Crise et guerres au temps du capitalisme sénile

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décembre 2024-janvier 2025

I. RELATIONS INTERNATIONALES

Année de crise, de guerres, année d’enfoncement dans la barbarie et de répétition ou, comme on le dit pour les séismes, de réplique de l’année précédente. Mais ce n’est pas que cela, c’est aussi une aggravation, ne serait-ce que du fait de sa durée.

Un an de plus, c’est l’illustration que la bourgeoisie n’a pas fait, n’a pas pu faire un pas de plus pour sortir de la crise de son économie.

Un an de guerre de « haute intensité » entre la Russie et l’Ukraine, comme au Moyen-Orient, c’est des dizaines de milliers de morts, des destructions colossales et, bien au-delà des victimes actuelles, la certitude croissante que la plongée dans la barbarie est faite pour durer et que la domination de la bourgeoisie impérialiste sur la planète n’a que cet avenir-là à offrir à l’humanité.

La phase actuelle d’une crise qui dure déjà depuis un demi-siècle se situe dans ce que les économistes bourgeois désignent de plus en plus souvent sous le nom de « crise séculaire ». Elle s’est aggravée à partir des années 1970 par la succession rapide de la crise du système monétaire international, la suppression de la convertibilité du dollar, les crises successives du pétrole.

Cette crise séculaire a mis définitivement fin aux « Trente Glorieuses » (en réalité, une courte période pendant laquelle la machine de l’économie capitaliste a redémarré avec, pour principal moteur, la reconstruction après les destructions de la Deuxième Guerre mondiale). Les crises rythment toute l’histoire du capitalisme depuis ses débuts et en constituent une des phases de développement. Mais, contrairement aux crises du capitalisme ascendant, qui étaient suivies d’une nouvelle période d’essor, les crises du capitalisme sénile de l’époque impérialiste ont tendance à se prolonger, voire à se perpétuer (d’où l’expression « crise séculaire »).

Pour ce qui est de l’évolution de la phase actuelle de la crise, tout indique qu’elle va s’aggraver. C’est ce qu’en disent la bourgeoisie elle-même et ses porte-parole plus ou moins autorisés. La presse bourgeoise, en particulier économique, semble hantée par la crainte d’une éventuelle crise financière dans un monde capitaliste largement financiarisé, susceptible d’aboutir à un effondrement économique comparable à celui de 1929, peut-être en pire.

Ce n’est jusqu’ici pas le cas de la crise présente. On peut en tirer la conclusion que, jusqu’ici, l’économie mondiale y a échappé, mais aussi, et c’est bien plus vraisemblable, que le pire est encore devant nous.

Un des plus importants indices de l’état de l’économie capitaliste mondiale est l’état des échanges. Pour le moment, le commerce mondial ne s’est pas effondré, malgré les mesures protectionnistes prises par les puissances impérialistes, et principalement par les États-Unis, qui dominent la production et le commerce mondiaux. La multiplication des mesures protectionnistes commence cependant à affecter même cet indice. « Le commerce mondial perd de son dynamisme », affirme un titre des Échos du 26 août 2024. Pour préciser que « ce ralentissement est dû en grande partie à une baisse des performances à l’export des pays de l’Union européenne (UE) ».

Changements dans les rapports de force entre pays impérialistes

Les statistiques globales concernant l’ensemble des puissances impérialistes dissimulent un changement des rapports de force entre elles.

Rien que par sa durée, en exacerbant les rivalités, la crise a déjà profondément affecté les rapports de force économiques mondiaux, notamment entre les États-Unis et l’Europe. Le même article du quotidien économique pointe plus particulièrement « l’évolution en Allemagne où les exportations de produits chimiques et d’autres biens manufacturés ont reculé ».

Un récent numéro des Échos (12 septembre 2024) commente un long rapport de Mario Draghi « remis à Bruxelles » qui « alerte sur une économie européenne en danger ». Sur le mode de l’affolement, il y parle de l’insuffisante compétitivité de l’économie européenne, pour lancer l’avertissement « soit on agit, soit cela sera une lente agonie ».

Le choix des mots est pesé ! Et ce n’est pas un journaliste qui commente, Draghi étant une des personnalités les plus marquantes du monde bourgeois. Et il parle de l’Europe à l’agonie. Il ne parle pas de la nécessité de mieux concurrencer les Russes ni même la Chine. Il parle des États-Unis. Et on se rend compte que, dans sa conscience d’homme responsable de la bourgeoisie européenne, sa crainte est que l’Europe soit en train d’agoniser face aux États-Unis et à la concurrence américaine. Et de pointer les responsabilités : l’insuffisance des investissements productifs.

La grande découverte ! Combien d’éditoriaux avons-nous consacrés à cela depuis les années 1970 ? Oui, la bourgeoisie a de moins en moins tendance à investir dans la production et de plus en plus dans la spéculation en amplifiant la crise. Quand Trotsky constatait, en 1938, dans le Programme de transition à quel point la bourgeoisie était perdue, désemparée, affolée devant les soubresauts de sa propre économie, il décrivait une réalité oh combien ressemblant à la réalité d’aujourd’hui.

Voilà pour le constat. Ce constat du décalage croissant entre l’économie européenne et l’économie américaine est en même temps un constat d’échec pour l’Union européenne. Les raisons de cet échec résident dans un autre constat : malgré la longue et laborieuse « construction européenne », l’Europe n’est pas unifiée et les États différents qui la composent restent en concurrence les uns avec les autres. L’Union européenne n’est en rien l’unification de l’Europe, mais une arène supplémentaire dans laquelle continuent à s’affronter les pays capitalistes d’Europe. Non seulement l’Union est limitée, mais elle est réversible.

La libre circulation à l’intérieur de l’Union européenne était une des rares retombées de l’Union favorable à l’ensemble de la population. Ladite « libre circulation » des personnes – faut-il le rappeler ? – est toujours restée une sinistre plaisanterie pour tous ceux qui n’ont pas la citoyenneté d’un des pays de la zone Schengen. Mais la décision récente de l’Allemagne de rétablir le contrôle à ses frontières rappelle avec quelle facilité un des États de l’UE peut du jour au lendemain jeter à la poubelle cette mesure emblématique.

Et il ne s’agit là que d’un aspect de l’Union, mineur pour les différentes bourgeoisies nationales. Mais, dans la plupart des domaines essentiels – armées, forces de répression, administrations, institutions politiques, fiscalité, législations sociales, ensemble de lois, etc. –, l’Europe n’a pas surmonté le morcellement de ses États. Dans la rivalité entre l’Europe et les États-Unis, c’est un handicap rédhibitoire.

L’effondrement financier encore à l’état de menace

Quand on compare la crise actuelle et celle de 1929, on constate qu’au plus fort de celle-ci, par l’effet de la crise elle-même ou par suite de mesures économiques protectionnistes, le commerce international s’est véritablement effondré. La valeur des échanges internationaux a été divisée par trois entre 1929 et 1933. Aujourd’hui, ce n’est pas du tout le cas, ni pour les échanges, ni pour la production.

La grosse différence pour le moment entre la crise actuelle et la longue dépression qui a suivi 1929, c’est que la grande bourgeoisie continue à faire des profits considérables. Elle le fait au détriment de la classe ouvrière, des salariés, des retraités ; au détriment aussi de tout ce qui, dans les services publics, est utile aux classes populaires : santé, éducation, transports publics, etc. Elle réalise ses profits essentiellement par la spéculation et la finance.

Les opérations financières qui participent à la répartition de la plus-value entre capitalistes se transforment en facteurs amplificateurs de la crise. Les publications financières spécialisées reflètent l’inquiétude profonde de la grande bourgeoisie devant la menace d’un effondrement financier. Un effondrement financier d’une ampleur qu’on n’a pas encore connue. On l’a effleuré en 2008. Il n’est cependant pas allé aussi loin que dans les années qui ont suivi 1929. Les Échos du 17 septembre 2024 affirment néanmoins, dans un entrefilet, que « les États européens se pressent de solder le fardeau de la crise de 2008 », et qu’« à lui seul, l’État néerlandais a dépensé 27 milliards d’euros pour sauver ABN AMRO (la première banque des Pays-Bas) de la faillite ». Il s’agit pourtant seulement d’un petit État impérialiste…

Le spectre d’une crise financière majeure a de quoi hanter la grande bourgeoisie !

Intelligence artificielle : de la promesse scientifique et technique aux spéculations réelles

Les promesses d’augmentation de la productivité et les spéculations sur ces promesses sont tellement entremêlées que les grosses têtes de la bourgeoisie y perdent complètement leur latin. Il en va ainsi pour cette actualité à la mode aussi bien chez les économistes que chez les journalistes et, par leur biais, chez le grand public : l’intelligence artificielle, IA pour les intimes…

La rigueur scientifique s’y mêle à l’imagination la plus fantaisiste et à la spéculation la plus débridée, avec quelques détours du côté de la psychanalyse.

Sous le titre « Nvidia : l’empereur des puces électroniques confronté aux premiers doutes sur l’IA », Le Monde du 20 août 2024 revient sur le mécanisme spéculatif qui est en train de s’emballer autour de cette société : « Le héros de cette histoire, Jensen Huang, cofondateur et PDG de l’entreprise Nvidia […], il faut dire qu’avec Elon Musk il est la personnalité la plus en vue de la Silicon Valley. L’une des plus riches, aussi. Car sa société, dont il possède 3,5 % du capital, ne vaut plus 1 000 milliards de dollars en Bourse, comme indiqué sur la plaque, mais plus de 2 500 milliards. Le 18 juin, elle a même dépassé Microsoft et Apple, à l’altitude extrême de 3 300 milliards de dollars, pour devenir brièvement la firme la plus chère du monde.

Pourtant, Nvidia ne produit ni smartphones, ni ordinateurs, ni logiciels, juste des cartes électroniques. Mais celles-ci sont magiques. Elles sont les clés d’entrée dans le monde inquiétant et fascinant de l’intelligence artificielle (IA). Par leur vitesse de calcul et leur souplesse d’utilisation, elles sont pour l’instant sans égales sur le marché. Résultat, quand Microsoft, Google ou Amazon ont décidé, en 2023, d’investir des dizaines de milliards de dollars dans des centres de données destinés à entraîner les modèles d’IA, comme le robot conversationnel ChatGPT d’OpenAI, ils n’ont pas eu d’autre choix que de frapper à la porte de Nvidia. Et leurs milliards sont tombés directement dans la poche de la compagnie de San José.

Sur l’année 2023 (exercice fiscal clos fin janvier), ses ventes ont bondi de 126 %, à 61 milliards de dollars, et son bénéfice net a frôlé les 30 milliards. Du jamais-vu dans le monde austère des fabricants de puces, ni même dans la technologie en général. Intel, aux temps glorieux de son monopole sur les PC avec Microsoft, n’a jamais atteint une telle performance. Pas plus qu’Apple en pleine frénésie de l’iPhone. À tel point que les analystes sont perplexes devant un tel engouement : feu de paille, bulle ou changement d’époque ? » La question est posée. En fonction de la réponse, commence la spéculation.

« Les mathématiques au secours du trou d’air de l’IA », titraient Les Échos du 27 août 2024 :

« Au fur et à mesure que les recherches avancent, apparaît la nécessité de reprendre des travaux en mathématiques fondamentales, où l’on peut à la fois identifier des invariants […] et une infinité de façons de les mettre en œuvre. »

Une étude, publiée fin juin, d’une des plus puissantes banques du monde, Goldman Sachs, apporte sa réponse dans l’immédiat d’une façon lapidaire : « IA générative : trop de dépenses, trop peu de bénéfices ? » (Le Monde du 20 août 2024).

Pour un patron de banque, un centime est un centime, ou plutôt un milliard de dollars est un milliard de dollars.

Mais ce constat n’empêche pas des couches successives de spéculateurs de parier comme on parie au PMU sur le cheval qu’on espère gagnant. Et, pour corser leurs paris, certains misent en cryptomonnaies.

De la finance à la monnaie : autre filière de propagation

Un effondrement financier implique pour ainsi dire mécaniquement des soubresauts monétaires plus ou moins graves, soubresauts qui peuvent être des vecteurs de transmission de la crise financière.

Pour le moment, le pivot de fait du système monétaire est le dollar. Pour une multitude de raisons parmi lesquelles le morcellement de l’Europe entre États aux intérêts différents, voire opposés, l’euro n’a pas réussi et de loin à remplacer le dollar. Aucune des grandes monnaies existantes – yen japonais, yuan chinois, livre sterling britannique – n’y a réussi. À bien plus forte raison les projets, notamment ceux attribués aux BRICS (association entre le Brésil, la Russie, la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Égypte, l’Éthiopie, les Émirats arabes unis), de créer une devise susceptible de remplacer le dollar, sont tout à fait fantaisistes. Faire concurrence au dollar à tel ou tel niveau – régional ou en fonction de telle ou telle circonstance géopolitique – peut arriver, mais le remplacer, non.

La menace d’une crise financière est complétée par celle de crises monétaires. Premier indice d’une ou de futures crises monétaires : l’emballement actuel du prix de l’or.

Montée guerrière

À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, personne ne pouvait prévoir par quel cheminement les « divers conflits et explosions sanglantes » se confondront en « un incendie mondial » (Programme de transition). Il n’y a aucune raison non plus que le processus actuel soit une copie de celui de la Première, ni de celui de la Deuxième Guerre mondiale. La seule certitude, c’est son inévitabilité.

Dans son passé, la bourgeoisie peut trouver une multitude de processus résultant d’une multitude de situations ayant poussé à la généralisation de la guerre. Elle peut en trouver déjà dans sa prime jeunesse, à commencer par les périodes où la bourgeoisie ne postulait même pas vraiment au pouvoir et se contentait encore d’apporter sa contribution, notamment financière, à des guerres menées par la classe féodale, qui la précédait comme principale classe exploiteuse.

La longue période à laquelle les historiens ont fini par donner le nom de guerre de Cent Ans, la dernière d’une telle longueur, était dans une large mesure encore une succession de guerres féodales. Elle s’est étendue sur 116 ans 4 mois et 15 jours, de 1337 à 1453. Et, malgré son caractère dynastique féodal, la bourgeoisie, ses intérêts et son argent commençaient à y jouer un rôle capital.

Quant à la guerre de Trente Ans, dont les phases belliqueuses étaient plus fréquentes, entrecoupées de trêves plus ou moins importantes, commencée en 1618, elle s’est terminée en 1648 par le traité de Westphalie. Dans certaines régions de la future Allemagne, la perte de population atteignit entre 66 et 70 %. Par bien des côtés, cette guerre, dont les principaux motifs affirmés étaient religieux, opposant des princes protestants à un empereur et à d’autres princes catholiques, a dessiné la carte de l’Europe jusqu’à la Révolution française et aux guerres napoléoniennes.

La bourgeoisie impérialiste devenue sénile a de quoi trouver des précédents dans le passé… Mais elle dispose aujourd’hui de moyens matériels autrement puissants. Et la comparaison n’est pas seulement anecdotique : la guerre au Moyen-Orient, si l’on en fixe le début à la déclaration Balfour en novembre 1917, dépasse déjà largement les cent ans. C’est dans cette déclaration que la Grande-Bretagne, future puissance mandataire, voulant prendre la succession de la domination turque, se déclara en faveur d’un « foyer national pour le peuple juif » en Palestine : une terre deux fois promise…

Dans la crainte de la crise financière

Tout en alimentant les inquiétudes de ses hommes politiques et de ses journalistes, tant qu’il n’y a pas une véritable crise financière avec des effets comparables à ceux qu’a connus le monde capitaliste à partir de 1929, la grande bourgeoisie n’a pas besoin de s’inquiéter tant que les profits rentrent. Quelle que soit la valeur réelle de la monnaie dans laquelle ils se réalisent, cela donne le temps pour préparer la suite, notamment une aggravation de la montée guerrière.

S’il est incontestable que le prolétariat n’est absolument pas préparé à la guerre, dans bien des domaines c’est même vrai, d’une certaine façon, pour la bourgeoisie. En témoigne le retard pris dans la capacité des grandes puissances à livrer des armes y compris à l’Ukraine.

La guerre russo-ukrainienne comme la guerre au Moyen-Orient sont de bonnes écoles pour les états-majors. Elles le sont déjà dans un certain nombre de domaines : par exemple, l’utilisation massive de drones, leur fabrication, etc. Comme, dans un tout autre ordre d’idées, la guerre souterraine dans laquelle l’armée israélienne est en train d’acquérir une compétence sans précédent contre le Hamas et, depuis peu, contre le Hezbollah au Liban.

Il en va certainement ainsi de bien d’autres domaines couverts par le secret militaire, qui relativisent d’ailleurs la menace réelle d’une guerre nucléaire. Une éventuelle guerre nucléaire ne se livrera pas avec les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, qui datent de près de 80 ans.

À en juger par le peu de choses qui filtrent du secret militaire des états-majors, la préoccupation de ceux-ci est plus d’adapter les armes nucléaires, de les rendre plus maniables et donc plus utilisables dans des circonstances variées.

Rappelons d’ailleurs qu’au temps de la guerre froide entre le monde occidental et l’URSS, cette confrontation, tout en alimentant ce qu’on a appelé à l’époque « l’équilibre de la terreur », n’a finalement pas entraîné la guerre nucléaire.

Rien ne dit que la montée guerrière aboutira, à telle ou telle phase de son développement, à une copie de la Première ou de la Deuxième Guerre mondiale. Elle peut très bien se poursuivre, s’approfondir en prolongeant ce qui se passe actuellement. Paradoxalement, il est tout aussi vraisemblable que la montée guerrière sous la bourgeoisie sénile et le capitalisme en crise reproduise les guerres menées avec la collaboration de la bourgeoisie naissante, au temps du capitalisme en train d’émerger de la gangue féodale…

À la recherche d’alliés

L’effort permanent pour trouver des alliés fait déjà partie intégrante de la guerre. Toutes celles du passé rappellent que la recherche de nouveaux alliés non seulement se poursuit mais s’intensifie pendant les guerres elles-mêmes. Elles montrent par la même occasion que les changements de camp peuvent se multiplier et que la configuration des alliances d’aujourd’hui ne préjuge pas de ce qu’elle sera dans la durée.

La presse mentionne de plus en plus fréquemment le cas de l’Afrique, où la décrépitude en cours de la Françafrique ouvre de nouvelles possibilités et rebat bien des cartes issues de la conférence de Berlin, du 15 novembre 1884 au 26 février 1885, qui a tracé pour plus d’un siècle les frontières en Afrique sans tenir compte des appartenances ethniques des populations. Si les deux guerres mondiales ont modifié la carte de l’Afrique, principalement au détriment de l’impérialisme allemand, elles ne l’ont fait que de façon marginale.

Les usages que le capitalisme pouvait faire des richesses minières, considérables, de ce continent ne sont pas les mêmes aujourd’hui qu’au 19e siècle, au moment du partage de l’Afrique. Que l’on songe seulement à l’uranium du Niger, ou aux multiples métaux du Congo ex-Zaïre, indispensables aux voitures électriques. La rivalité entre grandes puissances pour les contrôler risque d’être plus féroce.

Le Monde du 22 août 2024 a titré : « Un an après la disparition d’Evgueni Prigojine, le fondateur du groupe paramilitaire Wagner : l’Afrique, nouvelle ligne de front entre Occident et Russie ».

Rien d’étonnant à ce que l’écroulement de la Françafrique ait ouvert des appétits pour le continent africain !

Il est cependant à constater que, si l’expression du Monde « retour gagnant de la Russie en Afrique » est fortement exagérée, il n’en reste pas moins que les atouts de la Russie de Poutine proviennent, pour une large part au moins, de l’héritage de feu l’URSS, de sa politique d’alliance avec des régimes qualifiés à l’époque de progressistes, c’est-à-dire qui, dans le contexte d’hostilité entre les blocs, refusaient de s’aligner systématiquement sur Washington. Par conséquent, de façon ô combien indirecte, ces atouts proviennent de la révolution russe elle-même.

Un de ces héritages lointains était pendant la guerre froide l’invitation pour ainsi dire permanente d’intellectuels de pays africains à faire leurs études à Moscou. Cela a créé à cette époque des liens, parfois personnels, entre ces étudiants africains et des Soviétiques pour qui cela a ouvert une possibilité de quitter l’URSS. Des deux côtés, officiers des armées africaines et encadrement russe, c’est la même génération qui se trouvait aux manettes.

Le soutien quasi unanime des puissances impérialistes à l’Ukraine dans sa guerre contre la Russie focalise, à juste raison, l’attention sur les menaces de confrontation plus directe entre cette dernière et l’OTAN, expression militaire des puissances impérialistes.

Cela peut représenter une phase dans l’évolution guerrière d’un monde en train de se militariser. La Russie de Poutine est déjà directement engagée dans la guerre, même si, pour l’instant, les puissances impérialistes multiplient les lignes rouges pour montrer qu’elles ne sont pas encore dans un engrenage que l’on ne peut plus arrêter.

L’attention des chefs politiques et militaires de l’impérialisme américain est tournée cependant vers la Chine. Celle-ci est engagée dans une course aux armements avec les États-Unis, course qui se traduit dans les statistiques. Toute l’Asie de l’Est jusqu’à l’Australie participe à une fiévreuse recherche d’alliances.

Le détroit de Taïwan (ou détroit de Formose), qui sépare la Chine continentale de l’île de Taïwan, est un des endroits les plus chauds de la planète. Avec un autre dans la même région, la frontière qui sépare la Corée du Nord de la Corée du Sud. Soixante-dix ans après la guerre de Corée, la paix n’a toujours pas été signée entre les deux parties de ce même pays, toujours séparées par des barbelés et des champs de mines.

Et ce qui est une évidence dans la réalité des faits est clairement exprimé dans un article de la revue américaine ­Foreign Affairs, publié le 1er octobre 2024 et signé par Antony Blinken, celui qui tient le poste de ministre des Affaires étrangères de Biden.

L’article commence par : « Une concurrence féroce est en cours pour définir une nouvelle ère dans les affaires internationales. Un petit nombre de pays – principalement la Russie avec le partenariat de l’Iran et de la Corée du Nord ainsi que la Chine – sont déterminés à modifier les principes fondamentaux du système international… Ils cherchent tous à éroder les fondements de la force des États-Unis : leur supériorité militaire et technologique, leur monnaie dominante et leur réseau inégalé d’alliances et de partenariats… »

Et Blinken de coller l’étiquette de « puissances révisionnistes » à ces États, tout en précisant, un peu plus tard, que de tous ces États « la Chine est le seul pays qui a l’intention et les moyens de remodeler le système international, le concurrent stratégique à long terme le plus important ».

Et pourtant, de part et d’autre, tout en ayant le doigt sur la gâchette, nulle part sur la planète la Chine et les États-Unis ne sont en conflit militaire direct. Mais tout le monde redoute que cela puisse arriver à la suite de n’importe quelle provocation, voire de n’importe quel accident, tant il y a de navires de guerre et de bombardiers à se croiser en mer de Chine.

Pourquoi la Chine ?

Dans un texte préparatoire à l’un de nos congrès, publié en décembre 1971, nous avions résumé nos positions sur la nature de classe de l’État chinois. Nos positions étaient aux antipodes de celles de l’ensemble du mouvement trotskyste, à commencer par celles du principal courant qui se revendique de l’étiquette 4e Internationale et se pose en héritier de Trotsky.

Ce texte, intitulé Le cas des pays sous-développés en rupture politique avec l’impérialisme, parle de la Chine, en même temps que de la Yougoslavie, de Cuba, de l’Albanie et du Vietnam du Nord, dans les termes suivants :

« Bénéficiant de circonstances historiques exceptionnelles, quelques rares pays sous-développés […] ont été amenés à rompre politiquement et économiquement avec l’impérialisme et se sont trouvés, de ce fait, engagés dans toute une série de réformes économiques et sociales destinées à leur permettre de survivre, à défaut de se développer. »

Ce texte a été rédigé à une époque où, dans les milieux politiques au sens large, la Chine était considérée comme un pays communiste. Nous tenions à y affirmer, par rapport en particulier au reste du mouvement trotskyste, non seulement que ce n’était pas le cas, mais que ce ne sont nullement des États ouvriers, mais des États bourgeois. Ils représentent cependant par rapport aux autres États des pays sous-développés des originalités profondes.

En premier lieu, du fait que des représentants politiques radicaux de la bourgeoisie nationale, agissant au nom d’une idéologie vaguement humaniste, comme Castro, ou avec une étiquette communiste, comme Mao et Tito, ont réussi à prendre la tête de soulèvements paysans et, s’appuyant sur ces derniers, à conquérir le pouvoir au nom de la « bourgeoisie nationale. » Pour conclure que « le Parti communiste chinois […] a été à l’origine un parti prolétarien, coupé par la suite du prolétariat (cf. l’écrasement de la révolution prolétarienne chinoise en 1927) et qui a fini par lui tourner consciemment le dos en choisissant comme programme celui de la bourgeoisie nationale (dénonciation de la lutte des classes au nom du bloc des quatre classes, résistance nationale antijaponaise, etc.) et comme troupes la paysannerie encadrée par l’intelligentsia. Ainsi, malgré leur étiquette, le rôle des partis communistes avait été, pour reprendre l’expression de Trotsky, de servir de pont entre le mouvement paysan et la bourgeoisie nationale des villes, en offrant à cette dernière une alternative politique lors de l’écroulement de toute autre solution ».

Cette position nous opposait évidemment radicalement au courant maoïste qui, à l’époque, dominait l’extrême gauche en France. Mais elle nous opposait également au reste du mouvement trotskyste, pour lequel la Chine de Mao était un État ouvrier, même si cette qualification était assortie d’adjectifs comme « déformé » ou « défiguré ».

Le débat que nous avions introduit à l’époque dans le mouvement trotskyste ne portait pas seulement sur une question théorique abstraite, mais sur cette question fondamentale : un État ouvrier peut-il surgir sans participation active, consciente du prolétariat ? En d’autres termes : le prolétariat peut-il être remplacé par une armée paysanne dirigée par des petits bourgeois nationalistes (Chine) ? par l’armée de la bureaucratie soviétique (démocraties populaires) ? ou par une junte militaire qui se prétend révolutionnaire, voire socialiste ou communiste, comme dans plusieurs pays d’Afrique ?

Notre conclusion dans ce texte de 1971 était la suivante :

« Quel qu’en soit le rythme, la prise de conscience de la classe ouvrière de ces pays doit pouvoir se concrétiser par des organisations autonomes et par la formation de partis ouvriers révolutionnaires visant la prise du pouvoir par la démocratie prolétarienne. Le prolétariat de ces pays, parce qu’il fait partie intégrante du prolétariat mondial, porteur de l’avenir socialiste, est la seule classe à offrir une perspective à ces pays. Même s’il est faible dans le cadre national face à l’énorme masse de la petite bourgeoisie paysanne, il est fort de la force du prolétariat mondial, mais seule une Internationale révolutionnaire peut concrétiser cette force. »

Nous n’avons rien à changer à ce passage qui continue à résumer notre position politique vis-à-vis de la tâche des révolutionnaires en Chine aujourd’hui.

La Chine sous la pression constante de l’impérialisme

L’État chinois a subi, tout au long de son histoire récente, les pressions de l’impérialisme depuis le soulèvement paysan qui avait porté Mao Zedong au pouvoir. Pressions ouvertement militaires au temps de Mao (guerre de Corée de 1950 à 1953, puis, sous une forme plus indirecte, guerre du Vietnam), mais pressions sous d’autres formes même après la mort de Mao et l’avènement de Deng Xiaoping avec l’orientation consistant à renouer avec le monde dominé par l’impérialisme.

Comme la Chine n’a pas accepté la domination directe des puissances impérialistes, les affrontements relayés par les périodes de blocus ont interdit au pays de bénéficier de la division internationale du travail. Le caractère dictatorial qu’a eu le régime sous tous ses présidents successifs, de Mao à Xi Jinping, découlait de la nécessité de réaliser une sorte d’accumulation primitive.

La base sociale du régime de Mao était la paysannerie. Mais ce n’était pas elle qui était au pouvoir. L’essentiel des objectifs de ce pouvoir était de prélever sur la paysannerie, puis sur sa fraction chassée des campagnes et prolétarisée, de quoi réa­li­ser cette sorte d’accumulation primitive, pour mettre à la disposition de l’État de quoi tenter de rattraper son retard.

L’État chinois, bénéficiant au début de la confiance des paysans révoltés qui l’avaient porté au pouvoir, a non seulement réussi à se donner une industrie conséquente, mais a atteint un degré de développement qu’aucun autre pays sous-développé, de taille, de population et de ressources comparables (Inde, Brésil, Indonésie…), n’a réussi à créer. Il a obtenu tout cela sur le dos des paysans et des ouvriers, avec des méthodes aussi brutales que celles de ses compères plus anciens sur la voie du développement capitaliste.

Grâce à un étatisme poussé, la Chine a réussi à se hisser au rang des nations capitalistes. Mais elle continue à subir la pression des nations qui, ayant bénéficié depuis des siècles de l’accumulation primitive et pris une place privilégiée dans la constitution du marché mondial et de sa division du travail, se sont engagées en tête dans l’évolution vers l’impérialisme, qui leur a permis de participer au pillage de toute la planète.

Quand les porte-voix de l’impérialisme donnent aux dirigeants chinois des conseils que leurs maîtres ne peuvent ni ne veulent appliquer eux-mêmes

Cette pression se manifeste de façon plus subtile que dans le passé. Mais, au fond, avec la même préoccupation que celle qui, en 1839, a conduit la Grande-Bretagne à déclencher la première guerre de l’Opium.

Comme l’explique le journal anglais London Financial Times : « En visite à Pékin à la fin de l’année dernière, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell s’est plaint du fait que l’excédent commercial de la Chine avec l’Europe montait en flèche, alors même que son marché devenait plus difficile à pénétrer pour les entreprises européennes. »

Voilà que vient l’exigence : « Soit l’économie chinoise s’ouvre davantage, soit vous pourriez avoir une réaction de notre part », a prévenu Borrell.

Et le même journal résume cette idée en précisant que « les économistes réclament depuis des années que la Chine fasse davantage pour stimuler la consommation afin de rééquilibrer une économie dépendant d’investissements alimentés par la dette. » Tiens donc !

À près de deux siècles de distance, le représentant d’aujourd’hui de la bourgeoisie a retrouvé un ton va-t-en guerre pour exiger quelque chose qui rappelle la raison pour laquelle l’empire britannique avait déclenché la première guerre de l’Opium. Bien sûr, aujourd’hui, le produit n’est pas le même. La Chine d’alors ne voulant rien acheter à la Grande-Bretagne, celle-ci l’avait contrainte à acheter de l’opium à l’Inde, fleuron de l’empire colonial britannique !

Et le journaliste du London Financial Times insiste : « Les économistes affirment que pour que les consommateurs se sentent à l’aise et puissent dépenser davantage, en particulier après la crise immobilière, la Chine doit accélérer le développement de ses programmes de protection sociale et de soins de santé. Même si la Chine a fait des progrès dans le développement de ses systèmes publics de retraite et de soins de santé, ceux-ci font encore défaut. » C’est merveilleux de voir que des représentants de l’impérialisme, qui n’en font pas autant chez eux, en appellent à améliorer les conditions de vie des ouvriers chinois !

Ce ne sont évidemment pas les conditions de vie des travailleurs chinois qui préoccupent les dirigeants anglais, ni les dirigeants américains (ni les dirigeants français – Les Échos comme Le Figaro sont pleins de conseils du même genre à l’intention des Chinois). Mais, puisque la Chine a accompli une sorte d’accumulation primitive minimale, il faudrait pousser l’État chinois non seulement à élargir le marché chinois mais, surtout, à laisser les bourgeoisies impérialistes, en premier lieu celle des États-Unis, y réaliser du profit.

La pression impérialiste se manifeste sous cette forme étrange : les pays impérialistes exigent de la Chine qu’elle consacre moins d’investissements à l’industrie et plus pour la consommation notamment des classes populaires ! Ce sont des économistes des pays impérialistes qui font aujourd’hui pression non seulement pour que le gouvernement chinois développe la consommation en augmentant les salaires sous des formes diverses, mais aussi pour qu’il bâtisse une sorte de sécurité sociale afin que les paysans devenus prolétaires puissent un tant soit peu bénéficier de soins convenables.

Pour reprendre une expression généralisée, « la Chine est devenue l’atelier du monde », c’est-à-dire, en d’autres mots, un sous-traitant des puissances impérialistes. De ce fait, sur le plan économique, on a là tout à la fois l’obéissance requise d’un sous-traitant par rapport au donneur d’ordre, avec les désaccords et les oppositions que cela implique, mais aussi l’identité d’intérêts fondamentale, bien que conflictuelle, de leurs relations.

Le prolétariat chinois et l’avenir de l’humanité

Ce qui se passe en Chine est capital pour l’avenir de l’ensemble de l’humanité. Ça l’est du point de vue de la bourgeoisie impérialiste. De la coexistence, voire de la collaboration entre l’impérialisme occidental et la Chine, dépend l’évolution future dans un sens guerrier plus ou moins grave. Mais l’avenir prolétarien, également.

L’étatisme a apporté à la bourgeoisie chinoise ce qui vient d’être rappelé ci-dessus. Mais cette évolution avec l’industrialisation qu’elle a produite a également renforcé le prolétariat chinois. Ce prolétariat représente aujourd’hui un des plus forts contingents, sinon le plus fort numériquement, du prolétariat mondial. Et c’est celui d’un pays qui a un passé riche d’expériences, y compris celles de révolutions nombreuses et radicales.

Nous ne savons pas dans quelle mesure ce passé a été transmis à la génération d’aujourd’hui. La dictature exercée sur les paysans d’abord, puis de plus en plus sur le prolétariat qui en est issu au fil de l’industrialisation, constitue évidemment un puissant obstacle à cette transmission.

Mais les idées révolutionnaires ont toujours trouvé dans le passé le moyen de traverser ce type d’obstacle. La dictature d’une classe privilégiée n’a jamais empêché des révolutions de se produire. Elle n’a jamais empêché une classe privilégiée qui a fait son temps d’être contrainte d’abandonner la place au profit d’une classe montante.

La disparition de toute forme d’Internationale révolutionnaire fait que, malgré les moyens techniques des communications qui pourraient faciliter celles-ci, nous ignorons tout de ce qui se passe dans ce pays, et particulièrement dans ses entreprises.

Nous pouvons cependant affirmer que, quel que soit l’endroit où la révolution commencera, pour triompher à l’échelle internationale il faudra qu’elle ébranle le prolétariat chinois. Et, quand on se souvient des difficultés auxquelles s’est heurtée la révolution russe de 1917, non pas seulement pour que le prolétariat prenne le pouvoir mais aussi pour qu’il parvienne à le consolider, de par sa démographie, ses ressources, le prolétariat chinois a des atouts dont le prolétariat russe ne disposait pas en son temps.

Conclusion

Nous ne pouvons pas savoir comment les jeunes générations chinoises actuelles traduisent tout cela. Dans un premier temps, probablement pas dans le sens du communisme, tant le régime chinois aura déconsidéré l’étiquette communiste, qu’il continue à afficher mensongèrement. Il doit y avoir une réac­tion semblable à celle qu’il y avait dans les pays d’Europe de l’Est ou en URSS sous Gorbatchev ou sous Eltsine. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y aurait pas de groupes, peut-être de notre taille, qui soient déjà en train de militer sur ce terrain-là. Car l’histoire peut enseigner bien des choses !

On ne peut absolument pas prévoir, deviner, et cela n’a d’ailleurs aucun sens, comment se réalisera cette prise de conscience nécessaire de la classe ouvrière. On peut cependant affirmer que l’intelligentsia révolutionnaire y jouera un rôle important. Encore faut-il qu’elle naisse et se mette au travail !

L’économiste américain Francis Fukuyama a, lors de la disparition de l’URSS, écrit des âneries sous le titre : « La fin de l’histoire ». Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée en 1992, date à laquelle son texte a été publié.

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classe », affirmait en 1848 le Manifeste du parti communiste. Il en ira de même dans l’avenir, tant que notre société restera divisée en deux classes fondamentalement opposées, la bourgeoisie et le prolétariat.

Les lois du développement historique, c’est-à-dire la vie et les actions des quelque huit milliards d’êtres humains qui peuplent la planète, sont infiniment plus puissantes que les divagations d’un individu ou même l’agitation de tous les décideurs du monde.

« La guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée…, finit toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société entière, soit par la destruction des deux classes en lutte. » C’est ce que Rosa Luxemburg a résumé de façon lapidaire par « socialisme ou barbarie ». Non pas en commentatrice qui posait une question, mais en militante : agir pour la transformation révolutionnaire de la société est le seul moyen d’éviter la barbarie.

Quels que soient les soubresauts de la vie collective de l’humanité et les clapotis de l’actualité ; quels que soient les échéances et les délais, la nécessité historique finira par imposer sa loi. Elle le fera de la seule manière possible, par l’action des hommes eux-mêmes. Ce qui signifie pour le prolétariat la nécessité de se donner des partis de classe et, dans notre société mondialisée, une Internationale communiste révolutionnaire. Ces partis, cette Internationale seront les porte-parole d’une nécessité historique et les artisans de son accomplissement.

II. LE MOYEN-ORIENT LIVRÉ À LA BARBARIE IMPÉRIALISTE

L’attaque menée le 7 octobre 2023 par le Hamas à partir de Gaza contre le territoire israélien voisin a marqué la reprise de la guerre au Moyen-Orient. Si cette guerre est un épisode de plus dans un conflit qui dure au fond depuis plus d’un siècle, elle marque déjà par sa durée, sa férocité et sa tendance à déboucher sur un conflit plus large, au moins à l’échelle de la région.

Les responsables du Hamas qui ont décidé cette attaque ont voulu remettre sur le devant de la scène le problème palestinien, que les dirigeants israéliens et occidentaux avaient réussi depuis plusieurs années à faire passer au second plan. En réalité, la politique des dirigeants israéliens ne pouvait que préparer une telle explosion. L’arrivée dans le gouvernement Netanyahou de représentants de l’extrême droite a accentué sa radicalisation à droite. Sa politique a été pratiquement dictée par les partisans d’une accélération de la colonisation de la Cisjordanie, du maintien d’un blocus de Gaza ne laissant à ce territoire aucune possibilité de développement et d’une affirmation du caractère « juif » de l’État d’Israël instituant un véritable apartheid contre les populations non juives.

La politique israélienne a ainsi fortement discrédité l’Autorité palestinienne instituée par les accords d’Oslo, qu’elle a réduite au rôle de force supplétive de l’armée d’occupation en Cisjordanie. Elle a ôté tout espoir d’une amélioration de son sort à la population palestinienne. Mais elle ne pouvait aussi que renforcer, au sein de celle-ci, les tendances décidées à mener une guerre ouverte aux forces israéliennes, et notamment la tendance la plus radicale du Hamas, qui a préparé et mené l’attaque du 7 octobre.

Le fait d’avoir ainsi remis en question de façon spectaculaire la politique israélienne a certainement valu au Hamas un regain de popularité parmi les Palestiniens, au moins pour un certain temps. Mais s’il a effectivement remis la question palestinienne à l’ordre du jour, cela a été de la pire façon du point de vue des intérêts de la population de Gaza et de Cisjordanie. Tout d’abord, le choix du Hamas de mener cette attaque, la façon dont il l’a menée en massacrant des civils au hasard et en prenant des otages, a rendu service au gouvernement Netanyahou. Ils lui ont permis de refaire l’union nationale derrière lui et de faire taire les oppositions alors qu’il était de plus en plus discrédité pour sa politique intérieure. D’autre part, la population palestinienne de Gaza, mais aussi de Cisjordanie, a été livrée à une riposte de l’armée israélienne dont tout laissait prévoir qu’elle serait féroce. Après un an de guerre, après la destruction presque complète de Gaza, on peut non seulement mesurer l’importance dramatique de cette riposte, mais aussi le fait que les dirigeants du Hamas ne s’étaient aucunement souciés d’y préparer la population, ni de savoir ce qu’elle pouvait en penser.

Cette politique ne peut surprendre de la part d’une organisation islamiste réactionnaire comme le Hamas, profondément méfiante à l’égard de sa propre population et qui n’envisage de la diriger qu’en s’imposant à elle. Elle l’a montré en gouvernant Gaza de façon autoritaire depuis sa prise de pouvoir en 2007. Elle l’a montré aussi par son attitude quand des mouvements de masse commençaient à opposer la population arabe d’Israël ou de Cisjordanie aux forces de répression israéliennes. En procédant alors à des tirs de roquettes sur Israël, elle déplaçait chaque fois l’affrontement sur le terrain militaire, signifiant aux populations arabes mobilisées que leur représentant obligé était le Hamas, que la seule façon de combattre était de soutenir sa guerre. Le résultat était d’ailleurs de faire cesser le mouvement de masse lui-même en lui ôtant toute possibilité de se donner des perspectives propres.

L’attaque du 7 octobre n’a fait que prolonger cette méthode. Pour les dirigeants du Hamas, le combat avec Israël se réduit à un combat entre nationalistes palestiniens et sionistes. Ils l’ont engagé avec les moyens de la guerre et avec le même mépris des populations, palestiniennes et israéliennes, que l’on peut constater dans les guerres entre États. La disproportion des moyens militaires était telle que la population de Gaza ne pouvait que le payer très cher, mais ce n’était pas le souci des dirigeants du Hamas, qui poursuivent leurs propres objectifs. Vis-à-vis de leur population, il s’agit de faire apparaître leurs combattants comme de courageux martyrs prêts au sacrifice – ce qu’ils sont en effet – et donc comme leurs représentants obligés. Vis-à-vis des dirigeants israéliens et de l’impérialisme, il s’agit de s’imposer comme des interlocuteurs incontournables, à qui il faudra reconnaître tôt ou tard le droit de diriger un État palestinien.

De fait, les dirigeants occidentaux et l’ONU ont rapidement reparlé d’une solution politique du conflit par la reconnaissance de deux États, palestinien et israélien, sans que cela dépasse le stade des déclarations. Aucun véritable pas n’a été fait dans ce sens, tout d’abord du fait de la politique du gouvernement Netanyahou. Refusant d’envisager toute solution politique impliquant des concessions aux dirigeants palestiniens, faisant capoter toute négociation d’un cessez-le-feu, il a conduit sa guerre comme une guerre d’extermination. Ce choix reflète les aspirations des sionistes les plus extrémistes, pour qui depuis le début le peuple palestinien n’existe pas et le plus sûr moyen de s’en assurer est de l’écraser. C’est une véritable politique d’épuration ethnique, menée depuis la création de l’État d’Israël, mais qui n’a jamais réussi à empêcher le peuple palestinien d’exister et de croître, et l’actuelle guerre de Netanyahou ne pourra pas non plus le faire disparaître. Le fait même qu’elle soit incapable de vaincre le Hamas, alors que c’est son but proclamé, montre combien il s’agit d’une impasse. Mais visiblement, en partie parce que c’est sa propre survie politique qui est en jeu, Netanyahou est prêt à continuer aussi longtemps qu’il le pourra dans cette voie.

Cependant, la poursuite de la guerre et son élargissement ne sont pas seulement dus à la personnalité de Netanyahou et à son obstination. Tout d’abord, son gouvernement n’est pas là par hasard : il est l’aboutissement d’un siècle de politique des dirigeants sionistes qui, sans cesse encouragée et soutenue par les dirigeants impérialistes, a favorisé au sein d’Israël les tendances les plus extrémistes et réactionnaires et les jusqu’au-boutistes de la colonisation. Ensuite, elle n’est au fond que l’affirmation sans fard de la politique de l’impérialisme au Moyen-Orient.

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis ont pris au Moyen-Orient le relais de la Grande-Bretagne et de la France, qui s’y étaient partagé les zones d’influence, pour dominer et contrôler cette région stratégique en la morcelant. Ils l’ont fait en tentant de s’attacher les dirigeants locaux, en utilisant leurs divisions, en encourageant les forces les plus réactionnaires et parfois en recourant à l’intervention militaire directe. Leur souci constant a été d’empêcher qu’un des États bourgeois de cette zone ne devienne une puissance régionale capable de contester leur mainmise. Ils ont visé tour à tour l’Égypte, la Syrie, l’Irak et c’est depuis des années l’Iran qui est soumis à leurs pressions. Les dirigeants israéliens se sont révélés très utiles pour appuyer cette politique impérialiste. Alliés obligés de l’impérialisme, ils ont entretenu dans la population israélienne la conviction qu’elle n’a d’autre choix que de faire la guerre à ses voisins et ont pu faire de leur armée un véritable prolongement de celle des États-Unis, qui l’ont largement fournie en matériel.

L’expression de divergences entre le gouvernement Netanyahou et celui des États-Unis a tout d’un jeu de rôles. Le premier se montre prêt à frapper tous ses voisins et à aller d’une guerre à l’autre au nom de la sécurité de sa population. Le second ne fait mine de vouloir retenir le bras de son allié que pour sauvegarder ses propres possibilités d’apparaître, à un moment ou à un autre, comme un médiateur. Mais les dirigeants américains savent combien Israël leur est utile pour contrôler la région et acceptent donc toutes ses exactions contre les Palestiniens. D’autre part, en attaquant le Hezbollah et en menaçant l’Iran, les dirigeants israéliens savent qu’ils poursuivent un objectif stratégique des États-Unis qui est d’affaiblir ce pays, si possible de renverser ses dirigeants et de le ramener à la situation de semi-colonie. Leurs initiatives de guerre sont donc toujours approuvées ou couvertes après coup par les États-Unis au nom du « droit d’Israël à se défendre ».

Cela a encore été le cas pour la dernière offensive en date, l’entrée de l’armée israélienne au Liban. Quels qu’aient été les appels hypocrites du président américain Biden à « éviter l’escalade », les dirigeants israéliens ont décidé la reprise d’une guerre qu’ils ont déjà menée au Liban par le passé, estimant qu’ils avaient l’occasion de prendre le Hezbollah à son propre piège. Celui-ci, bien que peu désireux de s’engager dans un conflit, ne s’est pas moins senti obligé de lancer des tirs de roquettes sur Israël dès le lendemain du 7 octobre afin de sauver son image de parti combattant. Comme dans le cas du Hamas, le fait que ces attaques aient permis à Netanyahou de renforcer l’union nationale autour de lui n’entrait pas dans les préoccupations des dirigeants du Hezbollah. Mais comme dans le cas du Hamas, elles revenaient à engager la population libanaise, à son corps défendant, dans une guerre avec le voisin dont elle a toutes les chances d’être la première victime.

Au Moyen-Orient, les dirigeants impérialistes affirment toujours n’avoir plus qu’un dernier ennemi à abattre, après quoi, n’ayant plus à faire qu’à des régimes responsables et prêts à collaborer, ils pourraient remodeler la région et y instaurer la paix et la prospérité. C’est évidemment une fable destinée aux opinions publiques occidentales. Écraser les peuples sous les bombes, utiliser les technologies les plus modernes pour y parvenir, sont devenus le fin du fin d’une politique impérialiste qui se résume au terrorisme d’État. Au fil des interventions militaires et des guerres, son bilan est d’avoir fait de la région un champ de ruines. La bande de Gaza s’est ajoutée cette année à la liste des pays détruits, dont l’Irak et la Syrie faisaient déjà partie. On peut y ajouter le Liban, où l’intervention israélienne vient s’ajouter à une crise économique dramatique, et même un peu plus loin de là le Yémen, l’Afghanistan, la Libye, la Somalie, le Soudan. Quant à l’Iran, s’il n’est pas encore visé directement par une attaque militaire, sa population paye chèrement les conséquences de l’embargo américain et de la crise qu’il entraîne, sans oublier la dictature réactionnaire qui tire parti de cette situation.

La question n’est pas de savoir si l’on va ou non vers un « embrasement » du Moyen-Orient, terme choisi par les journalistes car il a l’avantage de rester flou. Si embrasement il y a, il est là depuis longtemps, au sens où un grand nombre de pays ont déjà été largement mis à feu et à sang. En revanche, la question posée est celle de la généralisation de la guerre, et jusqu’où. La réponse dépend entièrement des décisions, sinon de Netanyahou du moins de son protecteur américain.

Dans cette guerre, nous sommes naturellement dans le camp qui est celui des peuples opprimés par l’impérialisme et ses alliés. Nous sommes donc entièrement solidaires du peuple palestinien face au massacre dont il est l’objet, nous soutenons ses aspirations à jouir pleinement de ses droits nationaux, y compris à avoir son propre État. Dans la guerre menée au peuple palestinien par l’État d’Israël et qui est en train de s’étendre, nous souhaitons la défaite militaire du second car elle serait une défaite du camp impérialiste et en marquerait un affaiblissement. Cette défaite est actuellement peu probable et ne dépend pas de nous, mais ce qui dépend de nous est de lutter, là où nous sommes, contre la politique de notre propre gouvernement et de ceux des autres États impérialistes. C’est de dénoncer leur participation à l’oppression des peuples et leur complicité dans les massacres en cours.

Une véritable solidarité avec le peuple palestinien, ou avec le peuple libanais, implique aussi de combattre la politique des organisations nationalistes qui se placent à leur tête et leurs choix politiques, à commencer par leurs choix en matière d’affrontement militaire. Les guerres qu’elles mènent ne résoudraient aucun des problèmes de leur peuple, même au cas où elles remporteraient quelque succès. Ces organisations ne visent à rien d’autre, dans le cadre de ce Moyen-Orient morcelé par l’impérialisme, qu’à pouvoir y gérer leur propre appareil d’État et ainsi à devenir les oppresseurs patentés de leur propre peuple. Face à elles, sauvegarder les intérêts du prolétariat implique de défendre une politique internationaliste, communiste et révolutionnaire. Seule une révolution prolétarienne s’étendant à toute la région pourra mettre fin à la domination de l’impérialisme et balayer les différentes fractions bourgeoises ou petites-bourgeoises qui le servent ou voudraient le servir.

Même si nous n’avons pas les moyens de défendre une telle politique auprès des masses du Moyen-Orient, nous devons en affirmer la nécessité. L’expression de notre solidarité avec le peuple palestinien ne doit donc pas apparaître comme un soutien à la politique des organisations nationalistes. C’est d’autant plus nécessaire que c’est ce que fait une partie de l’extrême gauche, qui au nom de cette solidarité s’aligne sur leur politique ou même se pare du drapeau national palestinien. Au contraire, si une partie de la jeunesse et de la population se révolte contre les massacres en cours, nous souhaitons que cela soit le début d’une prise de conscience de ce qu’est l’impérialisme et de la nécessité de l’abattre. Combattre la guerre au nom de l’internationalisme prolétarien et derrière le drapeau rouge est pour nous un moyen d’aider à cette prise de conscience, comme le feraient des communistes révolutionnaires présents au Moyen-Orient.

Dans le cas du peuple palestinien, nous savons que la politique agressive des dirigeants israéliens s’appuie sur le fait d’avoir convaincu leur peuple qu’il n’a d’autre choix que de se battre contre tous ses voisins. Combattre cette politique nécessite de tout faire pour rompre cette union nationale sur laquelle s’appuient les dirigeants israéliens, et non contribuer à la renforcer. C’est une des voies que peut prendre la lutte du peuple palestinien, que des révolutionnaires internationalistes doivent contribuer à ouvrir. La population israélienne ne peut cesser d’être en guerre permanente et de servir de chair à canon pour la défense d’intérêts qui ne sont pas les siens que si elle cherche la coexistence avec les peuples voisins et les respecte. Les révolutionnaires doivent montrer qu’en Israël-Palestine il y a place pour les deux peuples à condition qu’aucun ne cherche à dominer l’autre, ce qui implique la rupture avec toute politique pro-impérialiste.

Parvenir à une véritable coexistence et coopération entre les peuples implique d’en finir avec toutes les formes d’oppression, de renverser les classes dominantes et les États sur lesquels elles s’appuient, et d’instaurer le pouvoir du prolétariat. Celui-ci devra s’exercer dans le cadre d’une Fédération socialiste des peuples du Moyen-Orient, qui reconnaîtra à chacun d’entre eux le droit à avoir sa propre existence nationale sous la forme qu’il choisira.

Les peuples du Moyen-Orient ont payé et continuent de payer très cher la soumission de leurs régimes à la domination impérialiste. Mais ils payent aussi très cher la politique des organisations nationalistes qui agissent en leur nom et qui les mènent dans l’impasse de conflits sans issue. Pour les combattre, pour mettre fin à la domination impérialiste et à toutes les formes d’oppression, il faut contribuer à faire naître des partis communistes et une Internationale capables de mener une politique révolutionnaire prolétarienne, à l’échelle de tout le Moyen-Orient.

III. L’UKRAINE ET LA RUSSIE FACE À LA GUERRE

Selon Zelensky « l’Ukraine n’aura pas de génération perdue à cause de la guerre ». Mépris de son propre peuple, cynisme, mensonge éhonté ? Les trois à la fois quand l’Institut démographique ukrainien note que le nombre de personnes ayant quitté le pays « a plus que triplé par rapport aux chiffres de l’ensemble de l’année 2023 », tandis qu’Eurostat, organisme des statistiques de l’Union européenne (UE), relève qu’un tiers des partants sont des mineurs. Rien que l’UE a recueilli plus de 4,5 millions d’Ukrainiens (un sur neuf) ayant fui la guerre.

Fin septembre, une émission du service ukrainien de la BBC insistait sur le nombre croissant de jeunes de 17 ans (de 18 ans à 60 ans, la loi et l’armée interdisent aux hommes d’aller à l’étranger) qui quittent le pays, certains disant que, pour eux, c’est « une question de vie ou de mort ».

C’est ce qu’illustrait le Wall Street Journal du 17 septembre, qui estimait les morts et blessés de cette guerre à un total (provisoire) d’un million de soldats ukrainiens et russes : respectivement 80 000 morts et 400 000 blessés côté ukrainien, pour 200 000 tués et 400 000 blessés côté russe.

Ainsi, dans l’ouest de ce qui avait été un seul pays, l’Union soviétique, on assiste depuis bientôt trois ans à une terrible saignée fratricide entre deux peuples qu’unissaient des liens culturels, historiques, familiaux et linguistiques, à quoi s’ajoutent des dégâts matériels incommensurables. Cela non pas, comme l’affirme Poutine, pour protéger les Russes vivant hors de Russie, ni, comme le prétendent Zelensky et ses parrains de l’Otan, pour permettre à l’Ukraine de choisir son avenir (car ce sont eux qui choisissent pour elle), mais parce que l’impérialisme n’a cessé, depuis la fin de l’URSS en 1991, de pousser ses pions dans les ex-républiques soviétiques, dont l’Ukraine, pour y refouler la Russie.

Autant dire que les Ukrainiennes, qui manifestent pour que l’on démobilise leurs mari, fils ou frères envoyés au combat depuis février 2022, ont peu de chances d’obtenir satisfaction : les enjeux dépassent, et de loin, la seule question des hommes mobilisés.

D’ailleurs, quand les autorités ou les médias évoquent la démobilisation de ces soldats, c’est en ajoutant, telle Ukraïnska ­Pravda, principal média digital du pays : « Encore faudrait-il qu’il y ait des mobilisables pour les remplacer ». Or tel n’est pas le cas.

On n’en est plus à l’époque où les volontaires affluaient pour aller combattre. La plupart des mobilisables tentent maintenant d’échapper aux rafles musclées dans les rues, avec envoi immédiat dans un centre de regroupement militaire. Et ces réfractaires échappent parfois aux recruteurs, surtout si des passants s’en mêlent. Il faut dire que près de la moitié de la population est désormais favorable à des négociations de paix avec la Russie, selon des sondages ukrainiens.

Alors que l’armée russe grignote du terrain, en plus des 19 % du territoire qu’elle occupe, ce sont, selon le pouvoir ukrainien, « ceux qui se défilent », les « mauvais patriotes », et en fait la population, qui portent la responsabilité des difficultés à recruter de l’armée, de ses revers…

Vieille ficelle démagogique, Zelensky s’emploie aussi à trouver des boucs émissaires parmi les dirigeants et possédants que la population a toutes les raisons de haïr. Périodiquement, il renvoie des ministres, destitue des généraux, fait arrêter un oligarque, en les accusant de corruption. Mais dans ce qui choque le plus, la question des énormes profits de guerre et donc des profiteurs, pas question de mettre en cause le pouvoir en tant que tel, qu’incarne Zelensky. Pas question non plus de viser les nantis que l’État sert directement et qui ont eu, dès le début, les moyens d’échapper aux dangers de la guerre et, pour les plus riches, de s’établir dans le luxe à l’étranger, tels les membres de ce qu’on appelle par dérision le « bataillon Monaco ».

En Russie, la question des moyens pour alimenter le front en chair à canon se pose également avec force au pouvoir, mais sous des formes sensiblement différentes. Et, bien que le Kremlin fasse tout pour faire oublier à la population tout ce que lui coûte cette guerre, celle-ci pèse de plus en plus lourdement sur tous les aspects de la vie sociale.

Il y a d’abord les prélèvements permanents qu’opère l’armée sur la population civile afin d’avoir les soldats lui permettant de tenir les territoires conquis. Mais aussi d’en gagner d’autres, ce qui mettrait le Kremlin en position de force dans la perspective de négociations que les puissances impérialistes incitent Kiev à entamer… tout en lui fournissant une aide financière et militaire suffisante pour poursuivre l’escalade guerrière !

En ce domaine, le Kremlin marche sur des œufs : les réactions à sa mobilisation « partielle » de 300 000 hommes en septembre 2022 l’ont rendu prudent. Elle avait provoqué un choc dans la population, la colère de manifestants des régions pauvres, au Daghestan et en Bouriatie, mais aussi la fuite à l’étranger d’un million d’hommes, souvent jeunes et ayant un certain niveau de formation, ce qui n’en finit pas de se répercuter sur le fonctionnement de l’économie.

Poutine se trouve face à un dilemme. Il lui faut pallier la faiblesse relative des effectifs militaires – ainsi l’état-major n’avait pas de réserves à opposer à la percée ukrainienne sur Koursk – mais sans risquer d’attiser le mécontentement populaire ni aggraver la pénurie de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs de l’économie.

Alors, Poutine louvoie entre des impératifs contradictoires. Il dit rejeter l’idée d’une mobilisation générale ; mais mi-septembre, pour la troisième fois depuis 2022, il a signé un décret ordonnant à l’armée d’augmenter ses effectifs de 180 000 hommes. En même temps, les autorités, qui disent (sans toujours s’y tenir) qu’elles n’affectent pas les conscrits en Ukraine, accordent des dispenses aux salariés des secteurs « en tension », surtout ceux du secteur militaro-industriel. Cette exemption et des salaires bien plus élevés qu’ailleurs expliquent que, depuis 2022, plus d’un demi-million de travailleurs aient rejoint les industries de défense.

Mais le complexe militaro-industriel ne siphonne pas que les ressources humaines. Priorité du gouvernement, les dépenses militaires représentent déjà 30 % du budget de l’État. Et avec l’augmentation votée de 70 % du budget militaire en 2024 et ce qu’il prévoit pour l’an prochain, 40 % des dépenses totales de l’État iront à la guerre en 2025.

Le régime se glorifie de sa croissance économique (4 %), que stimule la nécessité de remplacer les produits et équipements, souvent de pointe, placés sous embargo par l’Occident. Certains sont désormais fabriqués sur place. La Russie arrive aussi à contourner une partie des sanctions occidentales : elle se procure auprès de pays tiers (Turquie, Inde, Chine…) ce qu’elle ne peut plus acheter directement et écoule par leur entremise sa production d’hydrocarbures, principal secteur des exportations russes. Ainsi, le gazoduc russe Bratstvo continue-t-il d’irriguer l’Europe centrale via l’Ukraine, les autorités de l’UE, et Kiev qui perçoit des redevances de transit, feignant de ne le voir livrer que du gaz… devenu hongrois à la frontière ukrainienne.

Cela étant, la croissance économique affichée, mais bridée en bien des domaines par la priorité accordée à l’armement, ne suffirait pas à financer l’escalade permanente des dépenses militaires à laquelle l’impérialisme contraint le Kremlin, en espérant qu’il finira par ne plus pouvoir suivre.

Les puissances occidentales tenant financièrement à bout de bras le régime ukrainien (elles vont jusqu’à payer les salaires de ses fonctionnaires), elles tiennent aussi Kiev à la gorge, car le capital mondial lui présentera la note tôt ou tard. Ou plutôt, il se paiera – et il a déjà commencé à le faire – sur la bête, en l’occurrence sur les classes laborieuses d’Ukraine, de mille et une façons : par l’impôt, par le saccage des services publics, par la vente des joyaux économiques du pays aux grands groupes occidentaux (Kiev se félicite que, depuis le début de la guerre, des entreprises venant de plus de cent pays étrangers aient pris pied dans le pays). Sans oublier les dizaines de milliards auxquels se chiffrent déjà les travaux de reconstruction d’un pays dévasté, un gâteau autour duquel se pressent les États capitalistes, en prenant déjà des options pour leurs grands groupes.

L’État russe se trouvant dans une situation tout autre, c’est par la planche à billets qu’il finance l’explosion des dépenses publiques dues à la guerre.

Il y a les dépenses d’armement : achat d’obus à la Corée du Nord, de drones à l’Iran… S’ajoutent les coûts en personnel, le régime affectant de n’envoyer au combat que des volontaires. Dans les régions déshéritées, le plus souvent des républiques nationales fédérées, et aussi dans les couches pauvres de la population urbaine, le montant des contrats d’engagement – cinq à six fois le salaire moyen – et des primes, en cas de blessure et surtout de décès, peut apparaître comme une opportunité à saisir. D’autant plus que localement, gouverneurs et maires de grandes villes ne cessent d’abonder ces primes pour rendre l’engagement « volontaire » plus attractif, et ainsi pouvoir se vanter auprès du Kremlin d’avoir dépassé leurs objectifs de recrutement.

Jusqu’à présent, cela a permis au régime de réduire le mécontentement lié à la guerre dans de larges couches sociales, et même d’y affermir son assise jusqu’à un certain point. Ainsi, la petite bourgeoisie urbaine n’a plus trop à s’inquiéter pour ses rejetons qui font des études supérieures, les autorités permettant aux étudiants, par une sorte d’accord tacite, de couper de fait à la conscription. Quant à la classe ouvrière, principale victime d’une inflation qui frise les 10 % en cette fin d’année et qui ampute son niveau de vie, certains travailleurs qualifiés ont quand même vu leur salaire s’améliorer en s’embauchant dans des usines d’armement ou sous contrat avec l’armée.

Des dizaines de milliers de contestataires, dont beaucoup d’étudiants, qui en février-mars 2022 manifestaient contre la guerre et contre Poutine, ont subi la répression du régime. Beaucoup se trouvent encore en prison. D’autres ont pris le chemin de l’exil, de crainte d’être arrêtés.

L’opposition pro-occidentale, qui en tient pour ce qu’elle qualifie de « capitalisme honnête », a perdu sa figure de proue, Alexeï Navalny, assassiné en prison. Ses funérailles, en février, ont permis d’apparaître aux sympathisants de cette opposition, sinon de manifester face à un énorme déploiement policier. Depuis, le régime a entrepris de neutraliser des figures de moindre importance de cette mouvance, en les faisant arrêter ou expulser à l’Ouest. Mais celle-ci est surtout secouée par les dernières révélations sur les méthodes de gangsters employées par un certain Nevzline, associé de l’ex-magnat du pétrole russe exilé Mikhaïl Khodorkovski, pour essayer de liquider ce qu’il reste de l’équipe Navalny, sur fond de rivalité pour prendre la tête de cette opposition dite démocratique.

Seule contestation apparaissant encore au grand jour, celle des femmes de soldats regroupées dans Pout’Domoï (le Chemin du retour à la maison). Comme leurs sœurs ukrainiennes, elles continuent de se battre avec courage, bien que la police intervienne systématiquement pour les empêcher de manifester et les arrêter.

Du côté de la classe ouvrière, selon les relevés des médias et des réseaux sociaux russes, le nombre des conflits sociaux a décru ces derniers temps. Fait notable, 40 % d’entre eux sont dus à des salaires non versés, une situation qui se répand avec la crise économique due à la guerre et qui n’est pas sans évoquer ce qu’avait connu l’ex-URSS au début des années 1990. Bien sûr, dans le secteur civil de l’économie, les travailleurs peuvent avoir l’impression d’être moins protégés que dans le secteur militaro-industriel. Mais même là, règne la crainte d’être licencié, avec tout ce que cela implique. Les directions en profitent en imposant des horaires de parfois 16 heures consécutives sans les compenser totalement, ou de passer en équipes alternées, ou de devoir tenir deux postes à la fois, pour seulement 20 % de prime.

Le régime combat aussi le manque de main-d’œuvre (dû aux départs à la guerre, ainsi qu’à la fuite massive des travailleurs d’Asie centrale, cibles d’une xénophobie institutionnalisée), d’une autre façon qui pèse sur les travailleurs. Et d’abord les plus âgés. Il va relever un peu les retraites en 2025. Mais il les avait bloquées depuis des années : il les voulait de plus en plus misérables pour inciter les vieux travailleurs à tenir le plus longtemps possible des emplois qui, sinon, seraient restés vacants.

Au pouvoir depuis fin 1999, Poutine a été réélu président en mars 2024 par 76 millions d’électeurs sur 112 millions d’inscrits. C’est le plus grand nombre de voix qu’il ait jamais récoltées. Le pouvoir avait écarté tout concurrent qui aurait pu lui faire de l’ombre, même si Poutine a toujours des partisans dans les couches populaires, en plus d’en avoir parmi les nantis du régime.

Certes, bien des travailleurs aimeraient se convaincre que la guerre en cours ne les concerne pas : elle serait un « conflit de professionnels », d’engagés volontaires, insiste le Kremlin. Pourtant, ses effets sont partout. Même indexés en fin d’année sur l’inflation officielle, les salaires voient fondre leur pouvoir d’achat face à la hausse réelle des prix. Dans les entreprises, au moindre conflit, les chefs et la direction y vont de leur « Vous râlez alors que d’autres versent leur sang pour la patrie ». Pressions et chantage expliquent le peu de grèves. Mais cela n’empêche pas que, si les va-t-en-guerre n’ont pas disparu, bien des travailleurs sont critiques. Quand on annonça l’entrée de troupes ukrainiennes dans la région de Koursk, alors que la Russie n’avait jamais plus été envahie depuis 1941, cela a choqué les chauvins, Poutine apparaissant comme pas même capable de l’empêcher. Mais cela ne s’est traduit ni par une ruée sur les centres d’enrôlement, ni par une montée de fièvre patriotarde dans les entreprises et la population.

Ce que la presse occidentale nomme la « lassitude » des Ukrainiens face à la guerre ; la non-­adhésion passive de larges couches de la population russe à « l’opération spéciale » de Poutine, malgré une propagande omniprésente – tout cela pourrait constituer un terreau social sur lequel pourrait émerger une autre évolution que celle d’une guerre fratricide dont nul ne voit la fin. Mais pour que cela puisse se concrétiser, comme partout ailleurs, il manque aux peuples ukrainien et russe, à leur classe ouvrière, l’outil de leur émancipation, l’instrument de la défaite de leurs oppresseurs et exploiteurs : un parti communiste, révolutionnaire et internationaliste, qui sache s’implanter dans la classe ouvrière.

IV. ÉTATS-UNIS

Des riches toujours plus riches, une classe ouvrière paupérisée

La bourgeoisie des États-Unis continue de s’enrichir sans guère d’entraves, en exploitant le prolétariat américain et le reste du monde. L’indice boursier S&P 500 a doublé depuis 2020 et a été multiplié par huit depuis 2009. L’exploitation accrue des travailleurs, les contrats ultra-profitables de l’État, notamment dans la défense, la spéculation et le pillage des pays pauvres, portent leurs fruits. En 1982, il y avait 13 milliardaires en dollars aux États-Unis, il y en aurait aujourd’hui 801, et leur part de la richesse totale est toujours plus grande. Un magnat comme Elon Musk possédait déjà 25 milliards de dollars en mars 2020, sa fortune a décuplé depuis. Il est vrai que les firmes américaines ont d’emblée accès à un immense marché intérieur de 330 millions d’habitants. Les États-Unis financent leur croissance par des aides massives, comme celles prévues par l’Inflation Reduction Act (2022), aides publiques elles-mêmes financées par la dette. Alors qu’avec un déficit de près de 6 %, le gouvernement français s’inquiète d’une possible « attaque » des marchés, aux États-Unis ce n’est pas considéré comme un problème. Le poids de la dette fédérale, 35 700 milliards de dollars, inquiète régulièrement les commentateurs. Mais la position de force du pays lui permet de s’endetter à des taux faibles, tout en accumulant des actifs à rendement élevé. Le dollar reste la principale monnaie d’échange et de réserve du monde capitaliste, ce qui accorde aux États-Unis un privilège exorbitant, en réduisant les coûts de gestion pour les entreprises et les banques américaines. Si le « déclin de l’empire américain » est régulièrement annoncé, les États-Unis gardent une position dominante dans l’économie mondiale, position assise sur leur suprématie militaire.

En même temps, à côté de l’enrichissement débridé de la classe capitaliste, et dans une moindre mesure d’une partie de la petite bourgeoisie, l’inflation, encore plus forte qu’en Europe, a dégradé le niveau de vie des classes populaires. Des millions de travailleurs ont dû prendre un deuxième voire un troisième emploi pour pouvoir subsister et garder leur logement. Si le pays se vante d’un taux de chômage bas (4 %), en réalité moins de 63 % des adultes ont un travail déclaré (73 % en France), alors que toute une partie de la population est sortie du marché du travail. Au cœur de la première puissance mondiale, le nombre de sans-abri explose, il y en aurait plus de 75 000 rien qu’à Los Angeles, où ils ne vivent guère au-delà de 50 ans. L’espérance de vie de toute la population recule depuis plusieurs années, plaçant sur ce plan les États-Unis au 35e rang mondial, derrière Cuba ou le Chili. Le nombre de morts par overdose est passé de moins de 20 000 en 2000 à 108 000 en 2022 (638 en France), et les classes populaires sont les premières victimes de cette hécatombe.

Des grèves, mais un prolétariat absent politiquement

L’automne 2023 avait été marqué par une large grève dirigée par le syndicat de l’automobile UAW pour appuyer les négociations d’un nouveau contrat de travail collectif. La bureaucratie syndicale avait choisi de faire pression sur les « trois grands » constructeurs automobiles à la fois, General Motors, Ford et Stellantis, mais en n’organisant la grève que dans certaines de leurs usines. Au bout d’un mois et demi, 40 000 ouvriers en grève (sur les 145 000 adhérents de l’UAW dans l’automobile) avaient arraché à leurs patrons sensiblement plus que ce qu’ils proposaient avant leur mouvement : 25 % d’augmentation de salaire, et presque 30 % avec une prime de vie chère, qui sont à venir sur les quatre années et demie de la durée du nouveau contrat. Stellantis avait alors également accepté de redémarrer la production dans l’usine de Belvidere, dans l’Illinois, permettant à l’UAW de crier victoire. Un an après, il semble que ce groupe capitaliste soit en train de revenir sur la promesse de rouvrir cette usine.

D’autres grèves ont eu lieu depuis dans divers secteurs, toujours à l’occasion des négociations de renouvellement de contrat, toujours contrôlées par les appareils syndicaux. 45 000 dockers des ports de la côte est et du golfe du Mexique ont fait grève trois jours : leur syndicat, qui avait lancé la grève en réclamant 77 % d’augmentation de salaire pour les six prochaines années (durée du contrat), l’a arrêtée quand les patrons ont offert 62 %, ayant à peine utilisé la force de ces grévistes. Même la direction de la grève partielle en cours de 33 000 travailleurs de Boeing, qui a été déclenchée à la suite de leur vote presque unanime contre l’avis des dirigeants syndicaux, n’échappe pas au contrôle de ces derniers.

Dans ces grèves, la question des augmentations de salaire joue un rôle important qui s’explique par la perte de pouvoir d’achat, laminé par une inflation récente plus forte qu’en France. L’année 2023 a ainsi vu un regain de l’activité gréviste aux États-Unis, avec 16,6 millions de journées de grève dans des mouvements impliquant au moins 1 000 salariés. Mais, comparé à la période 1947-1981, ce chiffre correspond à une année de faible activité gréviste. Car depuis quatre décennies, le nombre de grèves et de grévistes est globalement bas. Pour ce qui est des huit premiers mois de l’année 2024, les statistiques ressemblent aux basses eaux que connaît le mouvement ouvrier américain depuis les années 1980.

Par leur durée, par le nombre de grévistes (qui est à l’échelle de l’industrie de ce pays) et par les augmentations de salaire arrachées, les grèves américaines médiatisées en France donnent une idée de la puissance potentielle du prolétariat d’un grand pays industrialisé. Mais il n’est pas engagé dans une vague de grèves massives et contagieuses, bien que les travailleurs répondent présents quand les syndicats les appellent à l’action. Les capitalistes se méfient tout de même : la durée des contrats de travail collectifs a tendance à s’allonger jusqu’à six ans dans certaines branches. Dans la logique des syndicats, dont l’activité la plus visible est de négocier avec le patronat à l’occasion de leur renouvellement, les éventuelles grèves s’espacent donc dans le temps.

En outre, le développement de la conscience de classe est en permanence entravé par les appareils syndicaux. La plupart agissent en agents électoraux du Parti démocrate, qu’ils financent. En cette année électorale, Shawn Fain, le président de l’UAW, s’est appuyé sur sa réputation de dirigeant combatif pour encenser Joe Biden : « Le président le plus favorable aux syndicats de notre époque » selon lui. La présidente de la centrale AFL-CIO, Liz Shuler, a déclaré à son tour : « Biden croit dans les syndicats et nous croyons en lui. » Le ton n’a pas changé avec l’entrée en scène de Kamala Harris, qui n’est jamais allée chercher des voix sur les piquets de grève, mais à propos de laquelle Fain a déclaré : « Elle est une combattante de la classe ouvrière », tout en reconnaissant qu’une partie des travailleurs adhérents de l’UAW (l’adhésion à un syndicat est obligatoire dans toute une série d’usines et de lieux de travail) allaient voter pour Trump. Le milliardaire a d’ailleurs poussé la démagogie jusqu’à faire venir le président du syndicat des Teamsters (camionneurs) pour prononcer un discours à la convention du Parti républicain qui l’a investi comme candidat. Finalement, le syndicat des Teamsters n’est pas allé jusqu’à soutenir Trump, mais il ne s’est surtout pas prononcé en faveur des démocrates, ce qui indique peut-être que sa base est partagée sur le vote. Lorsque Trump déclare qu’avec une politique protectionniste encore plus affirmée que celle de Biden, il va « prendre les emplois et les usines des autres pays » pour les faire revenir aux États-Unis, il cherche l’oreille des travailleurs qui ont été éduqués durant des décennies par les appareils syndicaux à croire que les responsables de leur chômage sont les travailleurs de l’étranger.

En l’absence d’un parti affirmant ses intérêts de classe, le prolétariat des États-Unis, dans ces élections, n’agit pas politiquement en tant que classe. Il s’abstient, ou vote en partie pour les démocrates, en partie pour les républicains, ayant absorbé une assez grande dose des idées bourgeoises que ces partis diffusent. À l’échelle de ce pays-continent, les efforts des petits groupes de militants ouvriers qui tâchent d’offrir aux travailleurs, là où ils en ont la force, une alternative au moins électorale, ne peuvent changer la donne.

Des guerres en Ukraine et au Moyen-Orient, des bruits de bottes avec la Chine

L’indéfectible soutien politique, financier et militaire apporté à Israël, l’État qui massacre depuis un an les Gazaouis, poursuit la colonisation en Cisjordanie et étend maintenant la guerre au Liban, témoigne de ce à quoi l’impérialisme américain est prêt, quand il s’agit de défendre ses intérêts supérieurs. En Ukraine, il poursuit également, par Ukrainiens interposés, une guerre avec la Russie, dont toute la frontière occidentale est désormais bordée de pays de l’OTAN, de la Finlande et des États baltes au nord, à la Roumanie et à la Turquie au sud.

Mais c’est la Chine que les dirigeants américains considèrent maintenant comme la principale menace pour leur domination. Depuis des années, complaisamment relayés en Europe, ils l’accusent de préparatifs guerriers. Ces derniers mois, c’est en particulier la revendication de souveraineté de Pékin sur Taïwan qui a été dénoncée par les commentateurs et les politiciens occidentaux comme celle d’un « impérialisme » comparable à celui de Poutine en Ukraine. La réalité, c’est que les États-Unis (4 % de la population mondiale) dépensent pour leur défense 900 milliards de dollars, soit 39 % du total mondial, quand la Chine (18 % de la population mondiale) dépense pour cela moins de 300 milliards, soit 13 % du total mondial. Les États-Unis ont 750 bases militaires en dehors de leur territoire dans 80 pays, quand la Chine n’en a qu’une à Djibouti. Les États-Unis ont vingt porte-avions, la Chine en a deux. Surtout, alors qu’aucun bâtiment chinois n’approche les côtes californiennes, les États-Unis ceinturent la Chine d’un ensemble de bases militaires, de Taiwan à la Thaïlande, en passant par le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, l’Australie, etc. Dans la région indopacifique, ils stationnent 400 000 militaires, 2 500 avions et 200 navires de guerre. La Chine n’a mené aucune guerre depuis 45 ans, alors que les États-Unis en ont mené des dizaines. Rien qu’au Proche et au Moyen-Orient, leurs interventions depuis 2001 auraient fait au bas mot 940 000 morts. Alors, contrairement aux mensonges de la propagande occidentale, ce n’est pas la Chine qui représente la principale menace pour les peuples, mais bien les États-Unis et leurs seconds couteaux français et britannique.

L’élection présidentielle

Pour l’élection présidentielle du 5 novembre, les médias occidentaux ont choisi leur candidate, qu’ils critiquaient naguère comme terne et autoritaire, et parent désormais de toutes les vertus. Vice-présidente de Biden depuis quatre ans, Harris mène une campagne résolument conservatrice, s’adressant en particulier aux républicains insatisfaits de Trump. Cette ancienne procureure incarne la défense de la loi et de l’ordre. Elle a promis qu’elle poursuivra l’aide militaire à l’Ukraine, ce qui lui vaut les faveurs des dirigeants européens, et poursuivra l’aide à Israël, douchant les espoirs de ceux qui espéraient une politique moins outrancièrement solidaire du massacre des Palestiniens. Elle s’inscrit dans la guerre commerciale menée avec la Chine depuis 2016, avec des droits de douane plus élevés. Soucieuse de ne froisser aucun secteur de la bourgeoisie américaine, elle a enterré ses déclarations passées contre le gaz de schiste. Le principal clivage politique qu’elle affiche avec son concurrent concerne le droit à l’IVG, qu’elle défend, alors que Trump, en nommant des juges réactionnaires à la Cour suprême, a contribué à le remettre en cause. Certes, Trump multiplie les sorties racistes contre les migrants, qualifiés de « racaille », d’« animaux », de « criminels assoiffés de sang », dotés de « mauvais gènes », en promettant même de les « tuer ». Et le soutien dont il bénéficie témoigne des préjugés et des divisions profondes qui existent au sein de la classe ouvrière américaine. Mais, même si Harris n’a pas le langage de son adversaire, elle défend la politique restrictive menée par l’administration depuis des années. Elle répond en promettant qu’elle va sécuriser la frontière avec le Mexique et elle se rallie à la construction d’un mur. Bernie Sanders et la gauche du Parti démocrate, naguère présentés comme la quintessence du radicalisme, la soutiennent et s’alignent complètement sur l’establishment démocrate.

16 octobre 2024

ANNEXE

Lorsque Mao a pris le pouvoir en Chine en renversant Tchang Kaï-Chek, Trotsky était mort déjà depuis neuf ans, assassiné par Staline. Il n’a pas pu nous léguer l’analyse de la nature de classe de l’État chinois, pas plus que celle de l’État yougoslave de Tito ou, dans un autre ordre d’idée, celle des Démocraties populaires.

Notre analyse de la nature de classe de l’État chinois a pourtant été guidée et inspirée par des textes écrits par Trotsky bien avant que Mao n’arrive au pouvoir. Il s’agit de deux textes qu’il a pu consacrer de très loin au mouvement maoïste lorsque celui-ci était encore à ses débuts.

Les deux articles s’intitulent respectivement : « Que se passe-t-il en Chine ? » et « La guerre des paysans en Chine et le prolétariat (lettre aux bolcheviks-léninistes chinois) ». (Le premier est daté du 10 novembre 1929 et le second du 22 septembre 1932 ; ils furent écrits à Prinkipo, où s’était réfugié Trotsky, chassé de l’Union soviétique par Staline). C’est le second texte que nous publions ci-dessous.

La guerre des paysans en Chine et le prolétariat (lettre aux bolcheviks-léninistes chinois)

Bulletin de l’Opposition (bolcheviks-léninistes).

Après une longue interruption, nous avons enfin reçu votre lettre du 15 juin. Il est inutile de dire combien nous nous félicitons que l’Opposition de gauche chinoise reprenne vie et se redresse, malgré la sauvagerie des coups que lui a assénés la police. Pour ce que l’on peut en juger d’ici, à partir des informations tout à fait insuffisantes dont nous disposons, la position exprimée dans votre lettre concorde avec la nôtre.

Il va de soi que traiter avec intransigeance la façon démocratique vulgaire dont les staliniens abordent le mouvement paysan ne peut rien avoir de commun avec une attitude négative et passive envers le mouvement paysan lui-même. Dans son appréciation du mouvement paysan des provinces du sud de la Chine, le Manifeste de l’Opposition de gauche internationale publié il y a deux ans (Sur les tâches et les perspectives de la révolution chinoise) disait ceci : « Trahie, détruite, exsangue, la révolution chinoise montre qu’elle est vivante. Espérons que le temps n’est plus éloigné où elle lèvera de nouveau sa tête prolétarienne. » Et plus loin : « La vaste marée montante de l’insurrection paysanne peut sans conteste donner une impulsion à la reprise de la lutte politique dans les centres industriels. Nous y comptons fermement. »

Votre lettre témoigne que la lutte des ouvriers des villes renaît sur fond de guerre des paysans, sous l’influence de la crise et de l’intervention japonaise. Dans notre Manifeste nous écrivions à ce sujet avec la prudence nécessaire : « Personne ne peut dire à l’avance si les foyers des soulèvements paysans se maintiendront sans interruption durant toute la période prolongée dont l’avant-garde prolétarienne aurait besoin pour se renforcer, pour engager la classe ouvrière dans la bataille et accorder sa lutte pour le pouvoir avec les offensives généralisées des paysans contre leurs ennemis les plus directs. » On le voit maintenant, il y a de solides raisons de dire son espoir que, avec une politique juste, on réussira à faire se rejoindre le mouvement ouvrier, et d’une façon générale le mouvement des villes, et la guerre des paysans : ce serait là le début de la troisième révolution chinoise. Mais pour l’instant, ce n’est là qu’un espoir, et non une certitude. L’essentiel du travail reste à accomplir.

Dans cette lettre, je voudrais ne poser qu’un seul problème, qui m’apparaît, au moins de loin, comme le plus important et le plus brûlant. Je rappelle encore une fois que les informations dont je dispose sont tout à fait insuffisantes, occasionnelles et fragmentaires. J’accueillerai avec reconnaissance toute information complémentaire et toute rectification.

Le mouvement paysan a créé ses armées, il a conquis de vastes territoires que ses institutions dirigent. En cas de nouveaux succès – et bien sûr, nous souhaitons tous vivement ces succès – le mouvement se rapprochera des centres urbains et industriels et, de ce fait, il se retrouvera face à la classe ouvrière. Comment se passera cette rencontre ? A-t-on l’assurance qu’elle aura un caractère pacifique et amical ?

La question peut sembler à première vue superflue. Des communistes ou des sympathisants se trouvent à la tête du mouvement paysan. N’est-il donc pas évident que les ouvriers et les paysans doivent, lorsqu’ils se rencontrent, s’unir aussitôt sous le drapeau du communisme ?

Malheureusement, la question n’est pas aussi simple. Je m’appuierai sur l’expérience de la Russie. Durant les années de la guerre civile, la paysannerie forma ses propres troupes de partisans dans différentes régions, des troupes qui grossirent même jusqu’à devenir parfois des armées entières. Certaines de ces unités se considéraient comme bolcheviques et il n’était pas rare que des ouvriers les dirigent. D’autres restaient sans affiliation partisane et avaient le plus souvent à leur tête d’anciens sous-officiers issus de la paysannerie. Il y avait aussi l’armée « anarchiste » sous le commandement de Makhno. Tant que les armées de partisans agissaient sur les arrières des gardes blancs, elles servaient la cause de la révolution. Certaines d’entre elles se distinguèrent par un héroïsme et une endurance exceptionnels. Mais, dans les villes, ces armées entraient souvent en conflit avec les ouvriers et les organisations locales du parti. Des conflits naissaient aussi quand des partisans rencontraient l’Armée rouge régulière et, dans certains cas, cela prenait une tournure aiguë et douloureuse.

La rude expérience de la guerre civile nous a démontré la nécessité de désarmer les unités paysannes dès que l’Armée rouge prenait pied dans une région débarrassée des gardes blancs. En même temps, leurs meilleurs éléments, les plus conscients et les plus disciplinés, intégraient les rangs de l’Armée rouge. Mais la plus grande partie des partisans essayait de conserver une existence indépendante, et de façon fréquente elle entrait directement en lutte armée avec le pouvoir soviétique. Il en alla ainsi de l’armée anarchiste, à mentalité totalement koulak, de Makhno, mais elle ne fut pas la seule : de nombreux détachements paysans, qui avaient lutté de façon parfaite contre le retour des propriétaires fonciers, se transformèrent, après la victoire, en une arme de la contre-révolution.

Les conflits armés entre paysans et ouvriers – quelque origine qu’ait eue chaque cas particulier, qu’il s’agisse de provocation délibérée des gardes blancs, de manque de tact des communistes ou d’un concours de circonstances malheureux – avaient à leur base une seule et même cause sociale : ce qui, dans leur situation de classe et leur éducation, fait la différence entre ouvriers et paysans. L’ouvrier aborde les problèmes sous l’angle socialiste ; le paysan sous l’angle petit-bourgeois. L’ouvrier tente de socialiser la propriété qu’il a soustraite à ses exploiteurs ; le paysan tente de la partager. L’ouvrier veut mettre les châteaux et leurs parcs au service de l’intérêt général ; le paysan, lui, pour peu qu’il ne puisse les partager, est enclin à brûler les châteaux et à abattre les arbres des parcs. L’ouvrier s’efforce de résoudre les problèmes à l’échelle de l’État tout entier et selon un plan ; le paysan, lui, aborde tous les problèmes à l’échelle locale et regarde avec hostilité les plans émanant du centre, etc.

Bien sûr, le paysan peut lui aussi s’élever jusqu’à un point de vue socialiste. Sous un régime prolétarien, des masses croissantes de paysans se rééduquent dans un esprit socialiste. Mais cela exige du temps : des années et même des décennies. Si l’on envisage la seule phase initiale de la révolution, alors les contradictions entre le socialisme du prolétaire et l’individualisme du moujik se manifestent souvent de façon exacerbée.

Mais n’a-t-on pas des communistes à la tête des armées rouges chinoises ? Ce seul fait ne rend-il pas impossibles les conflits entre les troupes de paysans et les organisations ouvrières ? Non, cela ne les exclut pas. Le fait que ce soit des communistes, en tant qu’individus, qui se trouvent à la tête des armées paysannes ne change en rien le caractère social de ces dernières, même si les communistes qui les dirigent ont une bonne trempe prolétarienne. Or comment l’affaire se présente-t-elle en Chine ? Parmi les dirigeants communistes de détachements rouges, il y a, sans nul doute, pas mal d’intellectuels et de semi-intellectuels déclassés, qui ne sont pas passés par l’école sérieuse de la lutte prolétarienne. Durant deux ou trois ans, ils vivent la vie de commandants et de commissaires de partisans, ils combattent, ils conquièrent des territoires, etc. Ils s’imprègnent de l’esprit du milieu environnant. Dans les unités de partisans rouges, la majorité des communistes du rang se compose de toute évidence de paysans qui se prennent très honnêtement et sincèrement pour des communistes, mais qui sont des miséreux ou des petits propriétaires révolutionnaires. En politique, celui qui juge selon les dénominations et les étiquettes, et non selon les faits sociaux, celui-là est perdu. Surtout lorsque cette politique se fait l’arme à la main.

Le véritable parti communiste est l’organisation de l’avant-garde prolétarienne. En outre, la classe ouvrière de Chine s’est retrouvée asservie et dispersée durant quatre ans, et ce n’est que maintenant que l’on distingue des indices de son redressement. Lorsque le Parti communiste, fermement appuyé sur la fine fleur du prolétariat des villes, tente de donner au travers des ouvriers une direction à la guerre des paysans, c’est une chose. C’est tout autre chose lorsque quelques milliers ou même quelques dizaines de milliers de révolutionnaires, qui dirigent la guerre paysanne, sont ou se déclarent communistes, sans avoir aucun appui sérieux dans le prolétariat. Telle est précisément la situation en Chine. Cela accroît de façon extraordinaire le danger de possibles conflits entre les ouvriers et les paysans armés. En tout cas, il ne manquera pas de provocateurs bourgeois pour en tirer profit.

En Russie, à l’époque de la guerre civile, le prolétariat était déjà au pouvoir dans une grande partie du pays ; la direction de la lutte appartenait à un parti fort et aguerri ; tout l’appareil d’une Armée rouge centralisée se trouvait aux mains des ouvriers. Et malgré cela, les troupes paysannes, qui étaient incomparablement plus faibles que l’Armée rouge, se heurtaient fréquemment à elle lorsqu’elle avançait victorieusement sur le territoire des partisans paysans.

En Chine, on a une situation qui diffère radicalement, de surcroît au détriment des ouvriers. Dans les principales régions de la Chine, le pouvoir appartient aux militaristes bourgeois. Dans d’autres districts, il va aux chefs des paysans armés. Le prolétariat n’a de pouvoir encore nulle part. Les syndicats sont faibles. L’influence du parti parmi les ouvriers est infime. Les détachements de paysans, emplis de la conscience d’avoir remporté des victoires, restent sous l’aile du Komintern. Ils se nomment Armée rouge, c’est-à-dire qu’ils placent un signe d’égalité entre eux et la force armée des soviets. On voit la paysannerie révolutionnaire de Chine s’attribuer par avance, en la personne de sa couche dirigeante, des valeurs politiques et morales qui, en réalité, devraient appartenir aux ouvriers chinois. Ne pourrait-il se faire qu’à un moment donné l’on retourne toutes ces valeurs contre les ouvriers ?

Évidemment, les paysans pauvres – eux qui sont l’écrasante majorité en Chine – pour peu qu’ils réfléchissent politiquement – et ceux-là sont une petite minorité – désirent sincèrement et ardemment l’union et l’amitié avec les ouvriers. Mais la paysannerie, même armée, est incapable de mener une politique indépendante.

La paysannerie, qui en temps ordinaire occupe une position intermédiaire, indécise et fluctuante, peut, au moment décisif, marcher soit derrière le prolétariat, soit derrière la bourgeoisie. La paysannerie ne trouve pas facilement la voie vers le prolétariat, et elle ne la trouve qu’après une série d’erreurs et de défaites. La petite bourgeoisie citadine, principalement l’intelligentsia qui intervient d’habitude sous le drapeau du socialisme et même du communisme, constitue un pont entre la paysannerie et la bourgeoisie.

La couche des commandants de « l’Armée rouge » chinoise a, sans aucun doute, réussi se fabriquer pour son propre usage une psychologie de commandement. En l’absence d’un fort parti révolutionnaire et d’organisations de masses prolétariennes, il ne peut y avoir en fait de contrôle sur cette couche dirigeante. Les commandants et les commissaires apparaissent comme les maîtres absolus de la situation et, lorsqu’ils entreront dans les villes, ils seront plus qu’enclins à regarder les ouvriers de haut en bas. Les revendications des ouvriers leur sembleront souvent inopportunes ou inappropriées. Il ne faut pas oublier aussi des « futilités » comme celle-ci : dans les villes, les états-majors des armées victorieuses et tout leur appareil ne s’installent pas dans les taudis prolétariens, mais dans les meilleurs édifices de la localité, dans les maisons et les appartements des bourgeois : cela pousse encore plus à ce que la couche supérieure de l’armée paysanne se sente appartenir aux classes « cultivées » et « instruites », et en aucun cas au prolétariat.

Ainsi, en Chine, non seulement ne sont pas écartés les causes et motifs de confrontation entre une armée, paysanne par son contenu et petite-bourgeoise par sa direction, et les ouvriers, mais au contraire, toute la situation accroît de façon considérable la possibilité et même l’inéluctabilité de tels conflits, ce qui fait que, d’emblée, les chances du prolétariat se présentent sous un jour moins favorable que ce ne fut le cas en Russie.

Du point de vue théorique et politique, le danger s’accroît d’autant plus que, cette situation pleine de contradictions, la bureaucratie stalinienne la recouvre du mot d’ordre de « dictature démocratique des ouvriers et des paysans ». Peut-on inventer un piège d’extérieur plus agréable et plus pernicieux sur le fond ? Les épigones réfléchissent non pas avec des concepts sociaux vivants, mais avec des phrases à l’emporte-pièce : le formalisme est le trait fondamental de la bureaucratie. Les populistes russes reprochaient parfois aux marxistes russes « d’ignorer » la paysannerie, de ne pas mener un travail dans les campagnes, etc. À quoi les marxistes répondaient : « Nous soulevons et organisons les ouvriers d’avant-garde et, grâce à eux, nous soulèverons la paysannerie. » Telle est toujours la seule voie que le parti prolétarien puisse concevoir.

Les staliniens chinois ont procédé autrement. Durant la révolution de 1925-1927, ils ont, de façon directe et ouverte, soumis les intérêts des ouvriers et des paysans à ceux de la bourgeoisie nationale. Dans les années de la contre-révolution, ils sont passés du prolétariat à la paysannerie, c’est-à-dire qu’ils ont pris sur eux le rôle qu’avaient assumé chez nous les socialistes-révolutionnaires, au temps où ils étaient encore un parti révolutionnaire. Si, durant ces dernières années, le Parti communiste chinois avait concentré ses efforts dans les villes, dans l’industrie, dans les chemins de fer ; s’il avait soutenu les syndicats, les clubs et les cercles d’éducation ouvrière ; si, sans se détacher des ouvriers, il leur avait appris à comprendre ce qui se passait à la campagne – le prolétariat aurait aujourd’hui une position incomparablement plus favorable dans le rapport de force général. En réalité, le parti s’est séparé de sa propre classe. Et de ce fait, en fin de compte, il peut nuire également à la paysannerie. En effet, si dans l’avenir le prolétariat est et reste à l’écart, sans organisation, sans direction, alors la guerre des paysans, même victorieuse, se retrouvera dans une impasse.

Dans la Chine ancienne, chaque révolution paysanne victorieuse s’achevait sur la mise en place d’une nouvelle dynastie, puis aussi de nouveaux grands propriétaires : le mouvement se trouvait enfermé dans un cercle vicieux. Dans les conditions actuelles, la guerre des paysans, par elle-même, sans que l’avant-garde prolétarienne la dirige directement, ne peut que donner le pouvoir à une nouvelle clique de la bourgeoisie, à un quelconque Kuomintang de « gauche », à un « troisième parti », etc., qui en pratique se différencieront très peu du Kuomintang de Tchang-Kai-Chek. Et cela signifierait un nouvel écrasement des ouvriers dû à la force armée de la « dictature de la démocratie ».

Quelles conclusions peut-on bien en tirer ? La première conclusion est qu’il faut regarder les faits en face avec courage et sans se les masquer. Le mouvement paysan est un puissant facteur révolutionnaire dans la mesure où il est dirigé contre les gros propriétaires fonciers, les militaristes, les oppresseurs féodaux et les usuriers. Mais dans le mouvement paysan lui-même, il y a de très fortes tendances en faveur des possédants et de la réaction qui, à un stade donné, peuvent se dresser en ennemies des ouvriers, en ayant de surcroît des armes à la main. Celui qui oublie la double nature de la paysannerie n’est pas un marxiste. Il faut apprendre aux ouvriers avancés à distinguer les processus sociaux réels sous les enseignes et les drapeaux « communistes ».

Il faut suivre avec attention les opérations des « armées rouges », éclairer systématiquement aux yeux des ouvriers la marche, la signification et les perspectives de la guerre des paysans, et lier les revendications courantes du prolétariat ainsi que ses tâches avec le mot d’ordre de libération de la paysannerie.

Sur le fondement d’observations personnelles, de rapports et autres documents, il faut étudier avec soin la vie interne des armées paysannes et l’ordre qu’elles instaurent dans les régions qu’elles tiennent, dévoiler à partir de faits concrets les tendances de classe contradictoires qui s’y manifestent, et montrer clairement aux ouvriers quelles tendances nous soutenons, et lesquelles nous combattons.

On doit porter une attention particulière à la coordination entre les armées rouges et les ouvriers sur place, sans perdre de vue même les plus petites incompréhensions entre eux. Considérés dans le cadre de villes et régions prises à part, des conflits, même violents, peuvent apparaître comme des épisodes locaux insignifiants. Mais avec le développement ultérieur des événements, les conflits de classe peuvent prendre une envergure nationale et mener la révolution à la catastrophe, c’est-à-dire à une nouvelle défaite infligée aux ouvriers par des paysans armés, trompés par la bourgeoisie. L’histoire de la révolution est pleine de semblables exemples.

Plus clairement les ouvriers d’avant-garde saisiront la dialectique vivante des relations de classe entre le prolétariat, la paysannerie et la bourgeoisie, plus ils chercheront sans hésiter à se lier aux couches de la paysannerie les plus proches d’eux, et plus ils se dresseront avec succès contre les provocateurs contre-révolutionnaires, tant dans le cadre des armées paysannes elles-mêmes, que dans les villes.

Il faut créer des syndicats, des cellules du parti, éduquer les ouvriers avancés, unifier l’avant-garde prolétarienne et l’entraîner dans la lutte.

Il faut s’adresser à tous les membres du parti officiel avec un langage qui les éclaire et fasse appel à eux. Il est très vraisemblable que les communistes du rang, désorientés par la fraction stalinienne, ne nous comprendront pas tout de suite. Les bureaucrates hurleront à notre « sous-estimation » de la paysannerie et même, cela se peut, à notre « hostilité » envers la paysannerie (Tchernov accusait toujours Lénine d’être hostile à la paysannerie). Il est évident que de tels cris n’émouvront pas les ­bolcheviks-léninistes. Lorsqu’avant avril 1927 nous mettions en garde contre le coup d’État inévitable de Tchang-Kai-Chek, les staliniens nous accusaient d’être hostiles à la révolution nationale chinoise. Les événements ont montré qui avait raison. Cette fois encore, les événements en fourniront la preuve. À l’étape actuelle, l’Opposition de gauche peut paraître trop faible pour orienter les événements dans l’intérêt du prolétariat. Mais elle est déjà assez forte pour montrer aux ouvriers la voie juste et, s’appuyant sur l’évolution à venir de la lutte de classe, pour faire la preuve de la justesse et de la perspicacité de sa politique aux yeux des ouvriers. Ce n’est qu’ainsi que le parti révolutionnaire peut conquérir leur confiance, croître, se renforcer et se mettre à la tête des masses populaires.

L. Trotsky

Prinkipo, 22 septembre 1932

P.S. Pour donner le plus de clarté possible à ma pensée, j’examinerai la variante suivante, qui est en théorie tout à fait envisageable.

Supposons que, dans un très proche avenir, l’Opposition de gauche chinoise développe un grand travail couronné de succès dans le prolétariat industriel et qu’elle y acquière une influence prépondérante. Pendant ce temps, le Parti communiste officiel continue à consacrer toutes ses forces aux « armées rouges » et aux régions paysannes. Arrive le moment où les troupes paysannes entrent dans les centres industriels et se heurtent aux ouvriers. Quelle sera la façon d’agir des staliniens chinois en pareil cas ? Il n’est pas difficile de prévoir qu’ils opposeront en ennemie l’armée paysanne aux « contre-révolutionnaires trotskystes ». En d’autres termes, ils se mettront à exciter les paysans armés contre les ouvriers d’avant-garde. C’est ainsi qu’ont procédé les S. R. russes et les mencheviks en 1917 ; ayant perdu les ouvriers, ils luttèrent de toutes leurs forces pour conserver leur appui parmi les soldats, et ils dressèrent la caserne contre l’usine, le paysan armé contre l’ouvrier bolchevique. Kerenski, Tseretelli, Dan, baptisaient les bolcheviks si ce n’est du nom de « contre-révolutionnaires », tout au moins « d’agents inconscients » ou « d’aides involontaires » de la contre-révolution. Les staliniens s’embarrassent moins de terminologie politique. Mais la tendance est identique : elle consiste à dresser violemment les paysans et en général les éléments de la petite bourgeoisie contre le détachement d’avant-garde de la classe ouvrière.

Comme tout centrisme, le centrisme bureaucratique ne peut avoir une base de classe indépendante. Mais dans sa lutte contre les bolcheviks-­léninistes, il est contraint de rechercher un appui à droite, c’est-à-dire dans la paysannerie et la petite bourgeoisie, en les opposant au prolétariat. La lutte des deux fractions communistes, les staliniens et les ­bolcheviks-léninistes, comporte ainsi en elle une tendance à se transformer en lutte de classe. Le développement révolutionnaire des événements en Chine peut conduire ces tendances jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la guerre civile entre l’armée paysanne, dirigée par les staliniens, et l’avant-garde du prolétariat, dirigée par les léninistes.

Si, par la faute des staliniens, il survenait un conflit aussi funeste, cela signifierait que l’Opposition de gauche et les staliniens, cessant d’être des fractions communistes, seraient devenus des partis politiques ennemis avec une base de classe différente.

Cependant, une telle perspective est-elle inévitable ? Non, je ne le pense pas du tout. Dans la fraction stalinienne (PC chinois officiel), il y a non seulement des tendances paysannes, c’est-à-dire petites-bourgeoises, mais aussi des tendances prolétariennes. Il est de toute première importance pour l’Opposition de gauche de rechercher à se rapprocher de l’aile prolétarienne des staliniens, de développer devant elle une appréciation marxiste des « armées rouges » et en général de la relation entre le prolétariat et la paysannerie.

Tout en défendant son indépendance politique, l’avant-garde prolétarienne doit être prête, en permanence, à réaliser l’unité d’action avec la démocratie révolutionnaire. Si nous ne sommes pas d’accord pour identifier les détachements armés de paysans avec l’Armée rouge, en tant que force armée du prolétariat ; si nous n’acceptons pas de fermer les yeux sur le fait que l’on couvre du drapeau communiste le contenu petit-bourgeois du mouvement paysan, en revanche, nous nous rendons parfaitement compte que le caractère démocratique-révolutionnaire de la guerre des paysans a une énorme importance, nous apprenons aux ouvriers à en comprendre la signification et nous sommes prêts à faire tout ce qui dépend de nous pour aboutir à un indispensable accord de combat avec les organisations paysannes.

Notre tâche consiste, en conséquence, non seulement à empêcher tout commandement militaire et politique que la démocratie petite-bourgeoise, s’appuyant sur les paysans armés, voudrait exercer sur le prolétariat, mais aussi à préparer et assurer la direction du prolétariat sur le mouvement paysan et, en particulier sur ses « armées rouges ».

Plus nette sera pour les bolcheviks-léninistes la compréhension de la situation politique et des tâches qui en découlent, plus ils élargiront leur base avec succès dans le prolétariat, plus ils feront preuve de ténacité dans la manière dont ils mènent la politique de front unique en direction du parti officiel et du mouvement paysan qu’il dirige, mieux ils réussiront non seulement à préserver la révolution du heurt plein de danger entre la paysannerie et le prolétariat, à assurer l’unité d’action indispensable entre deux classes révolutionnaires, mais aussi à transformer leur front unique en un pas historique vers la dictature du prolétariat.

L. T, Prinkipo,
26 septembre 1932

Cette lettre illustre à quel point Trotsky était un dirigeant international. Ce qui, disons-le, n’a jamais été le cas de ceux qui se prétendaient ses successeurs et se chamaillaient pour pouvoir coller l’étiquette 4e Internationale sur l’appareil qu’ils dirigeaient. Ou, plus exactement, sur les appareils successifs au fil des scissions que, entre autres, leur incompétence doublée de prétention a engendrés.

Ce n’est pas le lieu ici de reprendre l’historique des appareils de plus en plus petits et dont l’activité essentielle consistait à contester à l’appareil voisin sa légitimité de se revendiquer 4e Internationale. Il en existe aujourd’hui encore un qui est l’ancien courant dit du Secrétariat unifié de la 4e Internationale.

Mais toute l’histoire du mouvement trotskyste illustre le fait qu’il ne suffit pas de se prendre pour la 4e Internationale pour l’être. Il faut en avoir la compétence politique, et principalement celle de raisonner en fonction de l’intérêt de classe du prolétariat. Ce n’est pas le cas des différents petits appareils existants, ou ayant existé, qui n’ont en commun que l’incompétence doublée de prétention. Ils ont remplacé la fidélité politique au « camp des travailleurs » par le suivisme le plus plat vis-à-vis d’une multitude d’organisations nationalistes (les dernières en date sont le Hamas et le Hezbollah).

Trotsky avait cette capacité de guider politiquement le mouvement trotskyste, à distance non seulement géographiquement mais aussi dans le temps, comme l’illustre le texte ci-dessus.

Car la question de la nature de classe de l’État chinois n’était pas seulement théorique, elle était la concrétisation de la politique de l’organisation qui se réclamait de cette caractérisation. Prétendre que la guerre paysanne pouvait engendrer un État ouvrier sans participation du prolétariat était l’expression la plus claire du fait que les organisations qui professaient cette position avaient complètement abandonné le terrain de classe du prolétariat. Ce n’est pas le cas de Lutte ouvrière.