Alors que la guerre fait rage en Ukraine et à Gaza et que les journaux les plus sérieux en sont à se demander si la troisième guerre mondiale n’a pas déjà commencé, les politiciens continuent leurs guéguerres d’appareil. Extrême droite, droite, majorité, gauche… tous les politiciens s’excitent, s’insultent et se vouent aux gémonies. Mais ni le gouvernement, ni les principaux partis d’opposition ne sont capables d’apporter d’issue crédible à l’évolution générale catastrophique.
L’opinion publique, telle qu’elle s’exprime dans les élections et les sondages, évolue vers la droite et l’extrême droite sous la pression des crises intérieures et extérieures. Crises, systématiquement exploitées dans le sens le plus réactionnaire qui soit par la plupart des dirigeants politiques.
Chaque attentat sur le sol français frappe les esprits, renforce les peurs, la suspicion vis-à-vis des musulmans et de l’immigration et la volonté de se replier sur la communauté nationale. Cela a encore été le cas, avec le meurtre du professeur dans un groupe scolaire d’Arras, trois ans presque jour pour jour après l’assassinat de Samuel Paty. En juin dernier, l’exécution par un policier du jeune Nahel à Nanterre a touché et suscité la colère d’une fraction de la jeunesse des quartiers populaires. Mais celle-ci a débouché sur trois nuits d’émeutes destructrices et la mise en accusation de cette jeunesse.
Les événements internationaux jouent dans le même sens réactionnaire. « Il ne faut pas importer le conflit israélo-palestinien en France », répète le gouvernement qui a, comme toujours, apporté son soutien inconditionnel à Israël. Et de présenter les massacres perpétrés par le Hamas en Israël comme la suite des attentats du Bataclan ou de Nice, pour nous convaincre que « nous sommes en guerre ». Message qui s’est télescopé avec l’assassinat de Dominique Bernard le 13 octobre dernier et avec la guerre en Ukraine.
Ces événements se précipitent sur fond de drames migratoires permanents. Au moment même où des millions de femmes et d’hommes sont jetés sur les routes par les guerres, les catastrophes climatiques ou l’absence d’avenir, toutes les frontières se ferment à double tour. Quand ces femmes et ces hommes frappent aux portes de l’Europe, ils ne sont plus présentés comme des victimes auxquelles il faut donner refuge, mais comme des menaces dont il faut absolument se protéger.
Le Pen est la première à exacerber cette ambiance de « camp retranché ». Elle peut déployer sans retenue son hostilité aux migrants et aux musulmans et demander plus d’autorité, plus de frontières, plus de police et plus d’armée. Ces idées devenues banales, ordinaires pourrait-on dire, sont copiées par la plupart de ses concurrents. Certains s’inquiètent déjà d’une victoire de Le Pen à la prochaine présidentielle. Outre que notre avenir se décide peut-être au Moyen-Orient ou à Washington, l’arrivée de Le Pen au pouvoir serait celle d’une marionnette de la grande bourgeoisie. Depuis longtemps, l’héritière du Front national a choisi de se couler dans le moule institutionnel et électoral. Elle s’est faite la championne d’une droite anti-immigrés. Si elle parvenait au pouvoir, elle s’érigerait comme tous ses prédécesseurs en superintendante du grand capital. Elle pourrait reconduire Darmanin à l’Intérieur, car elle ne ferait rien de très différent de ce qu’il fait aujourd’hui ou de ce que fait l’ancienne admiratrice de Mussolini, Giorgia Meloni, à la présidence du Conseil italien.
« N’est pas fasciste qui veut », avons-nous déjà expliqué, car le fascisme n’est pas qu’une question de phraséologie réactionnaire, mais aussi de forces sociales. La situation peut cependant changer brutalement et ceux qui suivent Le Pen pourraient tout aussi vite renouer avec les rêves fascisants du père. Mais aujourd’hui, le RN ne déparerait pas dans un gouvernement d’unité nationale. En Israël, Netanyahou a mis en place un cabinet de guerre avec son principal rival, Benny Gantz. On peut imaginer un tel gouvernement, ici aussi, tant à chaque attentat et à chaque nouvelle menace, les appels à l’unité sont régulièrement repris en chœur, du RN au PCF en passant par EELV et le PS.
Les démarcations politiciennes se brouillent sous l’effet des calculs électoraux de plus en plus tortueux, vu la défiance et la volatilité de l’électorat. Ainsi, une partie des Républicains a décidé de ne pas voter la loi sur la retraite à 64 ans. Pour isoler Mélenchon, le PS, EELV et le PCF hurlent avec les loups contre La France insoumise (LFI), accusée de complaisance vis-à-vis du Hamas et d’antisémitisme. Et on assiste, a écrit le journal Le Monde, « au renversement de la figure du mal », avec une dédiabolisation du RN et une diabolisation de La France insoumise. Opération à laquelle Le Monde n’est d’ailleurs pas étranger.
À gauche, la seule force politique qui a incarné « la figure du mal » a été, pendant longtemps, le Parti communiste. Alors que Staline a cherché l’intégration de l’URSS dans l’ordre impérialiste dès les années 1930 et a poussé les partis communistes à la politique des Fronts populaires d’abord, puis de la Résistance ensuite, le PC a longtemps suscité la méfiance de la bourgeoisie et représentait, aux yeux du système politique bourgeois, un corps étranger.
Ce qui le disqualifiait aux yeux de la bourgeoisie était ses liens avec la bureaucratie soviétique et surtout son implantation physique et le dévouement de militants liés aux travailleurs dans les entreprises comme dans les quartiers populaires. Sa force, il ne l’avait pas acquise par ses coups de gueule à l’Assemblée nationale. Il l’avait héritée de l’enthousiasme que la révolution russe avait soulevé dans le prolétariat du monde entier.
Le PCF a dilapidé cet héritage au fur et à mesure de ses trahisons des intérêts de la classe ouvrière. Montrer patte blanche et fidélité à l’ordre bourgeois ne suffisait pas pour qu’il soit accepté dans le jeu politique comme un parti comme un autre. Il a fallu qu’il perde son crédit dans la classe ouvrière et devienne donc inoffensif aux yeux de la bourgeoisie. Aujourd’hui, Fabien Roussel, le secrétaire général du PCF, est devenu la coqueluche des politiciens, tant il aime faire le buzz en se plaçant du côté du conformisme, de l’ordre national, de sa police et de son armée.
Non seulement La France insoumise n’occupe pas le vide laissé par le PCF dans la classe ouvrière, mais elle ne se revendique ni de la révolution russe, ni de Marx, ni de la lutte de classe, puisque, d’après son maître à penser Mélenchon, il n’existerait plus aujourd’hui qu’une lutte des citoyens contre l’oligarchie. Si La France insoumise est actuellement ostracisée, ce n’est pas qu’elle constitue une menace sociale ou politique. LFI ne peut même pas se prévaloir d’avoir plus d’influence sur les classes populaires que n’en a le RN. Elle est simplement le meilleur punching-ball politicien pour ceux qui, comme le PS, n’ont pas digéré la fin de l’alternance qui les ramenait au pouvoir de temps en temps, ou ceux qui, en mal de polémiques et de démagogie, voudraient que tout le monde pense comme eux.
Islamo-gauchistes pour les uns, cinquième colonne pour d’autres, l’entreprise de diabolisation médiatique contre LFI, pourtant totalement intégrée au monde des politiciens, donne une petite idée du rouleau compresseur qui écrasera les opposants lorsque le gouvernement et l’État décideront de faire marcher au pas toute la population.
Cette année a été marquée par la mobilisation contre le report de l’âge de la retraite à 64 ans. Les manifestations ont été nombreuses, massives et ont amalgamé le monde du travail dans une opposition franche et nette. Du début jusqu’à la fin, la classe ouvrière a répondu présente. Cette mobilisation s’est cependant faite sous l’égide des confédérations syndicales, « les agents de la bourgeoisie dans le prolétariat », comme disait Trotsky. Et il n’y a pas eu de travailleurs prêts à déborder le cadre fixé par l’intersyndicale, conduite par la CFDT, confédération qui se veut la plus « responsable et constructive » vis-à-vis de l’ordre social. Sans grève massive et déterminée, il n’y a eu, nulle part, la possibilité de voir apparaître des militants du mouvement et de construire des comités de grève.
Pour nous guider dans notre agitation et dans nos interventions, nous nous basons sur le Programme de transition de Trotsky. Il a été écrit en 1938, dans une période de crise et de marche à la guerre qui ressemble à la nôtre sur bien des points. Mais les grands événements ne se répètent jamais à l’identique. Leur déroulement, leur conjugaison et leur rythme sont différents. Le Programme de transition ne nous donne pas de schéma à suivre. Rappelons-nous qu’il y a seulement trois ans, l’objectif d’indexation des salaires n’était qu’une abstraction étant donné la quasi-disparition de l’inflation. L’essentiel de notre propagande était alors centré sur le chômage et la répartition du travail. Les événements peuvent se précipiter et mettre à l’ordre du jour des problèmes qui, hier encore, n’existaient pas. Il faut donc avoir assez de liens dans la classe ouvrière et avoir en permanence la volonté de s’y implanter pour comprendre les préoccupations des travailleurs et y répondre politiquement.
Dans Que faire ?, Lénine décrit sa démarche pour construire l’organisation révolutionnaire : « Réclamer la concentration de tous les efforts en vue de rassembler, d’organiser et de mobiliser une troupe permanente ». Ce travail, expliquait-il, ne détache pas l’organisation des masses, « dès lors qu’elle s’occupe exclusivement d’une agitation politique étendue et multiforme, c’est-à-dire d’un travail qui justement tend à rapprocher et à fusionner en un tout la force destructive spontanée de la foule et la force destructive consciente de l’organisation des révolutionnaires. » Il faut assurer « à l’organisation social-démocrate de combat la souplesse indispensable, c’est-à-dire la faculté de s’adapter immédiatement aux conditions les plus variées et rapidement changeantes de la lutte. […] Ce serait une très grave erreur si, en bâtissant l’organisation du parti, on ne comptait que sur des explosions et des combats de rue, ou sur “la marche progressive de la lutte obscure, quotidienne”. Nous devons toujours faire notre travail quotidien et toujours être prêts à tout, parce que très souvent il est presque impossible de prévoir l’alternance des périodes d’explosion et des périodes d’accalmie. […] Et l’on ne saurait se représenter la révolution elle-même sous la forme d’un acte unique : la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profonde. »
Notre classe, c’est le prolétariat. Le recul matériel et politique subi par les travailleurs et, de ce fait, par la société tout entière n’est pas l’échec du marxisme. Comme l’écrivaient Marx et Engels dans Le Manifeste du parti communiste : « Le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois ». Cette évolution n’a pas cessé. Le prolétariat est même plus puissant numériquement qu’au temps de Marx et Engels.
Intégrés dans la mondialisation capitaliste, les pays les plus pauvres, en Afrique, en Asie, en Amérique latine, transforment de nouveaux bataillons de paysans en prolétaires. Prolétariat qui s’ajoute à celui, évolutif lui aussi, des pays impérialistes, car si de vieux bastions ouvriers ont disparu dans des pays comme la France, de nouveaux apparaissent, par exemple dans les services. Quels que soient les défaites et les reculs, le prolétariat reste la seule force révolutionnaire de la société. Un réveil politique des exploités visant le renversement du pouvoir de la grande bourgeoisie serait la principale menace pour la classe dominante. Car comme l’ont montré les grandes vagues révolutionnaires, un tel réveil politique peut être contagieux à l’échelle internationale.
« La crise de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire du prolétariat », écrivait Trotsky en 1938 dans le Programme de transition. Cette crise de la direction a démarré par la tête, avec la trahison de la social-démocratie et le stalinisme. Elle a découragé et éloigné de l’activité et de l’organisation une frange croissante de militants, puis s’est diffusée au prolétariat lui-même, parmi lequel la conscience de constituer objectivement une classe sociale s’est affaiblie. Quant à la conscience politique de classe, elle est devenue marginale.
Il faut tout reconstruire à partir de la classe ouvrière internationale car le salut viendra du prolétariat ou ne viendra pas. S’il existe des militants pour en défendre la perspective, ce sont les luttes futures de la classe ouvrière qui permettront de faire renaître un véritable parti ouvrier révolutionnaire. Car seul un sursaut de combativité et un regain de confiance des travailleurs dans leurs propres forces, peuvent faire surgir des milliers de militants dans les entreprises et dans les quartiers populaires prêts à se consacrer aux combats de leur classe et à la construction d’un parti révolutionnaire.
27 octobre 2023