Il est difficile d'affirmer ce qui a motivé exactement Chirac pour annoncer un référendum sur la Constitution européenne, au lieu de choisir sagement la voie parlementaire, certes moins glorieuse politiquement mais comportant moins de risques. L'a-t-il fait principalement dans l'espoir qu'un "oui" à la Constitution, qu'il pouvait espérer consensuel entre une grande partie de la droite et une bonne partie de la gauche, lui permettrait de recueillir un "oui" franc et massif qui, sans atteindre les 80% qu'il avait obtenus lors du deuxième tour de l'élection présidentielle contre Le Pen, pourrait au moins faire oublier les résultats des élections européennes et régionales, calamiteux pour lui? L'a-t-il fait pour faire exploser le Parti socialiste entre les partisans du "oui" et ceux du "non"?
Si c'est le premier calcul qui était décisif, c'est peut-être raté. Mais il est vrai qu'avec la dissolution de l'Assemblée en 1997, Chirac a montré qu'il aimait les paris stupides. Certes, malgré la zizanie entre socialistes et plus encore les hésitations de l'électorat socialiste lui-même, le "oui" est donné gagnant dans les sondages. Mais les sondages valent ce qu'ils valent. Et un "oui" obtenu à 1 ou 2% près passera difficilement pour une approbation franche et massive, si c'est cela que Chirac recherche. En revanche, Chirac peut se flatter d'avoir réussi à diviser la direction du Parti socialiste entre deux options contradictoires puisque le trio des dirigeants déjà engagés dans la course à la candidature présidentielle, Hollande, Fabius et Strauss-Kahn, s'est partagé entre le "oui" et le "non".
Le référendum sur la Constitution européenne est en tout cas au centre de l'agitation politicienne. S'y est ajoutée depuis peu une autre question pour laquelle Chirac a annoncé la possibilité d'une réforme constitutionnelle permettant un référendum: celle de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.
L'Europe et son avenir ne sont en réalité pas en question dans toute cette agitation. Le "oui" et le "non" n'opposent pas les partisans de l'Union européenne et ses adversaires. Pas à gauche, en tout cas. Les partisans du "non" au sein du Parti socialiste, Fabius mais aussi Montebourg, Emmanuelli, protestent de leur bonne foi européenne. Le Parti socialiste, lorsqu'il était au gouvernement, y compris en la personne de certains des partisans du "non" aujourd'hui, a participé à toutes les étapes de la construction de l'Union européenne depuis un quart de siècle, de Maastricht à Amsterdam. Et ses représentants élus au Parlement européen et membres de la "Convention européenne" présidée par Giscard ont même pris part à l'élaboration du projet de Constitution de Giscard, et en ont voté la première mouture.
Même le Parti communiste, partisan du "non" au référendum, a abandonné ses positions opposées à l'Europe depuis un certain temps et s'affirme aujourd'hui partisan de l'Union européenne. Et s'il avait choisi de voter "non" au référendum sur Maastricht, en septembre 1992, ses ministres, lorsqu'il en a eu, n'ont pas eu d'états d'âme pour en appliquer toutes les conséquences, comme ils ont appliqué le traité d'Amsterdam, comme ils ont cautionné le traité de Nice, co-signé par Jospin et Chirac.
La droite de son côté est très majoritairement partisan et de l'Union européenne et du projet de Constitution européenne rédigé sous la houlette de Giscard, l'un des siens.
Seuls Le Pen et son compère plus policé De Villiers continuent à défendre des positions "souverainistes" en misant sur une démagogie nationaliste aux relents xénophobes.
Plus fondamentalement, tous les grands partis sont aujourd'hui pour l'Union européenne tout simplement parce que c'est le choix depuis bien longtemps du grand capital.
Mais toute la caste politique sait que, lors du référendum, s'il a réellement lieu comme prévu en septembre 2005, l'électorat ne se déterminera pas sur le texte de la Constitution car bien peu nombreux sont ceux qui ont envie d'ingurgiter les quelque trois cents pages d'une littérature indigeste. Il est même peu probable qu'une grande partie de l'électorat se positionne par rapport à l'Europe.
Mais, par la force des choses, ce référendum annoncé par Chirac sera compris tel que l'a voulu probablement Chirac lui-même comme un plébiscite de sa personne et de sa politique.
Et Fabius a pu faire le calcul que voter "non" à ce référendum lui permettrait de prendre le vent du mécontentement populaire, principale victime de la politique du gouvernement Chirac-Raffarin. S'opposer à Chirac, reprocher à la Constitution européenne de ne pas être assez "sociale" posera Fabius, du moins l'espère-t-il, en chef de file de l'opposition à Chirac et, en cas de victoire du "non" -voire en cas d'un succès du "oui" acquis de justesse-, en candidat naturel de la gauche lors de la présidentielle de 2007.
Dans le camp de la droite, c'est le même type de calcul qui a amené Bayrou à se prononcer certes pour le "oui" à la Constitution Giscard, mais à réclamer à cor et à cris un référendum pour pouvoir faire voter "non" à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Une fois ce créneau démagogique supplémentaire ouvert, d'autres que Bayrou s'y sont également engouffrés dans les rangs de l'UMP chiraquienne elle-même. Au Parti socialiste, Fabius a emboîté le pas, réclamant avec Bayrou que la question soit débattue d'urgence au Parlement. Chacun sait que, même si, comme le recommande la Commission européenne, les chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne décideront le 17 décembre les négociations, celles-ci prendront, disent-ils, au bas mot dix ans sinon quinze. C'est dire ce que serait l'urgence de la question sur le fond, si ce qui est urgent pour les uns et pour les autres n'était pas de prendre des postures démagogiques en vue de la présidentielle de 2007.
Le projet de constitution tel qu'il est
Dans le référendum qui vient, il ne peut être question pour des communistes révolutionnaires de voter pour le projet de Constitution Giscard. Cette Constitution défend avant tout la propriété privée, la liberté de circulation des capitaux et des marchandises, parce qu'elle se place sur le terrain de la société bourgeoise. Elle n'est ni pire ni meilleure que la Constitution française ou que toute la diversité des constitutions que des bourgeoisies au pouvoir ont fait adopter là où elles ont éprouvé le besoin d'en adopter une (la Grande-Bretagne, par exemple, si souvent présentée comme la mère des démocraties bourgeoises, n'a pas de Constitution écrite).
À côté d'expressions lénifiantes sur les "droits fondamentaux" des citoyens dans l'Union, des coups de chapeau au "respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, de l'état de droit, ainsi que du respect des droits de l'homme", la Constitution fixe pour objectif d'œuvrer "pour le développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée, une économie sociale de marché hautement compétitive". En quoi l'économie de marché peut-elle être sociale, la Constitution ne l'explique pas, mais l'adjectif est à la mode partout où les États démolissent le peu de protections sociales existantes.
Que ce projet de Constitution fixe les principes qui fondent l'armature juridique de la société bourgeoise est une évidence. Mais ce n'est ni précisément une nouveauté, ni une originalité par rapport aux constitutions nationales.
Résultat d'un compromis entre les représentants des quinze États de l'Union européenne d'avant l'élargissement, soumis à l'approbation des dix nouveaux venus, reflet de leurs constitutions respectives mises au goût du jour, le texte est d'autant plus long qu'il intègre les multitudes de situations et de particularismes issus de l'histoire que l'intégration européenne n'a pas supprimés. Il n'est, par exemple, pas simple d'intégrer dans la Constitution qui se prétend européenne ces restes d'anciennes colonies dispersés dans le monde que sont les "départements français d'outre-mer" ou encore d'en exclure partiellement telle ou telle dépendance comme les îles anglo-normandes ou l'île de Man, pourtant bien européennes, que la Grande-Bretagne ne tient pas à associer à l'Union, probablement pour les garder comme "paradis fiscaux" ayant l'avantage d'être situés plus près de la maison mère que les îles Caïman ou les Bahamas.
Par ailleurs, le projet de Constitution essaie de codifier des politiques dans des domaines aussi variés que la politique économique, la recherche et le développement technologique ou encore les relations avec les organisations internationales, sans même parler de multiples "dispositions transitoires". À défaut de tendre "au plein emploi", comme le promet l'un des premiers articles du projet, la Constitution assurera en tout cas le plein emploi futur des magistrats chargés du contentieux entre les différents pays de l'Union, et des avocats afférents.
Les auteurs de la Constitution n'ont cependant pas oublié d'assurer juridiquement la prépondérance politique des principaux pays impérialistes d'Europe occidentale sur l'ensemble de l'Union.
La domination des trusts des grandes puissances impérialistes sur les pays de l'Est européen notamment ne repose certes pas sur un texte constitutionnel. Il n'y avait pas encore l'idée d'un tel texte et les ex-Démocraties populaires étaient loin de s'acheminer vers l'intégration européenne lorsque la fin du glacis soviétique à partir de 1989 a permis aux grands trusts allemands, français et britanniques, et bien d'autres, de se jeter sur l'économie de ces pays pour s'accaparer ce qui pouvait rapporter du profit.
Bien avant que ces pays appartiennent à l'Union européenne, l'essentiel des économies hongroise, polonaise ou tchèque était entre les mains ou sous la dépendance de grandes sociétés occidentales. Et les pays de l'Est qui y ont, dans une certaine mesure, échappé sont ceux qui étaient trop pauvres pour intéresser les capitaux occidentaux.
Il faut croire cependant que les dirigeants politiques des puissances impérialistes d'Europe préféraient disposer d'un biais constitutionnel pour assurer leur prépondérance politique. Ainsi, par exemple, le Conseil des ministres qui, d'après la Constitution, "exerce conjointement avec le Parlement européen les fonctions législatives et budgétaires, ainsi que des fonctions de définition des politiques et de coordination...", statue à la majorité qualifiée. Cette majorité qualifiée est définie "comme réunissant la majorité des États membres, représentant au moins les trois cinquièmes de la population de l'Union". Certes, même en se coalisant, les trois principales puissances impérialistes, la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne, ne peuvent pas imposer une décision qui déplairait aux autres car elles ne représentent pas la majorité des États et pas même les trois cinquièmes de la population de l'Union.
Rappelons cependant que, avant que cette Constitution entre en application, toutes les décisions importantes sont prises à l'unanimité. Toutes les mesures impopulaires que les dirigeants nationaux attribuent à Bruxelles, ont été décidées avec leur approbation.
Si donc les trois principales puissances ne pourront pas, avec la nouvelle Constitution, imposer à elles seules une décision désapprouvée par les autres, elles peuvent en revanche empêcher toute décision qui ne leur conviendrait pas. Elles représentent à elles seules en effet plus des deux cinquièmes de la population européenne. Ce sera le cas même après l'intégration future de la Roumanie et de la Bulgarie. C'est une sorte de droit de veto sur la politique de l'Union européenne qui est reconnu aux puissances impérialistes d'Europe occidentale.
C'est une "logique démocratique", diront les défenseurs de la Constitution, puisqu'elle tient compte des populations. Mais le hasard démographique fait bien les choses. Il est vrai que l'arrivée de la Turquie, seul pays candidat à l'Union aussi peuplé que le trio des puissances impérialistes, peut dans une certaine mesure modifier la donne. Cela n'enlèverait pas au trio son droit de veto mais cela permettrait à d'autres combinaisons de pays de l'exercer. Derrière l'idée de n'accepter la Turquie que comme un membre associé de l'Union européenne, il y a peut-être ce type de calcul.
Les raisons annoncées et les raisons réelles du choix d'une position
Passons donc sur les différents arguments avancés par les partisans du "oui". Du côté des partis de gauche en particulier, laissons Hollande et Strauss-Kahn multiplier les arguties sur le bien-fondé de leur choix du "oui". Ce choix signifie tout à la fois prendre parti pour un projet de Constitution qui ne dissimule pas son caractère de classe -ce qui n'est pas une nouveauté de la part du Parti socialiste-et s'aligner derrière Chirac- ce qui n'en est pas une non plus depuis le deuxième tour de l'élection présidentielle.
Pour eux, le choix a toujours été "d'en être". C'est ce qu'ils appellent "mettre la main dans le cambouis". Au regard de l'histoire de la social-démocratie depuis près d'un siècle qu'elle fournit des ministres, il saute aux yeux qu'ils n'ont jamais réussi à modifier les choses "de l'intérieur". Par contre, ils se sont toujours sali les mains et ont mis les travailleurs dans bien plus malodorant que le cambouis.
Laissons aussi de côté ceux qui appellent à voter "non" par démagogie nationaliste réactionnaire.
Mais même parmi les arguments de ceux qui, à gauche, appellent à voter "non", l'hypocrisie se mêle à la dissimulation et à la démagogie. Fabius, par exemple, affirme que, s'il vote "non" à la Constitution européenne, c'est que sa priorité est "la question de l'emploi et des délocalisations" et que la raison principale de son opposition, c'est qu'il ne trouve pas dans le projet de Constitution "ce qui permettrait de changer de politique". Comme si, dans la Constitution française, il y avait "ce qui permettrait de changer de politique" en la matière! Comme si, lui-même, Laurent Fabius, lorsqu'il était Premier ministre, s'était opposé au droit souverain du grand capital de s'investir là où il veut et quand il veut! Comme si les délocalisations, et surtout les licenciements auxquels elles servent d'occasion ou de prétexte, étaient une question de constitution! S'en prendre aux délocalisations permet cependant à Fabius de ne pas s'en prendre aux licenciements. Même lorsque Fabius cherche à gauchir son image dans l'électorat populaire, il est assez responsable pour ne pas agiter des idées qui gêneraient le grand patronat.
C'est d'autant plus une escroquerie qu'une proportion décroissante de ces délocalisations se produit en direction des pays de l'Est européen, bien que les salaires y soient nettement plus bas qu'en Europe occidentale. La majorité de ces délocalisations vers ces pays s'est d'ailleurs produite lorsqu'ils ne faisaient pas encore partie de l'Union européenne. Et, depuis quelques années, ces pays sont moins les cibles que victimes à leur tour de ces délocalisations, car les capitaux occidentaux y ont déjà pris toutes les positions qui les intéressaient et ceux qui ne sont motivés que par les bas salaires vont bien plus loin pour trouver encore plus bas.
Mais le pire dans cette démagogie, c'est que non seulement elle vise à faire oublier aux travailleurs les véritables responsables des licenciements et du chômage, les capitalistes avant tout, mais de plus elle vise à rendre les travailleurs de là-bas responsables du chômage d'ici. Opposer les travailleurs les uns aux autres, introduire et exciter la concurrence parmi les travailleurs est une politique de la bourgeoisie aussi ancienne que l'économie de marché. C'est aussi une façon d'entraîner les travailleurs derrière une politique de grande puissance impérialiste à l'égard de pays plus pauvres.
En réalité, Fabius n'a que faire de l'intérêt des travailleurs menacés de chômage. Mais il pense qu'agiter ce thème est une façon de se démarquer sur la gauche de François Hollande et de Dominique Strauss-Kahn, ses rivaux dans la course à la candidature.
L'extrême gauche, le référendum et l'Europe
À l'extrême gauche, la Ligue communiste révolutionnaire aussi bien que le Parti des travailleurs ont d'ores et déjà pris position pour appeler à voter "non" et pour mener campagne sur cette position. Fort bien: choisir le "non" pour exprimer son opposition à la Constitution européenne et pour dire "non" à Chirac est un des choix possibles, les autres étant le vote blanc et l'abstention. Chacun de ces choix tactiques a ses inconvénients.
En votant "non", par la force des choses, on mélange ses votes avec le "non" nationaliste des souverainistes, aussi bien qu'avec le "non" hypocrite de Fabius. Et affirmer que son propre "non" est un "non" de gauche, voire d'extrême gauche, ne changera rien à l'affaire car, dans les urnes, tous ces "non" seront évidemment mélangés.
L'inconvénient est mineur cependant car personne ne confondra les motivations de l'extrême gauche pour appeler à voter "non" avec les motivations de l'extrême droite ou de la droite souverainiste.
L'abstention a d'autres inconvénients, en premier lieu celui d'avoir l'air de se refuser à un acte politique et de se confondre avec tous ceux de l'électorat populaire qui s'abstiendront -et ils seront peut-être nombreux- mais qui le feront par découragement et par apolitisme.
Quant à choisir le vote blanc, les différentes organisations d'extrême gauche, séparément ou même ensemble, sont trop faibles pour que leurs appels se traduisent par un nombre tel de votes blancs qu'il soit manifeste qu'il s'agit d'un geste politique d'une partie significative de l'électorat ... et pas seulement de bulletins annulés.
Le choix entre ces options se discute -et pour ce qui est de notre organisation, c'est ce qu'elle est en train de faire.
Mais choisir de voter "non" n'implique pas de donner à son propre vote et encore moins à la victoire du "non" au référendum une portée politique qu'elle n'aurait pas et ne pourrait pas avoir. Car le faire, c'est tromper l'électorat populaire, c'est semer des illusions.
Un article récent dans Rouge (N° 2079, 23/9/2004), l'hebdomadaire de la LCR, consacré à la question, est intitulé: "La bataille du non". Rien que ce titre est trompeur. Comme si les urnes, dans lesquelles les "oui" et les "non" ne sont nullement départagés en fonction des intérêts de classe, étaient des champs de bataille et comme si en votant "non", on contribuait à une victoire décisive!
Mais l'article lui-même est plus explicite. Il prétend que la Constitution "grave dans le marbre les préceptes du libéralisme, consacre la domination sans partage des multinationales, garantit la liberté absolue d'action du capital". Comme si "la domination sans partage des multinationales" attendait le vote aléatoire de la Constitution européenne pour s'exercer! Comme si "la liberté absolue d'action du capital" reposait sur des fondements constitutionnels ou juridiques!
L'article reproche à la Constitution de ne pas émettre "d'objections sur les mécanismes qui ont fait de l'Union européenne cette machine folle à détruire des droits collectifs, à l'instar de l'indépendance consentie à une banque centrale qui décide pratiquement des choix économiques des pays membres". Comme si ces mécanismes venaient de l'Union européenne, voire de son projet de Constitution, qui n'est pour le moment, justement, qu'un projet, et pas des bourgeoisies capitalistes et des gouvernements à leur service!
En s'en prenant à la seule Union européenne, l'auteur de l'article dégage la responsabilité du grand capital. Sans même parler de préserver "l'indépendance consentie à une banque centrale" comme illustration de la destruction des droits collectifs. Comme si la Banque de France, la Banque d'Angleterre ou la Bundesbank d'Allemagne étaient des défenseurs émérites des "droits collectifs"! Et l'auteur de s'exclamer "à quel point un "oui" majoritaire au prochain référendum encouragerait les possédants à pousser les feux de la dévastation sociale". Comme si les possédants n'avaient pas poussé les feux de la dévastation sociale aussi loin qu'ils le pouvaient depuis bien des années, avant même que Chirac propose un référendum sur la Constitution européenne, avant même qu'il soit question d'une Constitution européenne!
Et tout ce charabia, que n'importe quel réformiste pourrait contresigner, pour aboutir à l'évocation du "maëlstrom qui balaie les partis de gouvernement, de l'UMP au PS et aux Verts, devant la menace d'un vote négatif qui, en France, bouleverserait la donne, pousserait à son paroxysme la légitimité des gouvernements, poserait en termes nouveaux la question de l'offre politique à gauche, déboucherait enfin sur la crise nécessaire de l'édification capitaliste européenne"! ! !
Tremble donc, Europe capitaliste, devant les quelques pour cent qui permettraient au "non" de sortir victorieux des urnes!
De pareilles platitudes sont navrantes. Comme il est navrant de lire que "le "non" (...) ouvre le chemin à une autre Europe. Une Europe sociale qui aligne par le haut les conquêtes des travailleurs, qui étendent les services publics (...), une Europe internationaliste et pacifique pour en finir avec les politiques guerrières et impérialistes qui nourrissent notamment l'arrimage de l'Union européenne à l'Otan ...". Quel besoin de militer pour les luttes du monde du travail? Quel besoin de se situer dans la perspective d'une transformation révolutionnaire de la société capitaliste puisqu'un simple succès du "non", résultant du mélange des votes de l'extrême droite, des socialistes, du PC et de l'extrême gauche, peut "ouvrir le chemin"?
Pour justifier l'appel à voter "non", il suffirait de dire que c'est un moyen d'expression limité, mais un moyen, comme l'ont été les élections régionales et européennes, pour désavouer le gouvernement Chirac-Raffarin et rejeter par la même occasion le projet de Constitution.
Il est peu vraisemblable que l'auteur lui-même puisse croire à ce "maëlstrom" dans les urnes. Étant donné la politique générale de la LCR, il est plus probable que la seule phrase qui la reflète réellement soit "si la LCR est ouverte à tous les dialogues et à toutes les convergences, à gauche, permettant de s'opposer à la tornade libérale, elle veut aussi faire surgir un pôle de gauche conséquent. Un pôle rassemblant l'ensemble des forces sociales et politiques disposées à se faire l'écho du choix de société porté par les mobilisations sur le continent et à défendre résolument une politique de rupture avec la dictature financière". Un pôle qui voudrait bien laisser également une petite place à la LCR?
Cette préoccupation est aussi vieille que la LCR elle-même, avec les résultats que l'on sait. Il n'est pas dans les propos de cet article de discuter de cette orientation qui est une des principales divergences qui nous séparent de la LCR. Mais ce qui est bien plus choquant, c'est d'envelopper cette préoccupation dans une tromperie concernant la portée de ce référendum.
Oh, bien sûr, la victoire du "non" serait un désaveu pour Chirac. Elle poserait un certain nombre de problèmes à la caste politique tant française qu'européenne, tant il est vrai qu'une opposition affirmée de la population d'un des principaux pays impérialistes de l'Union européenne obligerait à recommencer la procédure concoctée avec l'accord des dirigeants des 25 pays. Présenter une nouvelle Constitution repousserait les échéances. Mais ce retard politique n'empêcherait en rien l'Union européenne de fonctionner telle qu'elle a fonctionné jusqu'à présent, sans Constitution. Et de fonctionner dans l'intérêt des grands groupes capitalistes. Les gouvernements Chirac-Raffarin, Blair, Schröder et tous les autres continueraient à rogner sur les retraites, l'assurance maladie, les allocations chômage comme ils le font depuis des années, non pas parce que Bruxelles les y oblige et encore moins une Constitution encore inexistante, mais parce qu'il faut faire des économies budgétaires au détriment des classes populaires pour pouvoir consacrer plus d'argent à la classe capitaliste. Et il va sans dire que les grandes entreprises qui licencient continueront à le faire lorsque cela semblera profitable à leurs actionnaires, sans s'occuper de savoir s'il y a une constitution européenne ou s'il n'y en a pas.
La victoire du non au référendum poserait un problème politique, certes, mais mineur et certainement pas un problème social. Seul un "problème social", c'est-à-dire une réaction vigoureuse des travailleurs, pourrait freiner leurs ardeurs anti-ouvrières.
L'intégration de la Turquie
Quant au débat autour de l'intégration de la Turquie, venu se greffer sur le débat constitutionnel, là encore la démagogie le dispute à la stupidité. La Turquie ne ferait pas partie de l'Europe? Même sur le plan formel, certainement plus que les confettis de l'ancien empire colonial français situés dans l'hémisphère américain et qui sont pourtant considérés comme parfaitement européens! Personne n'a mégoté non plus, au moment de l'intégration de la partie grecque de Chypre, sur le fait que cette île méditerranéenne est bien plus à l'est qu'Istanbul ou même Ankara, bien plus asiatique donc et plus proche des côtes syriennes que de quelque côte européenne que ce soit. Chacun sait que, si les limites de l'Europe sont clairement définies à l'ouest, elles sont tout à fait conventionnelles et en réalité inexistantes vers l'est. Seule l'"Eurasie" a une réalité en tant que continent, le reste n'est que convention due à Pierre le Grand, tsar de toutes les Russies qui avait décidé en son temps que ce sont les monts Oural qui serviraient de délimitation entre la partie européenne et la partie asiatique de son empire. Et pourquoi donc assigner une limite à une Union, pourquoi en exclure par avance des pays et des peuples qui souhaitent en faire partie? À cause de son nom "Union européenne"? Mais il suffit de le changer!
D'autres encore invoquent la prépondérance de l'islam en Turquie et ajoutent la menace d'un intégrisme islamiste en évoquant accessoirement la menace que cela ferait peser sur les droits des femmes. Comme si l'intégrisme catholique pratiqué en Pologne, à Malte, voire en Irlande, était meilleur! Comme si un certain nombre de droits élémentaires des femmes, notamment celui à l'interruption volontaire de grossesse -voire le divorce pour Malte- n'étaient pas non seulement menacés, mais inexistants dans ces trois pays, auxquels il convient d'ajouter le Portugal!
Il y a certainement bien des choses à changer en Turquie pour que l'égalité des hommes et des femmes ne soit pas seulement un objet de discours, mais une réalité. Mais il en est de même cette fois-ci, pas seulement dans les quatre pays où domine un catholicisme réactionnaire, mais dans tous les pays de l'Union européenne. Et il est bon de rappeler que cette Turquie, présentée par les démagogues de tout poil comme l'incarnation du conservatisme réactionnaire, a précédé la France d'une bonne dizaine d'années pour accorder le droit de vote aux femmes. Cela ne signifie peut-être pas grand'chose quant à la démocratie en Turquie mais quelque chose quant à la démocratie française!
L'avenir, c'est une Europe sans frontières
Pour notre part, nous sommes contre le projet de Constitution européenne non pas parce que la Constitution est européenne, mais parce qu'elle se place sur le terrain de la société bourgeoise. Nous ne sommes en revanche pas contre l'Europe, pas même contre cette Union européenne, quand bien même elle répond essentiellement aux exigences du grand patronat et des grands groupes industriels et financiers. L'Union européenne n'est pas pire sur ce terrain qu'aucun des États, qu'aucune des sociétés qui la composent.
Les nécessités de leur propre économie contraignent les différentes bourgeoisies d'Europe à essayer de surmonter lentement et très partiellement les conséquences du caractère national de leur domination étatique. C'est une banalité de dire aujourd'hui que la vie économique moderne comme la vie sociale ou culturelle sont inconcevables dans le cadre étriqué des États nationaux. Et c'est bien l'expression du caractère anachronique du règne de la bourgeoisie sur la société qu'il ait fallu deux guerres mondiales et un retard de l'ordre d'un siècle pour commencer à surmonter le morcellement en États nationaux.
Ce qui est à critiquer sur ce plan n'est certainement pas que cela se fasse trop vite, mais que cela aille avec trop de lenteur et que, même aujourd'hui, l'Union européenne soit plus une juxtaposition d'États nationaux qu'une entité unifiée ne fût-ce que sous la forme d'une fédération; que les institutions européennes soient surtout des arènes de confrontations "d'intérêts nationaux", c'est-à-dire d'intérêts des différentes bourgeoisies nationales.
Les puissantes forces souterraines de l'économie finiront, peut-être, par pousser à une unification plus complète de l'Europe, même sous l'égide de la bourgeoisie si, par malheur, son règne est appelé à se prolonger longtemps. Incapable par exemple d'unifier dans la première partie du XIXe siècle, par voie révolutionnaire, une Allemagne alors morcelée en mini-États, la bourgeoisie allemande a fini par recevoir le cadeau de l'unification par en haut, de la part d'un hobereau prussien, Bismarck, et d'un roi de Prusse qui en profita pour se faire consacrer empereur d'Allemagne. Mais que de temps perdu, à l'époque, pour l'Allemagne! Que de temps perdu, plus encore, pour l'Europe!
L'unification complète, réelle, de l'Europe, une unification fondée sur les intérêts des peuples et des classes laborieuses, exige de profondes transformations sociales. Mais il serait vain de les attendre du tripatouillage d'un texte constitutionnel, réalisé par une caste politique au service de la classe capitaliste.
Si la campagne du référendum nous permet de nous expliquer sur l'unification européenne et de dénoncer en même temps la politique du gouvernement Chirac-Raffarin, ce sera une occasion à saisir. Ce n'est pas à négliger, mais c'est tout ce qu'on peut attendre de ce référendum.
8 octobre 2004