Avec 1,4 million de cas de Covid-19 confirmés et 84 000 morts au 13 mai, les États-Unis sont de loin le pays le plus lourdement frappé par la pandémie. Avec seulement 4 % de la population mondiale, ils comptent 28 % des victimes du monde entier. Certes, les taux de mortalité de certains pays européens comme la Belgique (77 morts pour 100 000 habitants), l’Espagne (58), l’Italie (51), le Royaume-Uni (50), la France (40) ou les Pays-Bas (32) sont supérieurs à celui des États-Unis (25). Mais la comparaison est trompeuse car, outre-Atlantique, si les États ruraux sont peu touchés, les grandes métropoles sont parfois lourdement frappées. La ville de New York, 8 millions d’habitants, compte déjà 20 000 morts, bien plus que l’Île-de-France (6 400 morts) ou même que la Lombardie (14 700 morts), pourtant plus peuplées. En outre, d’innombrables décès dans les maisons de retraite et à domicile échappent au décompte. Et la mortalité continue de progresser.
L’incurie de l’administration Trump, voire la stupidité et la démagogie d’un président qui s’est refusé à mener une politique pour contenir l’épidémie, malgré les alertes des experts sanitaires dès la mi-janvier, a sans doute contribué à la catastrophe en cours. Aucune mesure réellement protectrice n’a été imposée au niveau fédéral, où les principales déclarations ont visé le « virus chinois », dans un prolongement de la guerre commerciale menée depuis trois ans. La Chine a même été accusée d’avoir volontairement propagé le Covid-19. Ce sont les gouverneurs qui, au niveau des États, ont mis en œuvre le confinement de la population, selon des calendriers et des modalités variables. Et les plus prudents, souvent démocrates, ont été accusés par Trump et les républicains de ruiner l’économie du pays.
Mais, au-delà de la politique du président, les Américains payent un lourd tribut à un système où quelque 30 millions de personnes n’ont pas d’assurance maladie. Toute une partie des classes populaires, parmi les migrants notamment, ne consulte un médecin ou ne va à l’hôpital qu’en dernier recours, quand il est parfois trop tard pour être soigné efficacement. Depuis quatre ans, l’espérance de vie baisse aux États-Unis. Les hôpitaux publics connaissent des pénuries de matériel, de masques, de respirateurs, etc. Bien des salariés ne bénéficient pas d’arrêts de travail payés pour maladie : les entreprises n’y sont pas tenues, et de nombreux cas de contamination au sein des entreprises ont été rapportés. « Je continue à travailler alors que je suis malade, parce que j’ai peur de perdre mon emploi ou d’être sanctionné si je m’absente », expliquait ainsi un emballeur d’UPS à Tucson, dans l’Arizona, cité par le New York Times. C’est une situation courante. Et, comme en France, les salariés se voient refuser des masques, des gants ou du gel hydroalcoolique.
Par exemple, dans les 800 abattoirs et usines de découpe de viande que compte le pays, au moins 12 000 ouvriers ont développé la maladie, une cinquantaine en sont morts. L’usine de porc Smithfield à Sioux Falls, dans le Dakota du Sud, restée ouverte jusqu’au 15 avril, compte au moins 850 ouvriers contaminés. L’usine de viande JBS de Greeley, dans le Colorado, compte sept morts ; parmi eux, Saul Sanchez, ouvrier, avait 78 ans : c’est tout un symbole du capitalisme américain. Les ouvriers, des immigrés pour la plupart, travaillent à quelques dizaines de centimètres les uns des autres, souvent sans protections. Il n’est donc pas étonnant que, malgré le niveau de développement de la médecine dans ce pays, la pandémie y ait fait des ravages. Dans plusieurs usines, des ouvriers ont débrayé contre le danger sanitaire que leur faisaient courir leurs patrons. Alors que les plus riches du pays s’isolent dans leurs résidences luxueuses, voire sur leur yacht, et ont accès aux cliniques privées, les ouvriers, les personnels soignants, les pauvres, les Noirs et les migrants, autrement dit le prolétariat américain, sont durement frappés par l’épidémie.
L’explosion du chômage et de la pauvreté
Aussi grave que soit la crise sanitaire, la crise économique qui a commencé risque d’être plus terrible encore. Des milliers d’entreprises ont fermé ou sont en faillite. Seuls quelques secteurs, comme la fabrication de matériel informatique et la grande distribution, ne licencient pas. Mais le bâtiment, l’industrie, l’industrie des loisirs, de nombreux secteurs du commerce (vêtements, etc.) suppriment des emplois par centaines de milliers. Les collectivités locales, qui emploient environ un salarié sur dix et voient aujourd’hui leurs ressources s’effondrer et leurs dépenses exploser, ont déjà supprimé un million d’emplois dans l’éducation, l’assainissement ou la sécurité. Et même le secteur de la santé a supprimé 1,4 million d’emplois en un mois, en pleine crise sanitaire ! Le tourisme, les loisirs, la restauration, le transport aérien et l’aéronautique sont largement paralysés. En outre, les États-Unis sont maintenant d’importants producteurs d’hydrocarbures. Pour que le pétrole de schiste américain soit rentable, il doit se vendre au moins 35 dollars (32 euros) le baril. Or, en raison de la chute des cours, accélérée par la crise actuelle, son prix est aujourd’hui autour de 25 dollars (23 euros). Ce secteur menace donc de s’effondrer, avec des millions d’autres chômeurs à la clé. Au premier trimestre, le PIB du pays a chuté de 5 % ; au deuxième, cela pourrait être 30 %
En tout, des dizaines de millions de salariés sont licenciés. Alors que, début mars, sept millions de personnes étaient inscrites au chômage, elles étaient 30 millions au 30 avril. S’y ajoutent 10 millions de chômeurs qui ne sont pas parvenus à accéder aux sites ou aux bureaux d’inscription, et peut-être 20 millions d’autres qui n’ont pas droit à ces allocations et ne sont donc pas dénombrés. Il y aurait ainsi 50 à 60 millions de personnes qui se retrouvent soudain sans travail. Onze millions de personnes travaillent désormais à temps partiel contraint, contre 4 millions avant la crise. Le gouvernement a prévu un chèque de 1 200 dollars par adulte et de 500 dollars par enfant, et il a fait adopter pour les chômeurs une allocation, qui tarde à arriver. Mais, au total, les sommes que l’État fédéral va allouer aux ménages sont dérisoires par rapport à celles qu’il mobilise pour les entreprises.
Des dizaines de millions d’habitants ont été précipités dans la misère. Dans le New Jersey, un des deux États les plus riches du pays, le nombre de demandeurs d’emploi a été multiplié par dix, et des dizaines de milliers de familles dépendent de l’aide alimentaire. À San Antonio, au Texas, la Banque alimentaire, qui distribue en général entre 200 et 400 colis à des familles, en a servi 10 000 en une journée. À Sunrise, en Floride, une file de voitures s’est formée sur trois kilomètres pour l’aide alimentaire. Les villes organisent des distributions de repas aux portes des écoles, seul moyen pour que certains enfants mangent à leur faim. En réalité, dans la première puissance mondiale, la dépendance à l’aide alimentaire n’est pas nouvelle. À New York, la ville qui compte le plus de milliardaires au monde, 750 000 élèves des écoles publiques vivent en-dessous du seuil de pauvreté et dépendent de l’école pour avoir au moins un repas par jour. 38 millions d’Américains bénéficiaient déjà de l’aide fédérale avant la crise. Aujourd’hui cette misère explose brutalement.
« Ces emplois seront tous rétablis, a fanfaronné Trump, qui espère être réélu en novembre, et ils le seront rapidement. » Il est possible qu’une partie de ces emplois reviennent en effet quand la crise sanitaire prendra fin. Mais certainement pas tous, loin de là. Les personnes qui ont perdu leur emploi réduisent leur consommation, ce qui contracte un marché qui est déjà réduit. Si l’épidémie recule, ce qui n’est encore pas le cas, les gens ne se précipiteront pas aussitôt dans les cinémas, les restaurants, les avions, les hôtels, les parcs de loisirs et les villes touristiques. Le transport aérien et du coup l’industrie aéronautique resteront sinistrés. Dans l’automobile, les États et certaines firmes essaient de faire redémarrer les usines. Mais les stocks sont pleins. Les firmes offrent certes des crédits gratuits sur sept ans et des ristournes de 5 000 dollars, mais encore faut-il que les clients, les entreprises notamment, veuillent acheter des véhicules.
Sans compter que, pas plus qu’il ne suffirait de relever un domino pour que tout le jeu se redresse, les crises capitalistes sont des réactions en chaîne qui ne sont pas réversibles. En 1929, c’est le krach boursier qui avait déclenché un effondrement général du crédit et de l’industrie. En 2008, l’éclatement de la bulle spéculative sur des crédits immobiliers pourris avait causé une crise bancaire, qui avait à son tour entraîné une crise économique générale. Tous les experts jugent que la crise actuelle est plus grave que celle de 2008-2009, après laquelle l’emploi avait mis cinq ans pour revenir à son niveau antérieur. Aujourd’hui le chômage, qui était officiellement à 3,5 % en février, atteint déjà 15 %. En réalité, il est sans doute proche des taux de la Grande dépression, quand il n’a vraiment été résorbé qu’avec l’économie de guerre de 1939-1945. En 1933, le chômage avait atteint 25 % quatre ans après le jeudi noir de Wall Street. Mais cette fois-ci l’économie s’est effondrée en six semaines.
Pour le grand capital, guichet ouvert à la Fed
Dans une touchante unanimité entre Trump et le Congrès, entre républicains et démocrates, l’État fédéral a débloqué 3 000 milliards de dollars pour soutenir les entreprises et l’économie. La banque centrale, la Fed, s’est lancée dans un vaste plan de rachats des dettes des entreprises et des municipalités. Des milliers de sociétés ont été sauvées par la Fed, qui rachète massivement des dettes d’entreprises risquées, les « junk bonds ». La presse a rapporté l’exemple de Carnival, une compagnie de tourisme qui emploie 150 000 salariés, dont les 27 paquebots de croisière sont à l’arrêt. Alors qu’elle empruntait auparavant au taux de 1 %, les prêts qu’elle a sollicités lui ont alors été proposés à 15 %. Quand la Fed a garanti ses emprunts, elle a pu de nouveau emprunter à des taux plus bas. La même garantie a été utilisée pour des entreprises de casinos comme MGM, de cinéma comme AMC, d’habillement comme Gap, de restauration comme Yum Brands (KFC, Taco Bell, Pizza Hut…). Les grandes compagnies aériennes, qui ont vu le nombre de leurs passagers divisé par vingt, ont été renflouées à hauteur de 25 milliards de dollars.
L’État fédéral prend donc en charge les pertes des grandes firmes. Mais qui paiera ces sommes considérables ? Il s’agit pour beaucoup de dettes qui ne pourront être remboursées, des rentes perpétuelles en quelque sorte. Autrement dit, pour éviter l’explosion de la dette de l’État, la Fed crée de la monnaie en quantité colossale. Mais celle-ci ne disparaît pas, elle va ensuite alimenter la spéculation sur l’immobilier et la finance. La crise en cours peut donc encore accroître l’emprise de la finance.
L’ouverture des vannes du crédit a amené les cours boursiers, qui s’étaient effondrés en mars, à retrouver quasiment leur niveau antérieur. Le principal indice, le S & P 500, n’a reculé que de 12 % depuis les débuts de la crise. Le Dow Jones a aussi refait une partie de sa chute de mars avec, fin avril, une hausse record (+ 15 %) en deux semaines. Une économiste a mis en évidence le parallèle saisissant des courbes de l’augmentation des victimes, des chômeurs, et de la Bourse. En cela, cette crise est bien différente de celle de 1929. Les spéculateurs ont été rassurés par le guichet ouvert de la Fed. « Wall Street (la Bourse) a bien peu à voir avec Main Street (les commerces de la grand-rue) », disent les économistes bourgeois : que les restaurants et les boutiques de quartier ferment, que les ouvriers et les employés perdent leur travail et aillent à l’aide alimentaire, cela n’implique pas que les grandes firmes, elles, soient sur la paille.
Si d’innombrables entreprises petites et moyennes sombrent, de grandes firmes sont au contraire en train de toucher le jackpot, à l’instar des géants de l’informatique (Microsoft, Apple) et d’Internet (Facebook, Amazon, Google). Amazon a vu son chiffre d’affaires augmenter de 26 % au premier trimestre. La capitalisation de Microsoft est désormais égale à celle de la totalité du CAC 40. Et l’essor à venir du télétravail et de la vente en ligne va bénéficier à ces entreprises.
Comme lors de chaque crise, un gigantesque mouvement de concentration du capital est également à l’œuvre. Dans le secteur de l’énergie, les majors Exxon ou Chevron profitent de la faillite des petits producteurs indépendants de pétrole du Texas et de l’Oklahoma. Dans les loisirs, Netflix et d’autres raflent la mise. Les grandes banques jouent un rôle moindre dans l’immédiat, mais le renflouement des entreprises par la Fed leur permet de limiter la casse, car leurs créances seront pour l’essentiel payées, et la contraction générale du crédit est ainsi évitée. À la manière des princes et des bourgeois qui, en 1914-1918, se gobergeaient en pleine boucherie mondiale, le 30 avril le PDG de la banque d’investissementGoldman Sachs a fait voter par ses actionnaires une hausse de sa rémunération de 20 % à 27,5 millions de dollars.
De la crise économique à la crise politique ?
Quant aux conséquences politiques de cette crise, il est bien difficile de les prévoir. Les chômeurs sont dans l’incapacité de rembourser leurs crédits bancaires, leurs emprunts immobiliers et de payer leur loyer. De New York à Los Angeles, des groupes de locataires appellent à une grève des loyers et des remboursements de prêt immobilier pendant la durée de la crise sanitaire. « Can’t pay ? Won’t pay ! » (Nous ne pouvons payer ? Nous ne paierons pas !), scandent-ils. Encouragés par la gauche du Parti démocrate, dont la membre de la Chambre des représentants Alexandria Ocasio-Cortez, ces groupes se sont surtout constitués sur les réseaux sociaux. Les loyers sont très élevés dans les grandes villes, où ils représentent souvent le tiers ou la moitié des revenus d’une personne ; à New York, le loyer médian pour un F1 est de 2 980 dollars mensuels (2 740 euros). Alors, quand quelqu’un perd son emploi, il ne peut plus payer. Pour l’instant, cette grève des loyers est plus une menace qu’une réalité, et elle repose peut-être surtout sur des catégories bien payées plutôt que sur les couches les plus exploitées. Elle renvoie cependant aux années 1930, la dernière fois où une grève des loyers avait été suivie par des milliers de locataires new-yorkais du Bronx et de Harlem.
Mais les années 1930 évoquent une autre conséquence possible de la crise : la montée de l’extrême droite. Dans plusieurs États, des groupes de manifestants, encouragés par Trump, se sont mobilisés contre le confinement imposé par des gouverneurs démocrates. La proximité des élections, en novembre prochain, n’est sans doute pas étrangère à ces mobilisations. Mais elles peuvent aussi présager une radicalisation. Le 30 avril, quelques dizaines de militants, dont certains armés, ont ainsi envahi le Capitole du Michigan, où siègent le gouverneur et les assemblées de l’État. Cet État industriel du Nord n’était pourtant pas, ces dernières années, un bastion de l’extrême droite américaine.
S’il est impossible d’anticiper sur la profondeur et la durée de la crise, il est certain que, si le prolétariat n’intervient pas, le « monde d’après » dont se gargarisent les commentateurs en général, et la gauche réformiste en particulier, va furieusement ressembler, en pire, au « monde d’avant ». Pour l’instant, les classes populaires et, dans une moindre mesure, la petite bourgeoisie, paient le prix fort de cette crise inédite. Aucune grande firme n’a fait faillite, aucun capitaliste ne s’est jeté d’un gratte-ciel. L’avenir dira si les travailleurs américains parviennent à se mobiliser pour enrayer la dégradation brutale, parfois tragique, de leurs conditions d’existence.
14 mai 2020