Eugene Debs : il parlait à la classe ouvrière et au nom de la classe ouvrière

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décembre 2014-janvier 2015

L'article ci-dessous est traduit du périodique Class Struggle (n° 83, août-octobre 2014) publié par l'organisation trotskyste américaine The Spark. Eugene Debs, né le 5 novembre 1855 à Terre Haute dans l'Indiana, mort le 20 octobre 1926 à Elmhurst dans l'Illinois, a été toute sa vie un militant de la classe ouvrière. D'abord syndicaliste puis socialiste, toujours aux côtés des grévistes, il a été cinq fois candidat à l'élection présidentielle pour le Parti socialiste. Il a utilisé toutes les campagnes électorales à convaincre les travailleurs de la nécessité et de la possibilité du socialisme. Ses discours contre la Première Guerre mondiale et ses exhortations à mener la guerre de classe lui ont valu la prison. Contrairement à bien des dirigeants socialistes, il est resté fidèle à ses idées et il a joué un rôle important dans le mouvement ouvrier américain.

Le 14 septembre 1918, Eugene Debs s'adressa à la cour en ces termes : « Tant qu'il y a une classe défavorisée, j'en suis ; tant qu'il y a des criminels, j'en suis ; et tant qu'il y a un homme en prison, je ne suis pas libre... Dans la lutte, la lutte incessante entre ceux qui produisent et leurs exploiteurs, j'ai essayé de servir ceux parmi lesquels je suis né, dont je veux partager le sort jusqu'à la fin de mes jours... Ce matin, je pense aux hommes des ateliers et des usines ; je pense aux femmes qui, pour un salaire dérisoire, sont contraintes de passer leur vie à travailler ; aux petits enfants qui, dans ce système, sont privés de leur enfance... Je n'ai jamais mieux compris que maintenant la grande lutte entre la puissance des rapaces d'une part, et de l'autre les armées de la liberté. Je vois l'aube d'un jour meilleur pour l'humanité. Le peuple s'éveille. Le moment venu, il s'imposera. »

Debs venait, en vertu de la loi sur l'espionnage, d'être reconnu coupable d'obstruction à la campagne de recrutement de la Première Guerre mondiale. Il était face à la cour pour entendre la sentence. Comme pendant le procès, il refusa de revenir sur sa condamnation du système capitaliste responsable de la guerre.

Au procès, Debs ne présenta aucun témoin, et ne contesta pas la thèse de l'accusation. « Je n'ai pas un tempérament à nier la vérité... J'avoue être opposé à la forme actuelle de gouvernement. J'avoue être opposé au système social actuel. Je fais mon possible, depuis de nombreuses années, pour déclencher le mouvement qui en finira avec l'oppression du plus grand nombre par une classe relativement peu nombreuse, et qui établira dans ce pays une démocratie ouvrière et sociale. »

Il se situait dans le même camp que les bolcheviks, le camp de ceux qui venaient de diriger la révolution de la classe ouvrière en Russie. « Il se peut que les bolcheviks tant méprisés finissent par échouer, mais laissez-moi vous dire qu'ils ont écrit un chapitre d'une histoire glorieuse. Cela sera porté à jamais à leur crédit. »

Il défendait tous ceux qui, socialistes, anarchistes, membres des Industrial Workers of the World (Travailleurs industriels du monde, IWW), syndicalistes, pacifistes, avaient été traduits en justice pour opposition à la guerre, fier de partager leur sort en prison.

Et il répétait qu'il ne changerait pas un mot de ses déclarations contre la guerre, et que le Parti socialiste ne le devrait pas non plus. Il continuait à dire aux gens, en particulier aux travailleurs de tous les pays : « Arrêtez d'aller à la guerre. Arrêtez de vous entretuer pour le profit et la gloire des classes dirigeantes. »

Il fut condamné à dix ans d'incarcération et jeté dans une prison fédérale, officiellement pour un discours prononcé à Canton (Ohio) en juin 1918, mais sans aucun doute aussi pour avoir utilisé son énorme prestige auprès des travailleurs et des agriculteurs, dans une campagne de réunions dans tout le pays où il prononça des discours, non seulement pour dénoncer la guerre, mais surtout pour appeler les travailleurs à s'enrôler dans la guerre des opprimés contre leurs oppresseurs.

Plus tôt dans l'année 1918, lorsque la presse publia l'information que Debs était sur le point de soutenir la guerre - comme un certain nombre d'autres socialistes et la plupart des dirigeants syndicaux l'ont fait - il affirma : « Il y a des années, j'ai déclaré que la seule guerre dans laquelle je m'engagerai serait celle des travailleurs du monde contre les exploiteurs du monde. Je déclare en outre que la classe ouvrière n'a aucun intérêt dans les guerres de conquête et de rapine déclarées et menées par les classes dirigeantes des différents pays les unes contre les autres. C'est ma position aujourd'hui. »

La position de Debs pendant le procès était en harmonie avec toute sa vie. Il se considérait comme faisant partie de ce qu'il appelait la « classe inférieure » ; il parlait comme un travailleur. Et durant sa vie adulte, quand un enjeu devenait clair pour lui, il en tirait les conséquences : il ne se dérobait pas devant une lutte nécessaire, et, quand il voyait les travailleurs engagés dans un combat, il était toujours de leur côté.

Certes, il n'est pas né socialiste révolutionnaire. Comme les travailleurs d'aujourd'hui, il a grandi dans un pays où il n'y avait pas de parti ouvrier organisé, ni de mouvement socialiste à proprement parler, ni de véritable tradition. Mais dès le début, il chercha toujours ce qui lui sembla être la meilleure façon pour les travailleurs d'organiser leur défense dans un système dominé par la richesse. Et, ce qui est le plus important, quand il s'était engagé dans une impasse, il savait le reconnaître et passer à une vision plus large des problèmes, de plus en plus fondée sur sa compréhension que la classe ouvrière avait le pouvoir de détruire la vieille société capitaliste corrompue à l'origine des problèmes, et était capable de construire une nouvelle société.

D'employé d'une mutuelle à fondateur du Parti socialiste

Renvoyé à 18 ans des chemins de fer, Debs fut rapidement engagé par l'une des fraternités des chemins de fer, la Fraternité des chauffeurs de locomotives, dont l'activité principale consistait à organiser une assurance-vie bon marché pour les chauffeurs, ce qui illustre le danger mortel du travail dans les chemins de fer à cette époque. Debs enregistrait les versements des travailleurs auprès de l'assurance et traitait les demandes déposées par les veuves dont les maris étaient morts au travail. Au début, en accord avec les politiques conservatrices des fraternités des chemins de fer, il adopte leur position selon laquelle les différends doivent être réglés par la « raison et le compromis », et non par la grève, qu'il dénonçait comme « anarchie et révolution ».

À la même époque, Debs, candidat démocrate, remporta une victoire et devint deux fois chef des services municipaux de Terre Haute (Indiana), puis membre de l'assemblée législative de l'État de l'Indiana. Il arriva au Parlement avec des propositions de loi rédigées sur l'indemnisation des travailleurs victimes d'accidents du travail. Ses propositions ne furent jamais soumises au vote. À l'Assemblée, il se rangea au côté des républicains lorsqu'ils présentèrent un projet de loi abolissant toute distinction de race et de couleur dans les lois de l'Indiana. Le projet fut repoussé. Il se joignit à ceux qui voulaient légaliser le vote des femmes dans l'Indiana. Ils perdirent. Il décida alors de ne plus se représenter.

Avec d'autres à cette époque, Debs commença à reconsidérer le postulat que les fraternités et autres syndicats de métier ne devaient être que des organismes d'assurance. En fait, ils étaient désertés par les travailleurs qui démarraient une vague de grèves. Alors que la révolte des travailleurs grandissait, Debs commença à dénoncer les entreprises responsables de la violence liée aux attaques contre les grèves. Mais il conserva encore l'illusion qu'il pourrait y avoir sous le capitalisme « un salaire équitable pour une journée de travail équitable », qu'il pourrait y avoir une sorte de « compromis » entre les chemins de fer et les cheminots, qui servirait leurs intérêts communs. Et il croyait toujours qu'avec de « l'intelligence » et de la « raison » des deux côtés, les grèves pouvaient être évitées.

Mais ses illusions furent ébranlées. Quand Debs vit que les chemins de fer faisaient pression pour diminuer les salaires, il commença à se joindre aux combats des travailleurs, et déclara : « La grève est l'arme des opprimés, des hommes en état de comprendre la justice, d'avoir le courage de s'opposer à l'injustice et de lutter pour leurs principes ».

Quand, les unes après les autres, les grèves des confréries ou d'autres syndicats de métier des chemins de fer subirent la répression violente et les attaques des briseurs de grève, y compris des membres d'autres confréries, Debs se lança à corps perdu dans le regroupement des différentes confréries des chemins de fer et syndicats de métier en une seule fédération des cheminots.

En butte à la réticence des dirigeants des syndicats de métier devant une telle proposition, au moment même où les chemins de fer combattaient les travailleurs avec les méthodes les plus vicieuses, il tenta, avec d'autres, de rassembler tous les cheminots inorganisés dans un grand syndicat industriel, le Syndicat américain des chemins de fer (American Railway Union, ARU). Debs partageait l'idée de beaucoup de ces travailleurs, qu'un syndicat unique de tous les cheminots leur donnerait la possibilité de bloquer les chemins de fer, convainquant ainsi les compagnies qu'elles n'avaient pas d'autre choix que le compromis avec les travailleurs.

Les événements prouvèrent bientôt le contraire. Les travailleurs de la région de Chicago, durement frappés par des réductions de salaire, furent contraints à une grève chez Pullman, une entreprise qui fabriquait des wagons pour les chemins de fer. Les militants du Syndicat américain des chemins de fer (ARU) nouvellement formé, réunis dans un congrès de fondation, voulaient organiser un boycott de tous les trains comprenant des wagons Pullman, à la fois pour soutenir les travailleurs Pullman en grève et, en même temps, pour construire l'ARU. Debs, en désaccord avec la proposition, insista sur le fait que l'ARU n'était pas encore assez fort. Mais, comme il ne put convaincre les délégués, il se rallia à la lutte. La grève Pullman de 1894 et le boycott furent parmi les luttes les plus acharnées de cette période. Elle s'étendit rapidement et bloqua une bonne partie du transport par chemin de fer, d'abord dans la région de Chicago, un centre ferroviaire, puis dans bien d'autres régions du pays.

Le gouvernement fédéral, présidé par le démocrate Cleveland, envoya les troupes à Chicago, les mettant à la disposition des chemins de fer, qui usèrent massivement de violence contre les grévistes et ceux qui rejoignirent le boycott par solidarité. 30 personnes furent tuées, deux fois plus blessées et plus de 700 arrêtées. Les dirigeants de la plupart des syndicats de métier s'opposèrent à la grève, et même la dénoncèrent et demandèrent à leurs membres de travailler. Trois semaines après le début de la grève, le gouvernement émit contre Debs et d'autres dirigeants du mouvement une injonction exigeant que le Syndicat américain des chemins de fer cesse la grève. Ils refusèrent et finirent dans la prison du comté de Cook, à Chicago, où Debs, pour la première fois, fut témoin des conditions lamentables imposées aux détenus.

L'incarcération de tous les dirigeants de la grève désorganisa les travailleurs, et cela, combiné avec les violentes attaques et dénonciations des dirigeants d'autres syndicats de cheminots, contribua à l'effritement de la grève. Les travailleurs durent retourner chez Pullman reprendre le travail ; un quart ne revint pas. Et la plupart des travailleurs actifs pendant la grève se retrouvèrent sur une liste noire et interdits d'embauche dans les chemins de fer.

La grève fit revenir Debs sur plusieurs de ses certitudes politiques. Démocrate jusqu'alors trois fois en campagne pour Grover Cleveland, il vit ce dernier utiliser la présidence pour envoyer les troupes et employer la violence et la prison pour casser la grève. Debs se déclara alors populiste : « Je suis favorable à l'extinction des deux vieux partis, afin qu'ils ne reviennent jamais au pouvoir. J'ai été un démocrate toute ma vie et j'ai honte de l'admettre. Je veux que chacun d'entre vous se rende aux urnes et vote pour le camp populiste .»

À la fin de l'année, il fut à nouveau mis en prison pour y purger une peine de six mois pour violation de l'injonction. Il y a longtemps eu une sorte de mythe à propos de ces six mois. Debs serait entré en prison démocrate et en serait sorti socialiste. Il n'aurait jamais changé d'un iota sa position politique par la suite, comme si quelques visites de socialistes à sa petite cellule et ses six mois de solitude l'avaient transformé.

Quoi qu'il soit arrivé dans cette cellule, il est clair que la brutalité de la société capitaliste le frappa pendant la grève. Comme il l'avait fait auparavant, et a continué à le faire plus tard, il chercha à s'évader des limites imposées à son activité par ses propres positions politiques. C'est tout d'abord à l'honneur de Debs d'avoir pu le faire, mais c'est aussi un triste constat de l'état lamentable du mouvement ouvrier dans ce pays, qu'il ait fallu ces coups successifs pour qu'il en vienne enfin aux positions qu'il a prises. Il y avait peu de tradition de diffusion des idées socialistes dans la classe ouvrière américaine. Dans la mesure où elles existaient, les idées socialistes ne circulaient souvent que chez les immigrants récents en provenance d'Europe, notamment d'Allemagne. Et cette tradition était enfermée dans un ghetto linguistique, séparé de la vie du reste de la classe ouvrière.

Debs finit par se familiariser avec les idées de Marx et d'Engels, et il commença à les étudier. Il ne suivit pas une ligne droite. En 1895, avec plusieurs autres anciens membres du Syndicat américain des chemins de fer, il signa une déclaration en faveur de « la propriété collective des moyens de production et de distribution », proposant d'établir une organisation politique de la classe ouvrière sur la base de cet objectif. Mais en 1896 il revint dans le train du Parti démocrate quand son candidat William Jennings Bryan absorba non seulement une partie de la plate-forme politique des populistes - en particulier le « free silver » (la libre frappe de la monnaie) et leur aversion pour l'étalon or - mais aussi beaucoup de leurs militants. Mais l'année suivante, en 1897, Debs déclara : « La question est celle de l'opposition entre le socialisme et le capitalisme. Je suis pour le socialisme parce que je suis pour l'humanité. La malédiction du règne de l'or dure depuis assez longtemps. L'argent ne peut constituer le fondement d'une civilisation. Le temps est venu de régénérer la société, nous sommes à la veille d'un bouleversement universel. »

Même si son langage ressemblait plutôt à celui des prédicateurs ambulants qui parcouraient le pays à la fin du 19e siècle, Eugene Debs commença à comprendre que la classe ouvrière devait s'organiser politiquement, et que le problème n'était pas de réformer le capitalisme, mais d'en finir avec lui et de le remplacer.

Avec quelques militants partis de l'ARU et d'autres, Debs contribua à former l'ancêtre du Parti socialiste, appelé Social-démocratie d'Amérique (Social Democracy of America), qui décida rapidement de fonder une communauté coopérative dans l'un des États de l'Ouest, offrant aux travailleurs la perspective de devenir les pionniers d'un genre précurseur de communauté. Peu acceptèrent l'offre.

Beaucoup de ces militants, dont Debs, vont ensuite former d'abord le Parti social-démocrate, puis le Parti socialiste. En 1903, en réponse à une proposition de construction d'une organisation composée de « partisans de l'impôt unique, de socialistes et de syndicalistes antisocialistes », Debs put dire : « Je suis depuis longtemps déterminé à m'en tenir à la question principale et à rester sur la route principale, quelque séduisants que puissent paraître les chemins de traverse. » Le reste de sa vie, Debs resta fidèle à cette question principale, à ce qu'il appelait la « pure question de classe », il examina tous les problèmes « en termes de classe ouvrière contre classe capitaliste ».

Toujours engagé en faveur d'une organisation industrielle de la classe ouvrière, contre le corporatisme de la principale fédération, l'American Federation of Labor de Samuel Gompers, Debs fut à l'origine des IWW. Plus tard, il les quitta discrètement, en désaccord avec leur insistance à proclamer que la classe ouvrière n'a pas besoin de s'organiser politiquement. Mais il défendit toujours l'IWW contre les nombreux coups qui lui furent portés.

Propagandiste du socialisme

Le Parti socialiste, dans la formation duquel il a joué un rôle, a offert à Debs une tribune. Il commença à parcourir systématiquement le pays, présentant les idées du socialisme aux travailleurs et aux agriculteurs des petites villes du Midwest, puis de la plus grande partie du pays. Debs se réalisa pleinement dans ce rôle. Il s'adressait à des gens avec qui il avait grandi. Il savait comment les toucher. Mais il voulait aussi les éduquer, leur faire comprendre le genre de société qu'ils pourraient construire, une société socialiste. Il voulait les rendre conscients de leur propre pouvoir. Ses prises de parole n'étaient pas de petits discours express, quelques minutes ici, quelques minutes là-bas. Elles duraient souvent deux heures ou plus, au cours desquelles il développait la notion de société socialiste, pour des travailleurs entendant parler de socialisme pour la première fois.

Il prenait la parole partout, dehors dans des champs, sous des chapiteaux, dans des campements d'une semaine où les fermiers et les gens des petites villes installaient leurs tentes pour l'écouter. Il recrutait en masse au Parti socialiste des gens ordinaires, des travailleurs et des paysans pauvres. De leur côté, ces personnes trouvaient un leader politique qui parlait à la classe ouvrière et pour elle, de son point de vue, de sa place dans la société capitaliste, et de sa capacité à créer une nouvelle société.

Il se rendit dans des grèves dures, en essayant de soutenir le moral des travailleurs attaqués. Il voyait clair et disait qu'il y avait une guerre en cours, une guerre des travailleurs du monde contre les exploiteurs du monde. En 1914, quand une milice privée attaqua un camp de travailleurs en grève dans une mine appartenant à Rockefeller à Ludlow (Colorado), tuant 13 personnes, tous des femmes et des enfants, il appela les mineurs à créer une « caisse de défense armée, à même de fournir à chaque membre la dernière carabine de gros calibre, identique à celle utilisée par les hommes de main des patrons, et 500 cartouches... Vous ne devriez pas avoir plus de scrupules à les tuer [les tueurs à gages des entreprises] que s'ils étaient autant de chiens enragés ou de serpents à sonnette menaçant vos maisons et votre communauté. » Il ajouta que sa déclaration avait été faite « sciemment » et qu'il était « responsable de chacun de ces termes... Nous sommes pour la paix, et nous sommes irrémédiablement opposés à la violence et à l'effusion de sang quand ils peuvent être évités, par tous les moyens possibles, en dehors de l'humiliation complète et de l'abaissement de soi-même... Mais quand la loi échoue et devient en fait le rempart de la criminalité et de l'oppression, alors un appel à la force est non seulement moralement justifié, mais devient un devoir patriotique. »

Il prit la parole dans les meetings pour la défense de grévistes arrêtés, ou pour la défense de membres de l'IWW et de militants politiques de plus en plus souvent victimes de la violence de milices privées.

Lorsque le président Woodrow Wilson envoya les marines américains au Mexique en 1914, Debs dénonça l'action qui ne visait qu'à « protéger la propriété mal acquise de la Standard Oil Company... Les citoyens américains qui choisissent de vivre et d'investir leur argent dans des pays étrangers doivent le faire à leurs propres risques, et pas au risque de la vie de nos soldats. »

Il devint l'homme politique le plus connu du pays parmi les ouvriers et les paysans pauvres. Il était normal que le Parti socialiste le désigne comme candidat à la présidence en 1904, 1908 et 1912. Dans le cas de Debs, les campagnes électorales étaient peu différentes de ses autres campagnes. Il formait la classe ouvrière à la nécessité et la possibilité du socialisme.

En 1916, il refusa d'être candidat. Certains autres dirigeants du Parti socialiste, inquiets de l'agitation de Debs contre de la guerre, furent soulagés. La guerre, qui avait commencé en Europe en 1914, devenait de plus en plus une réalité aux États-Unis, et une campagne dite de « préparation » se développait, pour préparer la population à accepter l'entrée en guerre du pays.

Debs commença à se pencher sur le redoublement de la propagande belliciste. Comme à son habitude, il relia la guerre à la guerre de classe engagée dans le pays. « Je ne vois pas de flibustier étranger qui pourrait plus dépouiller les travailleurs américains que ne le font actuellement les Rockefeller et leurs copains pirates. Les travailleurs n'ont pas de patrie à défendre. Elle appartient aux capitalistes et aux ploutocrates. À eux de s'inquiéter pour sa défense et, puisque ce sont eux seuls qui déclarent les guerres, qu'ils y aillent eux-mêmes et se massacrent les uns les autres sur le champ de bataille. »

En 1916, il fut le candidat au Congrès à Terre Haute dans l'Indiana. Pendant sa campagne, on lui demanda s'il était opposé à toutes les guerres. Debs n'était pas, comme beaucoup au sein du Parti socialiste, homme à éluder la question. Il déclara : « Je ne suis pas un soldat capitaliste ; je suis un révolutionnaire prolétarien... Je suis opposé à toutes les guerres sauf une, pour laquelle je suis engagé cœur et âme ; c'est la guerre mondiale pour la révolution sociale. Dans cette guerre, je suis prêt à combattre autant que la classe dirigeante le rendra nécessaire, jusqu'aux barricades. »

Comme les États-Unis s'apprêtaient à engager leurs troupes dans la Première Guerre mondiale, guerre de partage du monde, le Parti socialiste commença à se diviser sur la question. Plusieurs de ses dirigeants les plus en vue, autres que Debs, tergiversèrent sur la question du soutien à la guerre. La plupart des syndicats se rallièrent au soutien de l'entrée des États-Unis dans la guerre, et le gouvernement organisa une campagne intensive d'arrestations, d'intimidations et de violences extrajudiciaires contre les syndicalistes qui ne le firent pas. Les membres de l'IWW furent particulièrement visés. Les journaux radicaux disparurent, rapidement supprimés après le retrait de leurs privilèges postaux. Des éditeurs furent mis en prison sous des accusations d'« incitation à la sédition ». Des milices et des troupes furent lancées dans une campagne pour briser les grèves. C'était une attaque tous azimuts.

L'un après l'autre, les radicaux connus furent jetés en prison. Dans un premier temps, Debs ne fut pas touché, comme si les autorités en avaient craint des conséquences. Il continua de mener campagne contre la guerre, la reliant à ce que la classe ouvrière avait à faire dans ces circonstances pour se défendre. Quand il fut finalement arrêté, il y eut un énorme tollé.

Dans presque tous ses discours, il demandait aux travailleurs qui continuaient à venir l'écouter de prendre leurs responsabilités vis-à-vis d'eux-mêmes et de leur propre classe.

Dans le discours de Canton, dans l'Ohio, après lequel il fut arrêté, il appela le public à rejoindre le Parti socialiste en ces termes :

« Ils vous ont toujours enseigné à croire que c'est votre devoir patriotique d'aller à la guerre et d'être abattus sous leurs ordres. Mais, dans toute l'histoire du monde, vous, le peuple, n'avez jamais eu voix au chapitre lors des déclarations de guerre et, aussi étrange que cela paraisse, aucune guerre dans aucun pays, dans aucune époque, n'a jamais été déclarée par le peuple.
Et je voudrais souligner ici le fait, et on ne le dira jamais assez, que la classe ouvrière qui combat dans toutes les batailles, la classe ouvrière qui fait les sacrifices suprêmes, la classe ouvrière qui verse à flots son sang et fournit les cadavres, n'a jamais encore eu son mot à dire dans les déclarations de guerre ou les traités de paix. C'est la classe dirigeante qui fait toujours les deux. Elle seule déclare la guerre et elle seule fait la paix.
« Vous n'avez pas à savoir pourquoi .
Vous n'avez qu'à la faire et à mourir. »
C'est leur credo, et nous, les travailleurs conscients de cette nation, nous ne sommes pas d'accord.
Vous devez, en particulier maintenant, savoir que vous méritez mieux que d'être des esclaves et de la chair à canon. Vous devez savoir que vous n'avez pas été créés pour travailler, produire et vous appauvrir, dans le seul but d'enrichir un exploiteur oisif. Vous devez savoir que vous avez un esprit à améliorer, une âme à développer, et une humanité à soutenir.
Vous devez savoir qu'il est de votre devoir de vous élever au-dessus du niveau animal, d'avoir des connaissances en littérature, en science et dans les arts. Vous devez savoir que vous êtes au seuil d'un monde nouveau. Vous devez entrer en contact avec vos camarades et collègues et prendre conscience de vos intérêts, de vos pouvoirs et de vos capacités en tant que classe. Vous devez savoir que vous appartenez à la grande majorité de l'humanité.
Vous devez savoir que, tant que vous êtes ignorants, tant que vous êtes indifférents, tant que vous êtes apathiques, inorganisés et satisfaits, vous resterez là où vous êtes. Vous serez exploités, vous serez humiliés, et vous aurez à mendier un travail. En paiement de votre labeur servile, vous recevrez juste de quoi rester en état de travailler, et vous serez toisés avec dédain et mépris par les parasites mêmes qui vivent et se prélassent, grâce à votre sueur et votre travail mal rémunéré...
Il y a quelque chose de splendide, quelque chose de réconfortant et de stimulant dans l'élan du cœur pour être fidèle à soi-même et faire de son mieux, surtout dans un moment crucial de votre vie. Vous êtes le creuset aujourd'hui, camarades socialistes ! Vous allez subir l'épreuve du feu ; jusqu'à quel point, nul ne le sait. Si vous êtes faibles et timorés, vous serez perdus pour le mouvement socialiste. Nous serons obligés de vous dire adieu. Vous n'êtes pas de l'étoffe dont sont faits les révolutionnaires. Nous sommes désolés pour vous, sauf si vous avez la chance d'être un "intellectuel". Les "intellectuels", beaucoup d'entre eux sont déjà partis. Ni perte de notre côté ni gain de l'autre...
Entrez dans le Parti socialiste et prenez votre place dans ses rangs ; aidez à insuffler du courage aux faibles et à donner de la force aux chancelants, et faites votre part pour accélérer la venue d'un jour plus lumineux et meilleur pour nous tous.
Ne vous inquiétez pas de l'accusation de trahison envers vos maîtres, mais soyez préoccupés par la trahison envers vous-mêmes. En étant fidèles à vous-mêmes, vous ne serez traîtres à aucune bonne cause sur terre.
Oui, le temps venu, nous prendrons le pouvoir dans ce pays et partout dans le monde. Nous détruirons toutes les institutions esclavagistes et dégradantes des capitalistes et en recréerons d'autres libératrices et humaines. Le monde change tous les jours sous nos yeux. C'est le crépuscule du capitalisme ; c'est l'aube du socialisme. Il est de notre devoir de construire la nouvelle nation et la république libre. Nous avons besoin de bâtisseurs pour l'industrie et pour la société. Nous, socialistes, sommes les bâtisseurs du monde magnifique à venir. Nous sommes tous engagés à faire notre part. Nous vous invitons, nous vous sommons cet après-midi, au nom de votre propre humanité, de nous rejoindre et faire votre part. »

Il n'y avait rien d'inhabituel dans ce discours. C'était le discours de deux heures que Debs avait fait pendant des années, parcourant le pays, parlant pour le socialisme. Mais cette fois, il était également lié à la question de la guerre.

Il demandait toujours à son auditoire de voir la situation telle qu'elle était vraiment, mais souvent d'une manière ironique, humoristique. Quand un perturbateur, lors de sa campagne de 1908, s'écria que voter pour Debs c'était gaspiller son vote, il répondit : « C'est ça. Ne votez pas pour la liberté, vous risquez de ne pas l'obtenir. Votez pour l'esclavage, rien de plus facile à obtenir !» 

En campagne pour le socialisme

Debs fut cinq fois candidat à la présidence des États-Unis, dont la dernière, alors qu'il était en prison après ce discours. Chaque fois, il a fait campagne sur la base de ce qu'il a exprimé lors de la campagne 1908 : « Le Parti socialiste est dans la course pour éduquer les ouvriers, et il ne veut pas d'une seule voix qui ne soit pas un vote pour le socialisme. »

En 1911, il a accusé le Parti socialiste de comprendre « bon nombre de membres qui considèrent qu'obtenir des voix est d'une importance capitale, peu importe par quelle méthode elles sont obtenues, ce qui les conduit à proposer des mesures et à présenter des arguments qui ne sont pas du tout compatibles avec l'esprit rigoureux et sans concession d'un parti révolutionnaire. C'est une trahison de considérer la plate-forme socialiste comme une machine à gagner des voix plutôt que comme un moyen d'éducation. »

Telle a été sa position jusqu'à la fin de sa vie.

Certes, des aspects importants de la tradition révolutionnaire ont dépassé Eugene Debs ; parmi les plus importants, peut-être, figure la stratégie d'organisation d'un parti révolutionnaire. Il a vu les problèmes politiques qui se développaient à l'intérieur du Parti socialiste, il les a éludés, sans jeter son poids dans la bataille pour corriger sa politique. Mais il aura toujours une place spéciale dans l'histoire du mouvement ouvrier. Il a apporté le socialisme, la politique de la classe ouvrière, à la classe ouvrière américaine, jusque dans tous ses discours électoraux. Et, à chaque moment clé, chaque grève, chaque combat, chaque attaque de militants par le gouvernement, l'invasion américaine du Mexique, la poussée de l'impérialisme américain pour entrer dans la Première Guerre mondiale pour sa part du butin, il est entré dans la lutte au côté de la classe ouvrière ; il a pris ses décisions en fonction des intérêts de la classe ouvrière.