Au moment même où, après la reprise de Mossoul puis de Raqqa, les dirigeants des grandes puissances saluaient à grands cris leur victoire sur Daech, le duel verbal entre Trump et Kim Jong-un offrait une illustration des tensions qui dominent les relations internationales. C’est du bluff de part et d’autre, mais il est significatif du climat de guerre qui persiste.
Il n’y a cependant aucune symétrie sur le fond entre le bluff du président de la principale puissance impérialiste qui intervient aux quatre coins du monde et celui du dirigeant d’un petit pays sous-développé, sous la menace permanente des États-Unis, et qui a déjà subi son intervention militaire lors de la guerre de Corée.
Les relations entre les grandes puissances sont dominées par le trio États-Unis-Russie-Chine, avec une nette prépondérance militaire et diplomatique de l’impérialisme américain. Leurs relations mutuelles constituent un mélange de rivalité et de collaboration : rivalités entre les États-Unis et la Russie notamment aux confins occidentaux de cette dernière, avec pour prétextes l’Ukraine, les craintes réelles ou supposées des pays Baltes ou de la Pologne, en même temps que collaboration au Proche-Orient ; rivalités entre les États-Unis et la Chine, notamment en mer de Chine et plus généralement dans le Sud-Est asiatique, en même temps que collaboration au plan international.
Ce ne sont pour le moment que grandes manœuvres, bruits de bottes et bras de fer, mais ils sont plus significatifs des relations internationales que les discours lénifiants à l’ONU ou les tapes dans le dos entre les diplomates des grandes puissances.
Alors que la bourgeoisie ne parvient pas à sortir de la crise mondiale de son économie, plusieurs conflits, locaux, régionaux, sont lourds de la menace de déboucher sur un affrontement plus généralisé.
L’Union européenne, si peu unifiée, essaie de se mêler au jeu du trio américano-russo-chinois, sans vraiment y arriver. Si, sur le plan économique, elle est censée être une grande puissance, elle n’en est pas une précisément parce qu’elle est multiple, avec une unité de façade qui ne dissimule pas les nombreuses rivalités qui la déchirent : rivalités entre les trois puissances impérialistes qui dominent le continent, l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, illustrées par les négociations pour gérer le Brexit au mieux des intérêts contradictoires des unes et des autres (avec, entre autres, compétition à laquelle se livrent Paris, Francfort ou Amsterdam, pour tenter de mettre la main sur le fromage financier de la City de Londres) ; rivalités d’une autre nature entre les puissances impérialistes d’Europe et la partie semi-développée du continent qu’elles dominent.
Les rapports de domination entre les impérialismes d’Europe occidentale et la partie orientale semi-développée du continent, à peine dissimulés par l’égalité formelle entre membres de l’Union européenne, ont été abondamment illustrés au cours des années précédentes par l’étranglement de la Grèce.
Ils entraînent de plus en plus des réactions défensives des ex-Démocraties populaires, notamment du groupe de Visegrad (Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie), qui, malgré le chauvinisme exacerbé de leurs régimes respectifs, essaient de s’entendre. Cela pour survivre, à l’intérieur de l’Europe, face aux trois puissances impérialistes dont les trusts dominent leur économie et pour sortir de leur insignifiance dans le concert des nations, à l’extérieur de l’Union européenne.
L’évolution réactionnaire à l’échelle de l’ensemble de l’Europe se reflète de façon plus nette, plus autoritaire ou plus caricaturale dans ces quatre pays. Leurs dirigeants politiques essaient de canaliser à leur profit les mécontentements et les frustrations accumulés dans les classes populaires frappées par la crise, par l’accroissement des inégalités, en brandissant des slogans identitaires, en se posant en défenseurs de « l’Europe chrétienne » face aux migrants.
Les tenants du régime d’Orban, en Hongrie, présentent la mise en place de barbelés destinés à empêcher le passage de migrants venant par la route des Balkans comme un acte de résistance contre Bruxelles, censé incarner l’arrogance de la partie riche de l’Europe. Ce faisant, ils offrent aux dirigeants des démocraties impérialistes la possibilité de se poser en défenseurs des libertés élémentaires bafouées par un Orban en Hongrie ou un Kaczynski en Pologne et, par la même occasion, de dissimuler l’exploitation à laquelle leurs trusts soumettent les travailleurs de ces pays, qu’ils paient trois ou quatre fois moins que leurs frères de classe d’Occident pour le même travail.
Minée par ses antagonismes internes, l’Union européenne laisse la main, sur le plan diplomatique ou militaire, aux dirigeants des puissances impérialistes de seconde zone qui la dominent. Mais chacune de ces grandes puissances joue sa propre partition sur le plan international, aussi bien vis-à-vis de la Russie ou de la Chine que, dans la zone de tension du Moyen-Orient, vis-à-vis de la Turquie ou de l’Iran. Ce sont en réalité les États-Unis qui parviennent à leur imposer un semblant d’unité momentanée, que ce soit dans le domaine du boycott de tel ou tel État qui déplaît à Washington ou dans le domaine des interventions militaires.
Dans cette cacophonie, l’impérialisme français se distingue par une agressivité particulière notamment vis-à-vis de ses anciennes colonies africaines. Les présidents se succèdent mais les troupes françaises continuent à être présentes dans plusieurs pays d’Afrique, et l’impérialisme français, cantonné aux seconds rôles sur la scène internationale, se pose en gendarme du continent.
Depuis un siècle au bas mot, les États d’Europe étouffent à l’intérieur de leurs frontières nationales et l’histoire a mis l’unification de l’Europe à l’ordre du jour. Les bourgeoisies nationales n’ont cependant su se mettre d’accord que sur cet avorton caricatural qu’est l’Union européenne. Signe de la marche arrière de l’histoire sous le capitalisme décadent, même les États nationaux, grande création des bourgeoisies nationales au temps lointain où ils représentaient le progrès par rapport au morcellement féodal, sont travaillés par des forces de décomposition : poussées séparatistes de l’Écosse, de la Lombardie et de la Vénétie ou entre la partie flamande et la partie wallonne de la Belgique, revendication d’indépendance en Catalogne. Dans une économie complètement mondialisée, le déclin du capitalisme fait resurgir le morcellement féodal.
Les communistes révolutionnaires doivent combattre la montée de ces nationalismes qui s’opposent et qui s’alimentent mutuellement. Ils doivent s’opposer aussi à « la corruption des ouvriers par un nationalisme raffiné, qui prêche l’émiettement du prolétariat sous les prétextes les plus spécieux et les plus séduisants » décrit par Lénine dans un article datant de mai 1914 : « L’internationalisme prolétarien est absolument inconciliable avec cette position, car il enseigne, non seulement le rapprochement des nations, mais la fusion des masses ouvrières de toutes nationalités d’un État donné au sein d’organisations prolétariennes uniques. »
Lénine a écrit ce texte en visant diverses organisations populistes, le Bund en Russie même, et les tenants de ce qu’on appelait l’austro-marxisme. Mais on dirait qu’il a été écrit aujourd’hui contre les divagations nationalistes d’une certaine extrême gauche, notamment en Catalogne.
États-Unis
Le 8 novembre 2016, bien qu’il ait obtenu trois millions de voix de moins que sa concurrente, Trump était élu dans la « plus grande démocratie du monde ». Lancé depuis peu en politique, ce multimilliardaire avait déjà surpris son monde en s’imposant largement dans les primaires républicaines, contre les caciques du parti. C’est en déjouant les pronostics que Trump s’imposa contre Hillary Clinton, politicienne aux états de service pourtant impeccables dans l’appareil d’État américain et chouchoute des milieux d’affaires. Il le fit avec un cocktail détonnant de démagogie protectionniste, en promettant de rapatrier les emplois, de dénonciation du « système », de propos xénophobes contre les immigrants en général et les musulmans en particulier, ou encore de remarques d’un sexisme crasse. Une fois passée la surprise, Wall Street et la bourgeoisie américaine l’ont vite reconnu comme un des leurs. Après avoir fait campagne en posant comme le porte-parole des travailleurs américains, Trump présente maintenant un budget dans lequel le taux officiel de l’impôt sur les bénéfices passerait de 35 % à 20 %. Après tout, les promesses électorales sur le rapatriement des emplois délocalisés n’engagent que ceux qui y croient ; et ce ne sont pas les propos xénophobes ou sexistes qui gênent les financiers.
Depuis, Trump a conforté sa réputation de démagogue réactionnaire, à côté duquel Le Pen fait figure de politicienne modérée. Est-il un homme stupide qui twitte plus vite qu’il ne réfléchit ? Assurément. Mais ce n’est pas le premier idiot à la Maison Blanche. Surtout, la bourgeoisie la plus puissante au monde ne laisse pas la gestion de ses affaires dépendre du hasard des personnalités, fût-ce celle de son président. L’appareil d’État américain compte des milliers de cadres de tous niveaux, dévoués corps et âme aux intérêts des capitalistes, et les institutions elles-mêmes comprennent de nombreux freins et contrepoids, à commencer par le Congrès, où les deux Chambres sont majoritairement contrôlées par les Républicains. Le Congrès n’a encore mis en œuvre aucune des promesses sur lesquelles Trump s’est fait élire (abrogation de l’Obamacare, construction d’un mur tout au long de la frontière avec le Mexique, etc.). On ne peut même exclure que l’establishment cherche à destituer Trump, si celui-ci s’avérait trop incontrôlable, ou s’il confondait trop ses affaires personnelles avec celles de l’État, comme c’est le cas avec la Russie, où Trump a quelque peu mélangé les intérêts de son groupe et ceux des États-Unis. La nomination d’un procureur spécial va dans ce sens et rappelle aussi que, aussi arrogant et vaniteux soit-il, Trump n’est pas seul au pouvoir. En tout cas, alors qu’il s’est fait élire en promettant le changement et qu’il est au pouvoir depuis huit mois, cela n’a rien changé de fondamental.
Même en matière de politique étrangère, la rupture qu’il veut incarner tient pour l’instant plus des gesticulations que d’une réalité. Il a multiplié les coups de menton contre la Corée du Nord, le Venezuela ou l’Iran. Mais il n’a pas rompu l’accord sur le nucléaire iranien. La démagogie politicienne à usage interne est une chose, les affaires de l’impérialisme en sont une autre.
Les migrants se sont trouvés au centre des attaques de Trump, qui s’en est notamment pris aux 11 millions de sans-papiers. La démagogie contre ces migrants et la militarisation de la frontière mexicaine ne sont pas nouvelles. De 2000 à 2016, 6 023 migrants au moins sont morts en Arizona, au Texas et au Nouveau-Mexique, alors qu’ils tentaient de traverser une frontière de plus en plus hermétique, et déjà en partie bordée par un mur. Autrement dit, si Trump cherche à durcir la condition faite aux migrants, il n’est pas le premier. Au cours des huit années Obama (2009-2017), 3,1 millions d’entre eux ont été expulsés, un chiffre record, même si les administrations Clinton (1993-2001) et Bush (2001-2009) refoulaient à la frontière des effectifs élevés d’immigrants.
Trump menace de mettre fin à un programme qui permet à 800 000 jeunes immigrants (dreamers) de rester aux États-Unis, s’ils sont venus avec leurs parents alors qu’ils étaient mineurs. Dans les limites des pouvoirs incombant au président, il peut durcir les conditions d’accueil et d’existence des travailleurs étrangers ; et le départ de plusieurs milliers d’immigrants vers le Canada traduit cette crainte. Après tout, s’ils se sont construits grâce à l’immigration, les États-Unis ont également souvent eu une politique restrictive en ce domaine. Une chose est sûre, cependant : la politique antimigrants s’arrêtera là où commencent les intérêts bien compris des capitalistes. Les sans-papiers représentent une main-d’œuvre facilement exploitable, essentielle dans les fermes industrielles, dans l’industrie, l’agroalimentaire, le BTP, et… dans les hôtels et golfs appartenant à Trump lui-même.
Russie et Ukraine
La Russie est l’un des quatre ou cinq pays qui comptent le plus de milliardaires en dollars, tandis que des millions de gens y survivent avec moins que le minimum vital.
Cet écart béant entre une minorité de très riches et la majorité de la population, où des instituteurs gagnent l’équivalent de 120 euros par mois, et des ouvriers très qualifiés, 550 euros, constitue désormais un trait saillant de la société russe.
Le pillage de l’économie et des classes populaires par les privilégiés du pouvoir (bureaucrates, mafieux et nouveaux bourgeois) n’a jamais cessé, un quart de siècle après que la bureaucratie, par sa rapacité et son irresponsabilité, a fait éclater, puis disparaître l’Union soviétique qu’elle dirigeait, cette lointaine héritière de l’État ouvrier né, il y a cent ans, de la révolution d’Octobre.
Principal État, par sa population, son étendue, sa richesse relative et sa place dans les relations internationales, à avoir émergé de cet effondrement, la Russie reste marquée par cette irresponsabilité à l’égard de leur propre système des classes et couches sociales qui en sont les bénéficiaires.
Ainsi, le président russe a proclamé une nouvelle amnistie pour ceux qui rapatrieraient l’argent qu’ils ont caché à l’étranger. Elle n’a pas plus d’effet que la précédente. Organisée par les nantis, la fuite des capitaux prive la Russie des moyens de se redresser. En outre, elle alimente un système financier mondial que dominent des puissances impérialistes, États-Unis en tête, auxquelles le pouvoir russe prétend, contre toute évidence, pouvoir tenir la dragée haute.
Il n’est paradoxal qu’en apparence que le Kremlin, qui cherche les moyens d’un certain développement économique, ait assoupli les modalités d’enregistrement à l’étranger des sociétés russes. En fait, Poutine ne peut que servir les castes et classes qu’il représente au sommet du pouvoir, même quand leur comportement prédateur affaiblit leur propre État.
Les nantis de ce système parasitaire voient le pouvoir de Poutine comme leur meilleur rempart face au reste de la société, un Poutine qui, même s’il ne l’a pas encore annoncé, se prépare à briguer un quatrième mandat à la tête de la Fédération de Russie, en mars prochain. N’ayant de rival crédible ni dans la haute bureaucratie d’État, ni parmi des oligarques plus ou moins mis au pas, il apparaît comme seul capable de diriger le régime.
L’instabilité du régime que dirige Poutine oblige ce dernier à museler toute voix discordante, dont la seule opposition tant soit peu organisée, celle qu’incarne l’avocat Navalny, pourfendeur de la corruption des élites gouvernementales.
Ce ne sont pas les idées de ce dernier – un nationaliste xénophobe et monarchiste, laudateur du capitalisme – que craint le Kremlin. C’est le fait que sa dénonciation de certaines tares du régime trouve un écho au-delà de la petite bourgeoisie d’affaires et de la jeunesse intellectuelle, qu’il mobilise en des manifestations interdites à l’échelle du pays.
Pour autant qu’on puisse en juger de loin, sa mise en cause du parasitisme des gens du pouvoir résonne dans des milieux plus larges, dans des entreprises, alors que les autorités reconnaissent qu’il existe un mécontentement diffus, mais réel dans la classe ouvrière.
Sur le plan international, la Russie, tout en cherchant à défendre ses intérêts diplomatiques et militaires, en est réduite à proposer ses bons offices aux États-Unis pour les aider à gérer des dossiers épineux : au Proche-Orient et en Corée du Nord.
Cela n’empêche pas l’impérialisme, et d’abord les États-Unis, de maintenir sa pression sur la Russie jusque dans le pré carré de celle-ci. Ils ont pris de nouvelles sanctions spectaculaires contre le Kremlin au prétexte de l’annexion de la Crimée et soutiennent à bout de bras le régime nationaliste et xénophobe de Porochenko en Ukraine, un régime qui, ne valant pas mieux que celui de Poutine, trouve grâce aux yeux de l’Occident du seul fait qu’il est une épine dans le pied de la Russie.
Moyen-Orient
Le Moyen-Orient, avec sa position stratégique et ses richesses en pétrole, constitue depuis très longtemps l’épicentre des rivalités impérialistes, le baromètre aussi des relations entre grandes puissances.
L’organisation État islamique a perdu cette année une grande partie des territoires qu’elle avait conquis en Irak et en Syrie, notamment les villes de Mossoul et de Raqqa. De même, les troupes de Bachar al-Assad ont repris Alep aux groupes de l’opposition, en grande partie formés de milices djihadistes. Cela ne signifie pas pour autant la fin des conflits, ni en Syrie et en Irak, ni dans le reste de la région. Au contraire, les rivalités éclatent entre les différentes puissances concernées.
La relative stabilisation en Syrie est d’abord due à l’intervention de la Russie, que les États-Unis ont acceptée car ils étaient devenus incapables de contrôler la situation. Aidé en outre par l’Iran et par le Hezbollah libanais, le régime de Damas en est sorti renforcé. Après avoir parié sur son renversement, les puissances impérialistes l’acceptent maintenant comme un moindre mal, car ainsi elles ont au moins un interlocuteur disposant d’une certaine autorité. Mais le fait que ce soit un allié privilégié de la Russie et de l’Iran leur pose problème. Elles continuent donc, contre le régime de Damas ou contre d’autres, de faire pression ou d’intervenir. Cependant, les différents alliés sur lesquels les puissances impérialistes peuvent s’appuyer ont souvent des intérêts contradictoires et ne sont pas toujours contrôlables.
Ainsi l’Arabie saoudite, allié traditionnel des États-Unis, veut s’affirmer comme une puissance régionale face à l’Iran, dont elle craint le renforcement. Au Yémen, par crainte de voir s’installer un pouvoir politique qui aurait renforcé sa propre opposition intérieure, aurait échappé à son contrôle, et aurait même pu servir d’appui aux ambitions régionales de son rival iranien, le régime saoudien s’est lancé dans une intervention militaire. Ce régime, dont on sait combien il a aidé au développement des groupes djihadistes, a aussi rompu avec le Qatar en l’accusant, ce qui ne manque pas de sel, de complicité avec le terrorisme. La vraie raison est que le Qatar, déjà engagé dans une coopération avec l’Iran pour l’exploitation d’un énorme gisement gazier, a également des ambitions économiques dans la future reconstruction de la Syrie, et les moyens financiers de les réaliser avec l’appui intéressé de la Turquie. L’Arabie saoudite veut signifier au Qatar, ainsi qu’à ses alliés de la région, dont les autres Émirats, qu’elle n’acceptera pas qu’ils se rapprochent de l’Iran, ni qu’ils s’émancipent de sa domination régionale.
La Turquie, de son côté, paye les conséquences de l’échec de ses interventions en Syrie, à l’appui des groupes djihadistes. Erdogan doit s’accommoder du renforcement du régime d’Assad ainsi que de l’influence russe et iranienne. En même temps, il voudrait sauvegarder ses relations avec l’Arabie saoudite, mais surtout éviter de rompre avec le Qatar, avec lequel il a développé d’étroites relations économiques et financières, en particulier les projets d’exploitation des ressources pétrolières et gazières en discussion avec ces différents pays. Enfin, un des résultats de la guerre en Syrie est l’installation à la frontière turque d’un nouveau territoire kurde autonome, le Rojava, dont les dirigeants sont alliés au PKK, l’organisation autonomiste des Kurdes de Turquie.
Pour combattre l’organisation État islamique tout en évitant le plus possible d’envoyer des troupes au sol, les États-Unis se sont largement appuyés sur les combattants kurdes, en Irak mais aussi en Syrie. Ceux-ci s’attendent à être payés de retour en se voyant reconnaître l’autonomie. C’est déjà depuis longtemps le cas du Kurdistan d’Irak, dont les dirigeants viennent de faire monter les enchères en organisant un référendum d’indépendance. Mais pour les États-Unis, et aussi pour la Russie, reconnaître officiellement l’autonomie voire l’indépendance des territoires kurdes les mettrait en difficulté vis-à-vis de leurs alliés, qu’il s’agisse de l’Iran, de la Syrie, de l’Irak ou de la Turquie. Ce qui peut s’installer est tout au plus, et pour quelque temps, un certain statu quo.
Plus que jamais, le Moyen-Orient est pour les grandes puissances un champ d’intervention dans lequel leurs intérêts et ceux de leurs alliés s’enchevêtrent dans un nœud de contradictions. Mais pour la Syrie, l’Irak et le Yémen le résultat des derniers conflits est de laisser des pays détruits, divisés, dans lesquels les populations n’ont le choix qu’entre l’arbitraire des différentes milices et celui de régimes dictatoriaux ou semi-dictatoriaux. Il faut ajouter à ce tableau l’aggravation de la situation en Israël et dans les Territoires occupés, la radicalisation du gouvernement Netanyahou dans la répression qui ne laisse aucun espoir aux Palestiniens. Au Moyen-Orient, lorsque des guerres se terminent, elles ne font que dessiner les contours des prochains conflits.
Chine
Le 19e congrès du Parti communiste chinois a réélu pour cinq ans Xi Jinping, triomphalement comme il sied dans la Chine qui se prétend toujours communiste. À en juger par les commentaires de la presse occidentale, c’est un triomphe pour le secrétaire général reconduit, comparé tantôt à Mao Zedong, tantôt à Deng Xiaoping, tantôt aux deux à la fois, quand il n’est pas qualifié d’empereur rouge ! Xi Jinping semble avoir réussi à rétablir son autorité sur les différents clans et factions dont les rivalités autour du pouvoir, central ou régional, minaient le régime de l’intérieur. L’avenir dira dans quelle mesure cette autorité est réelle ou factice.
Plusieurs affaires, dont la corruption était la raison ou le prétexte, ayant abouti à des scandales retentissants dans un passé récent, ont attiré un faible rayon de lumière sur ces luttes de faction au sommet de l’État. L’affaire de Bo Xilai, membre du bureau politique, ancien ministre et dirigeant du parti à Chongqing, une des plus grandes villes du pays, a abouti en 2013 à son emprisonnement à vie. Il a entraîné dans sa chute un certain nombre d’autres membres des sommets dirigeants, avec un scénario digne d’un roman noir où ne manquaient ni une épouse accusée d’assassinat, ni un chef de la police.
L’affaire Bo Xilai n’était que la partie visible de l’iceberg. L’enrichissement de la relativement vaste couche privilégiée, composée aussi bien de hauts bureaucrates de l’appareil d’État que de nouveaux riches, produit en permanence un effet disloquant sur l’appareil d’État d’un pays gigantesque, avec sa population de 1,379 milliard d’habitants.
Un certain nombre de grands dignitaires du parti comme de l’appareil d’État dirigent des grandes villes comme Shanghai, Pékin, Canton ou Shenzhen ou des régions de la taille d’un État. Ils ont une puissance politique considérable, renforcée par les liens multiples tissés en permanence entre la caste dirigeante et les milieux d’affaires.
Étant donné le poids conservé par l’État dans la vie économique, les fortunes des millionnaires, voire des milliardaires chinois, ne peuvent s’édifier qu’en bénéficiant de soutiens et de complicités dans les plus hauts niveaux de l’État et du parti.
Malgré les origines différentes de l’État chinois et de l’État soviétique, la dislocation de l’État soviétique du temps de Gorbatchev constitue un rappel à l’ordre permanent pour les hauts dirigeants de l’État chinois. L’appareil d’État peut se décomposer très rapidement du fait des rivalités de ceux précisément dont il est censé défendre les intérêts.
Tout en étant soumise aux effets corrosifs des rivalités entre clans de la bureaucratie d’État, l’unité de cet État est indispensable à la préservation des intérêts collectifs de la couche dirigeante.
Indispensable d’abord contre les classes populaires, à commencer par la classe ouvrière devenue probablement la plus nombreuse et une des plus puissantes du monde, qu’elle travaille dans des entreprises d’État ou dans de nombreuses grandes entreprises liées aux grandes entreprises occidentales pour des salaires cinq, dix fois inférieurs à ceux payés au Japon, aux États-Unis ou en Europe.
Indispensable aussi contre la grande masse des paysans que le développement capitaliste à grande vitesse chasse des campagnes et transforme en miséreux sans droits dans les villes.
La Chine constitue une poudrière sociale, et ses dirigeants le savent. C’est précisément cette situation qui rend nécessaire la dictature. Les spéculations des commentateurs autour des rôles respectifs du parti et de l’État ne sont qu’écrans de fumée, d’autant que la couche des hauts dirigeants de l’un est la même que celle de l’autre.
La stabilité apparente du régime ne supprime pas les antagonismes de classe. Elle ne peut même pas dissimuler le fait que le « capitalisme sauvage », la course à l’enrichissement de la bourgeoisie, les spéculations nombreuses, notamment immobilières, minent une économie dont la croissance est à la merci d’un krach financier.
La presse occidentale peut s’interroger hypocritement sur l’avenir de la démocratie ou des libertés publiques en Chine. Le grand capital occidental, très intéressé par l’évolution de la situation économique en Chine, partage entièrement les craintes des dirigeants locaux devant le risque d’explosions sociales. Les références au « communisme » mêlées à un nationalisme virulent ne peuvent pas dissimuler la réalité sociale devant le prolétariat de cet « atelier du monde » qu’est devenue la Chine. Ils ne peuvent pas dissimuler l’antagonisme des intérêts entre une classe privilégiée à l’enrichissement spectaculaire et une classe ouvrière nombreuse, concentrée dans de grandes entreprises.
Malgré la dictature et l’étiquette socialiste du régime, la réalité des rapports de classes finira par se frayer un chemin dans les consciences.
Les références du régime à la fierté retrouvée par la Chine, à son accession au rang des grandes puissances, ont aussi leurs limites. Une partie croissante de la classe ouvrière chinoise est exploitée, directement ou indirectement, par le grand capital occidental, américain, japonais, anglais ou français. L’« atelier du monde » est un atelier de sous-traitance pour les grandes entreprises occidentales.
L’originalité de l’État chinois, qu’il partage avec quelques autres pays naguère colonies ou semi-colonies comme le Vietnam ou la Corée du Nord et, dans une certaine mesure, le Cuba des années Castro, est qu’elle a permis pendant des décennies de préserver le pays contre la mainmise directe des grandes puissances impérialistes.
Celles-ci ont pendant longtemps réduit la Chine à l’état de semi-colonie opprimée et humiliée. Leur domination a eu pour résultat dans le passé les guerres de l’opium, la dislocation de fait de la Chine sous la loi des seigneurs de guerre, le système des concessions (ces morceaux de territoire arrachés à la Chine par les puissances occidentales qui en faisaient des plateformes commerciales) et, en dernier, le régime de Tchang Kaï-chek avec toute sa pourriture et son incapacité à réformer tant soit peu les structures sociales de la Chine.
C’est la grande vague révolutionnaire de la paysannerie pendant et dans la foulée de la Deuxième Guerre mondiale qui a donné au régime de Mao et de ses successeurs l’assise sociale permettant à la Chine de résister aux multiples tentatives de l’impérialisme de la mettre en coupe réglée.
Malgré l’étiquette communiste dont les dirigeants nationalistes radicaux de la Chine se revendiquaient sous Mao, ce qui s’est poursuivi de façon de plus en plus atténuée sous ses successeurs, nous avons toujours considéré l’État chinois comme un État bourgeois, un État bourgeois original né dans des conditions particulières mais qui n’a jamais ouvert la perspective du renversement de la bourgeoisie et de la destruction de l’organisation capitaliste de la société.
Instrument de défense des intérêts de la bourgeoisie contre l’impérialisme, l’État et l’étatisme sont devenus pour la Chine au fil du temps le principal facteur d’intégration dans l’ordre impérialiste mondial. Cette intégration ne s’est pas faite par l’intermédiaire d’une bourgeoisie compradore classique, en tout cas pas principalement. La bourgeoisie compradore a été dans une large mesure disséminée dans tout l’Est asiatique, de Taïwan à Singapour, sans que le régime maoïste ait cherché à la détruire.
C’est l’appareil d’État lui-même qui a servi d’intermédiaire entre la bourgeoisie impérialiste et la Chine sur la base, cependant, d’un autre rapport de force, plus favorable au développement de la bourgeoisie chinoise que n’en était capable la bourgeoisie compradore du temps de Tchang Kaï-chek.
L’histoire a emprunté une voie originale qui, d’ailleurs, intègre dans une même classe sociale la bourgeoisie, née dans et autour de l’appareil d’État, et ce qui subsiste de l’ancienne bourgeoisie compradore, celle qui a dominé pendant quelque temps la diaspora de Taïwan, de Singapour ou de Hong Kong, comme celle qui, après des années de camp de travail sous Mao, est en train de retrouver sa position sociale. Il est vrai que les liens entre ces deux couches sociales n’avaient jamais été vraiment rompus.
C’est l’État chinois lui-même, par l’intermédiaire, de ses entreprises d’État, de ses banques d’État, qui s’associe à des trusts japonais, américains, allemands. Sous-traitance pour l’essentiel, mais pas seulement : certains des conglomérats ainsi constitués peuvent être des associations. D’ailleurs, il faut se souvenir que, même dans les pays impérialistes, ce n’est pas la fonction de sous-traitant qui crée forcément les rapports de dépendance, mais le poids de son capital (comparer le poids du sous-traitant Michelin par rapport aux entreprises d’automobile donneuses d’ordre et celui des multiples sociétés de fournitures, d’entretien, de nettoyage, etc.).
Du coup, le rôle de l’État chinois lui-même est ambivalent. Il va de soi que cette ambivalence ne concerne pas la nature de classe de l’État chinois – même les plus attardés des pseudo-trotskystes qui en parlaient naguère comme d’un État ouvrier n’osent plus le désigner ainsi –, mais les rapports qu’il entretient avec l’impérialisme. Il représente les intérêts présents et futurs de la bourgeoisie chinoise, lui permettant de se protéger contre le grand capital impérialiste tout en tenant aussi le rôle d’un puissant facteur d’intégration dans le marché mondial.
Derrière « les ambitions planétaires de Xi Jinping » (titre à la une du Monde des 6-7 août) et l’expansionnisme de la Chine, il n’y a pas seulement « l’intérêt national », expression à la rigueur utilisable s’agissant du rachat de terres en Afrique ou ailleurs pour des raisons de sécurité alimentaire. Derrière la reconstruction de la variante moderne de « la route de la soie », l’acquisition de ports, du Moyen-Orient à la Grèce, etc., il y a de plus en plus les intérêts des grands trusts occidentaux et leurs commodités d’accès aux marchés mondiaux.
Chongqing, « ville portuaire du chemin de fer Europe-Asie », titrait Le Monde du 6-7 août, qui sous-titrait : « Sur l’ancien trajet de la Route de la soie, la ligne ferroviaire Yuxinou, longue de 11 000 km, achemine le fret jusqu’au port allemand de Duisbourg. » Mais, constate le même article, citant un responsable chinois, « environ 60 % des exportations de Foxconn et de HP utilisent le train. Pour les fabricants de micro-informatique Acer et Asus, cela va de 20 % à 30 % ».
D’aucuns y voient l’expression d’un impérialisme chinois. Il faut savoir ce qu’on entend par là. Il ne s’agit pas d’un capitalisme arrivé à un certain stade de développement (sa phase sénile, disait Lénine), avec une concentration des capitaux produits par le développement du capitalisme concurrentiel lui-même, poussé à l’exportation de ses capitaux, etc., mais d’un phénomène historique spécifique. L’économie et la société chinoises constituent une forme originale de développement combiné : un mélange d’économie étatique et d’économie privée, un écart croissant entre des villes ultramodernes et des campagnes sous-développées, entre un capitalisme sauvage et une phraséologie socialisante.
Cette voie originale, si elle a permis la consolidation et l’enrichissement d’une bourgeoisie moyenne et l’émergence de quelques milliardaires rouges à même de rivaliser avec leurs compères occidentaux, n’a pas sorti les classes exploitées de la pauvreté. Elle n’a même pas permis au pays de sortir du sous-développement.
Faut-il souligner que, si la Chine est devenue la deuxième économie du monde du point de vue du produit intérieur global, elle reste loin derrière la Russie ou des pays semi-développés comme le Mexique, et même loin derrière le Turkménistan, le Bostwana ou le Monténégro ? Le PIB de la Chine va de 7 000 à 12 000 dollars par habitant, selon le mode de calcul. À comparer avec les 45 000 dollars pour l’Allemagne, 44 000 pour la France et 53 000 pour les États-Unis. Il n’y a pas une « voie chinoise » sur la base du capitalisme décadent qui permettrait aux pays pauvres de rattraper et de dépasser les pays impérialistes développés. Pas plus qu’il n’y a de « voie cubaine », « vietnamienne » ou… « nord-coréenne ».
L’évolution de la Chine illustre à l’échelle gigantesque qui est la sienne la capacité de l’impérialisme à intégrer même des régimes qui ont semblé un temps le contester de façon radicale et qui disposent, du fait de leur population et leur taille, des moyens dont ne dispose aucun autre pays pauvre.
La seule conclusion qu’il convient d’en tirer nous ramène à l’idée fondamentale du courant communiste révolutionnaire depuis Marx : l’avenir de l’humanité se décide dans la lutte entre les deux classes fondamentales de la société, la bourgeoisie et le prolétariat. Il n’y a pas de chemin de traverse, pas plus qu’il n’y a d’échappatoire pour quelque pays isolé que ce soit.
Répondant aux sceptiques de son temps, Trotsky écrivait dans Le Programme de transition : « Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore « mûres » pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir. »
Cette pourriture du capitalisme sur le déclin ne se manifeste pas seulement dans le domaine économique par la crise, le chômage, la destruction des forces productives de l’humanité. Elle se manifeste dans tous les domaines de la vie sociale, comme dans celui des relations internationales : guerres locales ou régionales, dans le Sahel, au Soudan, se répandant dans d’autres pays d’Afrique ; flots de réfugiés non seulement d’Amérique latine vers les États-Unis ou de l’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Asie vers l’Europe, mais aussi d’un pays africain vers un autre ou de la Birmanie, sous-développée et pauvre, vers le Bangladesh, encore plus pauvre. Signe encore de la pourriture morale et humaine du capitalisme décadent : la multiplication des barbelés, des murs érigés entre les peuples.
Les attentats terroristes eux-mêmes sont l’expression de cette pourriture du capitalisme, à ceci près que, touchant cette fois les pays impérialistes, ils s’expriment davantage dans l’opinion publique occidentale, une institution parmi d’autres de la bourgeoisie dominante.
Trotsky termine ainsi le passage cité du Programme de transition : « Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »
Quelques mois après que ces lignes avaient été écrites, l’humanité se trouvait plongée dans la catastrophe de la Deuxième Guerre mondiale.
Plusieurs décennies plus tard, le capitalisme déclinant s’enfonce de nouveau dans la barbarie. La leçon que Trotsky avait tirée en son temps d’un tel constat reste pertinente : « Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. » C’est-à-dire de la renaissance de partis communistes révolutionnaires et d’une Internationale révolutionnaire.
30 octobre 2017