Le choix de Dubaï pour accueillir l'Exposition universelle 2020 et celui du Qatar pour la Coupe du monde de football 2022 ont contribué à faire apparaître ces monarchies pétrolières comme des puissances émergentes, courtisées en tout cas par nombre de chefs d'État occidentaux et de membres d'institutions comme la FIFA. Pourtant ces États, au-delà d'un essor économique tangible, ont une puissance d'autant plus limitée qu'ils sont petits et faiblement peuplés : leur dépendance vis-à-vis des pays impérialistes est ancienne et profonde.
Quant au sort qu'ils font, eux et les autres pétromonarchies de la péninsule Arabique, aux travailleurs immigrés, tenus sous tutelle et parfois massivement expulsés, comme en Arabie saoudite ces derniers mois, il révèle une autre forme de dépendance de leur part, vis-à-vis de la classe ouvrière celle-là.
Un chapelet d'Etats, produit de décennies de domination impérialiste
Sur la carte, la région qui se situe entre la mer Rouge et le golfe Arabo-persique apparaît comme un véritable patchwork, formé de nombreux États de tailles diverses. Cela va de la grande Arabie saoudite à Bahreïn, archipel qui ne fait que six fois Paris intra-muros, en passant par le Qatar, comparable à la Corse, ou les Émirats arabes unis, fédération de sept petits États, comme Dubaï ou Abou Dhabi. Cette division n'a pas toujours été. La péninsule a longtemps appartenu à un même ensemble, à partir du 7e siècle. Foyer de l'islam, l'Arabie était à l'origine de l'empire arabo-musulman, même si elle en est ensuite devenue une région marginale. La langue et l'écriture arabes et la religion musulmane étaient un lien entre ses populations et avec les régions voisines. Plus tard, entre les 16e et 19e siècles, l'Empire ottoman a englobé toute une partie de la péninsule Arabique.
Mais avec le déclin ottoman, le Moyen-Orient est devenu l'enjeu des rivalités impérialistes. L'émiettement durable en États autour de diverses cliques locales en est le résultat. Les Britanniques ont commencé à faire la police dès le début du 19e siècle autour de la mer Rouge et du golfe Arabo-persique, qui étaient sur la route des Indes, la perle de leur empire colonial. Ils voulaient garantir la sécurité de la circulation maritime, en arbitrant entre les petits pouvoirs présents sur la côte du Golfe, dont les ressources étaient les huîtres perlières et la piraterie. Les Anglais nommaient la région autour d'Abou Dhabi « côte des Pirates » jusqu'à ce qu'ils signent avec ces émirats une « Trêve maritime perpétuelle » en 1853. Cela en a fait les États de la « côte de la Trêve » (« Trucial States »).
La France, l'Allemagne, et même la Russie tsariste, avaient aussi des vues sur le Proche et le Moyen-Orient. Les Français stationnaient des milliers de soldats au Liban depuis leur expédition de 1861. Ils en avaient imposé l'autonomie vis-à-vis de l'Empire ottoman, y dominaient le grand commerce, et les banques françaises possédaient 60 % de la dette ottomane. Mais c'est l'influence allemande qui devenait prépondérante. Le projet de chemin de fer Berlin-Bagdad, à partir des années 1880, en était la manifestation la plus significative, inquiétant d'autant plus les Britanniques qu'il était question de prolonger la ligne de Bagdad à Koweït, jusqu'au golfe Arabo-persique.
De leur côté, à partir de la fin du 19esiècle, ils établissaient de véritables protectorats autour du Golfe, à partir de roitelets à la tête de riches familles, avides d'assurer leur pouvoir local grâce au soutien d'une grande puissance. Le Golfe était devenu une sorte de lac britannique, pacifié, donnant un coup de fouet au commerce des perles, qui profitait surtout à des commerçants indiens et britanniques.
Là où les Ottomans étaient plus influents, le pouvoir anglais préférait manœuvrer en coulisse. Des agents du gouvernement fournissaient secrètement en armes et en argent les personnalités qui avaient choisi le soutien de Londres, face à ceux qui restaient fidèles à Istanbul. Mais quand ils y étaient contraints, les Britanniques dévoilaient leurs batteries. En 1901 à Koweït, la marine britannique a ainsi tiré sur les troupes pro-ottomanes pour défendre son protégé d'alors, qui venait de réaliser un coup d'État. Puis pendant la Première Guerre mondiale, le célèbre archéologue-espion T. E. Lawrence (« Lawrence d'Arabie ») sillonna toute la région du Sinaï à La Mecque pour attiser la révolte arabe contre les Turcs. Pour autant, et contrairement à ce qu'ils laissaient espérer, le plan des Britanniques n'était surtout pas de permettre une grande nation arabe, mais de favoriser une division qui leur permette de garder le contrôle. En 1920, ils se sont partagé le Proche-Orient avec les Français, alors que les Allemands, les Ottomans et les Russes étaient écartés du jeu par l'issue de la guerre. Ce fut le plan Sykes-Picot, qui laissait à la France la Syrie et le Liban, ainsi que la part allemande du pétrole de Mésopotamie (25 %) ; les Britanniques dominaient l'Égypte, l'Irak, tous les petits émirats autour du Golfe, la Jordanie et la Palestine (où ils jouaient aussi sur la division entre Arabes et colons juifs).
Ils acceptèrent de laisser le contrôle de l'Arabie centrale et des lieux saints de l'islam à un émir ambitieux, Ibn Saoud. Ce n'était pas la solution envisagée par Londres, mais Ibn Saoud offrait l'avantage de s'appuyer sur des soldats, qui se faisaient appeler les « frères » (Ikhwans), galvanisés à la fois par un sentiment national arabe et par le wahhabisme, conception très intégriste de la religion. La condition était qu'Ibn Saoud ne touche pas au Yémen ni surtout à Aden, passage stratégique au sud de la mer Rouge. Et quand les Ikhwans, qui ne comprenaient pas pourquoi arrêter la guerre sainte, se sont révoltés, les avions anglais ont aidé Ibn Saoud à écraser la révolte dans le sang.
L'impérialisme britannique dominait donc pour des années une grande partie du monde arabe, tout en la maintenant divisée. Autour du Golfe, où l'exploitation de la perle a périclité quand les Japonais ont développé des huîtres de culture, une autre ressource a pris le relais et bien au-delà : alors que des gisements de pétrole étaient déjà exploités en Mésopotamie, devenue l'Irak, on y découvrit en 1927 un énorme gisement, vers Kirkouk. Puis en 1932 on en trouvait à Bahreïn, et en 1938 au Koweït, autant de concessions qui tombèrent dans l'escarcelle de compagnies britanniques.
Mais un impérialisme jeune et puissant émergeait de plus en plus, celui des États-Unis. Ibn Saoud commençait à se tourner vers lui : ce sont des compagnies américaines qui ont trouvé du pétrole dans l'est de l'Arabie et obtenu de l'exploiter. L'importance économique et militaire de « l'or noir », déjà manifeste au cours de la guerre de 1914-1918, l'est devenue bien plus pour les chars, les bateaux et les avions de 1939-1945. Et Roosevelt lui-même a scellé l'alliance qui est toujours en vigueur aujourd'hui, le « pacte du Quincy ». C'est le bateau sur lequel, en 1945, de retour de la conférence de Yalta, il a rencontré Ibn Saoud. Celui-ci s'engageait pour 60 ans à ce que les Américains aient toujours accès au pétrole, tandis que l'armée américaine, elle, garantissait la sécurité de l'État contrôlé par la famille Saoud.
Ce pacte s'est depuis étendu aux monarchies riveraines du Golfe. Il s'agit pour la superpuissance américaine de garantir les approvisionnements en pétrole et en même temps le contrôle d'une région sensible pour la stabilité politique (le Moyen-Orient) et le commerce mondial (mer Rouge et océan Indien).
Jouant lui aussi sur plusieurs tableaux, l'impérialisme américain a noué peu après une autre alliance. Il a utilisé la possibilité offerte par la création d'Israël, à partir de la population juive survivante chassée d'Allemagne et d'Europe centrale par le génocide. Celle-ci n'avait nulle part où aller. L'Europe, la Grande-Bretagne en particulier, lui claquait la porte au nez, chassant des bateaux comme l'Exodus, de port en port, sans laisser débarquer les réfugiés qui les remplissaient. Cette souffrance, les puissances impérialistes, avec la complicité des dirigeants sionistes, en ont en fin de compte profité. On n'a laissé comme issue à cette population que de disputer leurs terres aux Arabes palestiniens. Cela a morcelé encore plus le Proche-Orient, et finalement fourni aux États-Unis un allié sûr dans la région, isolé au milieu d'États et de peuples arabes hostiles.
Quant aux États de la péninsule Arabique, leur importance s'est accrue en 1979 quand une révolution a abattu l'Iran du chah, privant les États-Unis d'un régime sur lequel ils comptaient au Moyen-Orient. L'armée américaine a multiplié ses bases dans la péninsule. Aujourd'hui, elle en a une dizaine (trois au Koweït, et celles du Qatar, des Émirats arabes unis, de Bahreïn, d'Oman). Et en 2005 le pacte du Quincy a été renouvelé à l'occasion de la visite du roi saoudien au président Bush.
L'interdépendance entre les pétromonarchies et l'impérialisme est d'un type original. Déjà en 1903, l'amiral anglais Curzon disait aux émirs : c'est « notre commerce autant que votre sécurité ». Aujourd'hui plus encore, les couches dirigeantes de ces pays ayant la main sur des richesses qui leur assurent bien au-delà du nécessaire, les États du Golfe n'ont pas besoin de subsides des trusts, mais de protection militaire. Pour les pays impérialistes, assurer cette protection permet de garder un contrôle sur cette région, qui recèle 60 % des réserves mondiales prouvées d'hydrocarbures et aux alentours de laquelle passe une grande partie du trafic maritime mondial : c'est vital.
Des pièces sur l'échiquier des grandes puissances
On entend beaucoup parler de l'implication de l'Arabie saoudite et du Qatar dans le conflit syrien, de leur financement de groupes djihadistes. Ces deux pays tentent concurremment d'exercer une influence sur la région, chacun avec une chaîne de télévision qui émet vers tout le monde arabe (Al Arabiya et Al Jazeera). De fait, leur rivalité sert l'impérialisme, qui se tient au calcul fait depuis plus d'un siècle par les Britanniques de diviser le monde arabe. Ne pas avoir affaire à un État unique, ne serait-ce qu'au niveau de la péninsule, qui aurait la mainmise sur l'ensemble des colossales ressources, est déjà un avantage. De plus, l'existence d'une demi-douzaine de dynasties et d'appareils d'État avec des intérêts en partie divergents permet à la diplomatie américaine d'avoir plusieurs fers au feu. Elle peut jouer les uns contre les autres, inspirer à chacun une politique, et même différentes politiques suivant les moments, pour rester maîtresse du jeu.
L'Arabie saoudite est le plus grand pays de la région, le plus riche et la seule puissance militaire conséquente. Le Qatar, surtout riche au regard de sa petite taille et de sa faible population, avec le premier PIB par habitant au monde, a cherché à se faire une place un peu autonome depuis le coup d'État d'un émir moderniste contre son père, en 1995. Il a cherché à se distinguer de l'Arabie saoudite et à se protéger en proposant aux Américains la base d'El Oudeid, dont il finance le fonctionnement. Les attentats du 11 septembre 2001, dont 15 des 19 auteurs étaient saoudiens, puis des attentats meurtriers en Arabie saoudite même ont pu inquiéter le gouvernement américain. Il a décidé de transférer de l'Arabie vers le Qatar sa base aérienne et son centre de commandement avancé pour tout le Moyen-Orient et l'Asie Centrale (Centcom).
L'émir qatari et sa famille ont des relations suivies avec Israël. Mais en même temps le Qatar soutient les Frères musulmans et tous les groupes qui leur sont liés dans les différents pays - les gouvernants actuels en Tunisie et en Turquie, le Hamas à Gaza -, alors que la branche qatarie des Frères musulmans a été dissoute. La contradiction n'est qu'apparente : soutenir les Frères musulmans qui critiquent la monarchie saoudienne et qui ont une influence internationale, c'est essayer d'accroître son rayonnement. Dans la même veine, l'émir qatarien a offert un bureau aux talibans afghans tout près de l'aéroport dont les avions américains décollaient pour bombarder les mêmes talibans en Afghanistan. D'ailleurs les services américains n'étaient pas contre ces gestes, espérant que l'émir puisse jouer un rôle de médiateur qui leur est, à eux, impossible. Anecdote parmi d'autres, il s'était entremis auprès de Khadafi pour la libération des infirmières bulgares en 2007, rendant service à Sarkozy, qui le lui a rendu en exemptant d'impôt les investissements qataris en France.
L'aspect religieux de l'influence des monarchies pétrolières entre aussi dans le cadre de leurs divisions. Toutes se réclament d'un islamisme strict, voire intégriste, avec des lois se référant à la charia, loi islamique. Et, par l'intermédiaire de fonds charitables ou de fortunes privées, ces États financent les courants intégristes à travers le monde. Les Saoudiens et les Qataris, tout en se réclamant du même courant religieux, le wahhabisme, se font concurrence sur ce terrain. Ils ont publié chacun des éditions concurrentes du Coran. Et le Qatar va jusqu'à essayer de se trouver des villes de pèlerinage. Ils aident des courants intégristes rivaux. La monarchie saoudienne s'oppose aux Frères musulmans et soutient les salafistes. Elle soutient aussi l'armée égyptienne. Par contre, elle craint l'Iran et son influence, et s'oppose au rapprochement récent des États-Unis avec l'Iran.
Mais une autre monarchie du Golfe, Oman, milite au contraire pour ce rapprochement et a abrité les négociations qui ont secrètement commencé dès mars dernier entre le ministre des Affaires étrangères iranien et le Département d'État américain.
Le morcellement de la région entre États différents, avec l'anachronisme de leurs castes dirigeantes, bien intégrées par ailleurs dans le beau monde de la grande bourgeoisie internationale, leur position dans une région stratégique, en font des instruments qui permettent à l'impérialisme bien des manœuvres, des doubles, des triples jeux vis-à-vis des courants terroristes islamistes, vis-à-vis des foyers de tension dans la région (l'Irak avant, la Syrie aujourd'hui, l'Iran, la Palestine). Ce sont, pour la plupart, des monarchies d'opérette certes, mais usant de la violence moyenâgeuse avec des armes d'aujourd'hui. Ils sont, dans toutes leurs contradictions, produits autant que symboles de la domination impérialiste sur le monde.
Une expansion rapide basée sur les hydrocarbures, une intégration dans la mondialisation... et l'exploitation d'un prolétariat en majorité immigré
Avec l'essor du pétrole, les pays du Golfe se sont énormément enrichis. Les cheikhs koweitiens et saoudiens sont devenus une image d'Épinal du milliardaire, en tout cas du milliardaire nouveau riche. Ils sont passés en quelques années du chameau et de la tente à la Rolls Royce et au château climatisé. Dans les années 1970, ils ont investi des milliards, les « pétrodollars », aux États-Unis et en Europe. Mais certains ont aussi commencé à développer des infrastructures dans leurs pays. D'une part il fallait répondre aux besoins d'une population croissante et plus riche, d'autre part il fallait préparer l'après-pétrole, certains gisements s'épuisant rapidement.
Dès 1970, les dirigeants de l'Arabie saoudite ou de Dubaï ont fait de gigantesques travaux pour édifier des oléoducs, des ports, des villes modernes et des aéroports (celui de Djeddah fut un temps le plus grand du monde, en particulier pour l'accueil des pèlerins musulmans). Ces monarques despotiques se sont voulus éclairés et planificateurs quant au développement économique. Il est de rigueur d'avoir ce qu'ils nomment une « vision », des projets volontaristes pour aménager le pays et diversifier l'économie. Les trente dernières années ont vu les réalisations se multiplier dans la finance, l'immobilier, le commerce et le transport. L'Arabie saoudite, pourtant soumise à un climat très aride, a même un temps développé une agriculture exportatrice.
Les compagnies aériennes du Golfe, Emirates airlines ou Qatar airways surtout, sont devenues des poids lourds. En plus des dollars du pétrole qui ont permis de payer les travaux, la région bénéficie de sa situation de carrefour entre l'Asie du Sud et de l'Est, l'Europe et l'Amérique. Et contrairement aux régions proches, les six pétromonarchies connaissent une stabilité politique, gage de sécurité pour les affaires.
Les complexes touristiques et industriels surgissent du désert, parfois de la mer. Une frénésie de construction se poursuit, malgré l'impact de la crise financière de 2008 et des conditions naturelles difficiles. Dubaï est peut-être l'exemple le plus spectaculaire. Ce petit émirat, un des sept Émirats arabes unis, est devenu un grand centre mondial de réexportation après Hongkong et Singapour. La découverte tardive de pétrole à partir de 1966 donna de gros moyens. Les réserves s'avérant d'emblée limitées, l'émirat décida d'investir dans les infrastructures. L'aéroport international fut construit en 1972, ainsi qu'un premier grand port à conteneurs, puis en 1983 un grand chantier naval qui a tourné à plein du fait de la guerre Iran-Irak.
Ensuite il y eut surtout le gigantesque port artificiel de Jebel Ali, aujourd'hui neuvième au monde pour le trafic de conteneurs (et par ailleurs la plus grande base navale américaine hors États-Unis). Jebel Ali est aussi une zone franche, où les entreprises étrangères ne sont soumises à aucun impôt sur le revenu, à aucun droit de douane, peuvent être propriétaires à 100 %, sans tuteur émirati, et rapatrier tous leurs bénéfices. La zone, aujourd'hui la plus vaste au monde, a compté jusqu'à 150 000 travailleurs au plus fort des chantiers. Il faut dire que le golfe Arabo-persique est très fréquenté, plus de 20 000 navires empruntent chaque année le détroit d'Ormuz. Dans les zones industrielles de Dubaï, les activités de stockage et de transit l'emportent, mais plus de 35 % des entreprises se consacrent tout de même à la production manufacturière.
De même, de nombreuses usines sont construites dans d'autres pays de la péninsule, comme les indispensables usines de dessalement d'eau de mer et toute la gamme de la pétrochimie, mais aussi des aciéries, des cimenteries, des usines de céramique (avec le premier fabricant mondial de carrelage). Il y a aussi des usines de pharmacie, d'agroalimentaire, des verreries, parfois françaises. Ainsi Soverglass, entreprise de bouteilles et flacons basée dans l'Oise, a mis en service début 2013 une usine de 180 personnes dans l'émirat de Ras El Khaïmah, où se trouve déjà une usine de 1 800 ouvriers d'Arc International, cristallerie du Nord. L'une comme l'autre trouvent là-bas, avec de faibles coûts administratifs et fiscaux, la proximité d'un grand port et de nouveaux marchés, ainsi que du gaz bon marché pour leurs fours. L'industrie mondiale de l'aluminium s'est largement déplacée autour du Golfe, profitant de l'électricité à bas coût fournie par les hydrocarbures, mais aussi de la relative proximité de marchés en expansion comme l'Asie et l'Australie.
Cela dit, à partir des années 1990, la famille de l'émir de Dubaï a parié sur le tourisme de luxe. C'était une gageure, Dubaï ne disposant guère d'attraits naturels ou historiques et souffrant de températures très élevées l'été. La capitale s'est couverte de gratte-ciel et d'immenses centres commerciaux qui sont au cœur de ce tourisme. Il s'agit d'attirer des touristes européens, dont un certain nombre de vedettes qui y achètent des appartements, de faciliter la vie aux cadres expatriés, mais aussi de permettre à de riches Iraniens ou Saoudiens de venir s'y encanailler. Les autorités sont peu regardantes sur les lois islamiques, et l'alcool est toléré dans les lieux privés et dans de nombreux établissements. Les premiers succès ont amené des projets de plus en plus pharaoniques. La ville abrite depuis 1999 l'hôtel Burj al Arab : en forme de voilier de 321 mètres de haut, il a exigé 250 piliers de béton de 40 mètres de profondeur pour assurer les fondations dans le sable et dans la mer et résister aux vents du désert. Autre réalisation destinée à frapper les esprits, un des immenses centres commerciaux a aménagé en 2005 Ski Dubaï, un immense dôme abritant des pistes enneigées, alors qu'il fait parfois largement plus de 40°C à l'extérieur. La population de Dubaï City avait doublé en sept ans et les plans les plus fous étaient dans les cartons, comme une tour qui devait être immense, Burj Dubaï. Seulement la crise de 2007-2008 est passée par là, beaucoup de chantiers ont été annulés ou reportés, des dizaines de milliers d'ouvriers immigrés ont dû partir, servant de variable d'ajustement. Burj Dubaï n'a pu être terminée en 2010 que revue à la baisse (mais mesurant tout de même 828 mètres) et grâce au refinancement pour 10, puis 20 milliards de dollars des chantiers de Dubaï par l'émir d'Abou Dhabi. Depuis, la croissance de Dubaï a repris. C'est la septième ville touristique du monde, avec 10 millions de visiteurs, et son aéroport est le deuxième au monde pour le trafic international de passagers.
Les pétromonarchies ont toutes ce type de développement pour ambition, telle Abou Dhabi avec ses musées prestigieux (Le Louvre ou Guggenheim), ou le Qatar qui prévoit d'investir particulièrement dans le tourisme d'affaires et dans « l'économie du savoir ». Sa capitale, Doha, veut devenir la principale ville organisatrice de conférences et dépense des fortunes à attirer des orateurs de renom, sans parler de son omniprésence dans le domaine du sport et des médias. Ce petit pays a connu un essor plus tardif, surtout à partir des années 1990, parce que ses gisements sont surtout gaziers. Or le gaz a longtemps été négligé par les compagnies pétrolières, qui ne savaient guère le transporter. Commercialisé sous forme liquéfiée depuis 1964, le gaz est très prisé depuis le début des années 2000 : à cause de la cherté du pétrole, mais aussi parce que beaucoup moins polluant. Le Qatar possède les troisièmes réserves mondiales, après la Russie et l'Iran. Il profite de l'embargo que subit l'Iran, en pompant en grande partie la même nappe, North Dome.
Il reste que, si le pétrole et le gaz font une part de la richesse de cette région, ils ne seraient rien sans ceux qui les extraient, les traitent, les transportent. Il n'y aurait pas d'immeubles, de ports ou de ponts gigantesques sans les millions de travailleurs qui les construisent. Il n'y aurait pas d'immenses centres commerciaux et aéroports achalandés et propres, sans toutes celles et ceux qui les approvisionnent et les nettoient, ni bien sûr d'usines et d'entrepôts sans les ouvriers. Les hydrocarbures ont amené une quantité colossale d'argent, surtout quand leur prix a fortement augmenté dans les années 1970, à l'instigation des grandes compagnies. Mais l'argent ne suffit pas, même s'il est le catalyseur de l'économie capitaliste. Pour qu'il se transforme en capital, il a fallu trouver un prolétariat. La richesse des pays du golfe Arabo-persique est due à la concentration et au travail acharné de millions d'exploités venus de nombreux pays.
Dès le début de l'essor pétrolier, la main-d'œuvre a été fournie par les immigrés, parce que les pays de la péninsule étaient peu peuplés et que leurs dirigeants ont acheté la paix sociale parmi leur population par la large distribution de places de fonctionnaires bien payés et d'avantages sociaux. On peut parler de populations rentières. Au Qatar, pays où le PIB par habitant est le plus élevé au monde, le salaire moyen des Qatariens, qui ne sont que 250 000 des 2,2 millions d'habitants, est estimé à 8 500 euros mensuels. Ceux-ci bénéficient de surcroît de l'électricité et de l'éducation gratuites. En Arabie saoudite (30 millions d'habitants), c'est moins vrai : un tiers des 20 millions de Saoudiens seraient pauvres. Cela peut signifier toucher à peine quelques centaines d'euros par mois pour une famille nombreuse. Mais même dans ce cas les nationaux ne sont pas prêts à accepter ce qui est imposé aux simples ouvriers immigrés.
Il y a toutes sortes d'étrangers dans les pays du Golfe, de riches commerçants indiens ou iraniens, des entrepreneurs, des cadres supérieurs ou des techniciens de pays occidentaux, des prostituées de pays d'Europe de l'Est, des soldats mercenaires de Jordanie, du Pakistan ou de Colombie. Mais les pétromonarchies ont la particularité de tous les soumettre à un régime de tutorat, la kafala. Un étranger n'a aucun espoir d'intégration définitive, il est quasi impossible d'obtenir la naturalisation même après plusieurs générations. Tout étranger doit avoir un tuteur local, responsable de lui, de son éventuelle entreprise, de son passeport. Dans la pratique, cela pèse différemment sur les simples travailleurs. Pour eux le kafil (tuteur) est souvent le patron ou l'agent qui les a placés, souvent lui-même étranger, parfois du même pays que les ouvriers. En tant qu'entreprise locale il peut parfois être kafil, ou agit de fait à la place du kafil local, qui n'est alors qu'un prête-nom. Il peut empêcher les travailleurs de quitter l'entreprise et en tout cas le pays. Certains patrons ne manquent pas d'en profiter pour baisser le salaire prévu par le contrat, imposer des horaires déments, surtout dans le bâtiment et même par grande chaleur, sans guère de mesures de sécurité. Les salaires avoisineraient les 150 ou 200 euros mensuels pour la plupart des métiers non qualifiés. Beaucoup de bonnes (un tiers d'après les associations) sont brutalisées, voire violées, tenues à des journées interminables.
Divers reportages ont montré la dureté des conditions que les travailleurs immigrés peuvent subir au Qatar ou à Dubaï, les baraquements sordides et non climatisés où sont entassés nombre d'entre eux, loin des centres-villes ; les horaires de travail jusqu'à 13 ou 15 heures quotidiennes, même quand la législation n'en prévoit que 8 ; les payes bien plus faibles que promis et parfois retenues pendant des mois. Les ouvriers sont très majoritairement issus de pays d'Asie du Sud ou de l'Est ou africains. Suivant les cas, les plus mal lotis sont éthiopiens, malgaches, philippins, népalais, chinois... plus rarement arabes.
À partir de la première guerre du Golfe (1991) les patrons ont massivement fait venir des Indo-pakistanais pour remplacer les Palestiniens ou les Égyptiens. Saverglass ou Arc International payent 300 à 500 dollars par mois leurs ouvriers recrutés en Asie, indiens ou philippins, logés dans des bâtiments construits à côté de l'usine.
Les autorités de la plupart des pétromonarchies interdisent toute activité syndicale aux étrangers et répriment toute grève par des vagues d'expulsions. Cela n'a pas empêché un certain nombre de mouvements au fil des années. En mai dernier, Arabtec, entreprise de construction de Dubaï, a ainsi connu une grève de plusieurs milliers d'ouvriers indiens, pakistanais et bangladais, pour une aide alimentaire et la fin des heures supplémentaires non rémunérées. Déjà en janvier 2011, 5 000 grévistes y avaient tenu deux semaines pour une augmentation de 50 dollars par mois et un aller-retour payé pour leur pays, mais la grève avait été brisée par l'arrestation et l'expulsion de 71 Bangladais. En 2008 ils étaient des milliers pour exiger d'Arabtec une forte hausse de salaires, deux allers-retours annuels et le remboursement des médicaments. Cette même société avait été affectée en 2007 par le mouvement le plus connu, qui avait entraîné entre 10 000 et 40 000 migrants durant dix jours et obtenu 20 % d'augmentation. En 2006, une grève sur le chantier de la tour Burj Dubaï a été marquée par des émeutes. Les ouvriers qui ne touchaient que 100 à 200 euros par mois avaient déferlé en cassant voitures, bureaux, et équipements de chantier.
S'il est régulièrement question de prendre des mesures en faveur de ces travailleurs, de supprimer la kafala, d'embaucher bien plus d'inspecteurs du travail... pour l'instant le statut des immigrés se dégrade. Les pays du Golfe ont un besoin vital de ces travailleurs. Aucun d'entre eux ne survivrait sans les travailleurs immigrés, qualifiés comme non qualifiés. Mais cela ne les empêche pas, au contraire, de mettre en avant des règles tatillonnes. Il s'agit de précariser sans cesse les travailleurs, pour les terroriser, les empêcher de s'organiser. Il s'agit parfois aussi de paraître répondre au malaise d'une partie de la population nationale.
Ces derniers mois l'Arabie saoudite devient même le terrain d'une véritable chasse aux étrangers. Face au fort chômage qui touche les jeunes nationaux de ce pays, peut-être 30 %, le gouvernement a beaucoup accentué une politique de « saoudisation » dont il est question depuis... plus de vingt ans. En 2011 une loi a obligé les entreprises de plus de dix travailleurs à employer entre 5 et 30 % de Saoudiens. En avril 2013, le gouvernement a décidé son application stricte et la vérification des kafala, alors que nombre d'étrangers, ayant changé d'employeur, n'en avaient plus. On a donné trois mois aux étrangers illégaux pour régulariser leur situation, puis quatre de plus. Mais depuis novembre, c'est la répression systématique. Les étrangers représentent environ un tiers de la population, soit dix millions de personnes, dont peut-être six millions d'illégaux. Depuis avril, quatre millions auraient été régularisés, souvent au prix de milliers de dollars versés à un nouveau parrain. 900 000 autres ont quitté le pays après avoir obtenu un visa de sortie, et des dizaines de milliers ont été expulsés sans ménagement, tels les Éthiopiens qu'on a vu manifester contre ces mesures. Le ministre de l'Intérieur dit vouloir débusquer et expulser le million d'illégaux qui restent. Cette politique a rendu la vie des immigrés bien plus difficile encore, avec des amendes et des mauvais traitements de la part des policiers, on parle même de lynchage par certains groupes de Saoudiens. Les immigrés les plus précaires se cachent, ce qui a interrompu des chantiers ou des lignes de bus.
C'est la contradiction qui affecte dans des proportions diverses les pays du golfe Arabo-persique : ils ont absolument besoin des immigrés, mais ce prolétariat exploité sans fard, qui n'a que ses chaînes à perdre, représente un danger permanent. En 2008, le ministre du Travail de Bahreïn s'en rendait bien compte en déclarant que la présence de 17 millions de travailleurs étrangers dans le Golfe constituait « un danger plus grand qu'une bombe atomique ou une attaque israélienne ».
Il avait raison, les travailleurs ne peuvent escompter aucune amélioration spontanée de leur situation. Leur émancipation ne viendra que de leurs propres luttes, mais leur force potentielle est considérable. Ils seront bientôt 30 millions et sont ultra-majoritaires au Qatar, au Koweït et à Dubaï. Dans l'ensemble de la péninsule Arabique, ils sont proches géographiquement, comme par leurs conditions de vie. Ces travailleurs ont bien peu de droits, mais la classe ouvrière du 19e siècle n'en avait pas plus. La différence est peut-être que ceux des pétromonarchies sont contraints de vivre dans les conditions d'alors, mais à proximité du luxe bourgeois du 21e siècle. Le contraste est d'autant plus flagrant qu'ils se côtoient sur des territoires assez petits.
Ce qui manque aux ouvriers du Golfe, c'est la conscience sociale et politique, la conscience de leur propre force par-delà leur diversité ethnique. Quand ils trouveront les voies pour dépasser, par leur organisation, la crainte que leur impose la précarité entretenue, ils seront capables de luttes plus impressionnantes que les plus hautes tours qu'ils ont contribué à construire, car autrement porteuses d'avenir !
7 janvier 2014