pour faire baisser les salaires et remettre en cause la loi des huit heures, qualifiée de loi de circonstance. Il fallut des luttes pendant encore plusieurs années pour qu'elle rentre partout dans les faits. Mais les patrons apprirent vite aussi à utiliser les dispositions de la loi qui les avantageaient, comme le décompte des pauses du temps de travail, la flexibilité des horaires sur l'année ou les nombreuses dérogations possibles.
Et ensuite ?
En 1936, la même menace sociale venant des travailleurs contraignit la bourgeoisie à céder la semaine de 40 heures, c'est-à-dire les huit heures sur cinq jours. Tous ceux qui prétendent aujourd'hui que les 40 heures auraient été octroyées généreusement par le gouvernement de Front populaire mentent, car c'est bien la grève générale de mai-juin 1936 qui imposa au patronat et au gouvernement le vote de la loi, sous la pression de l'occupation des usines. À peine accordée, la semaine de 40 heures allait d'ailleurs être remise en cause à la faveur de la marche à la guerre. Et finalement, c'est la grève générale de mai 1968 qui fit respecter les 40 heures dans bien des entreprises.
Les autres lois plus récentes sur la réduction du temps de travail sont bien moins marquantes. Elles ne résultent pas de la lutte de classe, mais elles ont été faites, à la fin des années 1990, par des gouvernements, de droite comme de gauche, en réponse à la montée du chômage. La loi sur l'aménagement du temps de travail de Robien, ministre du gouvernement Balladur, en 1996, comme les lois sur les 35 heures d'Aubry, ministre du Travail de Jospin, en 1998 et 2000, étaient censées favoriser de nouvelles embauches grâce à la réduction du temps de travail. Mais les entreprises n'ont pas embauché malgré cette réduction, obligeant les salariés à compenser la baisse du temps de travail par une intensification accrue du travail. Ils devaient tout simplement faire en 35 heures ce qu'ils faisaient auparavant en 39. Et bien souvent les 35 heures n'ont même pas signifié une diminution de la journée de travail à sept heures par jour, mais des journées de RTT qui peuvent être reprises facilement par les patrons, comme c'est le cas en ce moment avec les accords sur la compétitivité par exemple. Les patrons, eux, ont été doublement gagnants : d'une part, la flexibilité des horaires, généralisée sur l'année, a permis d'imposer des semaines à rallonge, selon les besoins de la production ; d'autre part, ils ont touché des aides financières, qui ont contribué à creuser le déficit de l'État. Et si les 35 heures sont devenues un sujet d'affrontement entre politiciens de droite et de gauche, cela n'a pas grand-chose à voir avec le combat historique de la classe ouvrière pour la réduction du temps de travail. Mais il faut bien qu'ils se démarquent sur quelque chose, quand ils sont d'accord sur l'essentiel, la perpétuation de cette société d'exploitation.
Le combat pour la diminution du temps de travail est aussi ancien que le capitalisme, c'est un des éléments de la lutte de classe entre capitalistes et travailleurs, qui remonte au début de la révolution industrielle et s'est menée jusqu'à aujourd'hui. Marx écrivait déjà en son temps : « La société capitaliste achète le loisir d'une seule classe par la transformation de la vie entière des masses en temps de travail. » Avec la crise, la domination des capitalistes sur toute la société impose à la fois un chômage de masse et une aggravation de l'exploitation de ceux qui travaillent, pour entretenir une poignée de richissimes parasites. C'est le même système qui inflige des horaires déments à une fraction de la classe ouvrière des pays pauvres, tandis que la majeure partie de la population de ces pays est condamnée à l'inaction et à une misère sans fin. Réduire le temps consacré au travail productif est d'autant plus d'actualité que la productivité du travail humain a augmenté de façon considérable, et c'est aussi le seul moyen de combattre le chômage et l'inactivité, en répartissant le travail également entre tous, sans perte de salaire. Ce combat n'est qu'une partie du combat général contre le capitalisme et la dictature du profit car, pour que le travail productif soit réduit au minimum et pour avoir enfin le temps de vivre, il faudra débarrasser la société du parasitisme de la bourgeoisie et la réorganiser en fonction des besoins de la collectivité, afin que le travail de tous produise uniquement ce qui lui est nécessaire.
18 février 2014