Le 47e congrès de la CGT, qui s'est tenu à Montpellier du 24 au 28 mars, avait à se prononcer sur quatre textes proposés par la direction sortante. Finalement, trois seulement furent soumis au vote des congressistes. Le quatrième, concernant la centralisation de la perception et la gestion des cotisations des syndiqués, a été écarté de la consultation au dernier moment, les responsables constatant l'opposition de nombre de délégués à cette proposition lesquels estimaient, à juste titre, que cette procédure comportait le risque pour les organisations de base d'être dessaisies du contrôle de leurs activités, et que cela accroisse du même coup l'emprise des instances dirigeantes. Un signe de méfiance que la direction confédérale a dû prendre en compte.
Mais le report du vote sur cette question n'a rien changé au reste, c'est-à-dire à l'essentiel. Certes, on a pu noter que le nombre des votes contre les textes proposés par la direction était sensiblement plus important que lors des congrès précédents : 74,65 % approuvant les rapports de la direction sortante, 12,36 % votant contre et 12,99 % s'abstenant. Ces chiffres traduisent là encore les réticences de syndiqués qui acceptent mal l'évolution toujours plus marquée de leur confédération vers ce syndicalisme que l'on prétend " de concertation et de proposition " dont leurs dirigeants se font les ardents champions. Il est toutefois bien difficile de mesurer, à travers ces chiffres, l'ampleur et surtout la profondeur de ces réticences. Mais on a pu constater qu'elles existent. Et pas seulement au niveau du congrès. Ces pourcentages, tout comme les comptes-rendus des débats, tout comme le congrès, donnent forcément un reflet déformé de ce qui se passe au sein de la CGT, par le fait même que la représentation par délégations a contribué à gommer les oppositions. A cela s'ajoute le fait que, cette fois encore, la sélection des délégués par les différentes instances a abouti à la mise à l'écart de délégués qui n'étaient pas, ou qu'on soupçonnait ne pas être, dans la ligne de la direction en place. On en a eu plusieurs exemples.
De 1995 à 2003, la CGT construit son image de syndicat "de proposition et de concertation"
C'est sans surprise que ce congrès n'a pas constitué un tournant. Il prolonge un peu plus une orientation largement engagée lors des congrès précédents.
On a coutume de dater le début de cette évolution du congrès de l'hiver 1995, qui s'est tenu à Montreuil. A ce congrès, en effet, la CGT décida de faire disparaître de ses statuts les références à la socialisation des moyens de production et d'abandonner l'objectif de l'abolition du salariat, qui figurait encore dans ses textes fondamentaux. C'est à ce même congrès que fut prise la décision de quitter la FSM (Fédération syndicale mondiale), à laquelle étaient affiliés jusqu'alors les syndicats liés aux partis communistes (mais qui de toute façon allait bientôt s'effondrer), pour demander à rejoindre la Confédération européenne des syndicats (CES) qui, elle, était dominée par les syndicats ouvertement réformistes tels FO et la CFDT pour la France. Et si cette demande ne se concrétisa qu'en 1999, quatre ans plus tard, ce fut surtout dû au fait que FO et la CFDT ne manifestèrent aucun empressement à accueillir la CGT.
Un an plus tard, en 1996, Louis Viannet, qui avait été réélu secrétaire général de la CGT à Montreuil, quittait démonstrativement le bureau national du PCF, pour mieux afficher la volonté de la CGT de prendre ses distances avec le PCF, afin de bien montrer qu'elle n'entendait plus jouer le rôle de " courroie de transmission " de ce parti dans la classe ouvrière, comme on lui en faisait le reproche. Ce geste n'était pas de pure forme, comme l'avait été, entre 1936 et 1939, l'attitude de Benoît Frachon, qui était à la fois membre de la direction de la CGT, issue de la réunification de la CGT tenue par les réformistes et de la CGTU communiste, et en même temps l'un des dirigeants du PC. Pour respecter les formes, officiellement, il ne siégeait pas au bureau politique du PC mais il y participait à titre officieux. La décision de Viannet, elle, n'avait rien d'un simulacre. Elle se voulait une nette mise au point de la volonté de la CGT de se recentrer et de se positionner à l'égal des autres centrales syndicales, exclusivement sur le terrain du syndicalisme.
Le congrès suivant, qui se tint en 1999, à Strasbourg, et qui vit Bernard Thibault succéder à Louis Viannet, confirma en l'accentuant cette orientation. Les dirigeants y insistèrent une nouvelle fois sur la nécessité de rompre avec cette image de syndicat de contestation qui lui collait encore trop à la peau. Ce congrès insista sur la nécessité de participer plus encore aux concertations et aux discussions que les instances de la CGT étaient en fait loin de bouder et de ne pas négliger la signature d'accords avec les " partenaires sociaux ". Comme on le disait à l'époque, il fallait ne pas sacrifier la stratégie du stylo à celle des luttes. D'ailleurs, l'image qui marqua ce congrès fut la réception de Nicole Notat, la secrétaire de la CFDT, qui symbolisait justement ce syndicalisme de la concertation : n'avait-elle pas été un des plus zélés partisans du plan Juppé, contre lequel les cheminots et d'autres secteurs du service public s'étaient mobilisés en novembre-décembre 1995 ? Ce geste symbolique organisé par la direction cégétiste n'alla pas sans provoquer quelques remous au sein du congrès lui-même, et sans doute plus encore parmi les militants. Prolongeant le geste de Louis Viannet, Bernard Thibault décidait, comme son prédécesseur, de ne plus siéger dans les instances de direction du PCF, ni au sein de son bureau national, ni même de son comité national. Et pour marquer cette prise de distance, il refusait que la CGT s'associe à des manifestations initiées par le PCF, comme celle du 17 octobre 2001, expliquant et ré-expliquant que son organisation devait désormais camper sur le terrain spécifique du syndicalisme, et marquer sa différence à l'égard des organisations politiques.
La CGT, un syndicat encore différent
Les dirigeants de la CGT multiplient donc, depuis près de dix ans, gestes et déclarations pour que la confédération soit reconnue comme un syndicat qui joue le jeu, à l'égal de ses partenaires, en adoptant les mêmes règles et les mêmes comportements. Elle y arrive, sans doute, mais non sans difficultés, entre autres vis-à-vis de ses militants et de ses sympathisants. Car on ne gomme pas si facilement et le passé, et la réalité actuelle.
Non pas que la CGT soit un syndicat révolutionnaire, ni perçu comme tel par ses partenaires que sont les autres confédérations, le patronat et le gouvernement. Elle participe au même titre que les autres aux institutions et y occupe grosso modo la place qui correspond à son audience parmi les salariés. A l'égal des autres confédérations réformistes, elle a su jouer à différentes époques et dans les mouvements sociaux, un rôle modérateur, pour ne pas dire plus : souvent un rôle de frein dans le développement des luttes, voire même celui de gardien de l'ordre bourgeois. Sans vouloir refaire toute l'histoire des luttes sociales de l'après-guerre, il faut rappeler le rôle que joua la CGT dans la mise au pas du monde du travail, pour le contraindre à " retrousser ses manches " afin de reconstruire au plus vite l'appareil de production de la bourgeoisie française au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Plus proche, on se souvient du rôle que joua la CGT aux côtés des autres centrales, il est vrai, mais la CGT était la plus influente, et de loin dans la reprise en main de la grève générale de mai 1968, puis dans la reprise du travail. Et il n'y a pas si longtemps le mouvement des cheminots de 1995 fut bradé par cette même CGT, dont Bernard Thibault dirigeait alors la fédération des cheminots. Les prouesses de la CGT en matière de concertation et de conciliation rivalisent donc avec celles de ses partenaires du mouvement syndical.
Ce qui la distingue se situe à un autre niveau. Elle se différencie d'abord par son histoire, ses origines, par ses liens avec le Parti communiste des années vingt (ses militants devaient militer à la CGTU, écartés de la CGT par les dirigeants réformistes), puis avec celui des années trente. Durant toute cette période, des années vingt jusqu'à nos jours, le PC n'a pas été ce parti révolutionnaire que ses fondateurs avaient ambitionné de créer, mais il n'était pas lié et intégré à la bourgeoisie comme l'était la social-démocratie. Ses militants, sans être formés à une politique révolutionnaire, se situaient sur un terrain de classe et la plupart y restaient, ne serait-ce que du fait de l'attitude du patronat qui les considérait comme ses adversaires au quotidien. Du coup, nombre de travailleurs ont vu, et un certain nombre continue à voir, dans la CGT un syndicat où se retrouvent les salariés les plus combatifs, les moins enclins au compromis avec les directions. Ceux aussi qui se réclament plus ou moins d'une tradition politique, qui transmettaient et parfois transmettent encore cette tradition politique autour d'eux, au sein de la classe ouvrière. Et cet acquis-là, car c'en est un, on le doit à la CGT et aux militants du PCF qui l'ont fait vivre. Il faut le reconnaître au moment où ses dirigeants voudraient le liquider, même si on peut faire de nombreux reproches à la politique du PCF, dont celui d'avoir brisé des grèves parmi les plus décisives. Certes, cela n'est pas vrai partout, ni à tous les niveaux de la CGT, mais cette image la marque encore. Et c'est tant mieux !
C'est de cette image que les dirigeants de la CGT voudraient se débarrasser. De deux façons, aussi contestables l'une que l'autre. D'une part, sous prétexte de marquer leurs distances par rapport au PCF et de façon plus générale par rapport aux partis politiques, ils alimentent le préjugé déjà fortement répandu contre la politique et renforcent cette idée profondément réactionnaire, aussi vieille que le mouvement ouvrier lui-même, selon laquelle les travailleurs devraient se défier de l'action politique. D'autre part, en voulant à toute force se forger l'image d'un syndicat de concertation et de proposition, comme la CFDT ou FO, ils s'évertuent non seulement à dévaloriser, à discréditer leur passé, leur histoire, mais en même temps à créditer le réformisme de vertus qu'il n'a pas.
"Concertation", "contestation", le piège des mots
Cette démarche, largement engagée il est vrai, apparaît d'autant plus décalée que patronat et gouvernement ne convient les syndicats à " négocier " que pour faire contresigner leurs propres décisions. Le poids du chômage et les conséquences démoralisantes du passage de la gauche au pouvoir sont tels que le patronat ne se sent obligé de céder quoi que ce soit dans les négociations ni aux travailleurs, ni même aux appareils syndicaux. Le patronat, sous l'arbitrage complice des représentants gouvernementaux, dicte ses conditions, ne laissant à ses interlocuteurs syndicaux que le choix de les accepter, de signer tel ou tel accord ou telle convention, ou de refuser de le faire, pour bien souvent se rallier par la suite. Il n'est qu'à voir la façon dont le Medef traite la notion même de paritarisme. Rappelons-nous, ce n'est pas si vieux, la façon dont le Medef fit accepter la signature du PARE par la seule CFDT. Et on doit malheureusement craindre qu'il agisse de la même manière dans les prochaines négociations si l'on peut parler de négociations sur les retraites.
Les dirigeants de la CGT veulent se dégager de leurs rapports avec le PCF. Mais il est à remarquer que les dirigeants du PS, eux, semblent s'intéresser de près à l'évolution de la CGT, se félicitant même de ses prises de distance avec les partis politiques. Ils y voient peut-être une opportunité de trouver, de manière plus souple, moins formalisée, des relais avec le monde du travail qui lui font défaut aujourd'hui. C'est du moins ainsi que l'on peut interpréter les commentaires des dirigeants socialistes, au lendemain du congrès de la CGT.
Quel sens cela a-t-il de se comparer et de vouloir rivaliser avec la CFDT et FO ? Selon les chiffres publiés, ces deux confédérations comptent un plus grand nombre d'adhérents que la CGT (bien qu'il faille prendre ces chiffres avec prudence car ils émanent des confédérations elles-mêmes). La CGT, selon les chiffres qu'elle a rendu publics à la veille de son congrès, revendique 547 000 adhérents chez les actifs, soit une progression de 49 000 par rapport au précédent congrès, et 131 000 chez les retraités. La CFDT en revendique environ 200 000 de plus. Mais est-ce la preuve que le syndicalisme dit de concertation serait plus payant que celui dit de contestation ? En fait la véritable question ne se résume pas en termes d'efficacité dans le recrutement, mais doit être complétée par d'autres interrogations : qui recrute-t-on, dans quels secteurs, et surtout pour y mener quelle politique, y impulser quelles actions ?
D'ailleurs le chiffre des adhésions n'est qu'un élément parmi d'autres.
Dans le même temps, la CGT est arrivée en tête lors des élections prud'homales de décembre dernier avec, au plan national, 32,1 % des suffrages exprimés contre 25,3 % à la CFDT. Et, significatif, la CGT a obtenu 39,54 % des suffrages dans l'industrie contre 23,67 % pour la CFDT. Comme tous les chiffres globaux, ceux-ci reflètent des situations diverses, mais ils ont le mérite de montrer que l'influence de la CGT ne s'affaiblit pas autant qu'on le dit dans le monde salarié. Et puis, il y a d'autres indications qui, elles aussi, permettent de mesurer l'audience comparée des principales centrales syndicales, comme leur capacité à mobiliser dans les grèves et dans les manifestations, à tous les niveaux. Et sur ce terrain-là, il n'y a pas de doute. La capacité de mobilisation de la CGT dépasse de loin celle des autres syndicats.
Par-delà ces quelques indications au travers de bilans chiffrés, on s'aperçoit que la preuve n'est pas donnée que la concertation est plus payante.
On a introduit, et les dirigeants de la CGT y sont pour quelque chose, un faux débat qui opposerait concertation à contestation. Il y aurait ceux qui se cantonneraient dans une attitude contestataire, protestataire, en un mot négative et stérile, et ceux qui, au travers de la concertation, de la discussion, de propositions, feraient avancer les choses. Cette discussion ne date pas d'aujourd'hui, et elle n'est pas cantonnée au domaine syndical. Mais elle est biaisée, à commencer par le choix des termes, qui n'est pas innocent.
Car contester, c'est tout sauf être négatif. Cela ne signifie pas se réfugier dans une attitude de refus, comme le prétendent ceux qui veulent discréditer l'action syndicale (et du même coup l'action politique). S'opposer par exemple à la réforme des retraites que prépare Raffarin, réclamer dans un premier temps que l'on ne remette pas en cause les 37 années et demie de cotisations qui régissent encore les retraites dans la fonction publique, cela n'est pas être conservateur, comme le disent avec mépris les adversaires de cette politique. C'est tout simplement se battre pour ne pas reculer, afin que cela puisse servir de repère et d'objectif pour l'ensemble des salariés.
Ceux qui vantent les vertus de la concertation nous décrivent une société idéale, qui n'a rien à voir avec la réalité. Ils essayent de nous convaincre que les améliorations du sort des travailleurs ne peuvent venir que du dialogue entre " partenaires " (ce mot lui aussi participe à la mystification) qui adopteraient une attitude raisonnable. Or le dialogue social n'est pas un échange d'arguments entre interlocuteurs loyaux, qui seraient sur un pied d'égalité. C'est en réalité un affrontement qui s'établit à chaque fois sur la base de rapports de forces. En préconisant la primauté du dialogue, à froid, on escamote purement et simplement le fait que ce rapport de forces est au départ en faveur du patronat, ou du gouvernement. Car ces derniers disposent respectivement de l'ensemble des pouvoirs : celui d'embaucher, de licencier, de commander aux forces de l'ordre, d'utiliser des lois et une justice qui sont de leur côté.
En fait, derrière l'opposition des mots se cache une profonde divergence, qui n'est pas nouvelle, entre ceux qui recherchent la concertation et ceux qui regardent la réalité sans la farder, qui reconnaissent comment peut-on en toute honnêteté faire autrement ? que nous sommes dans une société de classes, que la lutte des classes existe, et que la tâche des militants syndicalistes est d'organiser celle du prolétariat de façon à ce que les salariés puissent se défendre, et même prendre ou reprendre l'initiative, face au patronat et à ses complices du gouvernement.
Ce n'est évidement pas le choix qu'ont fait les dirigeants de la CGT. Leur attitude tout au long de ce 47e congrès en a été l'illustration. Leur prise de position sur la question des retraites en a été l'illustration la plus frappante. Il ne fait aucun doute pour personne que la direction de la CGT se prépare à entrer dans la logique proposée par le patronat et le gouvernement Raffarin, consistant à accepter la remise en cause du régime qui subsiste encore dans le secteur public et qui, si elle réussit, servira, tout le monde le sait, de tremplin au gouvernement pour revenir à la charge et s'attaquer à la retraite de l'ensemble des salariés.
Il n'est même pas dit que cette attitude se traduise par un renforcement de la CGT, que ce soit en nombre d'adhésions nouvelles ou sur le plan électoral. Il n'est même pas dit non plus que cela contribue à faire de la CGT l'interlocuteur privilégié qu'elle ambitionne d'être. En la matière, ce sont les patrons et le Medef, et les ministres, qui en décident.
Et même si cela était, qu'est-ce que cela changerait, et pour qui ? Pour les dirigeants de la CGT, ce serait une reconnaissance, un brevet d'honorabilité auprès du patronat et de la bourgeoisie, qui leur sont déjà largement acquis, de toute façon. Mais cela n'augurerait rien de bon pour les salariés.
Heureusement, la CGT ne se résume pas aux ambitions de sa direction et de son appareil. Elle existe et vit grâce au dévouement de ses militants dans les entreprises, qui n'ont pas tous, et de loin, choisi ce syndicat pour les avantages qu'il procure. Car même aujourd'hui, dans de nombreuses entreprises de toute taille, dans les unions locales des villes moyennes, choisir de militer à la CGT amène plus de coups, plus de répression, que de reconnaissance et d'honneurs. C'est cette composante, représentée par ceux qui s'opposent à l'évolution que les dirigeants veulent imprimer à la CGT, qui est sa force vive. Et le congrès a eu le mérite de montrer qu'elle n'est pas quantité négligeable.