Dans un article consacré à Ségolène Royal, le Nouvel Observateur du 29 mai affirmait que « déterminée et pugnace, la dame en blanc qui refusait autrefois de faire siffler le nom de ses adversaires dans ses meetings s'est transformée depuis six mois en première opposante de Nicolas Sarkozy », et ajoutait que, selon le député socialiste européen Vincent Peillon, elle serait devenue la « riposteuse en chef ». Le même article citait un « fabiusien » anonyme disant : « Elle s'est convertie à l'opposition frontale contre Sarkozy. »
Mais il fallait vraiment se satisfaire de bien peu pour voir cette « opposition frontale », car les critiques que Ségolène Royal adresse à Sarkozy concernent surtout la forme, et bien peu le fond, en particulier par rapport à l'offensive menée sans relâche par le gouvernement contre le monde du travail. En effet, si Ségolène Royal affirmait (dans une interview publiée par Le Parisien du 7 mai) que « Sarkozy n'est pas à la hauteur d'une période historique compliquée », qu'il « disait qu'il serait le président de la morale, du courage, du pouvoir d'achat, des droits de l'homme » et « que c'est tout le contraire : on a de l'immoralité, du non-respect, de l'improvisation », dès que son interlocuteur lui posait des questions un peu plus concrètes, concernant la politique antiouvrière du gouvernement, ses réponses devenaient remarquablement évasives.
« Pourquoi le PS, lorsqu'il était aux affaires, n'a-t-il pas annulé la réforme Balladur sur les retraites ? Et s'il était au pouvoir, annulerait-il les réformes Fillon ? », lui a demandé le journaliste. Le lecteur n'a eu droit à aucune réponse à ces questions. Ségolène Royal s'en est sortie par une pirouette : « C'est vrai que la gauche n'a pas réglé en totalité la question des retraites, même si elle a créé le Fonds de réserve des retraites » (un maigre fonds, qui est censé faciliter le paiement des retraites à partir de 2020, s'il survit jusque-là !). Mais en outre, ces propos de Ségolène Royal se prêtaient à une double lecture : comment la gauche aurait-elle pu « régler en totalité la question des retraites » ? En annulant les mesures de Balladur, ou en prenant celles qu'a appliquées Fillon ?
Interrogée sur le pouvoir d'achat, Ségolène Royal s'est bien gardée de parler de la nécessaire augmentation des salaires, retraites et pensions. Ce qu'elle pense qu'il aurait été possible de faire, c'est « baisser la TVA sur la consommation » (de combien ?), c'est « doubler la prime pour l'emploi » (c'est-à-dire faire payer l'État pour permettre au patronat de continuer à verser des salaires de misère), c'est « contrôler les marges de la grande distribution » (formulation creuse que Sarkozy n'hésite pas à employer). Quant au problème du logement, elle disait qu'« il faut imposer aux collectivités locales de respecter le quota des 20 % de logements sociaux », c'est-à-dire se contenter d'un texte de loi déjà existant et qui a fait la preuve de son inefficacité.
Ségolène Royal n'est évidemment pas la seule dirigeante du Parti socialiste, et il n'est même pas certain qu'elle en devienne « le chef », comme elle dit en parlant du poste de premier secrétaire. Mais si la liste de ses rivaux est longue, ils ne promettent pas plus qu'elle de revenir sur les mesures que le tandem Sarkozy-Fillon met en place.
Bertrand Delanoë, par exemple, a choisi de lancer sa propre offensive en vue de l'élection du futur premier secrétaire du Parti socialiste et de la désignation du « présidentiable » pour 2012, en proposant d'accepter « enfin pleinement le libéralisme », au lieu de s'accrocher à « une doctrine de lutte des classes ». Évidemment, Delanoë sait parfaitement que le parti de Blum, de Mollet, de Mitterrand et de Jospin est depuis longtemps un défenseur de l'économie de marché, c'est-à-dire du système capitaliste, et qu'en matière de « lutte de classe », il craint surtout de voir le monde du travail engager le combat pour la défense de ses propres intérêts. Mais ce genre de déclaration est destiné à l'électorat centriste, sans le soutien duquel aucun candidat socialiste ne peut espérer accéder à l'Élysée.
Dans la bagarre pour le leadership du Parti socialiste dans laquelle sont engagés une douzaine de prétendants, il y a certes des différences de langage entre les concurrents, car il leur faut bien apparaître différents les uns des autres. Entre Manuel Valls, qui voudrait rebaptiser le PS « Parti de la gauche française », et Martine Aubry qui a déclaré lors de la réunion des « reconstructeurs », le 1er juin, « Nous sommes tout simplement socialistes, sans besoin d'y ajouter d'autres qualificatifs », le langage n'est évidemment pas le même.
Mais quand Martine Aubry précise : « Je suis fière des congés payés, de l'abolition de la peine de mort et des 35 heures », elle attribue au Parti socialiste, en ce qui concerne les congés payés, une mesure qui ne figurait pas dans son programme, ni dans celui du Front populaire, et qui ne fut votée par des députés et des sénateurs pratiquement unanimes (droite comprise) que dans l'espoir de faire reprendre le travail aux millions de salariés qui étaient en grève et occupaient les entreprises. Quant aux 35 heures, elles ont été accompagnées dans beaucoup d'entreprises de clauses d'annualisation du temps de travail, de « modération salariale », qui ont pesé sur les conditions de travail et le pouvoir d'achat de la classe ouvrière, en même temps que le patronat bénéficiait de nouvelles diminutions de cotisations sociales. Même si une partie des travailleurs en a retiré quelques avantages, c'est le patronat qui a été le grand bénéficiaire de l'opération, quoi qu'il en dise. Reste à mettre au crédit du Parti socialiste, effectivement, l'abolition de la barbarie légale qu'était la peine de mort. C'est le seul type de réformes dont a été capable le Parti socialiste, parce qu'elles ne coûtent rien à la bourgeoisie... mais qu'il n'est pourtant pas toujours pressé de prendre, si l'on en juge par son attitude par rapport au droit de vote des immigrés, qui était l'une des 110 propositions du candidat Mitterrand en 1981, il y a vingt-sept ans, alors que depuis le Parti socialiste a été à la tête du gouvernement pendant quinze ans sans rien faire à ce sujet.
En fait, entre Ségolène Royal, Martine Aubry, Delanoë et Strauss-Kahn, derrière les positionnements personnels, il y a une même perspective politique.
Le Parti socialiste, tous dirigeants confondus, aspire à revenir au gouvernement pour y gérer les affaires de la bourgeoisie. Il s'efforce de convaincre celle-ci qu'il serait plus efficace que la droite, qu'avec lui il y aurait moins de troubles sociaux. Il est prêt à se servir de la confiance que lui accorde malgré tout une large fraction de l'électorat populaire pour lui faire accepter les mesures qu'exige le patronat, quitte à dilapider ce capital de confiance ; il l'a maintes fois prouvé dans le passé. Mais il ne veut surtout pas, pour parvenir au gouvernement, faire quoi que ce soit qui pourrait encourager un mouvement de masse.
L'interview de Ségolène Royal dans le Parisien déjà citée est significative de cette attitude politique. À la question « Dans le climat actuel, croyez-vous possible une crise politique aussi grave que Mai 68 ? », elle répondait : « Je pense qu'une crise grave est tout à fait possible. (...) On assiste à la montée d'une colère très profonde, et ça, c'est dangereux. Ceux qui nous gouvernent feraient bien de se ressaisir rapidement. » Ce n'est pas sa solidarité avec les travailleurs qui entreraient en lutte qu'elle exprimait. C'est son inquiétude, face au « danger » d'une explosion sociale.
Si une explosion sociale se produisait, le Parti socialiste serait bien sûr prêt à accourir au secours de la bourgeoisie en assumant les responsabilités gouvernementales. Mais il est trop responsable vis-à-vis de cette bourgeoisie pour faire quoi que ce soit qui puisse précipiter cette explosion. Il ne veut même pas prendre vis-à-vis des travailleurs des engagements précis, au cas où les urnes lui ouvriraient de nouveau le chemin de Matignon.
Mais, compte tenu du fait que, depuis des décennies, la droite est majoritaire dans ce pays, et bénéficie en outre d'un système électoral qui la favorise, le Parti socialiste ne peut guère espérer accéder au gouvernement que si la droite est divisée. C'est la rivalité Chirac-Giscard qui a permis l'élection de Mitterrand en 1981. C'est la présence d'un électorat d'extrême droite rassemblant près de 15 % des voix, et dont une large fraction faisait défaut au deuxième tour au candidat de la droite, qui a permis sa réélection en 1988. C'est le même phénomène qui a permis le succès du Parti socialiste aux élections législatives de 1997 qui firent de Jospin un Premier ministre pour cinq ans. Mais en réussissant à capter à son profit la plus grande partie des voix du Front national, Sarkozy a peut-être éloigné le Parti socialiste, pour toute une période, des palais de la République. C'est d'ailleurs pourquoi les offres d'« ouverture » du nouveau président de la République ont été aussi bien accueillies par les Bockel et autres Attali.
Le Parti socialiste peut d'autant plus facilement s'abstenir de prendre le moindre engagement concernant des mesures en faveur des travailleurs sur les problèmes des salaires, de la Sécurité sociale ou des retraites, que ni le Parti communiste, ni les confédérations ouvrières, ne le mettent en porte-à-faux sur ces questions-là.
Le Parti communiste est certes critique par rapport à bien des déclarations de dirigeants socialistes (mais guère plus que ceux-ci ne le sont entre eux). Marie-George Buffet se réclame certes d'une « vraie gauche ». Mais le PCF, qui se veut lui aussi « un parti de gouvernement » depuis plus d'un demi-siècle, a beau prendre aujourd'hui ses distances avec la politique que Jospin a menée de 1997 à 2002, et à laquelle il a apporté son soutien en échange de quelques strapontins ministériels, il n'a pas d'autre ambition que de participer un jour de nouveau à un gouvernement « d'union de la gauche », ou de la « gauche plurielle », ou de toute autre étiquette que ses lexicologues pourront inventer. Ce qui limite évidemment la portée de ses critiques.
L'acceptation de François Hollande, pour le Parti socialiste, et de Marie-George Buffet, pour le Parti communiste, de l'invitation qui leur a été faite par Sarkozy de l'accompagner au Liban le 7 juin dernier est significative de ce que sont ces partis. Le Liban constituait avec la Syrie les « États du Levant » qui, après l'effondrement de l'Empire ottoman, à la fin de la Première Guerre mondiale, tombèrent dans l'escarcelle de l'impérialisme français. Les places libanaises, en particulier Beyrouth et Tripoli, jouaient et jouent encore dans la région un grand rôle sur les plans économique et financier. D'un commun accord, la riche bourgeoisie maronite et l'impérialisme français en firent un État indépendant en 1946, au grand dam de la Syrie. Mais bien entendu l'impérialisme français continue à s'y intéresser de très près. L'objectif de l'Élysée, en invitant les dirigeants des différentes formations politiques représentées à l'Assemblée nationale, était de « marquer l'unité de la nation française » dans ses relations avec le Liban. Pour cette opération « d'union sacrée » par rapport à la politique néo-coloniale de la France, le Parti socialiste, comme le Parti communiste (comme les Verts aussi, d'ailleurs), ont répondu présents, ce qui était une manière de réaffirmer à la bourgeoisie française qu'ils sont bien à son service.
Ce ne sont pas non plus les confédérations syndicales « représentatives » qui peuvent mettre le Parti socialiste en porte-à-faux par rapport à sa politique sociale. Leur préoccupation principale est de se faire reconnaître comme des interlocuteurs valables et utiles par le patronat et le gouvernement. Elles pratiquent ce qu'elles appellent un « syndicalisme de proposition ». La CFDT, après avoir approuvé la « réforme » Raffarin-Fillon de 2003, ne conteste le passage aux quarante et une années de cotisation pour avoir droit à une retraite à taux plein que parce que les conditions ne seraient pas réunies pour appliquer cette mesure immédiatement. La CGT dit bien qu'il serait possible de trouver d'autres sources de financement, mais au nom de l'unité s'aligne de fait sur la CFDT. Elles n'appellent les travailleurs à manifester leur mécontentement que dans la mesure où cela leur est indispensable pour prouver au patronat et au gouvernement qu'ils ont besoin d'elles. Mais au lieu de s'efforcer d'unifier les luttes des travailleurs, qui ont tous, qu'ils appartiennent au secteur public ou au secteur privé, les mêmes problèmes essentiels, et partant les mêmes revendications, elles multiplient les actions et les manifestations qui ne s'adressent qu'à certaines catégories de travailleurs, au coup par coup, en se gardant bien de proposer un plan de mobilisation susceptible de déboucher sur la contre-offensive d'ensemble nécessaire.
Pour les confédérations syndicales, mobiliser les travailleurs ne présente d'intérêt que pour obtenir la possibilité de négocier avec le patronat et le gouvernement. On l'a clairement vu lorsque le gouvernement a fait la démonstration qu'il considérait les confédérations syndicales comme quantités négligeables, en annonçant qu'il allait prendre des mesures sur « l'aménagement du temps de travail » qui n'étaient pas prévues dans l'accord que la CGT et la CFDT venaient d'accepter de signer avec le Medef. Alors que la journée du 22 mai était restée sans lendemain, il a fallu cela pour que la CGT et la CFDT appellent à une « journée d'action » pour le 17 juin, sans dire là non plus ce qu'elles envisagent pour la suite.
S'il n'y avait que les directions du Parti socialiste et du Parti communiste, et celles des confédérations syndicales, la bourgeoisie pourrait dormir sur ses deux oreilles. Tout comme en Grande-Bretagne où « l'opposition de Sa Majesté » est là pour remplacer éventuellement le parti gouvernemental usé par l'exercice du pouvoir, dans la continuité de la défense des intérêts des classes possédantes, les directions des partis de gauche et les appareils syndicaux sont trop intégrés dans un système au service exclusif de la bourgeoisie pour faire quoi que ce soit qui remette en question la dictature du grand capital sur l'économie.
Mais il y a un facteur qui échappe au patronat, comme aux appareils politiques ou syndicaux à son service. C'est la capacité de la classe ouvrière à prendre un coup de colère et à entrer en lutte malgré tous ces endormeurs. En ce quarantième anniversaire des événements de mai-juin 1968, il est bon de s'en souvenir.
Le 9 juin 2008.