Après la comptabilisation de 90% des suffrages, le Conseil électoral provisoire avait crédité René Préval de 48,76% des votes au premier tour de l'élection présidentielle de Haïti, ce qui entraînait donc la nécessité d'un deuxième tour. Quelques jours après cependant, miracle de l'arithmétique électorale, Préval est passé à 51,15% des votes et a donc été proclamé "élu dès le premier tour". C'est que la multiplication et l'ampleur croissante des manifestations dans les rues de Port-au-Prince, les barricades érigées, le blocage de la ville ont fini par convaincre le gouvernement provisoire en place, et surtout les représentants des puissances tutélaires, nombreux sur place, qu'il valait mieux ne pas jouer avec le feu. Pour les manifestants venus des quartiers pauvres, Préval était largement élu, il n'y avait pas besoin de voter une deuxième fois, et tout le reste ne pouvait être que tricherie et magouilles pour empêcher que l'homme pour lequel ils avaient voté puisse devenir président de la République.
Les manifestations étaient, certes, pacifiques (ce qui, dans cette ville où la violence armée fait d'ordinaire des victimes chaque jour, était plutôt exceptionnel). Mais le fait que leur ampleur aille crescendo, à Port-au-Prince comme dans la plupart des villes de province, au fil des reports successifs de la proclamation du résultat définitif, la conviction croissante parmi les pauvres que cela cachait des manœuvres pour empêcher que le candidat pour lequel ils avaient voté en masse soit élu, ont poussé les "missions internationales d'observation", présentes pour constater que l'élection était "honnête", à se dépêcher d'évacuer le pays alors que le résultat n'était pas encore annoncé. La mission d'observation électorale de l'Union européenne a même réclamé -et obtenu- un avion charter pour dégager au plus vite (quelques jours après, c'est le directeur général du conseil électoral lui-même qui crut plus prudent de s'enfuir aux États-Unis).
Ces respectables représentants de la "communauté internationale" ont des excuses. Même le luxueux hôtel Montana, lieu de passage obligé des représentants des grandes puissances venant "conseiller" ou "aider" Haïti, où était installé le bureau de presse et de communication des conseillers électoraux, a été envahi et, du haut de leurs chambres où ils s'étaient réfugiés, les "observateurs" ont pu observer le spectacle de ces manifestants venus des quartiers pauvres où, généralement, l'eau propre est un produit de luxe, piquer un plongeon dans la piscine et improviser un bal sur le court de tennis. Desmond Tutu lui-même, prix Nobel de la paix sud-africain, logé à l'hôtel Montana, estima plus prudent d'écourter sa visite et quitta Port-au-Prince précipitamment à bord d'un hélicoptère dominicain.
C'est le représentant du Brésil, d'où est originaire le général qui commande les troupes de l'ONU (la Minustah), qui a eu, paraît-il, la riche idée de ne pas comptabiliser les bulletins blancs et nuls ou, plus exactement, de les répartir entre les 32 candidats en lice, au prorata de leur résultat. Avec cette méthode de calcul improvisée, le candidat Préval franchit la barre des 50%, évitant ainsi un deuxième tour à haut risque.
Leslie Manigat, arrivé en deuxième position, a crié à la manipulation électorale. Mais il est fort probable que cette manipulation pour proclamer Préval élu n'ait été qu'une correction des tricheries destinées à l'écarter. Malgré la présence d'une armada d'observateurs électoraux et de l'armada tout court de la Minustah, des lots de bulletins de vote en faveur de Préval ont été trouvés, par ses partisans, dans des décharges. Au-delà des tricheries de tout côté, le fait est que Préval a bénéficié d'un vote massif et que ces votes sont venus essentiellement des classes pauvres et des quartiers populaires.
Cette participation massive de l'électorat populaire a été une des surprises de cette élection, à commencer pour le Conseil électoral. Celui-ci, après avoir repoussé quatre fois la date de l'élection, ne s'attendait pas à un tel engouement. Dans les bureaux où le vote devait commencer à 6 heures -ouverts souvent, en réalité, à 7 heures, 8 heures, voire 11 heures, tant les responsables estimaient superflu d'arriver plus tôt- les queues s'étaient formées souvent à 4 heures du matin. Les électeurs ont dû attendre parfois sept ou huit heures, dans les bousculades et sous un soleil de plomb.
Préval, cet ancien Premier ministre d'Aristide, qu'il avait relayé en 1996 à la présidence de la République avant de lui céder de nouveau la place en 2000, a de toute évidence, bénéficié du soutien des chimères, ces bandes armées mises en place sous Aristide et qui, depuis, n'ont jamais cessé de contrôler les quartiers populaires.
Aristide lui-même n'a jamais exprimé son soutien à quiconque. Quelques-uns des chefs chimères les plus connus ont cependant pris position publiquement pour Préval. Et, surtout, pendant toute la semaine précédant les élections, pas un coup de feu n'a été entendu dans cette ville où depuis des mois il ne se passe guère de jours sans que les chimères ou les gangs de bandits sans prétention politique s'adonnent à des fusillades, des rackets, des assassinats ou des enlèvements. Les morts et les blessés qui ont été à déplorer le jour de l'élection sont dus aux bousculades, à l'étouffement, et la responsabilité n'en incombe pas aux chimères mais à l'incompétence du Conseil électoral, de ses conseillers étrangers, à la mauvaise organisation, notamment au regroupement des bureaux de vote, destiné surtout à montrer qu'il y avait foule dans ces élections voulues par les grandes puissances, au cas où la participation eût été faible.
Mais l'attitude des chimères, si elle explique que l'élection a pu se dérouler sans carnage, n'explique pas l'engouement des quartiers populaires pour aller voter pour Préval. Cet engouement n'a pas été porteur du même enthousiasme que celui qui, en 1990, avait porté Aristide au pouvoir. Mais il était réel et manifeste. Préval a sans doute bénéficié des illusions à l'égard d'Aristide qui n'ont pas complètement disparu dans les classes populaires jusqu'à aujourd'hui, bien que l'ancien "petit curé des pauvres" soit devenu un dictateur.
Et puis, pour les classes populaires, l'intervention américaine pour renverser Aristide avec l'aide de la bourgeoisie locale était une agression impérialiste. De surcroît, sous le régime provisoire qui a été ainsi imposé au pays, la situation ne s'est en rien améliorée pour elles, bien au contraire. Voter pour Préval, "frère jumeau" d'Aristide, était une façon de l'exprimer.
Parmi les travailleurs, nombreux sont ceux qui ont voté pour Préval aussi pour manifester leur opposition à Charles-Henri Backer, arrivé en troisième position. En même temps qu'un des chefs du mouvement dit "de la sociétécivile", dont les manifestations ont préparé l'éviction d'Aristide par les soldats américains, il est surtout l'un des patrons de la zone industrielle les plus haïs par les travailleurs.
Si, à Port-au-Prince en tout cas, la grande majorité de la population pauvre a voté pour Préval, la bourgeoisie grande et petite a été plus divisée. Pour une grande partie de la petite bourgeoisie plus ou moins aisée, Préval était soupçonné d'être trop lié à Aristide et aux chimères pour ne pas craindre que, plus encore qu'avant, ces derniers continuent à faire la loi dans la ville. À la mobilisation populaire en faveur de Préval, a répondu une mobilisation du côté des milieux petits-bourgeois également. Mais cet électorat s'est dispersé entre plusieurs candidats, Manigat et Backer en tête. (La grande bourgeoisie, moins stupide que cette petite bourgeoisie à qui toute référence à Aristide donne des boutons, n'a sans doute pas eu la même prévention contre Préval, à en juger par ceux qui ont financé la campagne de ce dernier, y compris de façon publique, comme ce bourgeois de l'import-export qui lui a offert plusieurs 4x4 flambant neufs pour sa campagne).
Si les puissances tutélaires ont choisi de patronner la manipulation qui a permis à Préval d'occuper le fauteuil présidentiel dès le premier tour, c'est certes pour éviter que manifestations et blocages de Port-au-Prince se poursuivent. Mais c'est aussi parce qu'elles ont toutes les raisons de penser que Préval peut être après tout l'homme de la situation -pour autant que l'expression ait un sens dans la situation de Haïti. Préval, elles l'ont connu pendant ses quatre ans de présidence. Elles n'ont pas eu à s'en plaindre.
Aux yeux des dirigeants du monde impérialiste, Préval a l'atout de s'être montré un chef d'État "responsable" -contrairement au fantasque et imprévisible Aristide- et d'avoir, de plus, l'avantage de disposer d'un certain crédit auprès des chimères. Ils peuvent espérer que Préval trouve un modus vivendi avec les bandes armées qui contrôlent les quartiers pauvres de Port-au-Prince. Ce que n'ont pu obtenir les troupes étrangères d'occupation de l'ONU sous l'autorité du régime provisoire Boniface-Latortue, sans le moindre crédit dans les classes populaires, Préval a peut-être une chance de l'obtenir : mettre fin sinon à l'insécurité, du moins à celle qui gêne le plus la bourgeoisie, celle qui règne autour de la zone industrielle, de l'aéroport et de certains quartiers bourgeois, quitte à laisser le bidonville de Cité-Soleil et plus généralement les quartiers populaires sous la loi des chimères.
Préval pourrait, par exemple, intégrer certains chefs chimères dans la police ou éventuellement dans la gendarmerie qu'il projette de former, et transformer les autres en auxiliaires officiels ou officieux du régime. Cela ne s'est vu que trop souvent en Haïti, et en dernier lieu, sous Aristide, où les chimères ont déjà joué ce rôle.
Le fera-t-il ? Le réussira-t-il ? L'avenir le dira.
Reste à savoir le degré d'espoir que les masses pauvres mettent en Préval, dont la victoire dès le premier tour leur apparaît comme leur victoire. Une victoire obtenue autant par les votes que par les manifestations pour que leur vote soit respecté. Il n'est pas dit qu'une fois l'enthousiasme retombé, il y ait tant d'illusions que cela.
Pour le moment, Préval est surtout l'homme qui a permis aux électeurs des classes populaires de rejeter tous les autres, à commencer par Backer, avec sans doute le sentiment de faire un pied-de-nez aux puissances impérialistes. Cela ne suffira certes pas pour ne serait-ce qu'atténuer l'immense misère des classes populaires pour lesquelles Préval ne peut et ne veut pas faire plus que n'a pu et voulu Aristide. Quant aux effets que la victoire électorale de Préval aura sur le moral des classes populaires, notamment sur les ouvriers de la zone industrielle, les semaines qui viennent le montreront.
L'article qui suit est extrait du mensuel révolutionnaire La voix des travailleurs du 26 janvier 2006. Il est daté donc d'avant les élections et les événements qui les ont accompagnées. Certains des passages sont, par la force des choses, dépassés. Mais il donne une idée du contexte politique dans lequel se sont déroulées ces élections et des raisons pour lesquelles les grandes puissances y tenaient... même si leur déroulement a dépassé leurs prévisions.
22 février 2006