Ce texte est extrait d'un article, publié dans le numéro de février-avril 2005 de Class Struggle, publication trimestrielle trotskyste américaine. Il montre comment est organisé le système de santé dans le pays le plus riche du monde. C'est un système extrêmement inégalitaire qui ne permet pas de soigner convenablement l'ensemble de la population. Il n'y a pas de "sécurité sociale" couvrant au moins partiellement l'ensemble de la population comme en France. Ce sont les grandes entreprises qui souscrivent, si elles le veulent bien, des assurances pour leur personnel auprès de compagnies d'assurances privées. Les personnes qui en ont les moyens peuvent aussi s'assurer individuellement auprès de ces compagnies. C'est dire que toute une partie de la population n'a tout simplement aucune assurance médicale. Le fait que tout le système est dominé par de grands groupes capitalistes privés le rend l'un des plus coûteux et l'un des moins efficaces en matière de santé publique de tous les pays développés. Le fait que la bourgeoisie la plus riche du monde s'avère incapable d'assurer des soins corrects à l'ensemble de la population est bien la marque de la faillite du système capitaliste.
Aux États-Unis, le système d'assurance maladie s'enfonce dans la crise.
Entre 2000 et 2003, le nombre de personnes n'ayant aucune couverture maladie a augmenté de cinq millions pour atteindre un total de 45millions -deux fois plus qu'il y a vingt ans (sur quelque 280 millions d'habitants).
D'autre part, près de 82 millions de personnes, soit un tiers des moins de 65 ans, se sont retrouvées sans couverture maladie pour une période plus ou moins longue en 2002-2003. Nombre d'entre elles ont ensuite pu souscrire une nouvelle assurance maladie, mais souvent celle-ci ne prend pas en charge les "affections antérieures", ce qui veut dire, par exemple, que les soins pour maladie chronique ne leur sont plus remboursés.
Entre 2000 et 2003, neuf millions de salariés ont perdu leur couverture maladie sur décision de leur employeur. Alors qu'en 2001, 20% des travailleurs étaient sans assurance maladie parce que leur employeur ne leur offrait pas ou ne leur offrait plus cette possibilité, en 2003, 33% des salariés étaient dans ce cas. Les entreprises ne se contentent pas de supprimer directement la couverture maladie, elles embauchent de plus en plus de travailleurs à temps partiel ou d'intérimaires, qui ne sont pas couverts par les régimes d'assurance maladie; elles sous-traitent à des sociétés qui n'offrent pas de couverture maladie ou recrutent des travailleurs dits "indépendants" qui doivent adhérer à titre personnel à un régime d'assurance maladie.
Voilà en résumé la situation des travailleurs encore en activité.
Les retraités, eux, sont attaqués plus durement encore. Une enquête de la Kaiser Family Foundation (regroupement de centres médicaux privés) et de Hewitt Associates (consultants en relations humaines) a révélé qu'au cours de la seule année 2004, 10% des grandes entreprises interrogées avaient décidé de supprimer la garantie d'une assurance maladie à leurs futurs retraités. Entre 1988 et 2004, le pourcentage de grandes entreprises offrant cette prestation à leurs retraités est tombé de 66% à 36%. Cette tendance devrait se confirmer, car 20% des grandes entreprises interrogées à la mi-2003 ont déclaré qu'elles supprimeraient probablement l'option "assurance maladie" pour les futurs retraités dans les trois ans. Selon Drew Altman, président-directeur général de la Kaiser Family Foundation, "la couverture maladie des retraités est... une espèce en voie de disparition graduelle". Les promesses faites en matière de retraite à ceux qui ont passé des dizaines d'années au travail sont soudain devenues caduques et bonnes à jeter à la poubelle.
Quant aux 161 millions de travailleurs dont les employeurs continuent à proposer une couverture maladie, ils payent plus cher pour être moins bien remboursés. Entre 2002 et 2003, le montant des cotisations payées par les travailleurs pour une assurance maladie couvrant aussi leur famille est passé en moyenne de 178 à 201 dollars par mois -une augmentation d'environ 14%, égale à six fois le taux d'inflation et bien supérieure à la hausse des salaires. Et ce n'est pas tout. Les employeurs réclament aussi un autre "partage des coûts" qui se traduit par une augmentation de la part salariale et des franchises, et une diminution des risques couverts. Ces mesures contraignent de nombreux travailleurs à refuser l'assurance maladie proposée par leur employeur, parce qu'ils n'en ont pas les moyens. D'autre part, ceux qui bénéficient de cette couverture médicale hésitent à consulter un médecin et renoncent à la médecine préventive. Beaucoup d'entre eux ne vont chez le médecin -ou aux urgences- que quand leur état de santé les y oblige, c'est-à-dire quand il est déjà bien détérioré.
Les programmes gouvernementaux, comme Medicaid (qui assure des soins gratuits aux plus pauvres) ou ceux que financent les différents États pour assurer une couverture médicale aux enfants, sont eux aussi la cible d'attaques en règle. Les budgets alloués aux organismes de soins et aux différents projets ont été réduits, le nombre de risques couverts a diminué et les conditions à remplir pour bénéficier de ces programmes ont été revues à la hausse. Il est de plus en plus difficile pour les pauvres de bénéficier de Medicaid et, quand ils en bénéficient, d'être soignés correctement. Pour faire encore plus d'économies, certains États ont même réduit l'information relative aux programmes dont pourraient bénéficier les plus démunis.
L'autre programme gouvernemental d'importance, Medicare (assurance maladie des plus de 65 ans), a augmenté la cotisation que doit payer tout bénéficiaire de Medicare B (consultations, examens et médicaments lors d'un séjour à l'hôpital) tout en réduisant les remboursements. En conséquence, les sommes que doivent débourser les seniors pour se soigner sont en augmentation et représentent en moyenne 22% de leurs revenus -bien plus qu'il y a quarante ans, lors de l'introduction de Medicare.
Même le budget de la Veterans Administration (ministère des Anciens combattants) a été réduit, malgré le battage patriotique fait par le gouvernement Bush et toute l'administration autour de l'armée. Il est loin d'être à la hauteur des demandes de soins faites par les anciens combattants; celles-ci sont en hausse en raison des deux guerres récentes (Afghanistan et Irak) et parce que beaucoup de soldats retournés à la vie civile n'ont plus de couverture maladie en tant que salariés. Il en résulte ce que l'association d'anciens combattants American Legion appelle la "crise des soins". Des centaines de milliers d'anciens militaires doivent attendre plus de six mois avant de pouvoir consulter un médecin agréé par la Veterans Administration. Dans certaines régions du pays, le délai d'attente peut aller jusqu'à deux ans.
La prétendue "inflation des dépenses de santé"
Bien sûr, les grandes entreprises et le gouvernement justifient les réductions en matière de couverture maladie en disant que les dépenses de santé ont augmenté quatre à cinq fois plus vite que l'inflation pour atteindre en moyenne 8000 dollars par an et par famille.
Les patrons des grandes usines où il y a des syndicats et des prestations maladie sont parmi les premiers à se plaindre de l'augmentation des dépenses de santé. Les grands de l'automobile, par exemple, affirment qu'en 2003 ils ont payé à ce titre 8,5 milliards de dollars -une somme supérieure à toute autre dépense, y compris les achats d'acier. Selon Ford, les dépenses liées à l'assurance maladie ajoutent environ 1000 dollars au prix de chaque voiture ou camion Ford fabriqué aux États-Unis, ce qui le désavantagerait par rapport aux concurrents étrangers.
Ces arguments sont repris par le gouvernement et les autorités à tous les niveaux. Selon eux, les dépenses de santé drainent une part du budget telle que de nombreux autres programmes ne peuvent plus être financés.
Les entreprises ne disent évidemment pas que leurs dépenses de santé ne sont pas si élevées qu'elles le prétendent, car le gouvernement vient à la rescousse en compensant une bonne partie de ce qu'elles versent au titre de l'assurance maladie par d'importantes réductions d'impôts. L'année dernière, par exemple, ces réductions d'impôts consenties par le gouvernement fédéral et les gouvernements des différents États atteignaient 210 milliards de dollars -une somme comparable au budget de Medicare, estimé à 289 milliards pour 2004!
Les entreprises se gardent aussi de dire que, malgré ce qu'elles appellent l'incroyable augmentation des dépenses de santé de leurs employés, elles dégagent année après année des bénéfices records en empêchant la part salariale, y compris les dépenses de santé, de croître. Selon l'Economic Policy Institute (proche des syndicats), au cours de l'actuelle reprise économique, les profits ont augmenté au rythme de 62% l'an -le rythme le plus élevé depuis 75 ans. De son côté, la part salariale, c'est-à-dire le total des salaires et des avantages sociaux, n'a augmenté que d'un piètre 2,2% par an -le rythme le plus faible depuis trois quarts de siècle. De toute évidence, les grandes entreprises pourraient payer les dépenses de santé si elles le voulaient. Elles ne réduisent ces dépenses que pour pouvoir augmenter encore plus leurs profits.
Quant au gouvernement, s'il s'en prend lui aussi aux programmes de santé, c'est pour faire encore plus de cadeaux aux grandes entreprises et pour financer ses guerres et des dépenses militaires plus élevées que jamais.
Les failles du secteur de l'assurance maladie
Il ne s'agit pas de nier que les dépenses de santé continuent à croître de façon importante et représentent une part toujours plus grande du produit national brut (PNB). Selon les dernières statistiques gouvernementales, elles auraient totalisé 1700 milliards de dollars en 2003, près du double de ce qu'elles étaient en 1992 et six fois supérieures aux chiffres de 1980. L'an dernier, elles ont dépassé pour la première fois la barre des 15% du PNB -trois fois plus, proportionnellement, qu'en 1960. Quand les programmes de "gestion des soins" ont été introduits dans les années quatre-vingt-dix, réduisant considérablement l'accès aux soins, les dépenses de santé ont un peu stagné. Mais depuis 2000, elles se sont à nouveau emballées, apparemment sans qu'il soit possible de les juguler.
On explique habituellement leur augmentation par les "progrès" de la médecine, qui seraient liés à l'utilisation de technologies de pointe et de médicaments miracles présentés comme très coûteux. Mais pourquoi faudrait-il que les nouvelles technologies et les nouveaux médicaments soient onéreux? Certaines technologies sont bien sûr très chères à mettre en œuvre, mais elles diminuent parfois le coût du traitement. Des tests plus performants décèlent la maladie à un stade plus précoce, quand elle est plus facile -et moins chère- à soigner. De nombreuses opérations qui laissaient des cicatrices énormes ne demandent aujourd'hui qu'une toute petite incision. L'opération se fait à l'aide de caméras vidéo et de micro-outils. Le temps passé en salle d'opération et en salle de réveil est plus court, comme celui du séjour à l'hôpital et de la convalescence.
L'argument fondé sur le coût des technologies et des médicaments miracles n'explique pas pourquoi le coût des soins est beaucoup plus élevé aux États-Unis que dans d'autres pays. Pourquoi les États-Unis dépensent-ils pour la santé deux fois plus par habitant que la plupart des autres pays industrialisés? Et ce, pour des résultats inférieurs en matière de santé publique. C'est en tout cas ce que montrent les statistiques sur l'espérance de vie aux États-Unis, qui est aujourd'hui inférieure à celle de dizaines de pays, notamment de pays beaucoup moins riches, tels que l'Espagne, l'Irlande, l'Italie et la Grèce. Le taux de mortalité infantile des États-Unis les place au 42e rang mondial; il est plus de deux fois supérieur aux taux de Singapour, de la Suède, du Japon et de l'Islande. Si le taux américain était égal à celui de Singapour, par exemple, 18 900 bébés seraient sauvés chaque année et s'il était égal à celui de Cuba, 2212. Au cours des deux dernières années, la mortalité infantile a même augmenté dans le pays. C'est un très mauvais signe, disent les professionnels de la santé. Selon le docteur Irwin Redlener, spécialiste de santé publique à la Columbia University, "les petits Américains sont plus menacés aujourd'hui qu'ils ne l'étaient au cours des dix dernières années, au moins".
La véritable explication du coût élevé du système de santé et de ses médiocres résultats réside dans la structure même de ce secteur. Plus que dans d'autres pays, la santé est, à tous les niveaux (assurances, hôpitaux, fournisseurs de matériel, laboratoires pharmaceutiques), entre les mains de quelques très grandes entreprises qui ne pensent qu'à augmenter leurs profits. Et cela se répercute non seulement sur la quantité et la qualité des soins mais aussi sur la façon dont ils sont dispensés.
Des assurances qui enrichissent les intermédiaires
Aux États-Unis, le secteur de la santé est étroitement lié à celui de l'assurance, dominé par des compagnies privées dont la plupart sont officiellement à but lucratif. Ces compagnies d'assurance ne se contentent pas de fixer le montant des primes. De plus en plus, ce sont elles qui définissent les paramètres des soins (ce qui est couvert et ce qui ne l'est pas, le coût des actes médicaux, etc.).
Depuis deux décennies, ce secteur a été considérablement modifié. L'assurance maladie était autrefois dominée par Blue Cross/Blue Shield, un groupe privé à but non lucratif et, à ce titre, exonéré d'impôts.
Dès la fin des années soixante-dix, le gouvernement a commencé à prendre des mesures visant à déréglementer le secteur de l'assurance maladie, comme il l'avait déjà fait pour la banque, la finance, le transport aérien, la téléphonie et le transport routier. Les lois fiscales et les réglementations du gouvernement central et des différents États furent tantôt abandonnées, tantôt modifiées afin d'ouvrir la porte aux compagnies d'assurance et leur garantir d'énormes profits dans le secteur de la santé.
L'entrée de celles-ci dans le secteur de la couverture maladie déclencha une vague de rachats et de concentration. Les grandes entreprises rachetaient les plus petites ou les acculaient à la banqueroute.
Le groupe Blue Cross/Blue Shield fut frappé de plein fouet. Le nombre de ses adhérents dans tout le pays tomba de 87,8 millions en 1980 à 65,2 millions en 1994. En 1994, l'association regroupant les différentes compagnies Blue Cross/Blue Shield au plan national décida d'autoriser celles qui le souhaitaient à devenir des entreprises à but lucratif, sous prétexte que cela leur apporterait de nouveaux capitaux qui leur permettraient de relancer la machine. Aussitôt, la compagnie Blue Cross de Californie adoptait son changement de statut et votait son introduction à la Bourse de New York. Dans les dix ans qui suivirent, les "Blues" de 15 États, soit un tiers des compagnies indépendantes membres de l'association nationale, devenaient des entreprises à but lucratif. Mais elles ne restèrent pas indépendantes très longtemps. Toutes, sauf deux (New York's Empire et Puerto Rico), furent absorbées par deux "Blues" de grande taille: Anthem Incorporated, qui avait déjà des filiales dans neuf États, et WellPoint Health Networks Inc., qui avait des filiales dans quatre États. Cette vague d'acquisitions et de concentration culmina en décembre 2004 avec la fusion d'Anthem et de WellPoint.
La nouvelle société, WellPoint Inc., est aujourd'hui la plus importante compagnie d'assurance maladie du pays. Elle compte 28 millions d'assurés et possède plus de 28 milliards d'actifs. Elle assure trois fois plus de personnes que son concurrent le plus proche, UnitedHealth Group Inc.
Les deux tiers restants des "Blues" ne sont pas devenues tout à fait des entreprises à but lucratif, mais elles ont été partiellement déréglementées. En échange d'un renoncement de leur part à certaines exonérations d'impôts, elles furent dispensées de l'obligation d'être l'assureur de dernier recours. Plusieurs d'entre elles eurent l'autorisation de fusionner d'un État à l'autre. Les "Blues" à but non lucratif furent aussi autorisées à créer des centres médicaux à but lucratif, appelés Health Maintenance Organizations (HMO). Avec ces filiales, elles finirent par ressembler de plus en plus à leurs concurrents et cela leur rapportait, à elles aussi, des profits en hausse. Par exemple, la Blue Cross/Blue Shield du Michigan, qui gère les contrats d'assurance maladie des trois grands de l'automobile, a annoncé des bénéfices de 375 millions de dollars en 2003. Pas mal pour une entreprise à but non lucratif!
Les compagnies à but lucratif, y compris la plus grosse d'entre elles, Wellpoint, ont connu ces dernières années un développement spectaculaire. Leurs profits ont plus que doublé entre 2000 et 2003.
Les assureurs du secteur de la santé font partie des entreprises les plus performantes de Wall Street. Cela s'est bien sûr reflété dans le prix de leurs actions, qui a plus que doublé au cours des quatre dernières années. Certaines ont été encore plus performantes et les dirigeants de ces compagnies d'assurance ont évidemment reçu leur part du gâteau. La rémunération moyenne des présidents-directeurs généraux des 16principales compagnies est passée de 1,6 à plus de 3 millions de dollars par an, sans compter les stock options.
Pour pouvoir afficher de tels résultats, le secteur de l'assurance maladie a eu recours à une méthode qui a fait ses preuves: escroquer le client. Tout d'abord, les compagnies ont augmenté leurs tarifs de 60% en quatre ans. En même temps, sous prétexte de réduire les "coûts", elles ont fait la chasse aux dépenses de soins médicaux. Elles se sont, par exemple, débarrassées des assurés qui avaient besoin de soins coûteux, en augmentant considérablement leurs cotisations et en excluant des contrats les soins liés à certains états de santé ou à des maladies chroniques. Elles ont proposé prioritairement leurs contrats à des entreprises utilisant une main-d'œuvre jeune et en bonne santé (dans la profession, cela s'appelle "cueillir les cerises").
Certains assureurs ont ainsi considérablement diminué le nombre de leurs assurés, tout en accroissant leurs profits. La compagnie Ætna en est un bon exemple. Depuis fin 1999, le nombre de ses assurés a diminué d'un tiers, passant de 21à 13,3 millions. En même temps ses profits ont fait un bond de 127 à 934 millions de dollars par an et sa marge bénéficiaire a été multipliée par dix.
Les compagnies d'assurance ont lésiné sur les soins et limité la consultation de spécialistes, les examens coûteux et l'hospitalisation. Elles ont écarté les médecins qui avaient tendance à être consciencieux, passaient le temps nécessaire avec chaque patient et lui prescrivaient tous les examens et traitements dont il avait besoin.
Sur chaque dollar dépensé en soins de santé, les compagnies d'assurance, qui ne sont que des intermédiaires, prélèvent près de 20 cents au titre des services rendus, c'est-à-dire, en réalité, pour leurs profits et pour payer les gros salaires des membres de leur direction ainsi que ce qu'elles appellent les frais généraux. Elles gardent une part aussi importante de l'argent versé par les assurés, mais ce n'est pas pour payer des soins à ceux qu'elles dépouillent.
Les hôpitaux à "but lucratif" ou non : des machines à faire des profits
En matière de santé, les principaux prestataires de services sont les hôpitaux et les cliniques. C'est le secteur hospitalier qui se taille la part du lion, avec 40% du total des dépenses de santé.
Il s'est lui aussi transformé afin de s'ouvrir aux investissements des grandes sociétés financières de Wall Street. Ce changement s'est accompagné de la croissance spectaculaire des chaînes d'hôpitaux à but lucratif dans les années quatre-vingt-dix. Les principales d'entre elles sont Hospital Corporation of America (HCA), qui possède 181 hôpitaux et 80 cliniques de chirurgie ambulatoire aux États-Unis, en Angleterre, en Suisse; et Tenet, qui possède 114 hôpitaux de soins intensifs dans 16 Etats.
Ces chaînes hospitalières s'adressent à des marchés locaux bien précis. Dans la plupart des cas, elles ne construisent pas de nouveaux hôpitaux, mais achètent les hôpitaux existants, ferment les moins rentables et orientent les patients vers ceux qui restent. Leur objectif est de contrôler localement au moins 40% du marché, autrement dit d'occuper une position dominante pour pouvoir dicter leurs conditions en matière de remboursements et de soins. Au bout du compte, Medicare doit payer des sommes sans cesse croissantes à ces compagnies pour les soins thérapeutiques, qu'ils soient dispensés à l'hôpital, à domicile ou ailleurs.
Légalement, rien n'oblige les hôpitaux à but lucratif à soigner les personnes non assurées ou insuffisamment assurées. Quand le cas se présente, soit ils dirigent ces personnes vers le secteur public, soit ils les soignent et leur facturent leurs services au tarif plein.
Le tarif plein est de cinq à dix fois supérieur au barème des compagnies d'assurance ou de Medicare. Les factures d'hôpital d'une personne non assurée peuvent atteindre très rapidement quelques centaines de milliers de dollars. Et il ne faut pas croire que les hôpitaux renoncent ensuite à se faire payer. Quand les patients sont dans l'incapacité de payer, les hôpitaux font appel à des sociétés de recouvrement qui obtiennent des saisies sur salaire. Quand les patients ne se présentent pas devant le tribunal, les hôpitaux les font arrêter et jeter en prison sans état d'âme! Les affaires sont les affaires.
Plusieurs études montrent d'autre part que les hôpitaux à but lucratif sont moins sûrs. Leur taux de mortalité est supérieur à celui des autres établissements de soins. Ils sont aussi plus chers et ont connu de nombreux scandales, comme ceux qui ont touché Tenet et HCA, accusés d'avoir escroqué Medicare de plusieurs milliards en pratiquant des opérations inutiles (notamment de chirurgie cardiaque) uniquement parce qu'elles rapportent beaucoup. Le gouvernement les a condamnés à des milliards de dollars d'amendes -qu'ils ont payés rubis sur l'ongle. Ce qui ne les a pas empêchés de continuer de plus belle.
Cela n'a pas empêché non plus les P-DG responsables des fraudes en question de se sucrer au passage. Le P-DG de HCA, forcé de démissionner après l'ouverture d'une enquête sur ses escroqueries, a touché une indemnité de départ de 10millions de dollars, en plus de ses 324 millions en stock options. Le P-DG de Tenet, lui, a revendu ses stock options pour une valeur de 111 millions de dollars, peu avant d'être contraint à la démission en 2003. Le responsable de HealthSouth, numéro un de la rééducation, a touché un salaire de 112 millions de dollars en 2002, l'année précédant sa mise en examen pour fraude.
Une majorité d'hôpitaux (possédant environ 70% des lits) sont toujours, au moins formellement, des entreprises à but non lucratif. Ce statut leur permet d'échapper aux impôts du gouvernement fédéral, des différents États et des municipalités ainsi qu'à la taxe foncière. Il leur permet aussi d'émettre des obligations défiscalisées à des taux très intéressants. Mais même si ces hôpitaux dits "à but non lucratif" ne versent pas de dividendes, ils sont partie prenante de la course au profit. Ils versent à leurs cadres supérieurs des salaires de plusieurs millions de dollars et des primes comparables à celles du secteur privé. La plupart des hôpitaux universitaires possèdent des actions dans les entreprises de bio-technologie qui subventionnent leurs recherches. Il leur arrive aussi de conclure des alliances ou des partenariats avec des sociétés à but lucratif. Ainsi, le Dana-Farber Cancer Institute de l'université de Harvard et le General Hospital de l'État du Massachusetts ont des liens financiers et commerciaux avec, respectivement, Novartis et Merck, deux laboratoires pharmaceutiques.
Comme les chaînes d'hôpitaux à but lucratif, les hôpitaux privés à but non lucratif ont connu une vague de fusions et une concentration visant à dominer le marché dans certaines villes et régions.
Le dernier aspect de la restructuration du secteur hospitalier est le déclin rapide des hôpitaux publics gérés par les États et les municipalités. Ces hôpitaux sont souvent le dernier recours pour les patients non assurés, qui sont parfois très gravement malades ou blessés. Les politiciens ont fait sans remords des coupes claires dans ce secteur, même si les besoins étaient en augmentation à cause de la situation dans le secteur privé.
Tout compte fait, cette restructuration de l'ensemble du secteur hospitalier prépare une véritable catastrophe. Déjà, des zones entières, en ville comme à la campagne, n'ont plus d'hôpital. Dans le pays, en trente ans, environ un tiers des lits ont été fermés. C'est pire encore pour ce qui concerne les services d'urgence et de traumatologie, car ce sont les plus coûteux. En conséquence, le temps d'attente aux urgences s'allonge et dure parfois des jours. Des personnes gravement malades ou blessées sont mises sur des civières et entassées dans les halls en attendant qu'un lit se libère.
Les hôpitaux sont plus bondés et sales qu'ils ne l'étaient et, de manière générale, les soins sont de moins bonne qualité. Les conditions de travail du personnel hospitalier sont de plus en plus éprouvantes et démoralisantes. Les infirmières qui abandonnent le métier sont légion.
Selon les Centres de surveillance sanitaire, les principales causes de mortalité en 2001 étaient les maladies cardio-vasculaires (700 100 morts) et les cancers (553 800 morts); en troisième et quatrième position venaient les crises cardiaques (163 500) et les maladies respiratoires chroniques (123 000). Mais cette liste ne tient pas compte de l'une des principales causes de mortalité: les erreurs médicales dans les hôpitaux. L'Institut de médecine de l'Académie nationale des sciences estime que de 44 000 à 98 000 Américains décèdent chaque année en raison d'erreurs médicales qui auraient pu être évitées. Il faudrait ajouter à ce chiffre les 88 000 morts qui, selon les centres de surveillance sanitaire, sont dus à des infections contractées à l'hôpital. Et il n'existe pas de statistiques concernant les victimes d'erreurs médicales qui se produisent ailleurs qu'à l'hôpital.
Laboratoires pharmaceutiques et poudre de perlimpinpin
Le secteur de la santé est relié aux grandes entreprises de bien des manières -par ses fournisseurs, par exemple, dont le plus important est l'industrie pharmaceutique. Parmi les dépenses de santé, c'est le poste "médicaments" qui connaît la plus rapide augmentation, parce que la population consomme de plus en plus de médicaments qui ont tendance à être de plus en plus chers. Le prix des spécialités les plus prescrites augmente de façon régulière, souvent plusieurs fois par an.
Les fabricants justifient ces hausses en expliquant qu'il faut bien financer une recherche et un développement très coûteux. En réalité, recherche et développement ne représentent qu'une petite partie du budget des grands laboratoires pharmaceutiques -environ 14% (soit 19 milliards de dollars en 2000). Ce n'est pas grand-chose à côté de leurs dépenses de gestion et de marketing (63 milliards) -sans parler de leurs profits.
Les 19 milliards consacrés à la recherche-développement par l'industrie pharmaceutique sont, semble-t-il, bien mal utilisés, car les laboratoires n'ont que de piètres résultats à présenter. Ces dernières années, seul un petit nombre de médicaments vraiment importants ont été mis sur le marché, et la plupart d'entre eux étaient issus de recherches menées par des instituts universitaires financés par les contribuables, par de petites entreprises de biotechnologie ou par l'Institut national de la santé.
En fait, les grands laboratoires dépensent la plus grande partie de leur budget de recherche-développement à élaborer des variantes de médicaments qui existent déjà. La profession appelle ces copies les me-too drugs (médicaments "moi aussi"). Le principe consiste à fabriquer un médicament très proche de celui qui se vend le mieux pour s'emparer d'une part d'un marché existant -et lucratif. Par exemple, il y a aujourd'hui sur le marché six anticholestérols dont la molécule active est une statine; mais cinq d'entre eux -le Lipitor, le Zocor, le Pravachol, le Lescol et le Crestor (le plus récent)- ne sont que des copies du Mevacor.
Dans son dernier livre intitulé La vérité sur les laboratoires pharmaceutiques, Marcia Angell, ex-rédactrice en chef du New England Journal of Medicine, écrit: "Ces entreprises sont d'abord et avant tout des machines qui ont recours au marketing pour vendre des médicaments d'un intérêt douteux".
Et elles le font avec un franc succès. Les grands laboratoires pharmaceutiques sont parmi les entreprises les plus rentables du pays et, probablement, du monde entier. En 2001, les dix laboratoires figurant dans la liste des 500 plus grandes entreprises américaines établie par le magazine Fortune se classaient bien au-dessus du lot pour ce qui était du rendement net. En 2002, la mauvaise santé de l'économie s'est confirmée, mais les grands labos n'ont enregistré qu'une faible baisse de leur taux de profit, qui est passé de 18,5 à 17% des ventes. En 2002, les profits cumulés de ces dix grands laboratoires pharmaceutiques étaient supérieurs à ceux des 490autres entreprises de la liste (35,9 milliards contre 33,7milliards de dollars). En réalité, les richesses accumulées par ces entreprises défient l'imagination.
Elles nagent littéralement dans l'opulence. En 2001, l'ex-P-DG de Bristol-Myers Squibb, CharlesA. HeimboldJr., a touché un salaire de 75 millions de dollars sans compter ses stock options d'une valeur de 76millions. Le salaire du président de Wyeth, 41 millions de dollars, était assorti de la même somme en stock options. Et ainsi de suite.
Les autres fournisseurs des hôpitaux et de la profession médicale ne se portent pas mal non plus. Une récente enquête du département de la Justice sur deux grandes entreprises à but non lucratif qui achètent des équipements et des fournitures pour les hôpitaux a montré qu'elles étaient les prolongements des fabricants eux-mêmes et fonctionnaient à coups de ristournes et de dessous de table. Mais les hôpitaux à but non lucratif tirent quand même leur épingle du jeu en escroquant Medicare.
Le labyrinthe du commerce des soins soumis à la rentabilité
Le but premier du système de soins de ce pays n'est pas de satisfaire les besoins de la majorité de la population en matière de santé. Il est de produire le plus de profits possible pour un petit nombre d'entreprises extrêmement rentables.
Au lieu d'avoir un système qui se contente de fournir les meilleurs soins à tous, ce pays est affligé d'un système incroyablement compliqué, divisé en multiples secteurs, avec de nombreuses entreprises, proposant chacune une multitude de contrats distincts et soumis à des règles différentes qui changent tout le temps. Ce système nécessite l'intervention continuelle d'une bureaucratie toujours plus envahissante (responsables, administrateurs, consultants, etc.).
Les grandes entreprises affirment qu'un système géré par l'État créerait une énorme bureaucratie. Bien sûr, le gouvernement est très bureaucratique. Mais ce n'est rien à côté de la bureaucratie des entreprises privées du secteur de la santé. Medicare, par exemple, consacre 5% de son budget aux frais généraux alors que les assurances privées ont 25 à 30% de frais de fonctionnement. On peut aussi comparer le coût du système américain avec celui du Canada, qui est géré par l'État. En 2003, aux États-Unis, les frais de fonctionnement du système de soins ont été d'au moins 399 milliards de dollars -sur 1161 milliards de dépenses de santé. Si ces frais avaient été proportionnels à ceux du système canadien (qui est sans doute bureaucratique lui aussi), ils auraient coûté 286 milliards de moins, soit une économie de frais généraux d'environ 1000 dollars par habitant!
Et le gaspillage ne s'arrête pas là. Chaque partenaire du secteur (assurances, hôpitaux, laboratoires pharmaceutiques) dépense des sommes importantes en marketing et en promotion. Les laboratoires emploient des armées de vendeurs pour faire la publicité de leurs médicaments. Ceux-ci démarchent les médecins ou en les invitant tous frais payés sur des lieux de vacances pour des "séminaires" qui vantent les vertus de leurs produits. Ainsi, pendant que les compagnies d'assurance essayent de rouler les médecins en retardant les remboursements et en sous-évaluant leur travail, les labos tentent de les soudoyer pour qu'ils prescrivent leur dernière et très coûteuse poudre de perlimpinpin.
Ce système encourage hôpitaux et médecins à proposer des traitements qui ne sont pas nécessaires à des personnes qui pourraient s'en passer alors qu'ils les refusent à d'autres, qui en ont besoin. Des gens qui ont une assurance maladie s'entassent dans les urgences parce qu'il est impossible d'obtenir un rendez-vous chez le généraliste. De plus en plus d'argent est consacré à traiter les malades plutôt qu'à prévenir les maladies, parce qu'il est plus rentable de prescrire des médicaments coûteux et de recourir à des technologies onéreuses que de faire de la médecine préventive.
Même les économistes les plus conservateurs le reconnaissent. Henry Aron du Brookings Institute écrit: "Quand je regarde le système de soins des États-Unis, je vois une monstruosité, un mélange vraiment bizarre de milliers d'organismes payeurs et de régimes de paiement qui diffèrent les uns des autres sans aucune raison socialement utile, ainsi qu'un système public d'une complexité ahurissante avec des prix incompréhensibles, fixés bureaucratiquement et soumis à des règles fondées sur des distinctions pour le moins étranges".
Selon Neelam Sehri, expert en matière de politique de santé auprès de l'Organisation mondiale de la santé à Genève, "ce système basé sur l'économie de marché est le pire qu'on puisse imaginer, un vrai gâchis."
Voilà ce qu'est le "modèle américain": une monstruosité taillée "sur mesure" pour servir les intérêts et les besoins de la plus riche bourgeoisie du monde et qui ne parvient même pas à fournir à l'ensemble de la population des soins de qualité moyenne, voire médiocre.
Le droit aux soins reste à conquérir
Les responsables du gouvernement et des grandes entreprises affirment qu'il n'y a pas assez d'argent pour garantir à tous des soins de santé de qualité à un prix abordable. C'est un mensonge. La plus grande partie des dépenses de santé sert à garantir l'enrichissement des actionnaires et des cadres dirigeants des grandes entreprises et un flux ininterrompu des profits, assuré par toute une pyramide de bureaucraties, d'énormes forces de vente et de publicité et la fabrication de médicaments et de produits coûteux, mais inutiles, voire néfastes.
Sans oublier le gouvernement, qui utilise l'argent du contribuable non pas pour améliorer la situation sanitaire, mais pour enrichir encore plus les grandes entreprises. En 2004, la prétendue réforme de Medicare a bien montré le rôle de l'État dans ce domaine. La nouvelle loi a accouché d'un programme qui doit coûter 550 milliards de dollars sur dix ans. Pourtant, elle ne prévoit aucune aide pour les vieux travailleurs qui en ont le plus besoin. La détresse des anciens a surtout servi de prétexte au gouvernement pour subventionner encore plus les laboratoires pharmaceutiques, les centres de soins et les entreprises dont le plan de retraite inclut encore le remboursement des médicaments.
Ce système implique un gaspillage énorme de ressources et de vies humaines. Et ce gaspillage s'accentue, détournant toujours plus d'argent qui devrait servir à soigner la population.
En ce début de XXIe siècle, on peut dire que les connaissances et les techniques médicales nécessaires pour garantir l'accès de tous à des soins de qualité existent depuis longtemps. Il en est de même des sommes nécessaires. L'obstacle, c'est l'appropriation par les capitalistes des financements qui devraient bénéficier à l'ensemble de la société. Même dans des pays qui possèdent des systèmes de santé gérés par l'État, ce sont les capitalistes qui dirigent; là aussi les dépenses de santé leur rapportent des profits pendant que les garanties de base sont amputées et disparaissent petit à petit. Mais la privatisation et la commercialisation du système américain sont beaucoup plus poussées que dans les autres pays. Et son pourrissement est bien plus avancé qu'ailleurs, alors qu'il coûte de plus en plus cher.
Avec l'aide du gouvernement, les grandes entreprises reprennent toutes les concessions -même mineures- qu'elles ont dû faire dans le passé et privent des pans entiers de la classe ouvrière d'une couverture santé et de soins indispensables. C'est le reflet d'un rapport de forces défavorable aux travailleurs. En matière de santé comme ailleurs, la classe ouvrière paye l'absence de mobilisations et de luttes des dernières décennies.
Mais ce recul n'a rien de fatal ou d'éternel. La classe ouvrière a les moyens de faire ravaler aux patrons toutes leurs fausses excuses et leurs mensonges, de repousser leurs attaques et de renverser le rapport de forces en sa faveur. Il suffirait pour cela qu'elle reprenne conscience de sa force ainsi que de sa capacité à s'organiser et à lutter pour la défense de ses propres intérêts.