Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan est-il sur le chemin d'un règlement mettant fin à la guerre au Kurdistan et ouvrant la voie à une solution de la question kurde ? En tout cas, en Turquie, depuis plusieurs mois tous les commentaires politiques portent sur la prochaine « paix avec les Kurdes ». Il est évident que des tractations ont eu lieu et se poursuivent, même si l'on n'en connaît pas les détails.
Le processus de règlement est réellement devenu public en décembre 2012, lorsque l'on a appris que le chef des services secrets turcs s'était rendu en personne dans la prison de l'île d'Imrali, en mer de Marmara, pour y rencontrer Abdullah Öcalan, le principal dirigeant du PKK, l'organisation de guérilla des Kurdes de Turquie, qui y est incarcéré. Par la suite, des délégations de députés kurdes se sont rendues à leur tour sur l'île, toujours en présence de représentants du gouvernement, et ont fait connaître ce qu'ils savaient du processus de paix qui aurait été négocié avec Öcalan.
Ainsi, le 13 mars, huit fonctionnaires turcs détenus par le PKK dans la région autonome kurde du nord de l'Irak ont été libérés. En même temps, les combattants kurdes du PKK ont cessé leurs opérations militaires et commencé à quitter le territoire, en accord avec l'armée turque. Enfin, Erdogan, le chef du gouvernement et de l'AKP, va même dans ses discours jusqu'à déclarer que les Kurdes et les Turcs sont des frères, que lui-même serait prêt à piétiner les idées nationalistes, et il ajoute qu'il est fier d'avoir épousé une femme d'origine arabe. Quand les circonstances commandent, les politiciens bourgeois savent décidément passer sur les problèmes idéologiques...
Lors des manifestations provoquées en juin dernier par les tentatives de transformation du parc Gezi d'Istanbul par le gouvernement Erdogan, chacun a également pu remarquer la discrétion des organisations kurdes. Alors que les jeunes Kurdes de Turquie n'hésitaient pas à rejoindre en masse le mouvement de contestation, les dirigeants du BDP (Parti de la paix et de la démocratie), le parti nationaliste kurde, ont ostensiblement évité de le soutenir. Ils ne voulaient visiblement pas contribuer à gêner Erdogan au moment où un accord est en discussion avec lui.
En fait, il y a longtemps que la grande bourgeoisie turque voudrait en finir avec le conflit du Kurdistan. Il y a vingt ans, en 1993, alors que le conflit avec le PKK avait déjà presque dix ans, le richissime homme d'affaires Sabanci, à la tête d'un des deux plus gros groupes capitalistes du pays, s'était lamenté en déclarant : « Cela fait dix ans que nous essayons de trouver une solution militaire et nous avons dépensé plus de cent milliards de dollars », recommandant de trouver au plus vite une solution politique et de dépenser l'argent à des choses qui lui soient plus utiles.
Depuis, les gouvernements successifs ont fait plusieurs tentatives pour aller vers une solution et le PKK de son côté a déclaré unilatéralement des cessez-le-feu en 1993, 1995 et 1998. Cela s'est heurté à l'intransigeance des sommets de l'armée, hostiles à tout ce qui aurait pu ressembler à un aveu de défaite militaire. Début 2010 encore, la grande bourgeoisie avait critiqué ouvertement les généraux, l'armée et une partie de l'appareil d'État sur le fait que la guerre menée pendant vingt-cinq ans contre la population kurde avait coûté plus de 300 milliards de dollars et fait 45 000 morts, pour, finalement, n'aboutir à aucune solution.
De son côté, le gouvernement Erdogan, en place depuis 2002 et appuyé sur le parti AKP dit « islamiste modéré », s'est déclaré en faveur d'une politique de bonnes relations, et surtout de bonnes affaires, avec tous ses voisins, impliquant de régler le conflit au Kurdistan et la question de Chypre. Il n'y a là évidemment nul pacifisme, mais simplement la compréhension des désirs de la bourgeoisie turque de lever tous les obstacles à son commerce des pays du Proche-Orient à l'Irak et du Caucase à l'Asie centrale. L'acheminement d'un volume important de pétrole et de gaz, qui doit transiter par la Turquie à destination de l'Europe, mais aussi les exportations ou les chantiers au Kurdistan d'Irak en plein boom économique, sont pour elle autant d'occasions. Et dans ce cadre, la permanence du conflit dans les régions kurdes est une source de tensions et un obstacle, un boulet pour l'État et pour les affaires de la bourgeoisie.
Les concessions faites aux Kurdes par le gouvernement Erdogan l'ont été à pas de tortue. Contrairement au dogme kémaliste voulant qu'il y ait en Turquie une seule nation, la nation turque, et une seule langue, la langue turque, il a reconnu aux Kurdes le droit de parler leur langue, y compris dans les médias, et même depuis peu dans les tribunaux. L'État turc lui-même a monté une chaîne de télévision publique qui émet en langue kurde. Mais l'opposition d'une grande partie de l'armée et de l'appareil d'État a continué à se faire sentir et Erdogan lui-même n'a pas été avare de déclarations visant à exalter les nationalistes turcs et antikurdes. Lui qui parle maintenant de fraternité entre Turcs et Kurdes n'hésitait pas, il y a quelques mois encore, à parler de faire pendre Öcalan et arrêter les députés du BDP.
La conjoncture a cependant quelque peu changé. Tout d'abord, dans la lutte sourde que se livrent au sein de l'appareil d'État les tenants de l'AKP et les généraux kémalistes, ces derniers ont eu le dessous et Erdogan a eu les coudées plus franches. Enfin, la crise syrienne joue également son rôle. Répondant à l'intervention croissante de la Turquie pour aider la rébellion syrienne - plutôt contradictoire, soit dit en passant, avec les prétentions de non-ingérence et de « paix avec les voisins » du gouvernement Erdogan - le régime de Bachar el-Assad s'est vengé en laissant se créer en territoire syrien une « zone libérée » kurde fournissant au PKK un appui face à l'armée turque.
C'est cette situation qui semble avoir déterminé Erdogan à accélérer les pourparlers avec les dirigeants du PKK, en trouvant de leur côté un certain répondant. On peut remarquer que déjà à l'été 2012 Öcalan avait lancé dans la presse turque un appel aux prisonniers kurdes en grève de la faim pour qu'ils interrompent celle-ci, et qu'il avait été écouté. L'opinion publique a également été préparée depuis plusieurs mois par une campagne de presse insistant sur l'inutilité du sang versé, sur le fait que la guerre n'est pas une solution et qu'il est inhumain de laisser se faire tuer de jeunes soldats turcs tout comme de jeunes Kurdes. On voit aussi maintenant des intellectuels et des célébrités des médias et du spectacle parler en faveur de la paix. Puis des « sages », intellectuels et artistes de différents bords agissant dans la ligne du gouvernement, ont sillonné le pays pour convaincre les indécis. Le patronat turc lui aussi s'est engagé de plus en plus ouvertement pour le « processus de paix ».
Selon certains, on trouverait derrière ce nouveau « processus de paix » non seulement le patronat turc, mais aussi les États-Unis. Dans cette région toujours agitée par les mouvements nationalistes kurdes, les dirigeants américains souhaiteraient s'appuyer sur le Kurdistan d'Irak, aujourd'hui rendu prospère par les retombées de l'exploitation pétrolière, pour tenter de créer autour de lui une zone de stabilité économique et politique. Le projet consisterait à piloter la mise en place d'une sorte de fédération, qui serait chapeautée sur place par l'État turc en association avec le régime autonome des Kurdes d'Irak et les nationalistes kurdes de Turquie et de Syrie.
Ce projet ne ferait d'ailleurs pas l'unanimité, y compris au sein du PKK. Ainsi certains accusent les services secrets américains d'être responsables de l'assassinat de trois militantes kurdes, en janvier dernier à Paris, geste par lequel ils auraient voulu donner un avertissement aux éventuels opposants à un accord PKK-Erdogan. Öcalan lui-même a déclaré que, pour lui, la force obscure qui se trouve derrière ces assassinats est la même que celle qui l'avait fait arrêter en Afrique pour le livrer aux autorités turques. À l'époque, en 1999, Ecevit, chef du gouvernement turc, avait déclaré ne pas comprendre « pourquoi les États-Unis nous ont livré Öcalan ».
Quatre-vingt-dix ans de « question kurde »
On verra donc dans la prochaine période si un accord existe effectivement entre le PKK et le gouvernement Erdogan. Il reste à se demander dans quelle mesure un tel accord peut effectivement apporter une solution à ce que l'on nomme la « question kurde », une question qui se pose en fait depuis quatre-vingt-dix ans et la création de l'État turc moderne par Mustafa Kemal.
Actuellement, on estime que la Turquie compte entre 12 et 15 millions de Kurdes sur une population de plus de 70 millions d'habitants. On compterait au total environ 40 millions de Kurdes, répartis essentiellement entre la Turquie, l'Iran, l'Irak et la Syrie, autrement dit des États qui ont toujours été réticents à reconnaître l'existence du peuple kurde. Sous l'Empire ottoman, évidemment bien peu démocratique, le peuple kurde n'en avait pas moins une certaine autonomie. Les dirigeants de l'Empire tenaient surtout à encaisser les impôts, quelle que soit la communauté nationale concernée. D'autre part, ils voulaient pouvoir s'appuyer sur les forces armées des féodaux kurdes pour faire régner l'ordre dans la région.
La défaite de l'Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale fut suivie du traité de Sèvres de 1920, signé sous l'égide des pays impérialistes et notamment de la Grande-Bretagne et de la France. Ce traité prévoyait pour les Kurdes une autonomie locale pouvant aller jusqu'à l'indépendance, au moins sur une partie du territoire peuplé majoritairement par des Kurdes. Mais la guerre de libération nationale dirigée par Mustafa Kemal fit capoter ce traité et la création de la République turque ne laissa plus de place à la création d'un État kurde. Le traité de Lausanne, signé en 1923 entre la Turquie kémaliste et les Alliés occidentaux, fit disparaître complètement le contenu du traité de Sèvres quant à la possibilité d'une autonomie kurde.
Après la proclamation de la République, entre 1925 et 1939, le Kurdistan de Turquie fut le théâtre d'insurrections successives réprimées dans le sang par le régime kémaliste. La première insurrection éclata en 1925 sous la direction d'un chef religieux, Saïd de Piran : en un mois cette insurrection s'empara d'environ un tiers du Kurdistan de Turquie, de la ville d'Elazig à l'ouest jusqu'à Diyarbakir et au lac de Van à l'extrême est. Le régime kémaliste présenta cette révolte comme religieuse et réactionnaire et la réprima sévèrement. Après son écrasement, des bandes de guérilla kurdes subsistèrent dans la montagne, affrontant périodiquement l'armée turque. À la répression sanglante de cette révolte s'ajouta un programme de déportation vers les régions de l'ouest concernant environ un million de Kurdes.
Rapidement une autre insurrection eut lieu, orchestrée par une Ligue nationale kurde (Hoybun) dont les chefs représentaient la plupart des familles féodales kurdes ayant reçu le soutien des organisations arméniennes et surtout du chah de Perse. Mais cette insurrection, même si elle infligea des revers sérieux à l'armée turque, connut finalement une nouvelle défaite sanglante essentiellement du fait que la Perse (l'Iran d'aujourd'hui) décida à un certain moment de lâcher les Kurdes, cessant toute aide aux insurgés et permettant aux troupes turques de passer par son territoire pour les prendre à revers. La révolte fut ainsi matée pendant l'été 1930, suivie d'une répression très violente. En 1932 une nouvelle loi de déportation et de dispersion des Kurdes fut mise au point et le chah de Perse fut récompensé par le régime turc, sous la forme de rectifications de frontière dans les régions du mont Ararat et du lac de Van. Les Kurdes faisaient ainsi pour la première fois (mais non la dernière !) l'expérience du soutien puis du lâchage d'un État se prétendant ami.
« La seule nation turque est en droit de revendiquer des droits ethniques et raciaux dans ce pays. Aucun autre élément n'a ce droit » : ainsi fut énoncée, par la bouche d'Ismet Pacha, Premier ministre de Mustafa Kemal, la doctrine officielle du régime sur la question. Et dès lors, les habitants de l'Est anatolien ne furent plus désignés comme des Kurdes mais comme des « Turcs des montagnes ».
Il ne fallut cependant que deux ans pour que, en 1936, une nouvelle révolte kurde commence dans la région de Dersim, contre laquelle l'armée utilisa massivement l'aviation et l'artillerie mais aussi les gaz de combat. La résistance dura néanmoins jusqu'en 1938. La vengeance de l'armée turque n'en fut que plus violente, celle-ci enfermant les opposants dans des grottes avant d'y mettre le feu ou bien incendiant des forêts où ils avaient trouvé refuge. Pour finir, le nom de Dersim lui-même fut changé pour être turquisé en Tunceli.
On estime que durant ces quatorze années, 1,5 million de Kurdes furent victimes des déportations et des massacres de l'armée turque. Au terme de cette répression, le pays kurde soumis à l'occupation militaire était si dévasté que le régime préféra le déclarer zone interdite aux étrangers jusqu'en 1965.
Une libéralisation relative
Jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le régime turc resta une dictature féroce dirigée par le parti unique fondé par Mustafa Kemal. Puis, en 1950, les élections aboutirent à la victoire de son concurrent, le Parti démocrate. Représentant les aspirations de la bourgeoisie libérale assoiffée de profits, celui-ci prit aussi quelques mesures d'apaisement, permettant à des exilés kurdes de revenir chez eux et à des notables kurdes d'accéder à des postes d'élus locaux ou même de députés. Puis la rapide industrialisation de la Turquie après les années 1960 donna naissance à une classe ouvrière nombreuse, ouvrant une période de développement des organisations de gauche et des syndicats marquée également par les coups d'État militaires successifs de 1960, 1971 et 1980.
La population kurde ne restait pas à l'écart de cette poussée des organisations de gauche, qui accueillirent un nombre important de militants et de sympathisants d'origine kurde : ce fut notamment le cas du Parti ouvrier turc (POT), fondé en 1961, qui présenta des candidats kurdes aux élections de 1965, dans lesquelles le système proportionnel permit à quatre d'entre eux d'être élus. En 1969, le POT plaça même un Kurde à sa présidence. En 1970, après de grands débats, le POT reconnut officiellement l'existence d'un peuple kurde et vota au Parlement une résolution dans ce sens. Cela lui valut cependant l'interdiction immédiate et l'arrestation de ses dirigeants, accusés de « séparatisme ».
En réalité, la libéralisation du régime turc restait donc fort limitée. Dans le contexte de la guerre froide, il bénéficiait du soutien total de son allié, les États-Unis, et ceux-ci n'avaient aucune raison de risquer de déplaire aux dirigeants turcs en soutenant les revendications kurdes. La bourgeoisie turque elle-même était très étroitement liée à l'appareil d'État. L'armée et la police, fortement pénétrées par l'extrême droite nationaliste, avaient les mains libres pour mener leurs actions répressives, en particulier dans les régions kurdes. Cela ne fit que renforcer encore les sentiments de révolte de la population, notamment au sein de la jeunesse kurde.
La naissance du PKK
Les années soixante et surtout les années soixante-dix furent une période de politisation rapide pour la jeunesse turque et kurde. Une large partie de la jeunesse kurde, étudiants ou travailleurs, se retrouva dans les organisations turques de gauche et d'extrême gauche. Cependant la plupart de ces organisations, influencées par les idées staliniennes et maoïstes, ne dépassèrent guère les limites du nationalisme turc, professant une sorte de kémalisme de gauche.
C'est dans ces conditions que se forma le PKK (Parti des travailleurs kurdes) à partir de petits groupes d'étudiants nationalistes, sous la direction d'Abdullah Öcalan. Le PKK naquit officiellement en 1978, se réclamant d'un marxisme fortement marqué par le stalinisme et le nationalisme. Très vite une partie importante de l'activité du groupe consista à éliminer ses concurrents, voire simplement les militants qui l'abandonnaient ou qui se trouvaient en désaccord avec la politique d'Öcalan. Le PKK prit l'habitude de liquider de façon expéditive ses opposants ainsi que les militants d'autres partis politiques kurdes, comme par exemple des militants de l'organisation Tekosin (une scission de l'organisation communiste turque Kurtulus). Ainsi, plusieurs militants connus de la ville d'Antep, dont Ali Yaylacik qui venait du PKK, furent tués par celui-ci en 1979. Le PKK ne voulait pas de concurrent politique au Kurdistan turc. Autre exemple, un des dirigeants du PKK, Selim Curukkaya, s'opposa à Öcalan et écrivit un livre, Les versets d'Öcalan, racontant les agissements de celui-ci. Non seulement il fut condamné à mort par le PKK, mais ce dernier décréta que tous ceux qui liraient et feraient circuler ce livre le seraient également !
Le coup d'État militaire de septembre 1980 se traduisit par une répression violente contre les organisations de gauche. Au Kurdistan en particulier, de nombreux élus kurdes furent emprisonnés, torturés et souvent condamnés. Öcalan, lui, s'enfuit peu avant le coup d'État militaire de 1980, gagnant la Syrie voisine où il bénéficia de la protection du régime de Damas pour installer des camps d'entraînement militaire. En 1984, s'appuyant sur la volonté d'une partie de la jeunesse kurde de riposter à la répression du régime militaire, le PKK décida de se lancer dans la lutte armée. Des militants du PKK purent s'infiltrer en territoire turc à partir de la Syrie et mener des opérations de guérilla. Les commandos du PKK ne s'attaquèrent pas seulement à la police et à l'armée turques. Assez vite ils menèrent également des opérations punitives contre les villages accusés de collaboration, tuant parfois femmes et enfants. Suivant l'exemple de bien d'autres organisations nationalistes, le PKK cherchait à s'imposer en créant un fossé entre Kurdes et Turcs et une situation obligeant la population kurde à choisir son camp et à le soutenir sans condition.
De ce point de vue, on peut dire que le PKK fut largement aidé par les pratiques de l'armée et de la police turques, celles-ci manifestant leur mépris profond pour la population des régions kurdes et recourant largement à la torture ainsi qu'aux expéditions punitives menées par des commandos de la mort pour assassiner les militants ou personnalités connus. Pour contrôler le territoire, l'armée fit évacuer près de 3 000 villages et plus d'un million de personnes furent déplacées. Les dirigeants de l'armée et de la police ne voulaient entendre parler d'aucune concession concernant l'autonomie kurde.
Cette attitude contribua à rejeter une partie de la population et en particulier de la jeunesse kurde dans les bras du PKK, lui fournissant de fait des combattants. En 1993, des journalistes de la grande presse visitant les régions kurdes purent résumer la situation en écrivant que « le meilleur recruteur du PKK [était] l'armée turque ! »
La guerre au Kurdistan de Turquie entre l'armée et le PKK a ainsi duré près de trente ans, fait 45 000 morts, dévasté des régions entières et marqué douloureusement des générations, mais elle débouche sur une impasse. Aussi bien le gouvernement turc que le PKK peuvent le constater aujourd'hui. C'est ce fait, auquel s'ajoutent la nouvelle conjoncture politique en Turquie et les pressions extérieures, en particulier des États-Unis, qui est à la source de l'actuelle tentative d'accord entre les deux parties. Mais même si cet accord est trouvé, on peut se demander dans quelle mesure il réglera vraiment une « question kurde » qui se pose depuis si longtemps.
Une solution à la « question kurde » ?
Si la question kurde est en passe d'être résolue quelque part, c'est d'abord au Kurdistan d'Irak, mais seulement dans une mesure bien limitée, coïncidant avec les intérêts de l'impérialisme. Les guerres menées par les États-Unis en Irak, et marquées notamment par la création d'une zone d'exclusion aérienne empêchant l'aviation et l'armée de Saddam Hussein d'intervenir au nord du pays, ont préparé cette zone à devenir une zone protégée. Son autonomie a été institutionnalisée dans l'Irak d'aujourd'hui, sous protection américaine.
Il n'y a évidemment là de la part des dirigeants américains nul amour particulier pour les Kurdes et leurs aspirations nationales, mais bien un intérêt direct pour les ressources pétrolières de cette zone. Malgré les protestations du gouvernement de Bagdad, la province kurde autonome signe maintenant directement des contrats d'exploitation avec les compagnies pétrolières américaines et occidentales telles que Chevron et Total. Un pipe-line sera bientôt en service, qui permettra que le brut exporté aille directement au port turc de Ceyhan sans rien devoir à l'État central irakien. En même temps, l'autonomie de la région permet d'intéresser la bourgeoisie locale à cette présence des compagnies étrangères et à l'exploitation pétrolière. Les puissances impérialistes et leurs compagnies achètent ainsi une couche de privilégiés attachés à leur présence et à ses retombées, sans que cela leur coûte trop cher puisque le Kurdistan d'Irak compte moins de cinq millions d'habitants.
Dans l'Irak chaotique d'après Saddam Hussein, la région kurde est devenue une oasis de prospérité et de stabilité où les compagnies étrangères peuvent prospérer, enrichissant au passage cette nouvelle bourgeoisie compradore. Celle-ci affiche sa richesse en achetant des voitures des meilleures marques occidentales et en faisant construire des villas luxueuses, qui elles-mêmes font la fortune des entreprises turques du bâtiment. Cette région a en effet besoin de relations et, bien plus qu'avec le reste de l'Irak toujours en proie à l'insécurité et aux conflits, elle les noue avec la Turquie voisine, dont les entreprises de transport et les commerçants en tout genre ne demandent qu'à venir faire des affaires dans ce nouvel eldorado.
La persistance du conflit aux confins de la Turquie et de l'Irak est cependant un risque pour l'exploitation du pétrole, qui pour être exporté via les ports turcs doit d'abord traverser tout le Kurdistan de Turquie. Plus généralement, le conflit est une gêne à la bonne marche des affaires, aussi bien pour la nouvelle bourgeoisie kurde d'Irak que pour la bourgeoisie turque et pour les États-Unis. Voilà pourquoi les dirigeants américains sont maintenant si pressés de le voir prendre fin et font pression sur le gouvernement turc dans ce sens. Les efforts d'Erdogan et de l'AKP pour battre en brèche l'influence des chefs de l'armée, principaux opposants à un accord, sont une réponse à ces pressions.
Mais, même dans l'hypothèse où l'opposition de toute une partie de l'appareil d'État serait neutralisée, l'autre question est évidemment de convaincre les dirigeants du PKK de leur intérêt à un règlement. Il y a bien sûr la lassitude des combattants au vu de l'impasse où ils se trouvent après trente ans de conflit armé. Mais il y a aussi et surtout l'idée que, dans la nouvelle conjoncture, le Kurdistan de Turquie pourrait bénéficier de la prospérité du Kurdistan d'Irak voisin : la manne du commerce avec celui-ci et le trafic pétrolier pourraient être à la base de l'enrichissement de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie du Kurdistan de Turquie. De leur côté, une partie des dirigeants du PKK pourraient, s'ils déposaient les armes, être intéressés à devenir des notables ayant leur part dans la gestion de cette richesse. N'a-t-on pas vu en Irak un des anciens chefs de la guérilla kurde, Jalal Talabani, promu président de la République après le renversement de Saddam Hussein et à la faveur de l'occupation américaine ?
On voit là sur quel terrain bien concret pourrait s'appuyer un accord, mais on voit aussi les obstacles. Ceux-ci ne résident nullement dans la nature du PKK. Malgré son nom de Parti des travailleurs du kurdistan, il est clair depuis longtemps que celui-ci représente avant tout les aspirations d'une fraction de la petite bourgeoisie kurde à s'approprier sa part de richesses et à exercer au moins une partie du pouvoir. Abdullah Öcalan lui-même, par ses diverses ouvertures à la négociation, l'a largement montré. En revanche l'État turc, ses policiers, ses militaires, ses politiciens et Erdogan lui-même ne sont certainement pas prêts à faire sortir Öcalan de prison pour lui donner la place qu'a aujourd'hui un Talabani en Irak, et c'est là évidemment que les négociations peuvent achopper. Des dirigeants kurdes se sont d'ailleurs plaints dernièrement de leur lenteur et des tergiversations des représentants turcs.
Par ailleurs, l'évolution de la guerre civile en Syrie, qui a maintenant mené au quasi-éclatement de ce pays, à une tension croissante à la frontière syro-turque et à un échec flagrant de la politique syrienne d'Erdogan, peut remettre en cause tous les projets de son gouvernement, voire son gouvernement lui-même. Le mouvement de contestation de juin dernier après l'affaire du parc Gezi l'a également fragilisé et tout cela réduit maintenant les possibilités du gouvernement Erdogan de négocier un accord et de le faire accepter.
On reste donc encore réduit aux hypothèses, d'autant plus que le contenu et le déroulement des négociations restent secrets. On peut seulement constater qu'elles ont lieu, que les dirigeants du PKK ont accepté de faire repartir leurs combattants en Irak et que l'armée turque les a laissés faire, tandis qu'Erdogan fait des discours sur la fraternité entre Turcs et Kurdes et sur son opposition de principe à la violence... du moins tant qu'un mouvement de contestation en Turquie même ne l'amène pas à abandonner ce ton lénifiant pour stigmatiser les « terroristes » qui s'en prennent à son gouvernement, non plus dans les montagnes du Kurdistan mais dans un parc d'Istanbul !
Quelques places pour la petite bourgeoisie kurde
Si la question kurde a été résolue au Kurdistan d'Irak, c'est seulement de la façon dont elle peut être résolue aujourd'hui par l'impérialisme : en s'attachant une petite couche de privilégiés et en lui donnant l'autonomie qu'elle réclame sur les plans linguistique, culturel... et surtout économique, sous forme d'intéressement aux bénéfices sonnants et trébuchants des compagnies occidentales. Le projet visible des dirigeants impérialistes est de faire de même, dans la mesure des possibilités, dans les régions frontalières de Turquie et peut-être de Syrie. Il coïncide d'ailleurs avec les élaborations stratégiques de l'état-major américain révélées il y a quelques années.
Celui-ci imaginait un Proche et un Moyen-Orient éclatés, les États actuels laissant la place à une série d'entités bien plus petites et constituées plus ou moins sur une base ethnique. Ce serait reproduire à l'échelle de toute la région l'opération de division de la Palestine entre État d'Israël et territoires arabes. Mais de fait c'est ce qui se produit peu à peu, au fil des interventions militaires et des manœuvres de l'impérialisme.
Après l'éclatement de la Palestine est venu l'éclatement du Liban, puis de l'Irak, et maintenant c'est celui de la Syrie qui est en cours. Sur le plan politique, économique et social, il y a là une régression dramatique, avec la constitution de vastes zones en proie à la misère, au chaos, à la guerre de bandes dont la dictature est encore pire que celle des États auxquels elles se substituent. En revanche certaines petites zones bien limitées, protégées et privilégiées par l'impérialisme, cuirassées contre leur entourage, peuvent faire profiter leur population d'une certaine prospérité : Israël en fournit un exemple, de même qu'une petite partie du Liban, et le Kurdistan d'Irak est peut-être en voie d'en constituer encore un autre, sur le modèle des émirats pétroliers du Golfe.
La négociation actuelle entre gouvernement turc et PKK peut-elle conduire à une évolution analogue au Kurdistan de Turquie ? C'est peut-être ce que les négociateurs font miroiter aux dirigeants du PKK, mais en fait ils n'ont pas tant à promettre. Il s'agit d'une région pauvre, sans même les ressources énergétiques de sa voisine irakienne, avec une population nombreuse et une ville comme Diyarbakir dont l'agglomération compte près de 1,6 million d'habitants. La bourgeoisie et la petite bourgeoisie de cette région peuvent espérer bénéficier un peu des retombées économiques des relations avec le Kurdistan d'Irak, du moins de celles que la bourgeoisie turque voudra bien leur laisser, et éventuellement des postes de politiciens et de notables allant avec. Mais qu'en sera-t-il de la grande majorité des plus de 15 millions de Kurdes que compte la Turquie ?
Sans doute cette population pourra-t-elle de plus en plus parler, lire et étudier en langue kurde, droits que lui niait l'État turc depuis sa fondation. Mais sur le plan économique elle bénéficiera bien peu de l'essor, à Diyarbakir ou aux environs, d'une bourgeoisie de commerçants et d'affairistes sœur de la nouvelle bourgeoisie kurde irakienne, qui s'enrichira au passage d'une richesse dont la plus grande part ira ailleurs. Pour la grande masse de la population du Kurdistan de Turquie, depuis des années, la seule perspective réelle est d'émigrer vers les grandes villes de l'ouest du pays, où elle constitue une grande part du prolétariat. Cette perspective ne risque guère de changer.
De ce point de vue, le problème kurde ne sera pas résolu par un accord entre le gouvernement turc et le PKK, et pas seulement parce qu'on reste bien loin de l'idée de constituer l'État regroupant l'ensemble des Kurdes, de l'Iran à la Turquie et à la Syrie, dont rêvent les nationalistes kurdes depuis le traité de Sèvres de 1920 et que les conditions concrètes de la domination impérialiste ont rendu impossible. Le projet qui se profile derrière l'accord avec le PKK n'apporterait même pas à la population du Kurdistan de Turquie la perspective de sortir un peu du sous-développement.
Organisation nationaliste du Kurdistan de Turquie, le PKK ne défend nullement les intérêts de la grande masse des prolétaires et de la population pauvre de cette région, mais ceux d'une couche de la petite bourgeoisie voulant gagner sa place au soleil. L'accord avec l'État turc, s'il intervient, ne fera que rendre ce fait plus évident. Peut-être une partie de la petite bourgeoisie kurde pourra-t-elle s'en satisfaire. Quant au prolétariat et à la majorité de la population kurdes, leur sort est étroitement lié à celui de la classe ouvrière de Turquie. Ils en sont d'ailleurs une partie importante, une partie qui doit avoir le droit de parler sa langue, de ne subir aucune oppression nationale, mais qui a sa place pleine et entière au sein du prolétariat turc. Sa lutte se confond avec celle de celui-ci pour en finir avec l'exploitation capitaliste, dont les différentes formes d'oppression nationale et les multiples divisions imposées par l'impérialisme dans la région ne sont qu'une facette.
12 septembre 2013