L’an passé lors de notre congrès, nous avons évoqué une crise financière qui venait d’éclater. Il y a tout juste un an, en mars 2023, la Silicon Valley Bank et deux autres grandes banques ont fait faillite. De gros déposants ont retiré leur argent et fermé leurs comptes, ce qui a provoqué une vraie panique. Les gens faisaient la queue pour retirer leur argent de ces banques, qui sont tombées dans une spirale infernale.
La question était de savoir si ces faillites bancaires déclencheraient une réaction en chaîne. Personne ne savait quelle banque allait être touchée à son tour par des retraits importants et de plus en plus de banques s’arrachaient les liquidités pour couvrir ces retraits.
Cette panique n’est pas sortie de nulle part. En réalité, l’ensemble du système bancaire prenait l’eau et était au bord de la faillite. Les obligations et autres titres financiers que ces banques détenaient en réserve valaient bien moins qu’un an auparavant. D’énormes mouvements spéculatifs sur les marchés financiers avaient considérablement réduit leur valeur nominale. Si ces banques s’étaient retrouvées obligées de vendre les titres qu’elles détenaient afin de réunir des liquidités, elles auraient perdu très rapidement beaucoup d’argent, au point de ne plus pouvoir poursuivre leurs activités.
Puis, la Réserve fédérale (la Fed) est intervenue. Elle a annoncé qu’elle instaurait un programme de prêts d’urgence pour l’ensemble du système bancaire. Elle a commencé à prêter aux banques tout l’argent dont elles avaient besoin, sans vérifier la valeur réelle de ce que ces dernières lui remettaient en gage. Quelle aubaine ! Essayez donc d’emprunter de l’argent à une banque en présentant des garanties dont la valeur est bien moindre que celle du prêt. Elle se moquerait de vous d’entrée de jeu… à moins que vous ne soyez Donald Trump, bien sûr ! Mais c’est ce que la Fed a offert aux banques.
Tout à coup, comme par magie, aucune banque ne semblait plus à court de liquidités. Cela a contribué à rassurer les gros déposants. La panique bancaire s’est estompée et elle est rapidement devenue un vague souvenir.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. La Fed a poursuivi son programme de prêts d’urgence aux banques en leur prêtant de l’argent à un faible taux. Puis, elle y a ajouté une touche très rentable. Elle a permis aux banques de redéposer l’argent prêté sur un compte distinct portant intérêt auprès de la Fed. La Fed accorde un taux d’intérêt plus élevé sur les dépôts que le taux prélevé sur les prêts, ce qu’aucune banque ne fait pour ses clients. La Fed a transformé son programme de prêts d’urgence en un programme qui fournit aux banques des profits garantis et sans frais.
Cet exemple montre comment les capitalistes utilisent le gouvernement pour les sortir d’une crise de leur propre système et comment le système bancaire lui-même sait tirer des bénéfices d’un plan de sauvetage.
Mais cela ne signifie en aucune façon que la crise sous-jacente est terminée. Elle prend simplement des formes différentes. Aux États-Unis, il y a eu une aggravation de la crise de l’immobilier commercial. Au cours des deux dernières années, les taux d’inoccupation des immeubles de bureaux, des centres commerciaux et des magasins de détail ont été très élevés et cela a causé de lourdes pertes, qui se comptent en milliers de milliards de dollars. Et elles font peser de grandes menaces sur le système bancaire et l’économie dans son ensemble.
Voici comment le Wall Street Journal décrivait la crise dans un article de septembre 2023 intitulé « La spirale infernale de l’immobilier commercial menace les banques américaines » : « Avec l’effondrement actuel du marché de l’immobilier commercial, la perte de milliers de milliards de dollars en prêts et investissements constitue une sérieuse menace pour l’industrie bancaire, et potentiellement pour l’économie au sens large. Ce qui est communément rapporté est largement en dessous de la vérité. Les banques risquent de déclencher un scénario catastrophe dans lequel les pertes sur les prêts inciteraient celles-ci à réduire drastiquement leurs prêts, entraînant de nouvelles chutes des prix des biens immobiliers et, par là même, davantage de pertes ».
Il y a quelques mois, dans l’émission télévisée 60 Minutes, le directeur de la Fed, Jerome Powell, a été interrogé sur la crise de l’immobilier commercial et sur la manière dont elle pourrait affecter la stabilité du système bancaire. Il a donné une réponse banale afin de ne pas attirer l’attention sur la gravité de cette crise. Mais évidemment, la Fed et le gouvernement américain se tiennent prêts à renflouer les banques et les autres compagnies financières si les choses menaçaient de devenir incontrôlables.
C’est ce qu’ils ont fait, à maintes reprises, au cours des 50 dernières années. Depuis 50 ans, l’économie capitaliste est embourbée dans la crise, une crise qui a fait reculer dramatiquement les conditions d’existence des masses laborieuses – situation décrite dans notre texte sur la situation intérieure1. Mais il n’y a pas eu d’effondrement catastrophique comparable à celui provoqué par le krach boursier de 1929. Cela est dû au fait qu’à chaque fois qu’un effondrement se profile, le gouvernement accouche d’un plan de sauvetage. Et ces plans de sauvetage deviennent de plus en plus conséquents. En 1992, un pan entier du système bancaire, celui des banques d’épargne et de crédit, s’est effondré complètement. Le plan de sauvetage a coûté 150 milliards de dollars. À l’époque, cela a été considéré comme énorme. Mais même compte tenu de l’inflation, ce plan qui vaudrait aujourd’hui 500 milliards de dollars est relativement faible comparé aux dizaines de milliers de milliards de dollars qu’ont coûtés les plans de sauvetage mis en place lors de la crise de 2007-2008 ou plus récemment lors de la pandémie.
Cet argent n’est pas gratuit. Le gouvernement fédéral a contracté des montagnes de dettes pour régler les plans de sauvetage. Cela s’ajoute à toutes les autres dettes qu’il endosse pour soutenir, de mille et une manières, les profits de la classe capitaliste.
Pour avoir une idée de la rapidité avec laquelle cette dette a augmenté, il faut savoir que la dette fédérale n’a franchi le millier de milliards de dollars qu’à la fin de 1981. Aujourd’hui, elle est de plus de 34 000 milliards de dollars. Et savez-vous à qui l’ardoise est présentée ? À nous, la population laborieuse. Comme l’a écrit Karl Marx, « La seule partie de la prétendue richesse nationale qui entre réellement dans les biens collectifs des peuples modernes est leur dette nationale. » Vous ne possédez peut-être pas de maison. Vous ne possédez peut-être pas de voiture. Mais il y a une chose que vous possédez de manière incontestable, c’est la dette nationale.
Tous les ans, le gouvernement américain paye les intérêts de cette dette avec l’argent de nos impôts. Cette année, les paiements des intérêts sur cette dette s’élèvent, à eux seuls, à plus de 870 milliards de dollars. C’est plus que le budget officiel de la Défense. Pensez à cela ne serait-ce qu’une seconde. Les États-Unis dépensent plus pour leur armée que les quinze pays suivants réunis, à savoir la Chine, la Russie, le Royaume-Uni, la France, le Japon, l’Allemagne, etc. Eh bien le paiement des intérêts est encore supérieur à cela.
Et c’est ainsi tous les ans. Le Bureau du budget du Congrès estime que, dans les dix ans à venir, les contribuables américains devront payer 12 000 milliards de dollars au titre du paiement des intérêts de la dette – sans même parler du remboursement de la dette elle-même, dette contractée notamment pour assurer le financement des dépenses militaires. Autre comparaison : 12 000 milliards de dollars, c’est égal à la dette globale du gouvernement des États-Unis en 2009. Ce que cela signifie, c’est que les intérêts de la dette engloutissent le reste du budget fédéral, tout comme la commission qu’un joueur doit à son usurier engloutit tout, ou comme les taux d’intérêt et les remboursements des prêts hypothécaires à risque ont explosé il y a 15 ans.
Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir ? Tout ce qu’on peut dire, c’est que la population laborieuse va en subir les conséquences. Cela signifiera au minimum des coupes claires non seulement dans les programmes sociaux, mais également dans la Sécurité sociale et dans Medicare, le système d’assurance maladie des personnes âgées. Cela entraînera un déclin plus marqué du niveau de vie. Pire, cela signifiera de nouveaux effondrements économiques et financiers, à une échelle bien plus grande qu’aujourd’hui.
L’intervention de l’État pour sauver les « canards boiteux » n’est donc pas une panacée, elle ne guérit pas le capitalisme de ses crises. Son seul effet, c’est de repousser l’effondrement à une date ultérieure. Et lorsque tout s’écroule, l’effet est encore plus dévastateur.
En régime capitaliste, il n’y a aucun moyen d’échapper aux crises. Celles-ci font partie intégrante du système, elles sont nécessaires à son bon fonctionnement. Dans une économie dominée par la bourgeoisie, il n’y a aucune planification, aucune coordination. C’est une sorte de chaos caractérisé par le « chacun pour soi », la loi de la jungle. Ainsi, en l’absence de planification et de coordination entre les agents économiques, le seul moyen dont dispose le système pour réguler son fonctionnement, ce sont les crises, c’est-à-dire la destruction périodique et massive de biens de consommation et de moyens de production, et la dette.
Les crises sont produites par le fonctionnement même du système. Sous le capitalisme, l’expansion des forces productives est bien plus rapide que celle des marchés capables d’absorber ce qui est produit. Cela est notamment dû au fait que les capitalistes sont en concurrence les uns avec les autres : c’est à celui qui paiera ses salariés le moins possible afin d’accroître ses profits. Mais, en réduisant les salaires, ils restreignent eux-mêmes le volume du marché qui peut absorber les biens de consommation produits. C’est pourquoi les périodes d’expansion conduisent inéluctablement à des crises de surproduction. Comme Marx et Engels l’écrivent dans le Manifeste du Parti communiste, l’idée même de surproduction aurait été complètement absurde dans les sociétés primitives. En effet, les membres de ces sociétés produisaient uniquement ce dont ils avaient besoin. Mais en régime capitaliste, les usines produisent périodiquement en masse un volume de marchandises qui ne trouvent pas preneur. Ce n’est pas que personne n’en aurait besoin. Mais les gens n’ont pas assez d’argent pour les acheter. Et les usines produisant ces marchandises sont trop nombreuses.
Sous le capitalisme, ces marchandises qui ne peuvent pas être vendues doivent être détruites. Cette destruction est, inutile de le préciser, un énorme gaspillage et un moyen barbare de réguler le fonctionnement de l’économie. Ainsi, les ressources naturelles et le travail qui ont été incorporés dans ces marchandises sont eux aussi détruits. Et alors même que des marchandises invendues, des denrées alimentaires, des chaussures ou encore des véhicules s’accumulent, des gens meurent de faim et sont à la rue. Ces crises conduisent inévitablement les capitalistes et les gouvernements qui les servent à déclencher des guerres, lesquelles entraînent encore plus de morts et de destruction.
C’est complètement fou. Mais c’est inévitable dans le système capitaliste. Cette alternance de phases d’expansion et d’effondrements perdurera tant que le capitalisme existera.
Mais les crises d’aujourd’hui sont très différentes de celles des débuts du capitalisme.
Dans sa jeunesse, alors que le capitalisme s’étendait à toute la planète et conquérait de nouveaux marchés, les crises étaient plus ou moins périodiques, elles se produisaient à peu près tous les huit à dix ans, et faisaient partie de l’expansion du système. Les périodes de recul étaient plus limitées, et les phases d’essor, au contraire, plus longues et plus marquées.
Mais le développement même du capitalisme a détruit ce qui constituait le moteur de son dynamisme. En effet, sa conquête de la planète s’est accompagnée d’une concentration accrue du capital. Ce processus a conduit à l’apparition et à l’essor des monopoles, du capital financier et de l’impérialisme. Et, depuis que le capitalisme est parvenu à ce stade de sénilité et de pourrissement, ses crises sont devenues plus irrégulières en même temps que chroniques.
La dernière grande crise historique à s’être développée jusqu’à sa conclusion a été la Grande Dépression de 1929. Cette crise a été la pire que le système capitaliste ait jamais connue. Elle a conduit aux horreurs du fascisme et à la destruction et aux exterminations de masse durant la Deuxième Guerre mondiale, ainsi qu’à la conception et à l’utilisation de la bombe atomique. Ce déchaînement de destruction et de mort a jeté les bases d’une reprise économique. Mais cette reprise n’a duré qu’une vingtaine d’années, et elle s’est principalement appuyée sur les dépenses militaires et sur la reconstruction de tout ce qui avait été détruit par la Deuxième Guerre mondiale et, avant elle, par la crise de 1929. En outre, la reprise n’a concerné qu’un nombre limité de pays, où seules certaines franges de la classe ouvrière ont vu leur niveau de vie augmenter. Aux États-Unis, les travailleurs de l’industrie automobile ont obtenu des hausses de salaires et des allocations diverses qui les ont hissés au niveau de la classe moyenne. Mais, même dans ce secteur, seul un travailleur sur neuf a pu obtenir une pension de retraite.
Aucun des gains engrangés n’a été durable. Vers la fin des années 1960, alors que la reconstruction s’achevait, l’économie a renoué avec des crises chroniques de surproduction.
Depuis les années 1970, il y a eu de nombreuses récessions. Mais toutes ont été interrompues par des interventions de l’État pour sauver la mise aux capitalistes. Ces crises n’ont pas pu jouer leur fonction de régulation de l’économie. Elles n’ont pas détruit l’énorme volume du surendettement ni fait éclater les bulles spéculatives. Il est certain qu’en l’absence d’interventions de l’État, ces crises auraient conduit à une dépression comparable à celle de 1929. Mais ces interventions ont créé de nouveaux problèmes. Elles ont favorisé l’apparition et le développement d’un surendettement colossal et d’un volume inédit de spéculation, qui pèsent de plus en plus sur l’économie au point de l’étouffer. C’est l’une des raisons pour lesquelles les reprises qui ont succédé à ces récessions ont été limitées et superficielles. Le résultat, c’est une société écrasée par la croissance des inégalités, du chômage, du sous-emploi et des guerres, et marquée en même temps par une croissance inouïe des richesses. Des crises plus terribles encore sont probables. Même aux informations, on parle de plus en plus de la possibilité d’une troisième guerre mondiale comme de la chose la plus naturelle au monde. C’est un moyen de conditionner les gens pour qu’ils acceptent un avenir véritablement barbare. Tout cela est le symptôme d’un capitalisme à l’agonie.
Comme l’écrivaient Marx et Engels dans le Manifeste, les crises, « par leur retour périodique, menacent de plus en plus l’existence de la société bourgeoise ».
C’est précisément pour ça que les travailleurs n’ont jamais cessé de refuser qu’on les écrase, et qu’ils se sont révoltés, encore et encore. Mais ce qui a manqué à chacune de ces révoltes, le facteur qui aurait permis aux travailleurs en lutte d’arracher le pouvoir à la bourgeoisie, c’est le parti. Un parti, ce n’est pas forcément une énorme machine. Mais comme ce parti n’existe toujours pas, eh bien il nous revient à nous, aujourd’hui, de faire le nécessaire pour le construire.
29 mars 2024
1 Voir « Les États-Unis à l’heure de l’escalade guerrière », Lutte de classe, mai-juin 2024, no 240.