Plus de 10 000 collectivités locales, organismes publics et parapublics, et jusqu'à des associations, ont contracté dans les années 1990 et 2000 ce que l'on appelle aujourd'hui des emprunts toxiques. De nombreuses banques, dans le sillage de Dexia, ont largement profité de l'aubaine et proposé aux collectivités des contrats qui se sont soldés, au bout de quelques années, par la quasi-faillite de ces collectivités.
L'affaire des emprunts toxiques illustre tristement le poids que le capital financier et la spéculation occupent dans cette société, comment leurs ramifications démentes ont conduit des maisons de retraite, des petites communes ou des organismes HLM à se voir ruinés par contrecoup de la crise grecque, ou par des spéculations sur les monnaies avec lesquelles elles pensaient n'avoir rien à voir. Elle illustre tant les liens qui rattachent les banques à l'appareil d'État que le cynisme de ces capitalistes qui, à grande échelle, sont prêts à tous les mensonges, tous les montages, tous les jeux d'influence, pour augmenter, encore et toujours, les masses d'argent qu'ils brassent.
Des emprunts longtemps encadrés
Pour les collectivités locales, le recours à l'emprunt est une nécessité : lorsqu'il s'agit de procéder à des investissements souvent lourds, pour la construction d'une crèche ou d'une école, l'achat de bus voire, pour les régions, de trains, aucune collectivité ne dispose de fonds suffisants. Elles n'ont donc d'autre choix - surtout dans la mesure où les dotations de l'État sont de plus en plus maigres - que de financer ces investissements en recourant à l'emprunt.
Jusqu'à une période récente, ces emprunts se faisaient de façon simple et bien encadrée. De la même façon que l'État garde encore un œil vigilant sur les finances des collectivités locales - le budget d'une commune est, chaque année, soumis au contrôle du préfet du département, et aucune commune n'a le droit d'avoir un budget déficitaire - l'État a pendant longtemps contrôlé les emprunts des collectivités. Celles-ci ne pouvaient emprunter qu'auprès de la Caisse des dépôts et consignations, organisme financier d'État chargé, entre autres, de gérer les dépôts faits par les particuliers sur les livrets A. Les emprunts étaient en outre soumis à une autorisation préalable, c'est-à-dire qu'ils ne pouvaient s'effectuer qu'après accord exprès du préfet. En contrepartie de ce contrôle, l'État offrait aux collectivités des conditions privilégiées, avec des taux d'intérêt plus bas que ce qu'offrait le marché bancaire.
Notons dès à présent que même lorsqu'existait ce système centralisé, avant les années 1980, la Caisse des dépôts (CDC) possédait déjà une petite filiale, appelée CAECL (Caisse d'aide à l'équipement des collectivités locales). Contrairement à la CDC, la CAECL ne se finançait pas en puisant dans les livrets A mais en lançant des obligations. Une obligation est un emprunt émis par une entreprise ou une entité publique, qui est remboursé sur plusieurs années avec un taux d'intérêt relativement faible, mais toujours stable. Naturellement, plus l'émetteur de l'obligation est « sûr », c'est-à-dire dénué de tout risque de faire faillite, plus les obligations qu'il émet ont de succès. La CAECL, directement adossée à l'État, faisait partie de ces émetteurs sans risque, et ceux qui lui prêtaient de l'argent étaient certains de se voir rendre leur argent avec intérêt. Le fonctionnement de la CAECL était donc simple : elle empruntait de l'argent sur les marchés, et le reprêtait par la suite aux collectivités à un taux légèrement supérieur.
Pendant des décennies, la CAECL n'a eu qu'un rôle d'appoint, l'essentiel des prêts étant assuré par la Caisse des dépôts. Mais son rôle a changé du tout au tout dans les années 1980, et a joué un rôle majeur dans le scandale des emprunts toxiques.
En 1982 et 1983, les premières lois de décentralisation, dites lois Defferre, furent promulguées. Elles ont transféré aux collectivités locales - communes, départements et régions - un nombre toujours croissant de compétences : maternelles, collèges et lycées, transports urbains, petite enfance... Les collectivités se retrouvaient désormais dans l'obligation de gérer elles-mêmes de nombreuses responsabilités. Ce mouvement de décentralisation n'a jamais cessé - jusqu'à aujourd'hui - permettant à l'État de se défausser sur les collectivités de toute une partie de ses compétences, et d'économiser les coûts qui y étaient liés. Car l'État, s'il a transféré les compétences, n'a que partiellement transféré les moyens de les exercer.
En décentralisant, l'État a été obligé d'alléger un peu le contrôle financier qu'il exerçait sur les emprunts des collectivités : pour faire face à leurs nouvelles compétences, celles-ci devaient forcément avoir recours au crédit, et les lois Deferre, pour faciliter le processus, supprimèrent le contrôle préfectoral préalable, pour le remplacer par un contrôle a posteriori.
Très vite, les fonds de la CDC ne suffirent plus pour alimenter les immenses besoins des collectivités. C'est à partir de là - au milieu des années 1980 - que la petite CAECL commença à jouer un rôle croissant.
Un haut fonctionnaire banquier
En 1982 fut placé à la tête de la CAECL un homme qui allait jouer un rôle central dans cette histoire : Pierre Richard. Ce haut fonctionnaire, qui finira patron de Dexia et multimillionnaire, est un véritable cas d'école de ces grands commis de l'État... bourgeois, qui traversent toutes les alternances politiques et ont un pied dans le service de l'État et l'autre dans celui des grandes entreprises.
Pierre Richard est, avant tout, un grand connaisseur du monde des collectivités locales. Polytechnicien, ingénieur des Ponts, il commença sa carrière dans les années 1960 en participant à la construction de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise. En 1974, il participa à la campagne de Giscard et devint, une fois celui-ci élu, membre du secrétariat général de l'Élysée, en charge des questions d'urbanisme. En 1978, il était nommé à la tête de la puissante DGCL - la Direction générale des collectivités locales, organisme du ministère de l'Intérieur qui gère les rapports entre collectivités et État.
Il y apprit tous les rouages du monde des communes, et devint un fervent militant de la décentralisation - qui était déjà dans l'air du temps à la fin des années 1970. Tout naturellement, après l'élection de Mitterrand, il passa au service de la nouvelle majorité et fut nommé directeur adjoint de la Caisse des dépôts et, surtout, patron de la CAECL. Conscient que les collectivités, avec les lois de 1982, allaient avoir besoin de beaucoup d'argent, il entreprit, comme il l'expliquera plus tard, de faire de la petite filiale de la CDC « la banque privilégiée de la décentralisation ».
La gauche déréglemente la finance
C'est également pendant les années 1980 que le gouvernement socialiste mena, à l'instar de ce qui s'était déjà fait depuis plusieurs années aux États-Unis et en Grande-Bretagne, une grande opération de dérégulation des règles de la finance. Nous ne reviendrons pas ici sur les causes de cette politique, mais tous les grands États, à l'époque, ont mené la même : il s'agissait de donner aux capitalistes la liberté totale de jouer sans entrave sur les marchés financiers les quantités invraisemblables de « cash » dont ils disposaient, à une époque où, crise oblige, les taux de profit dans l'industrie ne permettaient pas des profits suffisamment juteux et rapides.
En quelques années, sous la houlette du ministre de l'Économie et des Finances Pierre Bérégovoy, les règles furent bouleversées : la « désintermédiation financière » permit à tous - particuliers ou entreprises - d'accéder à la Bourse sans passer par la médiation des banques ; la création du Matif (Marché à terme des instruments financiers) permit l'explosion des produits financiers complexes. Puis, sous la droite à partir de 1986, ce fut la fin du monopole du livret A, et - c'est le plus important pour le sujet qui nous intéresse ici - la suppression de l'encadrement du crédit pour les collectivités et la fin des subventions de l'État sur les emprunts contractés par celles-ci. Une façon de livrer aux banques le marché des emprunts des collectivités.
Dorénavant, les emprunts faits auprès de la CDC devinrent donc de moins en moins intéressants pour les collectivités, qui se tournèrent vers la CAECL. Celle-ci avait déjà, dès le début des années 1980, vu son activité exploser avec les besoins nouveaux en investissements des communes : en 1986, elle assurait 45 % des prêts aux collectivités. En 1987, le Premier ministre Édouard Balladur débute sa privatisation, et la transforme - toujours avec Pierre Richard à sa tête - en une société anonyme, le Crédit local de France (CLF), dont l'État reste toutefois actionnaire majoritaire. Pas pour longtemps : au fil des années, sous la droite comme sous la gauche, l'État vend peu à peu ses parts dans le CLF, jusqu'à une privatisation totale en 1993. Le CLF et son patron sont alors en pleine gloire : la banque est cotée au CAC 40 dès sa privatisation, et elle gagne de l'argent - plus d'un milliard de francs en 1992.
Mais les dirigeants de la banque sont bien conscients que, si la privatisation leur a laissé les coudées franches, elle a fait naître des difficultés nouvelles : tant que le CLF était adossé à la Caisse des dépôts, c'est-à-dire à l'État, il pouvait emprunter sur les marchés financiers à des taux peu élevés, puisqu'il bénéficiait de la garantie d'un État considéré comme parfaitement sûr. Après la privatisation, cette garantie n'existait plus. Or, le CLF n'avait aucune possibilité de trouver des fonds autrement qu'en lançant des obligations : ce n'était pas une banque de dépôt, c'est-à-dire qu'il ne pouvait pas, comme ses concurrents, utiliser le puits sans fond des dépôts des particuliers pour spéculer.
Les finances des collectivités elles-mêmes ne pouvaient pas servir de fonds de roulement à la banque : en effet, depuis un décret napoléonien de 1811, les collectivités n'ont pas le droit de déposer leurs avoirs financiers dans les banques, comme n'importe quelle entreprise ou particulier : elles doivent déposer cet argent - ce que l'on appelle « les fonds libres » - au Trésor public : « Les collectivités territoriales et leurs établissements publics, a confirmé la loi un siècle et demi plus tard, sont tenus de déposer toutes leurs disponibilités auprès de l'État. »
Le CLF ne pouvait donc, contrairement aux banques classiques, disposer d'une quantité suffisante d'actifs pour pouvoir alimenter, ne serait-ce qu'en partie, les prêts qu'il faisait aux collectivités. Il continuait à trouver son argent sur le marché obligataire, mais à des taux toujours plus élevés, faute de garantie de l'État. Ses profits ne pouvaient donc qu'être assis sur la différence entre le taux auquel il empruntait sur les marchés, et le taux auquel il prêtait. Un tel système peut fonctionner lorsque l'on a affaire à une banque d'État, dont les seuls frais sont de payer ses salariés et son budget de fonctionnement. Mais lorsque la banque devient une banque privée et cotée, avec des actionnaires dont le seul objectif est de percevoir du profit, le système ne fonctionne plus.
Au milieu des années 1990, la marge du CLF s'effondre : en 1992, la différence entre le taux auquel il empruntait et le taux auquel il prêtait aux collectivités était de 0,25 % - ce qui, sur des masses d'emprunts de plusieurs dizaines de milliards, assure un bénéfice confortable. Mais en 1997 cette différence avait chuté à 0,06 %.
C'est cette évolution qui va pousser les dirigeants du CLF à diversifier leur offre aux collectivités et à ne plus proposer des emprunts « à la papa », comme dira l'un d'eux des années plus tard.
Tout d'abord, le CLF se lance dans une campagne tous azimuts de développement international. Il commence par se marier, en 1996, avec son homologue belge, le Crédit communal de Belgique. L'établissement issu de cette fusion prend le nom, aujourd'hui tristement célèbre chez les élus, de Dexia. Il achète des filiales dans tous les pays, de la Scandinavie à l'Australie en passant par l'Irlande, le Portugal, la Roumanie, le Canada, le Japon, la Chine et, bien sûr, les États-Unis. Partout, le nouveau groupe prête de l'argent aux collectivités publiques - villes, États, organismes sociaux, bailleurs locatifs, hôpitaux... En 2001, son portefeuille de crédit atteint 150 milliards d'euros. Il sera de 322 milliards en 2007.
Parallèlement, le groupe, d'émetteur d'obligations qu'il était, devient acquéreur. Pour se constituer une réserve de fonds en cas de coup dur - avoir une telle réserve est la condition sine qua non pour pouvoir continuer d'emprunter à des taux raisonnables - Dexia se met à acheter des obligations par wagons : en 2008, il possédera un portefeuille d'obligations de 220 milliards d'euros. Mais un tel portefeuille est, par nature, volatil, dans ce monde capitaliste où rien n'est moins stable que la situation économique des entreprises et des États. Si acheter des obligations émises par l'État grec pouvait apparaître sûr en 1997, il n'en sera plus tout à fait de même après 2010...
En une vingtaine d'années, la petite filiale « d'aide à l'investissement des collectivités » de la CDC s'est donc transformée, avec l'aide active des gouvernements de droite et de gauche, en un gigantesque organisme financier, faisant du profit aux quatre coins du monde et devenu ce que les financiers appellent un « hedge fund », c'est-à-dire un fonds d'investissement qui spécule sur des milliards d'euros.
Une influence unique sur les élus
Malgré cette évolution, le fonds de commerce de Dexia est resté le crédit aux collectivités publiques. Mais, on l'a dit, avec des façons de faire tout à fait nouvelles : plus question de prêter avec des taux faibles mais stables. Dexia n'est plus là pour aider les collectivités à investir, mais pour gagner de l'argent.
Et la concurrence est rude : déréglementation oblige, les banques privées - françaises comme étrangères - se sont jetées sur le marché du crédit aux collectivités dès le début des années 1990, là où, auparavant, seuls le CLF et, dans une moindre mesure, le Crédit agricole intervenaient. Ce marché attirant les requins de la finance, en 1994 la puissante banque d'affaires américaine JP Morgan arrive sur le marché du prêt aux collectivités françaises.
Pour les banques, les collectivités apparaissent comme une proie de choix : elles ont la réputation d'être de bonnes payeuses, et la loi qui leur interdit d'être en déficit les empêche, en théorie, de pouvoir faire faillite. Face à cette concurrence nouvelle, Dexia va, en premier, avoir l'idée de proposer aux collectivités de révolutionner leurs méthodes d'emprunt, et introduire à grande échelle les prêts à haut risque qui, quelques années plus tard, ruineront des communes entières.
Nous reviendrons plus loin sur le fonctionnement de ces emprunts toxiques et les conséquences qu'ils ont eues pour les collectivités, mais il est à noter dès maintenant que seule Dexia, ex-CLF, ex-filiale de la Caisse des dépôts, dirigée par l'ex-directeur général des collectivités locales, pouvait avoir une influence suffisante sur les élus pour leur vendre des produits aussi dangereux. Certes, Dexia avait de bons commerciaux - son directeur commercial aurait, comme l'écrivit gentiment un de ses collègues quelques années plus tard, « vendu une paire de chaussettes à un cul-de-jatte » - mais les autres banques n'en avaient pas moins. Ce qui différenciait Dexia des autres banques, c'est qu'elle était encore considérée par les élus comme « leur » banque, et qu'elle bénéficiait d'un réseau d'influence dans les collectivités dont ses concurrentes n'osaient même pas rêver.
Dans ces années, Dexia met en place un réseau de correspondants régionaux qui se chargent d'entretenir de bons rapports - souvent autour d'une bonne table - avec les maires, les élus en charge des finances et les directeurs financiers des grandes collectivités. La banque se charge elle-même de la formation des techniciens territoriaux chargés des finances, puisque des cadres de Dexia interviennent directement, comme intervenants extérieurs, dans les formations dispensées par le Centre national de la fonction publique territoriale ou le réseau des Écoles nationales d'application des cadres territoriaux. Elle crée une maison d'édition (Dexia éditions) qui publie de nombreux ouvrages destinés à expliquer la gestion financière aux élus et aux techniciens. Elle sera, jusqu'aux années 2000, actionnaire de l'hebdomadaire le plus lu par les services municipaux, la Gazette des communes. Elle noue également un partenariat avec la très puissante Association des maires de France (AMF), pour éditer ensemble une newsletter quotidienne destinée aux maires.
Dexia intervient dans tous les congrès qui regroupent des maires, tous les colloques, toutes les formations. Lors du congrès de l'AMF, elle organise même à ses frais, chaque année, un pantagruélique buffet où champagne et grands crus coulent à flot. Elle offre aux élus, pour entretenir l'amitié, grands restaurants, voyages, places privilégiées lors des manifestations sportives. Ces pratiques ne sont évidemment pas nouvelles, tous les capitalistes y ont recours ; mais la différence est que Dexia a été longtemps la seule à avoir la possibilité de les pratiquer à si grande échelle auprès des élus locaux.
Dès lors, quoi d'étonnant à ce que nombre de maires, surtout dans les petites communes, aient signé en toute confiance des conventions de crédit parfaitement délirantes ? Dexia apparaissait comme la banque amie des collectivités, celle qui ne voulait que leur bien, et il n'y avait aucun souci à se faire, puisque des élus connus (le maire de Dijon, François Rebsamen, celui du Havre, Antoine Rufenacht, ou Claudy Lebreton, président de l'Assemblée des départements de France) siégeaient directement au conseil de surveillance de la Banque - contre, il est vrai, de généreux jetons de présence. On peut au passage décerner une mention spéciale à celui qui fut même, en 1991, directeur de cabinet de Pierre Richard au CLF, puis membre du conseil d'administration de Dexia en 1999 - le maire de Meaux, Jean-François Copé. Ministre du Budget, il confiera en 2006 la rédaction d'un rapport officiel sur la décentralisation et ses effets sur les finances locales à... Pierre Richard, son ancien patron.
À travers toutes ses entrées tant dans le monde des élus que dans l'État, Dexia avait toute latitude pour agir à sa guise. Ni les préfets ni la pourtant très tatillonne DGCL n'ont jamais trouvé quoi que ce soit à redire aux agissements de Dexia. Quel témoignage plus révélateur - derrière sa fausse naïveté - que celui d'un haut fonctionnaire de la Direction générale des collectivités locales qui, quelques années plus tard, répondra à une commission d'enquête parlementaire lui demandant pourquoi la DGCL n'avait jamais empêché Dexia de vendre des emprunts toxiques aux communes : « Dans les années 2000, il n'y avait plus rien à faire. C'était déjà sympa quand ils venaient nous voir, on pouvait leur poser des questions. »
Les emprunts toxiques
Jouissant de toute la confiance des élus locaux, et avec la complicité de l'État et des grandes associations d'élus, Dexia a donc pu, à partir de la fin des années 1990, vendre aux collectivités des emprunts défiant l'imagination. Sans entrer dans le détail de conventions auxquelles les directeurs financiers des communes eux-mêmes ne comprenaient rien, on peut donner quelques éclairages sur ces emprunts dits toxiques.
On l'a dit, jusqu'aux années 1980, les collectivités empruntaient à taux fixe, auprès de l'État, et en général pour quinze ans. Le calcul de Dexia a été de proposer aux élus des emprunts à taux variable, s'étendant sur des périodes nettement plus longues, présentant l'avantage d'être nettement moins chers... dans les premières années. À l'époque - avant le krach de 2008 - où financiers et traders apparaissaient à certains comme de véritables héros modernes, Dexia mena une campagne active auprès des élus et des directeurs financiers pour leur expliquer qu'il fallait être modernes et en finir avec la gestion des emprunts à la petite semaine. La banque inventa pour cela un terme nouveau : « la gestion dynamique de la dette ». Quel élu aurait eu envie de ne pas être « dynamique » dans sa gestion ?
Tout était fondé sur une carotte : le fait que les deux, trois ou quatre premières années de l'emprunt se faisaient à taux bonifié, en général très en dessous des taux du marché. La perspective de ne payer que 3 % de taux d'intérêt au lieu de 6 % pendant quelques années ne pouvait qu'être séduisante - surtout pour des élus qui n'étaient pas du tout certains d'être encore là le mandat suivant, et pouvaient se dire que la patate chaude serait aussi bien gérée par leur successeur. Comme en a témoigné plus tard l'ancien directeur général des services de la ville de Reims, « c'était irrésistible pour les profanes, ou quand on sait qu'on laissera à ses successeurs le soin de se débrouiller avec ça ». Un des directeurs de Dexia, avec tout le cynisme dont sont coutumiers ces gens-là, appelait ce taux bonifié de quelques années « le petit morceau de tarte aux fraises », celui qu'on présentait pour ouvrir l'appétit.
Le problème était que le petit morceau de tarte aux fraises cachait un ragoût beaucoup moins appétissant : les contrats incluaient ce que le jargon financier appelle un « swap de taux », c'est-à-dire un changement automatique des taux d'intérêt devant se déclencher à partir d'un événement défini à l'avance. Et si possible, l'événement était choisi de façon à apparaître peu probable au contracteur de l'emprunt. En d'autres termes, le banquier disait à son client : « Votre taux restera bas, tant qu'il n'arrivera pas tel événement, mais cet événement est tellement improbable qu'il n'y a aucun risque ! Signez ici et ici. » Il était toutefois précisé, en petits caractères, que si les taux devaient être amenés à augmenter, ils ne pourraient plus redescendre ensuite.
Les plus courants de ces événements qui devaient déclencher les swaps de taux étaient des évolutions du marché des changes ou du marché des taux d'intérêt - on verra pourquoi.
Exemple : de nombreux emprunts - qui répondaient au joli petit nom d'Helvetix chez Dexia, peut-être pour donner l'impression qu'ils étaient aussi rassurants qu'une bande dessinée sur un petit village gaulois - étaient basés sur la valeur du franc suisse. Dans de nombreuses villes, par exemple, un contrat a été signé à un moment où l'euro valait 1,44 franc suisse. Dans un premier temps (trois ans), la commune se voyait garantir un taux très intéressant de 3,66 %. Mais ensuite, le taux devenait dépendant de la valeur de l'euro par rapport au franc suisse : tant que l'euro valait plus de 1,44 franc suisse, le taux ne bougeait pas. Mais si l'euro commençait à baisser, alors le taux d'intérêt se mettait à augmenter de façon exponentielle : à 1,43 franc suisse (soit une baisse minime), le taux d'intérêt passait à 4,5 %. À 1,30 franc suisse, à 9 %. À 1,20, la collectivité se retrouvait avec un taux de 13,6 % ! Et ainsi de suite. C'est avec de tels contrats que des communes se sont trouvées soudain face à des taux de 25, 30, voire 41 % !
Que s'était-il passé ? Quelques années après la signature du contrat, la crise grecque avait éclaté, faisant craindre une explosion de la zone euro. Sur les marchés, les spéculateurs avaient donc vendu massivement des euros et s'étaient réfugiés dans ce qui leur apparaissait comme une valeur refuge, le franc suisse. La valeur de l'euro s'effondra face à la monnaie helvétique... déclenchant ainsi le fameux swap de taux.
Autre exemple : de nombreux emprunts ont été bâtis avec comme paramètre la différence, sur les marchés internationaux, entre les taux d'intérêt des emprunts à court terme et des emprunts à long terme. En général, les taux à court terme sont moins élevés que les taux à long terme - ce qui est logique. Les banques vendaient donc aux collectivités des emprunts en leur expliquant que leur taux d'intérêt resterait bas tant que cette logique était respectée. Si, par extraordinaire, les taux courts devaient devenir plus chers que les taux longs, alors s'enclencherait la hausse de leurs propres taux d'intérêt. Mais cela ne pouvait pas arriver, bien sûr !
Sauf qu'en août-septembre 2008 la faillite de Lehman Brothers provoqua une paralysie des prêts interbancaires à l'échelle mondiale - plus aucune banque n'osant prêter à aucune autre, de peur qu'elle s'effondre le lendemain. Résultat : les taux d'intérêt à court terme s'envolèrent, les banques n'acceptant de prendre le risque de prêter qu'à des taux usuraires. Ils devinrent beaucoup plus chers que les prêts à long terme, enclenchant alors, pour toutes les collectivités qui avaient signé des emprunts sur cette base, une envolée délirante de leurs taux d'intérêt.
Une manœuvre parfaitement maîtrisée
Il serait bien sûr naïf de croire que les banques qui ont fait signer ces emprunts ne se doutaient pas de ce qui allait arriver. Bien au contraire. Les banquiers ont proposé ces emprunts en sachant parfaitement le risque qu'elles faisaient courir aux collectivités. Comme cela a été révélé, Dexia comme ses homologues possédaient dès le début des années 2000 des documents d'analyse qui montraient un fort risque de renchérissement du franc suisse, avec pour conséquence de faire grimper les taux des emprunts des collectivités à 18 % minimum. Ils n'en dirent rien à leurs clients. Devant la commission d'enquête parlementaire, une ex-commerciale de Dexia devait déclarer des années plus tard : « Si le client ne posait pas de questions, je ne disais pas qu'il y avait un risque. »
En réalité, non seulement les banques savaient qu'il existait un risque, mais c'était même précisément le but de la manœuvre. Dexia, on l'a dit, s'était transformée au fil des années en un gigantesque hedge fund qui spéculait à tout va sur les marchés monétaires et financiers. Elle était donc exposée à ce titre au « risque de marché », c'est-à-dire à celui d'être affectée par une baisse brutale de telle ou telle monnaie sur laquelle elle spéculait... le franc suisse, par exemple. Vendre de tels contrats aux collectivités, c'était donc tout simplement leur vendre ce que les financiers appellent une « option de couverture », autrement dit une assurance. Si les résultats de la banque devaient être affectés par la chute brutale de l'euro face à la monnaie suisse, eh bien ! ce seraient les collectivités qui payeraient la différence. C'est ainsi que les banques ont réussi à transformer les collectivités d'emprunteurs... en assureurs !
« C'était vertigineux, a raconté par la suite un cadre de Dexia. Les collectivités succombaient par centaines, et cela fascinait le monde de la finance. Ils se rendaient compte que les collectivités, sans le savoir, étaient en train de fournir aux banques des options de couverture sur les risques de change pendant des dizaines d'années ! » Un autre raconte qu'un banquier anglais, à qui il était venu expliquer le système, s'écria : « Pas possible ? Les collectivités achètent vraiment ça ? »
Car, bien entendu, Dexia et consorts ne se sont pas contentés de se prémunir eux-mêmes de cette façon. Une fois les emprunts signés, ils les ont revendus, comme n'importe quel produit financier, à d'autres fonds, exactement comme on vend une police d'assurance. Au point qu'aujourd'hui - des années plus tard - des collectivités qui tentent de se débarrasser de leurs contrats toxiques n'ont pas la moindre idée de qui en est propriétaire.
Intoxication massive
Ce sont des milliers de collectivités et d'établissements publics qui ont contracté, pendant les années 2000, ces emprunts pourris - d'autant qu'une fois que Dexia a lancé la danse, toutes les autres banques ont rivalisé d'imagination pour inventer des produits toujours plus complexes et toujours plus dangereux. Après avoir ciblé les régions et les départements, puis les grandes villes, les banques se sont attaquées aux communes moyennes, puis aux petites, aux hôpitaux, aux organismes HLM, aux maisons de retraite, et même aux associations. Preuve du cynisme absolu de ces requins, une association d'aide aux enfants handicapés s'est vue ruinée après avoir signé un emprunt toxique.
Dans un département comme la Seine-Saint-Denis, en 2008, 97 % des emprunts étaient toxiques. En 2011, le taux d'intérêt de certains de ces emprunts dépassa les 42 %.
La ville de Saint-Étienne s'est massivement endettée dans les années 1990. En 2002, elle renégocie ses emprunts et transforme plus de 70 % de ceux-ci en emprunts structurés. Et ça marche ! En 2004, les taux d'intérêt moyens qu'elle paye sont de 2,27 %. Pas pour longtemps : ce taux est, en 2011, de 21 %.
À Trégastel, en Bretagne, la petite commune avait contracté un emprunt sur la promesse qu'elle économiserait 200 000 euros par an par rapport à un emprunt à taux fixe. Aujourd'hui, elle paye 290 000 euros supplémentaires par an par rapport au taux initial. Dernier exemple, en Bretagne toujours : la commune de Saint-Cast-le-Guildo qui, pour un capital emprunté de 75 000 euros, se voit contrainte de rembourser... 543 000 euros !
Et maintenant ?
Il a fallu attendre 2011 pour que le scandale des emprunts toxiques soit exposé au grand jour. Même au moment où la crise des subprimes a éclaté et où Dexia a été extraordinairement exposée, le risque a été longtemps passé sous silence par le gouvernement : il faut dire que l'un des membres les plus éminents du cabinet de Christine Lagarde, alors ministre des Finances, était Bruno Deletré, ancien haut cadre de Dexia.
C'est l'effondrement de l'euro face au franc suisse, à la suite de la crise grecque, qui a fait réaliser à bien des élus qu'ils avaient été roulés dans la farine - même si beaucoup d'entre eux, notamment ceux des plus grandes villes, avaient complaisamment choisi de fermer les yeux jusque-là sur des risques pourtant évidents.
En septembre 2011, il a fallu la publication d'un document interne secret de Dexia par le journal Libération - qui vaudra à celui-ci d'être attaqué en justice pour violation du secret bancaire - pour que l'ampleur du scandale apparaisse : plus de 10 000 contrats, représentant, comme le confirmera ensuite une enquête parlementaire, 18,8 milliards d'euros, sont toxiques. Selon les différentes enquêtes, ces contrats génèrent aujourd'hui pour les collectivités des surcoûts compris entre 730 millions et 1,2 milliard d'euros. Autant qui ne sera pas consacré à la construction de crèches, d'écoles ou au fonctionnement de réseaux de transports en commun.
De nombreuses communes ont décidé de porter l'affaire devant la justice, et certaines ont obtenu la révision de leurs taux, sinon l'annulation pure et simple des prêts toxiques. Mais la législation ne joue pas en faveur des collectivités : le délai de prescription, dans ces affaires, étant de cinq ans, tous les contrats signés avant 2008 ne sont plus attaquables.
Les communes touchées ne doivent pas attendre non plus la moindre aide de la part du gouvernement. Pour que les choses soient bien claires, peu après l'installation du gouvernement Hollande, la ministre de la Décentralisation, Anne-Marie Escoffier, a enfourché le cheval de bataille de la défense des banquiers, en demandant aux collectivités de bien vouloir honorer leurs prêts toxiques : « Les parties contractantes d'un contrat de prêt ne peuvent décider, déclarait-elle le 4 octobre 2012, de s'arranger avec la loi. » Il est vrai que, de leur côté, Dexia et les autres n'ont jamais eu à « s'arranger avec la loi », puisque la loi a complaisamment été rédigée pour eux et en leur faveur, par les prédécesseurs socialistes de Mme Escoffier.
Mais, au-delà de la défense bien comprise des intérêts des banques, le gouvernement a un autre problème : c'est l'État qui, aujourd'hui, a récupéré les actifs toxiques de Dexia. La banque, dont le lent démantèlement a été engagé, à coups de milliards d'argent public, n'est plus aujourd'hui qu'une coquille presque vide. Aucune sanction n'a été prise contre ses dirigeants, à commencer par Pierre Richard, qui coule une retraite paisible et dorée.
Les actifs de Dexia en matière de crédit aux collectivités locales ont été repris par l'État français à travers la Sfil, ou Société de financement local, dont l'État est actionnaire à 70 % et la Banque postale à 30 %. Les collectivités qui veulent attaquer les prêts litigieux attaquent donc aujourd'hui directement la Sfil... c'est-à-dire l'État. Rien d'étonnant, donc, à ce que le gouvernement cherche à tout faire pour empêcher les collectivités d'attaquer, et leur demander de payer leurs dettes.
Par contre, il n'est pas à l'ordre du jour que le gouvernement exige des actionnaires de Dexia et des autres banques concernées le remboursement des centaines de millions d'euros de bénéfices qu'ils ont gagnés sur le dos des collectivités publiques.
Dernier épisode : l'Etat à la rescousse des banques
La conclusion - provisoire - de cette histoire est tombée tout récemment, avec le début de la discussion sur le projet de loi de finances pour 2014. Nombre d'élus n'en ont pas cru leurs yeux quand ils ont lu l'article 60 de ce projet de loi, qui explique que l'État met en place un (maigre) fonds de soutien de 100 millions d'euros pour aider les collectivités à payer les emprunts toxiques... mais que ce fonds ne sera ouvert qu'à celles qui s'engagent expressément à ne pas attaquer en justice la validité de leurs contrats. Elles vont donc devoir renoncer à tout recours « en échange d'une aide hypothétique », explique ainsi une des avocates des communes concernées.
En la matière, l'État ne fait pas que se protéger lui-même : il a conclu un accord avec les banques, qui ont accepté de participer à ce fonds en échange de ce chantage exercé par le gouvernement contre les collectivités - se prémunissant ainsi d'un risque judiciaire qui pourrait leur coûter très cher.
Une fois de plus, les banquiers peuvent remercier les socialistes.
L'affaire des emprunts toxiques n'est qu'un des très nombreux scandales qui émaillent l'actualité d'une société où le profit est roi, où, depuis l'apparition du capital financier il y a plus d'un siècle, celui-ci régente toute la société.
L'activité des banques, protégée par le secret le plus absolu, le manque total de contrôle de la population - et même, en l'occurrence, des élus - sur les agissements de celles-ci, est un fléau pour toute la société. Un fléau qui, quelle que soit l'issue de l'affaire des emprunts toxiques, ne prendra fin qu'avec l'expropriation des banquiers et la mise sous le contrôle de la population de toute l'activité bancaire.
22 octobre 2013