Côte-d'Ivoire - Dans l'engrenage de la politique de l'impérialisme français

Print
Novembre 2004

On ne saura peut-être jamais si le bombardement d'une base des forces d'interposition françaises à Bouaké a été un accident, comme l'a prétendu l'état-major ivoirien, ou s'il s'est agi d'une mesure délibérée. Si c'est une mesure délibérée, il est fort vraisemblable que la décision n'en a pas été prise par Gbagbo lui-même tant il est vrai que le président ivoirien savait que son principal soutien était le gouvernement français, même s'il protestait périodiquement contre ce que ce soutien avait d'insuffisant à ses yeux. Mais Gbagbo n'avait pas besoin que ce bombardement fasse neuf morts parmi les soldats français et quelque 35 blessés, au risque d'entraîner une réaction, tout de même prévisible, de Paris.

L'offensive gouvernementale contre le Nord a été, en revanche, déclenchée sous la responsabilité de Gbagbo. Dans les réactions des autorités françaises faisant mine d'être surprises par cette offensive, il y a d'ailleurs une bonne part d'hypocrisie. L'armée française, présente en Côte-d'Ivoire et liée par mille liens à l'armée ivoirienne, ne pouvait pas ignorer les préparatifs, et encore moins les mouvements des troupes gouvernementales vers le Nord. De plus, si une offensive a été annoncée, c'est bien le cas de celle-ci ! Cela fait des mois que l'armée gouvernementale s'équipe, achète des armes, au vu et au su des troupes françaises, si ce n'est avec leur aide. Cela fait des mois que l'entourage de Gbagbo, sinon lui-même, claironne qu'il faut passer à l'action. Bien avant les premiers bombardements sur Bouaké et Korhogo, dans le Nord, l'armée ivoirienne avait fait mouvement vers la ligne de démarcation et les milices pro-Gbagbo s'étaient mises sur le pied de guerre dans toutes les régions du Sud et avaient été armées par la gendarmerie ou l'armée.

Si les autorités françaises répètent benoîtement qu'il faut en rester aux accords de Marcoussis et résoudre le conflit de façon pacifique, la réunification du pays est suffisamment dans l'intérêt des capitaux français investis là-bas pour que Gbagbo se sente encouragé (à supposer même qu'il ne l'ait pas été très directement par les milieux d'affaires sur place). Le doute portait sur la capacité de Gbagbo d'y parvenir. Le président ivoirien était en tout cas fondé à faire le raisonnement que, si ses forces armées parvenaient à reprendre le Nord, même si les autorités françaises faisaient mine de s'émouvoir et criaient à la violation des accords de Marcoussis, elles seraient consentantes à se voir forcer la main. À condition que l'opération réussisse.

Marcoussis-Accra : accords condamnés d'avance

Gbagbo n'a évidemment jamais accepté et ne pouvait pas accepter qu'une partie de son armée, entrée en rébellion le 19 septembre 2002, garde le contrôle de toute la partie nord du pays. Mais lorsque la rébellion a éclaté, il n'a pas eu la force de la réduire. Contrairement à la propagande de ses partisans, ce n'est pas l'interposition de l'armée française qui a empêché l'armée gouvernementale de reconquérir le nord du pays. Sa présence a plutôt empêché les "rebelles" de prendre Abidjan. Et, avant que le front se stabilise dans bien des endroits - dans l'ouest du pays notamment B, des unités de l'armée française sont intervenues ouvertement du côté des troupes gouvernementales. Dans un premier temps, Gbagbo a reproché au gouvernement français la mollesse de son intervention, mais pas qu'il ait pris parti pour le Nord. Et de faire référence aux accords de défense entre la France et la Côte-d'Ivoire. Dans la tradition des relations entre le gouvernement de Paris, protecteur officiel des chefs d'État africains, Gbagbo se sentait en droit de revendiquer : l'armée française a bien prêté main forte à Houphouët-Boigny, en 1969, pour écraser une insurrection des Bétés. Alors, pourquoi pas à lui ?

Dans une situation cependant où les deux fractions antagonistes de l'armée ivoirienne avaient l'air de s'équilibrer, l'interposition de l'armée française a contribué à stabiliser le front et, finalement, à sauver la mise à Gbagbo. Pas que Chirac ait une amitié excessive pour Gbagbo (membre, rappelons-le, de l'"Internationale socialiste" et grand ami d'un certain nombre de dirigeants socialistes français - du moins jusqu'à récemment) ! Mais celui-ci était dans la place, il pouvait se targuer d'une certaine légitimité et surtout, en face, dans le camp des rebelles, par ailleurs divisés entre eux, il n'y avait pas de personnalité politique connue et considérée comme fiable du point de vue des intérêts français.

Devant les inconvénients manifestes de la coupure du pays en deux, y compris du point de vue des intérêts de capitalistes français, et devant une situation où aucun des camps n'avait la force de rétablir l'unité à son profit, la France avait choisi dans l'urgence de convoquer, en France, à Marcoussis, les deux camps en présence pour leur imposer les accords du même nom. Ces accords, signés en janvier 2003, prônaient le rétablissement de l'unité par voie pacifique. Les accords de Marcoussis, renouvelés et complétés en 2004 par les accords d'Accra, représentent un compromis bancal entre les deux camps.

Les sécessionnistes du Nord obtenaient que soient modifiées les lois édictées sur mesure pour empêcher Alassane Ouattara, un des principaux rivaux de Gbagbo, originaire du Nord, de se présenter à la prochaine élection présidentielle et que, de façon générale, cessent les discriminations à l'égard des politiciens et des militaires issus des ethnies du Nord. Moyennant quoi, les unités sécessionnistes acceptaient d'être désarmées pour être réintégrées dans l'armée ivoirienne. Il était entendu également que les milices para-militaires de Gbagbo seraient aussi désarmées.

Pour préparer la réalisation de ces accords, un gouvernement de "réconciliation nationale" avait été mis en place sous la direction d'un Premier ministre "de consensus" avec la participation de ministres issus de la direction politique des unités sécessionnistes du Nord.

La désignation de ce gouvernement a été à peu près la seule chose qui a été réalisée - la participation des ministres venant du Nord n'étant effective que par intermittence, en fonction des aléas des relations entre les deux camps.

Gbagbo n'avait accepté de contresigner les accords de Marcoussis que contraint et forcé. En dehors de la mise en place du gouvernement de "réconciliation nationale", aucune autre clause de ces accords n'a été exécutée. Sous la pression, Gbagbo avait accepté du bout des lèvres une loi permettant à Ouattara de se présenter à l'élection présidentielle mais le Parlement, où domine son parti, le FPI, a voté contre. Et Gbagbo de parler d'un référendum à ce sujet dont le résultat aurait été connu d'avance ! À la date prévue du désarmement, le 25 octobre 2004, les militaires sécessionnistes du Nord n'ont pas désarmé, pas plus que les milices du Sud.

Les accords de Marcoussis ont été l'expression d'un certain rapport de forces. C'est au moment du putsch, le 19 septembre 2002, que les "Forces nouvelles" - nom que s'est donné le pouvoir issu de la rébellion militaire - ont eu une chance de l'emporter. Mais une fois le front stabilisé, les sécessionnistes retranchés dans le Nord, avec Bouaké comme capitale, n'ont plus eu les moyens de conquérir le Sud. Mais Gbagbo non plus n'a pas eu les moyens de reconquérir le Nord. Mais il a eu au moins la satisfaction d'avoir conservé la partie la plus riche du pays, là où se trouvent les deux capitales, Abidjan, la capitale économique, et Yamoussoukro, la capitale politique, mais aussi la légitimité internationale.

Le gouvernement français, qui avait pris parti pour Gbagbo, n'a cependant pas eu l'intention de s'engager dans une guerre contre le Nord dont, étant donné la déliquescence alors de l'armée ivoirienne, le poids aurait reposé sur les troupes françaises. Sans même parler des conséquences internationales d'une intervention massive de l'armée française (que, finalement, elle sera peut-être amenée à faire).

Du coup, le gouvernement français s'est posé en arbitre et en "force d'interposition" prétendant se préoccuper de la seule "défense de la paix". Mais cette position d'arbitre ne pouvait ni satisfaire les "Forces nouvelles" du Nord car elles savaient que cette situation d'attente donnait le temps à Gbagbo de se réarmer et d'oublier les concessions politiques qu'il avait faites, ni satisfaire Gbagbo, obligé de se contenter du pouvoir sur une moitié du pays.

Un jeu de poker menteur commença alors entre le gouvernement français et Gbagbo. Celui-ci savait que c'est aux troupes françaises qu'il devait sa survie politique et peut-être même physique dans les premiers temps du coup d'État militaire (il était alors en voyage à l'étranger, mais son ministre de l'Intérieur y a laissé sa peau). Il savait aussi qu'il ne pouvait consolider son pouvoir au Sud et se réarmer pour pouvoir reconquérir le Nord qu'avec la complicité au moins tacite de la France. Mais, en même temps, pour consolider son pouvoir, il a poursuivi la démagogie xénophobe et ethniste, qu'il n'a certes pas inaugurée, ses prédécesseurs Gueï et Bédié l'ayant précédé dans cette voie.

L'aspect xénophobe de cette démagogie vise la partie de la population, importante, qui est originaire du Mali et du Burkina surtout.

L'aspect ethniste, plus voilé, vise la population du nord du pays, regroupée sous le nom de "Dioulas" ou, parfois, de "musulmans", alors que plusieurs ethnies importantes du Nord ne sont pas musulmanes mais animistes et que d'autres parlent des langues qui ne sont pas apparentées au dioula.

De l'aspect xénophobe, on glisse d'autant plus facilement à l'aspect ethniste que, comme partout en Afrique, les frontières, artificielles, de la Côte-d'Ivoire, tracées par les puissances coloniales, coupent souvent la même ethnie en deux, voire en plusieurs groupes. C'est en accusant un de ses principaux rivaux, Alassane Ouattara, ancien Premier ministre de Houphouët-Boigny, d'être non ivoirien que Gbagbo l'a écarté de la course à la présidence.

C'est sur la base de cette démagogie qu'il a organisé autour de lui, de sa politique, les tristement fameux "Jeunes patriotes", les milices pro-gouvernementales.

Plus généralement, c'est sur cette base-là qu'il a cherché à établir un consensus autour de lui, non seulement dans son ethnie d'origine, les Bétés, mais aussi dans toutes les ethnies du Sud que ses prédécesseurs au sommet et les notables locaux avaient déjà préalablement montées contre ces "Burkinabés qui viennent manger notre pain" et plus généralement contre les gens originaires du nord du pays.

Cette démagogie a trouvé du répondant parce que, rappelons-le, pendant la période de prospérité de la Côte-d'Ivoire, ses dirigeants comme les profiteurs aussi bien ivoiriens que français ont largement fait appel à des travailleurs du Burkina, du Mali ou des régions du nord du pays, plus pauvres. Dans les grandes plantations du sud, contrôlées par des capitaux étrangers, surtout français, aussi bien que chez les gros planteurs ivoiriens, la main-d'œuvre était souvent burkinabée, comme l'était à Abidjan une grande partie des travailleurs qui ont contribué à faire de cette ville modeste une des plus importantes métropoles de cette partie de l'Afrique : creusement du canal de Vridy, construction d'un grand port, prolongation du chemin de fer Abidjan-Ouagadougou et les chantiers du bâtiment d'une cité en expansion rapide. L'ère de prospérité finie, il a été commode, pour les dirigeants au sommet comme pour les notables de différents niveaux, de répéter dans les campagnes qu'il y avait "trop de Burkinabés", que les terres sur lesquelles ils se sont installés devaient revenir à des Ivoiriens et que, dans les villes, il y a trop d'ouvriers venus d'ailleurs.

Gbagbo s'est engouffré dans cette démagogie et en a fait un capital politique auprès de la population du sud.

À cette démagogie-là, qui ne le distingue guère de ses prédécesseurs, Gueï et Bédié, Gbagbo a toujours ajouté une petite touche de démagogie anti-française. Cela lui a permis sinon de se poser en "socialiste", combattant de l'anti-impérialisme, du moins de se situer comme un président qui n'accepte pas d'être ce "grand ami de la France" qu'avait été Houphouët-Boigny dans le passé. Des trois principaux rivaux pour la présidence, Bédié, Ouattara et lui-même, il est le seul à avoir un passé d'opposant à Houphouët-Boigny. Si l'ethnisme anti-Dioulas le démarque de Ouattara, la touche de démagogie anti-Français lui permet de se démarquer de Bédié, son autre rival pour le pouvoir, successeur d'Houphouët-Boigny à la tête du parti que ce dernier avait fondé.

Le langage anti-Français est passé cependant, au début de la présidence Gbagbo, à l'arrière-plan par rapport à sa démagogie anti-Dioulas et anti-Burkinabés.

Mais voilà que les accords de Marcoussis prévoyaient qu'il devait gouverner avec ceux-là mêmes que sa propagande ethniste dénonçait. Du coup, rejeter la responsabilité sur Chirac de lui avoir imposé ces accords - ce qui était vrai - lui a permis de lier les deux langages. Et ce que Gbagbo, signataire tout de même des accords de Marcoussis, ne pouvait pas dire ouvertement, son entourage et sa presse le disaient à sa place. Le quotidien La Voix, proche de Gbagbo, a embouché la trompette du nationalisme outragé. La radio et la télévision d'État ont amplifié la propagande. Les "ultras" de son camp - sa femme, par ailleurs présidente du groupe FPI au Parlement, Mamadou Koulibaly, président du Parlement ou Charles Blé-Goudé, qui s'est autodésigné "général de la jeunesse" - ont adopté un langage où se mélangeaient la démagogie contre les Burkinabés rendus responsables du putsch sécessionniste, les Dioulas, et des discours anti-Français.

Ce n'était là que démagogie de la part de Gbagbo et des siens, destinée à s'assurer une base populaire, un chantage aussi vis-à-vis du gouvernement français pour que celui-ci le soutienne davantage.

Mais cette démagogie est tombée sur un terrain fertile car la fameuse présence de la France, cette "amitié franco-ivoirienne", évoquée récemment par Chirac, c'est soixante ans d'esclavage colonial, la mainmise sur l'économie du pays même lorsque celui-ci est devenu indépendant. L'écrasante majorité de la population a toutes les raisons de ne pas éprouver, vis-à-vis de l'impérialisme français, ce sentiment d'amitié que Chirac a le cynisme d'évoquer.

Et puis, les Français ou les Libanais bi-nationaux qui vivent là-bas, patrons d'entreprises, propriétaires de supermarchés, cadres ou hauts cadres de banques ou de grandes sociétés présentes en Côte-d'Ivoire, avaient dans leur grande majorité des conditions d'existence auxquelles la masse des Ivoiriens ne pouvait que rêver. Tous les "Blancs" de Côte-d'Ivoire ne sont certes pas riches, et parmi les Ivoiriens, il y en a qui le sont. Ce qui est visible, c'est que les riches Ivoiriens, si riches soient-ils, n'ont pas de domestiques français. Et que même les moins riches des Français pouvaient avoir des domestiques ivoiriens. "Être Français" signifiait tout de même qu'on faisait partie des privilégiés dans un pays où, miracle économique ou pas, la grande majorité de la population urbaine et une bonne partie des paysans vivent dans des conditions misérables. Non loin des hauts buildings du Plateau ou des villas de rêve de Cocody, poussent les bidonvilles sans fin d'Abobo, de Vridy ou de Koumassi, manquant de toute infrastructure, de canalisations et d'eau potable et où depuis peu on a signalé la réapparition du choléra. Pendant que les grandes banques d'Abidjan brassent l'argent des affaires faites non seulement en Côte-d'Ivoire mais aussi dans toute la "sous-région" (Mali, Burkina, Guinée) ou les retombées sonnantes et trébuchantes des trafics liés à la guerre civile au Libéria, les bidonvilles mélangent des populations de pauvres venant non seulement de toutes les régions de Côte-d'Ivoire mais également de tous les pays voisins, proches ou plus lointains. Et les inégalités criantes, les injustices sociales apparaissent liées à la présence de la France dans le pays, présence que son armée protège.

"L'explosion anti-Français" qui a tant surpris politiciens et commentateurs, qui se surprennent un peu trop facilement, a des causes profondes. Ce n'est pas seulement le passé colonial qui ressurgit - bien qu'il s'agisse, aussi, de cela. Mais ce n'est pas pour rien que les manifestations anti-Français se sont accompagnées de pillages. L'explosion a été brutale, sauvage, et nombre de celles et ceux qui en ont été victimes n'étaient pas pour grand-chose dans ses causes. Mais on ne vit pas impunément une vie de privilégié au milieu d'une population réduite à la misère.

Le joyau de la sphère d'influence de l'impérialisme français en Afrique

De toutes ses ex-colonies d'Afrique, c'est à la Côte-d'Ivoire que la France tient le plus. Et pour cause. Ce pays est le premier producteur de cacao du monde et un des principaux producteurs de café. La prospérité relative de ces deux secteurs a entraîné pendant un temps l'économie et a été à la base du développement d'Abidjan, de la construction d'un certain nombre d'infrastructures et de toutes les affaires juteuses que cela a permis, en premier lieu, aux grands groupes français présents dans le pays et, par retombée, à tous ceux pour qui les colonies sont des endroits pour faire fortune. À côté de la couche privilégiée autochtone, dont Houphouët-Boigny, possesseur d'importantes plantations, était le prototype, a émergé une bourgeoisie composite, française en partie ou libanaise.

Malgré le déclin économique intervenu depuis quelques années, la Côte-d'Ivoire reste jusqu'à présent le pays qui pèse encore pour 40 % de l'économie des huit pays membres de l'Union économique et monétaire ouest-africaine, en gros, la sphère d'influence française dans cette région.

Aussi, la décolonisation a-t-elle été particulièrement bien soignée ! Faut-il rappeler que Houphouët-Boigny, premier président du nouvel État indépendant de Côte-d'Ivoire, avait été un vieux briscard de la politique française. Il avait été ministre, de 1956 à 1960, dans tous les gouvernements, à commencer par celui de Guy Mollet et en terminant par celui de de Gaulle. Dans ce dernier, il avait même été un des quatre "ministres d'État", faisant partie comme tel du petit groupe qui rédigea le projet de Constitution de la Vème République. La bourgeoisie pouvait être sûre que cet homme, qui est passé, pour ainsi dire, sans transition du fauteuil de ministre d'État de la France à celui de président de la République de Côte-d'Ivoire fraîchement indépendante, allait défendre fidèlement les intérêts du grand capital français, sans parler de ses relations personnelles dans ce milieu. Il en fut ainsi pendant les quelque trente années où Houphouët-Boigny a dirigé le pays.

Aucun des gouvernements sous les présidences successives de de Gaulle, Pompidou, Giscard, puis Mitterrand, n'a rien eu à redire au caractère dictatorial du régime, ni au parti unique. Et le cas échéant, les troupes françaises, qui n'ont jamais quitté le pays, étaient là pour servir de garde prétorienne à ce grand ami de la France.

Le journal Le Figaro, parlant de Houphouët-Boigny comme de "l'intouchable", rappelle ses "méthodes sans subtilité". Certes ! Les témoignages affluaient sur les arrestations arbitraires, y compris à l'intérieur de son parti (forcément, puisque c'était un régime de parti unique !), les tortures et les exécutions.

Gbagbo lui-même, alors dans l'opposition, a passé autant de temps, ou pas loin, dans les prisons de Houphouët-Boigny qu'à Paris, à soigner ses relations avec le Parti socialiste.

Il ne faut pas oublier ce passé pour comprendre pourquoi, en Côte-d'Ivoire, présentée comme l'amie traditionnelle de la France, de plus en plus la haine éclate, brutale.

Chirac a dû penser que démolir les deux avions qui avaient lancé les bombes et trois hélicoptères était une riposte au fond mesurée au bombardement de Bouaké. Il était d'ailleurs obligé de réagir vis-à-vis de l'armée et de l'état-major. "On ne laissera pas tuer impunément des soldats français" a affirmé, quelques jours après, Raffarin, avec un mouvement de menton appuyé. Cette riposte a cependant été le facteur déclenchant des émeutes, dont les raisons d'être sont bien plus profondes.

Et, depuis, l'armée française est prise dans un engrenage sanglant. On ne sait pas combien de manifestants sont morts sous des balles françaises autour de l'aéroport ou devant l'hôtel Ivoire. Mais son intervention apparaît clairement pour ce qu'elle est : une intervention brutale dans un pays où elle n'a rien à faire. Chaque mort aggrave la haine et les tensions.

Une armée d'occupation impérialiste

L'armée française qui, rappelons-le, n'a jamais quitté le pays après la décolonisation a été tout au long de sa présence une armée d'occupation impérialiste, même lorsqu'elle ne versait pas de sang et que sa présence était discrète. Elle l'était fondamentalement pour cette raison simple qu'elle était là pour servir de bras armé chargé de protéger les intérêts économiques du capitalisme français dans ce pays. Et protéger ces intérêts pas seulement en Côte-d'Ivoire, mais aussi dans toute sa sphère d'influence économique.

Depuis quelques années, l'impérialisme français mène une politique plus prudente que dans le passé, évitant officiellement d'intervenir "dans les affaires intérieures" des pays africains, c'est-à-dire de voler automatiquement au secours d'un régime opposé à son propre peuple. Mais ce qui se passe en Côte-d'Ivoire montre que les exigences de la politique impérialiste sont plus puissantes que les choix officiels.

Si l'impérialisme français reculait de façon trop visible en Côte-d'Ivoire, il perdrait en partie sa crédibilité vis-à-vis de tous les régimes plus ou moins autoritaires ou dictatoriaux dont il est le protecteur attitré dans ses anciennes colonies d'Afrique.

Même sur le seul plan diplomatique, à l'ONU notamment, la France ne pèse, pour le peu qu'elle pèse, que grâce aux votes des pays africains de sa sphère d'influence.

Une politique impérialiste exige une diplomatie et des moyens militaires en conséquence. La présence de l'armée française en Côte-d'Ivoire, comme dans plusieurs autres pays d'Afrique, n'a aucune autre raison. Tout le reste n'est que poudre aux yeux.

Contrairement à ce qu'affirment les ténors de l'union nationale qui s'est faite autour de Chirac, la présence française n'atténue pas les tensions ethnistes en Côte-d'Ivoire. Au contraire, elle les aggrave.

Aux funérailles des soldats français tués à Bouaké, Chirac a péroré sur le rôle pacificateur de l'armée française qui s'interpose entre les deux armées du Nord et du Sud. Mais l'aspect le plus grave des tensions ethnistes ne se situe pas sur la ligne de démarcation. Il se situe à l'intérieur même du pays, de la population largement mélangée. Dans un grand nombre de quartiers pauvres d'Abidjan, la capitale du Sud, les habitants originaires du Nord ou du Burkina sont les plus nombreux.

L'aspect le plus infect de la démagogie ethniste et xénophobe des dirigeants en lutte pour le pouvoir est précisément de dresser les populations les unes contre les autres à l'intérieur d'un même quartier, dans la même rue, voire dans la même cour. La population est bien souvent tout aussi mélangée dans les campagnes où l'armement de la population sudiste dressée contre ceux venus du Nord a été très souvent le fait des forces militaires elles-mêmes.

Or, les troupes françaises ne sont jamais intervenues pour arrêter les lynchages à caractère ethnique, les agressions contre les Burkinabés ou les gens originaires du Nord, même lorsqu'ils se déroulaient sous leurs yeux. Pas plus que le gouvernement français n'a jamais pesé de tout son poids sur ce terrain contre le pouvoir en place.

Et maintenant que l'armée française est intervenue, c'est pire encore car chaque intervention qui se solde par la mort d'un Ivoirien non seulement accroît la haine contre les Français en général mais donne l'occasion de couvrir des exactions ethnistes des couleurs du combat contre l'agression française.

Pendant les premiers jours des émeutes à Abidjan, il n'y a pas eu d'attaques contre les Dioulas. La plupart de ceux-ci sont restés à l'écart en cherchant simplement à éviter qu'on s'en prenne à eux. Mais, déjà, dans un certain nombre de villes de province où les Français sont peu ou pas du tout présents, la "chasse aux Blancs", dont parle la presse à propos d'Abidjan, a cédé la place à la chasse aux Burkinabés et aux Dioulas. Il est à redouter que non seulement des Français mais des Dioulas et des Burkinabés paient de leur vie, et largement, toute mort par balles de soldats français.

Un autre mensonge admis comme vérité première pour justifier l'union sacrée qui va de l'extrême droite au Parti socialiste est que l'armée française est là pour protéger la population française. Mais ceux qui, dans la population française, seront victimes des émeutes, comme d'ailleurs les neuf soldats qui sont morts à Bouaké et d'autres qui vont peut-être mourir dans les semaines qui viennent, seront victimes, après en avoir été complices, de la politique de domination de l'impérialisme français.

Si le gouvernement avait tellement pour préoccupation la vie des Français qui vivent là-bas, le plus efficace aurait été de les rapatrier en France, décision devant laquelle le gouvernement a tergiversé pendant plusieurs jours. On se souvient encore de ces ministres répétant, les premiers jours, que "l'évacuation n'était pas à l'ordre du jour" ! Si les Français de là-bas servent de boucs-émissaires à la population ivoirienne en focalisant la colère contre la domination impérialiste, ils servent aussi de justification à la présence des troupes françaises.

Une armée dont la raison d'être est l'occupation impérialiste d'un pays soumis à une domination semi-coloniale ne peut pas jouer un rôle humanitaire vis-à-vis de qui que ce soit. Si, malgré l'augmentation de ses effectifs, l'armée française ne parvient pas à "rétablir l'ordre" dans Abidjan et, à plus forte raison, dans le reste du pays, il se peut que les grands groupes industriels et financiers français fassent le choix de se dégager du pays. Certains d'entre eux ont déjà commencé parce que les putschs répétés, la guerre civile dans certaines parties du pays, les exactions des militaires des deux bords, comme celles des milices improvisées, créent depuis plusieurs années une situation d'insécurité qui rend les affaires de plus en plus problématiques. Ce faisant, ces groupes français contribueront un peu plus à ruiner ce pays, après l'avoir pillé.

La quasi-totalité du milieu politique français, de l'extrême droite lepéniste au Parti socialiste, s'est ralliée à Chirac. Cette "union sacrée" n'est ni une coïncidence ni l'expression d'une commune préoccupation humanitaire à l'égard du sort des Français chassés du pays. Le Parti socialiste a toujours mené la politique de l'impérialisme français, du Maghreb à l'Afrique, et parfois de façon plus cynique encore que les gouvernements de droite. Et les ennuis judiciaires du fils Mitterrand, ex-conseiller de son père pour les affaires africaines, rappellent que des dirigeants socialistes ont été mêlés aussi à toutes sortes "d'affaires" justement.

L'impasse évidente de la gestion de la crise déclenchée depuis la scission du pays en deux entraînera peut-être, dans les jours qui viennent, une recherche des responsabilités. Mais celle-ci ne portera que sur des broutilles, et pas sur le fond. Aucun grand parti ne mettra en cause la politique impérialiste elle-même. Il se trouvera des dirigeants, et il s'en trouve déjà, pour rejeter la responsabilité des événements présents sur "l'irresponsabilité" des seuls dirigeants ivoiriens et, plus encore, sur la population ivoirienne elle-même.

Mais la majorité de la population ivoirienne a subi la présence des intérêts français et n'a tiré aucun profit de ce "miracle ivoirien" qui a dans le passé enrichi une couche d'Ivoiriens sans doute, mais plus encore les grands groupes français qui, leurs profits rapatriés depuis longtemps, pourront aller piller ailleurs.

C'est la même majorité de la population qui va payer maintenant le gâchis laissé, sinon directement par la présence française, du moins sous sa protection. C'est elle qui paiera pour les usines qui ferment, pour les récoltes détruites, pour les terres impossibles à mettre en culture et, plus généralement, pour l'effondrement prévisible de l'économie ivoirienne.

C'est elle qui paiera pour l'évolution politique. Que les troupes françaises restent ou partent, le régime deviendra de plus en plus autoritaire. Sous la houlette de Gbagbo ou, qui sait, d'un quelconque militaire qui prendra sa place. Avant d'entraîner une partie de la population vers des manifestations contre la présence française, les "Jeunes patriotes" avaient commencé par saccager les locaux des journaux d'opposition.

Et pire que tout : les dernières semaines ont rendu plus aigus encore les antagonismes ethnistes fabriqués au début d'en haut mais qui, de crise en crise, prendront inévitablement un caractère plus large.

Les journaux américains comparent déjà, avec une joie mauvaise, le rôle de la France en Côte-d'Ivoire à celui des États-Unis en Irak. C'est sans doute exagéréY la France n'a pas les moyens des États-Unis !

Mais que le gouvernement fasse le choix de laisser ses troupes dans le pays ou qu'il décide de les retirer, l'impérialisme français aura contribué à plonger ce pays dans la misère et le chaos.

Exploiteurs et troupes françaises, hors de la Côte-d'Ivoire et de toute l'Afrique !

10 novembre 2004