Une chute de 10 % de la production manufacturière en un an ; un recul au moins équivalent de la consommation ; une monnaie nationale, le rouble, qui perd 30 % de sa valeur en quelques mois ; des entreprises qui ferment, d'autres qui ne tournent plus qu'à temps partiel ; de fortes baisses de salaires et des licenciements dans le secteur tertiaire ; des centaines de milliers de travailleurs de l'automobile et de la métallurgie contraints à des mois de chômage technique ; une vague de licenciements annoncée d'ici à la fin de l'année dans des entreprises phares du pays ; la réapparition de la pratique des salaires impayés, et celle du troc dans les relations entre des entreprises à court de moyens de paiement...
Les répercussions de la crise financière internationale n'ont pas épargné la Russie, même si elle a été frappée plus tardivement que les autres pays industrialisés, du fait notamment de sa moins grande intégration au marché mondial. Mais en soumettant l'économie russe à de fortes tensions supplémentaires, cette crise extérieure a aussi agi comme un révélateur. Elle a mis en lumière l'état d'une économie toujours plus dépendante de ses exportations de matières premières ; une économie pillée sans retenue depuis deux décennies par la bureaucratie dirigeante et une bourgeoisie renaissante, bien faible mais particulièrement vorace ; une économie délabrée, car privée d'investissements depuis vingt ans, avec pour résultat que ses principales infrastructures sont à bout de souffle.
C'est cette réalité - celle d'une dépression économique, sociale et politique, profonde et durable, dans laquelle la Russie a plongé avec la disparition de l'Union soviétique, fin 1991 - qu'avaient pu faire oublier, à qui le voulait bien, les taux de croissance russes présentés comme mirobolants lors des années ayant immédiatement précédé l'éclatement de la crise outre-Atlantique.
Ainsi, durant cinq-six ans, les salaires avaient un peu remonté, et le chômage reculé : à vrai dire, ce n'était pas difficile, vu l'effondrement vertigineux du niveau de vie des classes laborieuses dans les années quatre-vingt-dix. On avait aussi assisté à une frénésie de consommation de la part d'une petite bourgeoisie urbaine, qui avait repris couleurs et consistance, après le krach russe de 1998 qui l'avait laminée. Surtout, on avait pu constater l'enrichissement, encore plus massif et plus rapide que durant les années Eltsine, des privilégiés du système. Car ce sont les hauts bureaucrates « nouveaux riches » et les hommes de la nouvelle bourgeoisie, parmi lesquels se recrutaient les 3 000 milliardaires en roubles (en 2007, un milliard de roubles représentait plus de 30 millions d'euros) et les 100 milliardaires en dollars recensés en 2007, qui ont été les seuls véritables bénéficiaires de cette embellie économique. Les 500 plus riches d'entre eux ont même vu, selon la revue russe Finance, leur richesse s'accroître encore de 40 % en 2007, alors que la production de biens manufacturés, elle, ne croissait que de 3 %.
Polarisation de la société au profit d'une minorité qui concentre toujours plus de richesse ; parasitisme de cet enrichissement sur fond d'une quasi-absence de création de nouveaux biens matériels ; poursuite du pillage du pays par les « nouveaux riches » - c'est d'abord cela le bilan de ce que certains présentaient comme un renouveau économique du pays.
De crises en crises
L'actuel Premier ministre, Vladimir Poutine, qui a présidé la Russie durant toute cette période, s'attribue le mérite de ce que la propagande officielle présente un peu comme les « six glorieuses », en les mettant au compte de la politique que Poutine a personnifiée et qui visait à remettre de l'ordre dans l'État après dix années de chaos sous Eltsine.
Quand, au tout début de 2000, Poutine succéda à Eltsine, le pouvoir était en état de complète déliquescence. Poutine s'attela aussitôt à restaurer ce qu'il appelait la « verticale du pouvoir ». Il mit au pas les barons locaux de la bureaucratie et se débarrassa des super-riches les plus remuants de la période précédente. Il interrompit, par une nouvelle guerre en Tchétchénie, le processus de désintégration du pays, dans le territoire duquel les clans dirigeants locaux s'étaient taillé des fiefs quasi indépendants. Il reprit en main les gouverneurs des régions...
Ce rétablissement de l'État était, en soi, un facteur décisif d'amélioration de l'économie. L'État pouvait prendre des mesures en ce domaine en espérant qu'elles seraient suivies d'effet. Quant à ceux qui étaient en position de piller l'économie, le pouvoir leur fit clairement savoir qu'ils ne pourraient plus le faire sans respecter certaines règles et limites fixées d'en haut.
Car si la Russie a connu un certain redressement après l'arrivée de Poutine au Kremlin, c'est d'abord au regard de la décennie précédente, celle des présidences Eltsine. Celle-ci avait été marquée par l'effondrement de l'économie et du niveau de vie de la population, sous le règne des bureaucrates lancés à la curée sur les biens de l'État, des « nouveaux riches » ayant fait leurs premières armes dans « l'économie grise » ou dans les mille et un trafics de la pègre, à l'époque soviétique. Bureaucrates-affairistes, « oligarques » prospérant tous dans l'ombre du pouvoir, ces hérauts autoproclamés du « marché » - car il leur fallait bien une bannière, celle du parti du pouvoir dit communiste, qui avait souvent été la leur, ne pouvant plus couvrir leurs activités prédatrices - ont, par leur pillage, fait reculer la production nationale de moitié en à peine dix ans, et plongé la grande majorité de la population dans la misère. Aboutissement temporaire de cette dramatique régression : en août 1998, l'État russe se retrouva sans un sou en caisse après avoir organisé autant que subi, impuissant, la mise à l'encan de pratiquement toutes les entreprises publiques, et plus largement la privatisation de tout ce qui pouvait rapporter vite et gros.
L'État russe n'eut d'autre choix que de se déclarer en faillite, les grandes puissances impérialistes et leurs institutions financières internationales lui accordant alors des aides d'urgence pour boucler ses fins de mois. Et surtout pour éviter que ce pays, le plus vaste du globe, ne sombre dans le chaos le plus total.
Après être tombée au plus bas, l'économie de la Russie commença à remonter la pente. Lentement, car ce n'est qu'en 2002 que les indices de production retrouvèrent leur niveau d'avant le krach. Mais ce qui modifia la donne, c'est que l'après-krach allait coïncider avec une forte envolée des prix du pétrole et du gaz. La Russie en étant l'un des principaux exportateurs mondiaux, cela se traduisit par un afflux de devises dans les caisses de l'État, tandis que, de son côté, la nouvelle coterie dirigeante autour de Poutine entreprenait d'écarter de l'assiette au beurre du pouvoir quelques magnats qui avaient accumulé une fortune colossale à l'ombre de la clique gouvernante précédente.
Goussinski, Berezovski, Khodorkovski, parmi les plus en vue de ces oligarques - nom par lequel ces privilégiés de la fortune, et du pouvoir, avaient choisi de se désigner - allaient tâter de la prison avant de prendre le chemin d'un exil doré, ou d'y rester, ou bien de n'y échapper qu'en se réfugiant à l'étranger. Quant aux entreprises sur lesquelles ils avaient fait main basse en Russie, elles leur furent reprises et regagnèrent le giron de l'État, ou de sociétés par actions contrôlées par l'État en la personne de ministres ou de membres de l'administration présidentielle.
Le cas le plus célèbre concerne le géant russe de l'automobile, AvtoVaz, qui produit la Lada et qui est récemment revenu sur le devant de l'actualité en annonçant des dizaines de milliers de licenciements. Berezovski en avait pris le contrôle, lors de l'effondrement de l'URSS, avec la complicité intéressée de sa direction, des responsables de la ville où se trouve l'usine d'AvtoVaz, Togliatti, et de sa région, le tout avec la protection d'Eltsine et de son entourage. Il avait ainsi fait main basse non pas sur l'usine proprement dite, mais sur le réseau de distribution des Lada, ce qui lui avait permis de siphonner littéralement les avoirs de l'ensemble du groupe. Tombé en disgrâce, Berezovski se vit dépouiller en un tour de main de son mini-empire automobile, entre autres.
Les autres magnats du sérail eltsinien, auxquels les mésaventures de leurs compères déchus avaient servi de leçon, firent allégeance au nouveau pouvoir. Ils ne s'avisèrent plus de le contester et acceptèrent, contraints et forcés, de payer leurs impôts - une nouveauté ! - ainsi, parfois, que de se dessaisir au profit de l'État d'une partie de leurs entreprises jugées stratégiques pour le pays.
En échange, Poutine leur permit de continuer à s'enrichir. Il entreprit aussi de leur faire la leçon, de temps en temps, devant les caméras, en les enjoignant d'investir dans le développement des entreprises une partie des fonds qu'ils ont placés sur des comptes off-shore. Sans succès notable. Avec la crise actuelle, la fuite des capitaux a repris de plus belle. Mais même du temps de la prétendue embellie économique, elle n'a jamais cessé, avec comme résultat de continuer à priver la Russie de capitaux, au seul profit des places financières du monde impérialiste. Les fonds transférés dans les paradis fiscaux vont s'y fondre dans les flots de la spéculation financière internationale, assurant ainsi le train de vie tapageur des « nouveaux Russes », même si, la crise étant passée par là, beaucoup ont quelque peu perdu de leur superbe. Symbole de ces temps de crise, la Foire des milliardaires de Moscou, très courue ces dernières années, s'est tenue, en octobre, dans un lieu bien plus réduit que d'habitude, et dans une ambiance quelque peu morose, selon la presse. Il est vrai que mille milliards de dollars se seraient évanouis sur la place boursière russe entre les seuls mois de mai et de décembre 2008. Conséquence de la chose, a averti le magazine Forbes, célèbre pour son hit-parade annuel des super-riches du monde entier, en un an la moitié des nantis locaux ont disparu de son palmarès.
Mais même avec leurs fortunes écornées, il leur reste encore de quoi continuer à prendre des participations dans des clubs de football prestigieux cotés en Bourse, plus rarement dans de très grosses entreprises américaines ou européennes, ne serait-ce que parce que la bourgeoisie occidentale ne considère pas d'un bon œil l'entrée de parvenus dans ses affaires. On l'a vu avec Arcelor, cédé à l'Indien Mittal plutôt qu'à une société russe, ou avec Opel ces dernières semaines, que General Motors a finalement renoncé à vendre au consortium formé de l'équipementier canadien Magna et de la principale banque russe, privée mais contrôlée par l'État, Sberbank.
Éventuellement, les fonds off-shore des « nouveaux riches » russes ont pu servir, et servent encore, à des opérations de fort rapport en Russie même. Mais cela pas dans la production, si ce n'est dans celle de certaines matières premières : dans la grande distribution, le commerce de luxe, l'immobilier et surtout l'immobilier commercial, les activités financières où, selon les données officielles, le rendement des placements pouvait atteindre encore récemment 15 à 20 %, voire 40 %.
C'est d'ailleurs ce qui explique que, depuis des années, le N°1 de l'investissement en Russie reste Chypre, un tout petit pays de l'Union européenne qui sert de plaque tournante pour toutes sortes d'opérations financières opaques à destination de l'ex-URSS.
Mais même s'agissant de grandes sociétés occidentales opérant en Russie, celles-ci n'y investissent que des capitaux fort limités, surtout quand il s'agit pour elles de s'aventurer dans la sphère productive. L'exemple le plus frappant est celui des groupes automobiles internationaux Ford, Renault, Fiat, Skoda (Volkswagen), Opel (General Motors)... Depuis quelques années, ils ont entrepris d'avoir des usines en Russie. Mais le plus souvent, ils se contentent de louer des usines pré-existantes, celles de constructeurs locaux, pour en utiliser les équipements, la main-d'œuvre payée au tarif russe, voire les concessions et réseaux de distribution, d'où « l'intérêt stratégique », dit Renault, d'être entré dans le capital du premier producteur russe d'automobiles, même très mal en point, AvtoVaz. De plus, ces géants de l'automobile ne produisent généralement pas sur place, mais y assemblent des véhicules fabriqués ailleurs. Cela leur évite de gros investissements productifs, et puis ils économisent ainsi 30 % de taxe douanière sur l'importation de voitures étrangères !
En réalité, la plupart des investissements étrangers, même dits productifs, consistent en des prêts. Et ceux-ci, généralement, sont financés non pas par des banques occidentales - car elles n'ont pas plus confiance dans l'économie et le système politico-social russes que les banquiers et hommes d'affaires locaux ou que les industriels occidentaux - mais octroyés et garantis par des organismes financiers internationaux, telle la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement des pays dits de l'Est, ex-URSS comprise). Ainsi, le projet d'autoroute à péage Moscou-Saint-Pétersbourg, remporté par le groupe français Vinci allié à une société russe, devrait, s'il se concrétise, être principalement financé par de tels organismes internationaux.
Dans ce contexte, il n'y a donc rien d'étonnant que, même durant la période d'envolée des cours du pétrole, seuls 5,7 % de la richesse produite en Russie soient allés à l'achat de machines, d'équipements ou d'infrastructures de transport, selon Ros-stat (office public russe des statistiques). Ou que, selon la même source, sur vingt ans, la part du revenu national dévolue au renouvellement du capital productif n'ait jamais dépassé 3 % à 4 % (contre 7 % en moyenne dans le secteur financier), avec pour résultat que, tous secteurs confondus, le taux moyen d'usure des équipements et machines dépasse 50 %.
Ni les revenus du pétrole ni les banques ne financent l'industrie
Les revenus que les « nouveaux riches » tirent du parasitage de cette économie à bout de souffle atteignent des sommets. Ainsi, mi-2008, la publication officielle Russie : les comptes de la nation 2000-2007 relevait que, durant les deux présidences de Poutine, la part des profits encaissés n'a cessé de croître, passant de 28,5 % à 31,3 % du produit national. Quant à la part du profit rapportée à la valeur ajoutée, elle est alors passée à plus de 55 %. En clair, cela représente un bénéfice moyen de plus de la moitié sur l'ensemble des ventes et transactions commerciales !
On le voit, la devise des bureaucrates et affairistes pourrait être : à nous le beurre et l'argent du beurre ! Et si pour l'obtenir ils doivent détruire la laiterie, cela ne les arrête pas. C'est d'ailleurs ce qu'avait répliqué le président de l'Association des banques russes, en 2002, après que Poutine avait, une nouvelle fois, supplié les banques d'investir dans la production : « L'État doit créer des conditions telles qu'il soit de l'intérêt des banques de faire des profits en augmentant la production. Si, au contraire, les banques considèrent qu'il leur est profitable de détruire des moyens de production pour en retirer du profit, eh bien c'est ce qu'elles feront. »
D'ailleurs, Poutine avait si peu confiance dans les magnats russes de l'industrie et de la finance pour investir dans la production que, dès qu'une partie des royalties tirées du pétrole et du gaz recommença à affluer en Russie, il décida de mettre cet argent de côté. Cela alimenta un fonds de stabilisation, présenté à l'origine comme devant servir notamment à des investissements publics d'infrastructures ou dans la production. Mais il ne suffit pas de disposer d'un trésor de guerre pour la gagner, surtout quand on ne veut surtout pas livrer bataille ! Car l'État russe, c'est-à-dire concrètement ceux qui composent son ossature et qui le dirigent, n'ont ni le souci et encore moins l'envie de consacrer des ressources publiques à développer l'appareil productif, alors qu'à leurs yeux l'État et ses fonds sont d'abord là pour les servir.
Avec cette manne pétrolière, l'État russe s'était doté en quelques années de la troisième plus forte réserve en devises et en or du monde. Les centaines de milliards de dollars que cela représentait allaient pourtant rester en grande partie non utilisés. En tout cas, ils ne servirent pas à relancer réellement l'économie. En l'espace de quelques mois de 2008 et 2009, ce magot colossal allait fondre de près de moitié, englouti dans les coffres sans fond des banques russes, qui furent les premières servies du plan anti-crise de Poutine-Medvedev.
Dans un premier temps, celles-ci se présentèrent en victimes, expliquant qu'elles avaient dû s'endetter auprès des marchés internationaux puisque Poutine ne les avait pas laissées accéder au pactole de ce qui était revenu à l'État sur les exportations de gaz et de pétrole. Bien sûr, les banquiers préférèrent ne pas s'attarder sur le fait que ces sommes empruntées à l'étranger, ils les reprêtaient ensuite en Russie, en réalisant ainsi un énorme profit. D'abord, du fait de la différence de change quand le rouble, dopé par la manne pétrolière, était au plus haut. Et aussi, en pratiquant des taux d'intérêt fort élevés, que les emprunteurs privés et les entreprises acceptaient alors, en escomptant, que la croissance se poursuivant, ils n'auraient aucun mal à rembourser. Aujourd'hui, ces mêmes taux, devenus prohibitifs avec un rouble qui a fondu, contribuent et à étrangler les emprunteurs, et à plomber les banques qui se retrouvent avec un nombre croissant de débiteurs insolvables.
Au printemps dernier, c'est au moins une centaine de milliards de dollars que l'État russe accorda aux banques au prétexte de les aider à se désendetter auprès de l'étranger. La condition mise par les autorités - que ces banques aident à leur tour les entreprises ayant des difficultés de trésorerie - resta lettre morte. Les banques n'avaient aucun intérêt à la chose, sauf à proposer des crédits à un taux équivalent à ce qu'elles peuvent obtenir dans la spéculation - et les taux en Russie tournent autour de 18 % à 23 %, qui plus est pour des prêts courant presque exclusivement sur de courtes périodes, toujours de crainte d'immobiliser de l'argent qui peut rapporter plus sûrement d'une autre façon. Il est d'ailleurs à signaler que les fonds en devises octroyés aux banques par l'État russe leur servirent aussi à provoquer une forte dévaluation de fait, une dévaluation du rouble sur laquelle misaient peu ou prou tous les nantis du pays puisqu'une bonne partie de leurs avoirs est en devises.
Rappelons, à ce propos, que les banques russes n'ont jamais été créées pour financer le développement industriel, ne serait-ce qu'à la façon de leurs homologues européennes, il est vrai dans un passé bien lointain. Les banques russes actuelles se sont constituées dans une URSS qui vivait ses dernières années en une foire d'empoigne entre clans de la bureaucratie s'emparant de tout ce qui pouvait rapporter à un titre ou à un autre. Leur raison d'être était précisément de faciliter ces opérations de pillage, et le transfert du butin vers des paradis fiscaux.
Il est donc pour le moins plaisant de voir des agences internationales de cotation de risques financiers, telle Standard & Poor's, « découvrir » aujourd'hui que, 20 % sinon 40 % du portefeuille des banques russes (110 milliards de dollars, pratiquement autant que ce qu'elles viennent de recevoir de Poutine) consistant en créances douteuses, ces banques, qui ont en outre très peu de capitaux propres - particularité liée à leur origine : elles n'en ont jamais eu besoin -, pourraient être balayées en masse. Notamment si leurs débiteurs à court terme, les entreprises russes, venaient à être plus nombreux à se trouver en mal de trésorerie que les 12 à 15 % d'entre eux qui, fin octobre, ne parvenaient déjà plus à rembourser leurs crédits de roulement.
Jusqu'à maintenant, l'État russe a réussi à se porter au secours des uns et des autres. En rachetant les crédits de certaines grosses entreprises auprès des banques ou les dettes des banques les plus gênées, en échange de participations dans leur capital, voire d'un paquet d'actions majoritaire dans le cas des groupes les plus endettés et jugés stratégiques par le Kremlin.
Ce processus, qui pourrait s'apparenter à une étatisation de fait, fait dire maintenant à certains, tel l'oligarque Aven, qu'on assiste à « l'inverse de ce qui s'est passé avec les "prêts contre actions" », au milieu des années quatre-vingt-dix, quand un État russe affaibli et complice avait vendu son droit de propriété dans de nombreuses entreprises aux futurs oligarques en échange de l'argent que ceux-ci lui avaient volé, et qu'ils lui reprêtaient ensuite au prix fort. Aujourd'hui, c'est un État quelque peu ragaillardi qui nationalise en quelque sorte les dettes des « nouveaux riches » et de leurs entreprises, même si on ne connaît ni l'ampleur réelle de ces opérations, ni le caractère, durable ou pas, que pourraient leur donner les autorités.
Quand l'Etat investit... au compte-gouttes
Bien sûr, si aujourd'hui encore moins qu'hier, aux beaux jours de l'embellie poutinienne, ni les banques ni les entreprises privées russes n'ont l'envie ou les moyens d'investir dans le développement de la production et des infrastructures qui lui sont indispensables, cela ne signifie pas qu'il n'y eut aucun investissement durant la période 2000-2007.
L'État suppléa alors à la carence des « entrepreneurs » russes en jetant une partie des revenus du pétrole dans les travaux publics et routiers, bien moins dans les transports en commun ou ferroviaires. En fait, il réserva le gros de ses dépenses - outre à assurer des projets de prestige pharaoniques comme la création, pratiquement à partir de rien, dans les montagnes avoisinant la mer Noire autour de Sotchi, d'un ensemble d'infrastructures pouvant accueillir les Jeux Olympiques d'hiver de 2014 - à maintenir un certain niveau de productivité dans les seuls secteurs d'exportation assurant des rentrées en devises - industries militaires et extractives, et surtout énergie (hydrocarbures, atome).
Encore que, même dans des secteurs décisifs pour l'État, et pour ceux qui en parasitent les revenus, de fréquentes ruptures d'oléoducs témoignent du fait que certains équipements sont usés jusqu'à la corde sans être remplacés, ce qui provoque régulièrement des catastrophes. En août dernier, on en a eu un autre exemple avec l'explosion d'une centrale hydroélectrique en Sibérie, qui fit 75 morts parmi les employés. Sa turbine principale, présentant des fissures détectées il y a plus de vingt ans, avait été poussée pour compenser l'arrêt de la centrale voisine du barrage géant de Bratsk, victime, elle, d'un incendie : vieille de trente ans, cette turbine présentait « une usure de métal à 98 % » selon le rapport d'enquête officiel ! On peut imaginer ce qu'il en est des 440 autres centrales électriques et hydroélectriques du pays, dont l'État russe cherche à se débarrasser en les privatisant.
C'est l'ensemble, ou peu s'en faut, des infrastructures du pays qui se trouve dans un état déplorable, faute d'investissements. On le constate même à propos de programmes de prestige voulus par l'État, tel le train à grande vitesse Moscou-Saint-Pétersbourg : l'allemand Siemens, constructeur de ce train inauguré cet automne, déplore que la principale voie ferrée du pays soit dans un tel état que ses rames ne peuvent atteindre sans risque la vitesse prévue.
Dans leur sécheresse, les données du comité d'État des statistiques et de la Banque centrale de Russie, peu suspects de vouloir noircir le tableau, sont sans appel. Si, en 2007, le produit intérieur brut (une notion plus que discutable car elle englobe aussi des activités spéculatives de la sphère financière et immobilière) de la Russie venait à peine de dépasser le niveau qui était le sien... en 1990, en revanche, l'indice de la production industrielle n'atteignait qu'environ 85 % de son niveau d'alors. Quant à l'indice des investissements, il n'atteignait pas 60 % de son niveau de 1990 !
Même en laissant à l'écart 2008 et 2009, années de fort recul de l'activité économique (cette année, la récession en Russie serait de l'ordre de 9 %, l'une des plus fortes du monde industrialisé), on constate que, près de vingt ans après la disparition de l'URSS, le marché, présenté comme devant assurer le développement économique de l'ex-Union soviétique, n'a même pas été capable d'assurer, d'ailleurs à sa partie la plus industrialisée, la Russie, ne serait-ce que le maintien du niveau qu'elle avait atteint en 1990 !
« plancton » et caviar
Quant à la population laborieuse, l'embellie 2000-2007 - pour autant qu'il y en ait vraiment eu une pour elle - appartient désormais au passé. Ce sont les grandes agglomérations, Moscou et Saint-Pétersbourg, regroupant à elles deux près de seize millions d'habitants, qui ont été les premières atteintes. Dès l'automne 2008, le secteur bancaire, puis le secteur tertiaire au sens large, très présent dans les « deux capitales », ont commencé, par contrecoup du vent de panique financière soufflant d'outre-Atlantique, à licencier et à réduire fortement les salaires.
Avec l'envolée des cours du pétrole, avaient fleuri ou s'étaient étoffés de nombreux secteurs desservant une petite bourgeoisie russe dont les revenus reprenaient vigueur. Pour faire face à cette promesse de bonnes affaires, banques, sociétés d'assurances, entreprises de tourisme, commerces de luxe et semi-luxe, restaurants, bars, concessions automobiles, agences immobilières, etc., avaient embauché largement. Et d'autant plus volontiers que les revenus des employeurs et des riches propriétaires des commerces flambaient, et qu'il leur semblait que cela n'avait aucune raison de cesser. De plus, ils pouvaient ne verser que de maigres salaires (au mieux, l'équivalent de 700 euros mensuels dans des grandes villes aux prix « mondialisés ») à ce que la presse russe appelle avec mépris le « plancton de bureau » : un terme désignant la masse, présentée comme trop nombreuse, des salariés du secteur des services (généralement des femmes et des jeunes) qui serait destinée, tôt ou tard, à être engloutie par les requins du monde des affaires.
Fin 2008-début 2009, c'est par centaines de milliers que ces employés se sont vus placés devant l'alternative : accepter de perdre souvent la moitié de leur salaire ou prendre la porte. Mais même licenciés, bien peu d'entre eux allèrent s'inscrire au chômage. Il faut savoir que si, en France, les chiffres officiels n'ont qu'un lointain rapport avec la réalité du chômage, en Russie c'est encore pire. Les autorités avancent le chiffre de sept millions de chômeurs. Outre leur volonté de minimiser le phénomène, ce chiffre ridicule tient au fait que le système de recensement et d'indemnisation du chômage, les Bourses du travail, fait tout pour dissuader les chômeurs de s'adresser à lui. D'abord, le chômeur inscrit n'est indemnisé que six mois, au mieux. Ensuite, il ne reçoit que 60 % de son salaire, le montant pris en compte pour ce calcul étant non pas le salaire réel, mais celui que déclare l'employeur. Or, sauf exception, le travailleur russe ne reçoit, de façon déclarée, qu'un salaire minime, car l'employeur a intérêt à sous-estimer vis-à-vis du fisc et ce qu'il peut verser, et ce qu'il gagne. Certes à ce minimum « officiel » s'ajoutent souvent des primes, une part versée de la main à la main, ce qui peut représenter jusqu'à la moitié du salaire réel. Mais ce n'est jamais ce salaire réel qui fait foi. Et comme, pour avoir droit à 60 % (et ensuite moins, car les indemnités sont dégressives) de ce pas grand-chose de salaire déclaré, le chômeur doit perdre du temps en démarches et s'engager à accepter tout emploi proposé d'un montant équivalent à son salaire (officiel) antérieur, on comprend que guère plus de 20 % des licenciés se fassent enregistrer, selon une enquête récente. Pour les plus mal payés, dit-elle, la proportion serait de moitié... Encore faut-il qu'ils aient un salaire déclaré car la plupart d'entre eux n'ont ni contrat de travail, ni feuille de paie.
À leur tour, le licenciement ou la forte amputation des salaires de centaines de milliers d'employés des banques, des assurances, du secteur financier au sens large, ont provoqué d'autres vagues de licenciements notamment dans les commerces que fréquentaient ces employés, voire une partie de la petite bourgeoisie urbaine dont les revenus ont fondu.
On peut avoir une idée du phénomène quand on sait que, cette année, tous les constructeurs occidentaux de véhicules automobiles présents en Russie ont contraint leurs ouvriers à des mois de chômage technique total entrecoupé de travail à temps partiel, en expliquant que leurs véhicules ne se vendaient plus. Pourtant, toutes les publications économiques et spécialisées décrivaient la Russie, il y a encore deux ou trois ans, comme un nouvel Eldorado pour les constructeurs étrangers, comme le marché n° 1 en Europe, puisque par le nombre de véhicules étrangers neufs vendus, y compris dans les modèles haut-de-gamme, elle devançait l'Allemagne. Mais cela, c'était avant la crise... Même chose pour les agences de voyages : à Moscou, où l'on en comptait 9 000 en 2008, il n'y en a plus que 6 000 fin 2009. Un tiers en moins ! On est là dans des proportions qui reflètent mieux le recul du pouvoir d'achat de nombreux salariés et tout petits bourgeois des grandes villes que les seuls 6,8 % ou 5 % de baisse de la consommation annoncés par le gouvernement russe ces derniers mois !
Mais la situation est sans doute pire encore désormais dans les villes moyennes de province, où des entreprises ont commencé à déclarer ne plus pouvoir verser les salaires : l'activité économique s'y est réduite, y compris dans des secteurs travaillant pour l'exportation - métallurgie légère, métallurgie lourde, chimie des engrais, etc. - ou dans le secteur public.
Les autorités centrales, qui craignaient des explosions de colère, avaient mis en place tout un système dit anti-crise depuis des mois. Il s'agissait d'un système d'alerte centralisé depuis les chefs-lieux de province, destiné à avertir au plus haut niveau de situations risquant de devenir explosives. Préventivement, les gouverneurs avaient reçu l'instruction du Kremlin de faire pression sur les directions pour qu'elles prennent des mesures de chômage technique en partie indemnisé, plutôt que de licencier. Pendant des mois, des centaines de milliers, sinon des millions de salariés de l'industrie, qui se retrouvaient sans travail ou avec un travail à temps partiel, ont ainsi gardé leur emploi tout en voyant leur salaire diminuer, en général d'un tiers. Et l'on serait tenté de dire : dans le meilleur des cas. Car, directives du Kremlin ou pas, dans bien des endroits, directions et administrations ont recommencé à ne plus verser les salaires, même dans des branches présentées comme prioritaires dans le plan de relance du Kremlin, par exemple certains chantiers navals militaires ou des usines fabriquant des machines-outils, des combinats produisant de la pâte à papier pour l'exportation, etc.
Cet été, dans la région de Léningrad, à Pikalevo, des mois de salaires impayés dans trois usines menaçant de fermer - l'une d'entre elles appartenant d'ailleurs à Deripaska, le roi de l'aluminium et l'homme le plus riche de Russie par la grâce de ses relations avec Poutine - avaient provoqué une mobilisation de toute la ville telle que Poutine avait dû venir sur place menacer ces patrons de les nationaliser, s'ils ne remettaient pas les usines en route. Bien sûr, il y avait une très grosse part de comédie dans l'intervention du Premier ministre, soucieux de poser au défenseur des « petits » contre les « gros ». Mais il a sans doute aussi préféré prévenir que guérir, et en tout cas ne pas avoir à vérifier si ces événements auraient pu prendre d'autres proportions que le seul blocage d'une voie rapide par la population. En tout cas, on peut l'imaginer à lire le chef de l'administration de la ville, expliquant au quotidien d'affaires Viédomosti : « Notre ville fait partie des dix-sept villes de mono-industrie ayant les problèmes les plus graves. » Et ce journal d'ajouter que le cas de Pikalevo pourrait faire école, car « en août, du fait de salaires impayés, les travailleurs du TsBK du Baïkal (un combinat de cellulose-pâte à papier en Sibérie) menaçaient de couper le transibérien (la seule voie, ferrée, qui relie l'extrême-Orient russe au reste du pays). Là aussi, il fallut du doigté pour résoudre ce problème ».
Un héritage soviétique : les villes de mono-industrie
Dans les deux cas que nous venons de citer, on se trouve en présence de ce qu'en Russie on appelle des « mono-villes », des villes de mono-industrie, autrement dit des centres urbains plus ou moins importants qui ont été construits, et conçus, à l'époque soviétique, autour d'une seule entreprise géante, ou d'un seul type de production répartie entre des entreprises complémentaires.
Ces mono-villes sont venues sur le devant de l'actualité russe ces dernières semaines, avec les réactions plus ou moins massives de travailleurs qui y ont parfois eu lieu, comme celles que nous venons d'évoquer. Mais surtout, avec l'annonce d'un plan de licenciements visant 36 000 des 105 000 travailleurs de l'usine géante AvtoVaz de Togliatti, sur les bords de la Volga. À « Avtogorod » (Ville-de-l'Auto en russe), ville de 700 000 habitants, il y a bien aussi une usine Danone, minuscule, mais pour le reste, tout, absolument tout, y dépend d'AvtoVaz et de ses emplois - et la même chose vaut pour l'oblast de Samara (la région de Togliatti), où quelque 500 000 emplois au total dépendent d'AvtoVaz.
Certes Togliatti-Avtogorod peut apparaître un cas d'espèce, par la place de premier plan qu'occupe AvtoVaz dans la galaxie industrielle russe, par la formidable concentration de travailleurs ayant le même employeur, les mêmes problèmes, la même vie, que représente cette ville. Mais ce n'est pas une exception dans le paysage urbain et industriel russe qui compte plus de 400 de ces mono-villes, réparties sur presque tout le territoire, de l'extrême nord que cela avait entrepris de coloniser, sinon d'humaniser (on en compte 28 dans la seule région de Mourmansk, près du cercle polaire), jusqu'aux steppes de l'Asie centrale russe, de la Russie d'Europe à l'ouest jusqu'aux fins fonds de la Sibérie (38 de ces villes-usines dans la région d'Irkoutsk).
Ces mono-villes prises ensemble représentent plus de 50 % de la production industrielle russe ! Autant dire qu'elles constituent en quelque sorte, même encore aujourd'hui, l'épine dorsale de l'économie nationale. Mais pas seulement. Elles sont aussi des pôles majeurs du corps de cette économie, quand dix-huit de ces mono-villes sont consacrées quasi exclusivement à la construction de machines, neuf autres à la métallurgie lourde ou légère, onze à la production d'énergie, vingt et une à l'industrie et à la transformation du bois, quatorze aux industries alimentaires, vingt et une à la chimie et autres industries...
Une telle répartition et la concentration de forces productives que cela représente n'ont rien d'étonnant. Elles ont été voulues. Car ces villes-usines avec leurs combinats géants ont été, le plus souvent dès leur origine, dans l'Union soviétique de la fin des années vingt et après, conçues et développées en fonction d'un plan général d'industrialisation et de développement du pays. Ces villes ont leur individualité, leurs spécificités, bien sûr. Mais celles-ci seraient impossibles à comprendre si l'on oubliait qu'elles ont été conçues comme des parties constitutives d'un tout cohérent, à l'échelle de toute l'Union soviétique, dans le cadre d'une planification nationale de l'économie. Une planification qui, pour concentrer les moyens et les investissements là où il le fallait, supposait que l'on ait aboli la propriété privée sur les moyens de production et étatisé ces derniers et, bien sûr, que ce ne soit plus la recherche du profit privé qui oriente la production, et les choix faits quant à son organisation.
Pour que cela devienne possible, il avait fallu la victoire révolutionnaire d'Octobre 1917 et l'instauration de l'État ouvrier. Car, fondamentalement, c'est cela seul qui permit à l'Union soviétique de s'arracher à l'arriération économique dans laquelle se trouvait la Russie des tsars. C'est cela qui lui permit avec le temps - et malgré le fait que la dictature de la bureaucratie stalinienne privait la planification d'un outil indispensable, la participation et le contrôle démocratique de la population - de se doter d'un tissu industriel à l'échelle de cet immense pays, avec cette trame si particulière que l'on voit encore aujourd'hui.
Avec la disparition de l'URSS, ont disparu et la propriété collective des moyens de production et la planification de l'activité économique en fonction de la satisfaction, au moins théorique, des besoins collectifs. Du même coup, ce dense tissu de mono-villes a perdu sa cohérence, sa fonctionnalité. Beaucoup d'entreprises structurant ces mono-villes ont été privatisées - parfois renationalisées dans le cas d'AvtoVaz, sur laquelle avait, juste après la fin de l'URSS, fait main basse le margoulin Berezovski. Certaines ont perdu de leur importance. D'autres ne fonctionnent souvent plus au maximum de leurs capacités, ne serait-ce que faute d'investissements renouvelant leurs équipements, et plus encore parce que leurs capacités productives ne pouvaient se développer que dans le cadre d'une économie planifiée.
Alors, bien sûr, la bureaucratie a démoli l'Union soviétique, la propriété étatique soviétique, la planification, pour pouvoir piller le pays à sa guise. Et elle a changé les formes juridiques de la propriété pour légaliser son brigandage. Mais elle ne peut pas changer l'histoire. Et, qu'elle le veuille ou non, la bureaucratie russe d'aujourd'hui, qui ne jure plus que par le marché, reste prisonnière d'un cadre et d'une trame économiques créés et conçus par d'autres, et sur de tout autres bases.
Le plus drôle, si l'on peut dire, est que les parangons russes du marché, qui n'ont cessé de proclamer mort et enterré le passé soviétique, redécouvrent que cet héritage, même mal en point, est toujours là. Et qu'ils ont même tout intérêt à ne pas l'ignorer quand le système capitaliste entraîne l'humanité, Russie comprise, dans une nouvelle crise mondiale.
Ce n'est pas un hasard si le gouvernement a récemment commandé un rapport sur ces mono-villes, leur situation, leur avenir. Ce qu'il en ressort, à en juger par ce qu'en a rapporté la presse, c'est que sur les quatre cents et quelques mono-villes du pays le gouvernement russe se proposerait d'en liquider certaines - les plus éloignées des grands centres, celles qui sont le plus ouvertement en crise, parce que les productions autour desquelles elles ont été conçues périclitent, etc. - en rapatriant leur population sur d'autres centres urbains. D'autres mono-villes verraient leur production diversifiée ou réorganisée.
Comment ? Avec quels moyens ? Dans quelles perspectives, car cela supposerait une volonté, sinon un plan d'ensemble à l'échelle de toute la Russie et de son économie ? Rien, dans ce qui a filtré dans la presse de ce rapport, et des intentions du gouvernement russe, ne permet de se faire la moindre idée de la chose. À en juger par le cas d'AvtoVaz-Togliatti, qui a un caractère d'urgence pour les autorités étant donné que des licenciements massifs vont s'y concrétiser sous peu, les mesures dites d'accompagnement prévues - la création d'une seule usine de jouets - tiennent de la très mauvaise plaisanterie tant elles sont dérisoires. Même chose dans le cas du TsBK de Bratsk où le ministère du Commerce propose de créer, outre une conserverie et une usine d'embouteillage d'eau minérale..., une station de ski et un « spot de plongée » à des milliers de kilomètres des grandes villes du pays !
En revanche, ce qui saute aux yeux, c'est que quand les autorités parlent de « liquider » une bonne partie des mono-villes, c'est d'abord du problème social et politique qu'elles représentent avec leurs 25 millions d'habitants qu'elles souhaiteraient être débarrassées. Et au plus vite en ces temps de crise et d'éventuelles réactions ouvrières. D'ailleurs, dans le rapport consacré à ces villes, dix-sept d'entre elles sont caractérisées comme présentant « une situation qui peut exploser à tout moment », affirme le ministère russe des Régions. Soixante autres ont une « situation qui peut s'aggraver rapidement » et deux cents enfin sont « en grandes difficultés ».
Alors le gouvernement russe croise les doigts, en espérant ne pas avoir à se retrouver, lui, en grandes difficultés face à la population de ces mono-villes comptant parfois plusieurs centaines de milliers d'habitants. Car cette population a toutes les chances de faire corps avec les travailleurs de l'entreprise unique, quand tous les autres emplois locaux dépendent à un degré ou à un autre de la santé de cette entreprise, de ses filiales, d'organismes divers balayant tout le spectre de la vie sociale - logements, services municipaux et sociaux, transports, organismes culturels et médicaux, crèches, écoles, centrales d'approvisionnement, ateliers d'urbanisme, centres de loisirs... - qui ont été créés, en leur temps, par et pour cette entreprise et ses travailleurs.
Comme on n'est jamais trop prudent, le gouvernement multiplie les mises en garde contre « les extrémistes » qui « voudraient profiter de la crise » - dans son langage sont extrémistes tous ceux qui contestent ne serait-ce que tel ou tel aspect de l'ordre établi. Il fait diffuser sur les chaînes publiques de télévision des reportages montrant ses OMON (les CRS russes) s'entraînant à disperser sans ménagement des manifestants avec de nouvelles armes, et des bavures en direct quand les commentaires, pris à bonne source policière, indiquent que ce sont des retraités que balayent les matraques et les canons à eau. Malgré les démentis gênés des journalistes et des officiels, tout le monde sait, en Russie, qu'il n'y a pas si longtemps que les retraités étaient descendus spontanément dans les rues des grandes villes pour défendre certains de leurs maigres avantages que Poutine avait voulu supprimer. C'est qu'en Russie, avec son plan anti-crise le plus énorme du monde - en proportion de ses ressources -, quand des centaines de milliards d'équivalents dollars sont versés aux entreprises des « nouveaux riches », tandis que les salaires ouvriers moyens ne dépassent guère 300 euros, moitié moins pour les retraites de base, sans parler des misérables indemnités chômage, on peut devenir « extrémiste » à tout âge, et sans prévenir. Et c'est bien ce qui inquiète les gens du Kremlin.
La crise présentée comme une « chance pour la modernisation »... et pour Medvedev contre Poutine ?
C'est d'ailleurs ce qui explique aussi que, depuis quelques mois, on en soit passé à la vitesse supérieure dans la rivalité feutrée qui oppose l'actuel président Dmitri Medvedev à l'ancien président Poutine, devenu Premier ministre de celui qu'il avait choisi en 2008 pour lui succéder.
Cette étrange dualité de pouvoir au sommet était d'emblée bancale. Mettant en présence deux appareils, deux champions, même issus d'un même clan, la situation ne pouvait, tôt ou tard, que déboucher sur une concurrence entre chacune des équipes. Mais, en mettant à mal la situation de l'économie russe dans son ensemble, la crise a aussi bousculé cet équilibre politique précaire au sommet. Désormais, il ne se passe pratiquement plus de semaine sans que Medvedev, président en titre mais sans en avoir tous les pouvoirs, ne cherche à se démarquer de son ancien mentor.
Ainsi, mi-septembre, dans un article publié sur un journal en ligne libéral, Medvedev a dressé un tableau peu flatteur de la Russie que lui a laissée Poutine. Dans son « Russie, en avant ! », il qualifie le pays d'« arriéré », sa « démocratie (de) faible », son économie de « primitive », ajoutant que la « crise économique mondiale a montré que les choses ne vont franchement pas bien » dans un pays qu'on a maintenu dans « une dépendance humiliante à l'égard des matières premières ». Medvedev rappelle aussi que, depuis vingt ans, la démographie est en chute libre, que la mortalité a monté en flèche, comme l'alcoolisme, et que la corruption atteint des sommets. Bref, alors que Poutine avait, en bilan de son second mandat présidentiel, demandé aux Russes de se souvenir de « quelles ornières (il avait) tiré le char de l'État », Medvedev se fait un plaisir d'expédier publiquement le char de Poutine dans l'ornière. Et chaque fois qu'il le peut.
Poutine ayant déclaré que l'effondrement de l'URSS était la « pire catastrophe géopolitique du 20e siècle », Medvedev vient de dire pratiquement le contraire à l'occasion de l'anniversaire de la Révolution d'Octobre. Et si Poutine ne cesse de décrire Staline comme un « dirigeant avisé et un gestionnaire efficace » qui n'aurait fait preuve que d'une poigne justifiée et nécessaire, Medvedev, lui, vient d'accuser « le gouvernement soviétique (sous Staline) de crimes inexcusables contre sa population ». Dans un domaine plus directement lié à la situation actuelle de crise, Medvedev s'en est pris en octobre, devant le gratin des « entrepreneurs » publics et privés, aux « corporations d'État », des structures à mi-chemin entre un ministère et une entreprise publique géante, mises en place par Poutine depuis 2006 précisément pour essayer de redonner à l'État les moyens de piloter certains secteurs clés de la vie économique. Même démarquage dans le domaine de la politique politicienne. En octobre, le parti de Poutine « Russie unie » ayant gagné les élections régionales et locales sur fond de fraudes encore plus massives que d'habitude, certains partis dits d'opposition - le Parti libéral démocrate de Jirinovski, le Parti communiste (KPRF) de Ziouganov... - décidèrent, ce qui n'est pourtant pas dans leurs habitudes, de protester de façon démonstrative. Et, chose jamais vue, alors qu'ils n'ont cessé d'avaler sans broncher toutes les couleuvres que leur présentait le pouvoir, cette fois leurs députés ont quitté la Douma (l'Assemblée nationale) durant trois jours, leurs leaders se sont répandus dans la presse en attaques contre le système Poutine... avant d'être reçus par Medvedev au Kremlin. Le message a été apparemment compris puisque, aussitôt, le chef du Pb arti communiste a fait savoir que, face à la crise et au « risque d'explosions sociales », il était prêt à soutenir Medvedev si son opposition à Poutine ne restait pas verbale.
De cette crise, Medvedev affirme qu'elle offre « une chance de moderniser » le pays, ajoutant en pointant du doigt Poutine : mais « nous n'avons pas fait tout le nécessaire lors des années précédentes, ou alors il y a beaucoup de choses que nous n'avons pas faites comme il le fallait ». Medvedev sait de quoi il parle, lui qui a fait toute sa carrière aux côtés de Poutine ! Derrière l'ambition qu'il ne cache plus, pas plus que ceux qui misent sur lui, il y a là, bien sûr, un problème récurrent pour la bureaucratie depuis Staline : celui de savoir qui détient le pouvoir suprême, et qui se trouve donc en situation de distribuer toute une série de postes et avantages qui vont avec à la tête des institutions ou des entreprises. Mais il y a aussi un autre problème plus directement lié à la crise actuelle.
Certes, Poutine est peut-être crédité d'une certaine popularité dans toute une partie de l'opinion publique, qui lui associe ces cinq-six années de relatif plein emploi et de salaires qui augmentaient un peu. Mais rien ne garantit à la bureaucratie dirigeante, et à ses clans, que cette situation ne pourrait pas changer si la crise va en s'aggravant. En tout cas, cette année, lors de manifestations populaires, Poutine a pour la première fois été conspué en divers lieux et occasions. Toute une partie de la bureaucratie fait le pari que, si le mécontentement populaire et ouvrier devait augmenter et se manifester vigoureusement, il lui serait profitable d'avoir quelqu'un sur qui rejeter la responsabilité de la situation à la direction du pays, tout en ayant préparé la relève en son sein. Apparemment, c'est le calcul que font Medvedev et, avec lui, certains cercles dirigeants.
11 novembre 2009