Argentine - Les créanciers jamais remboursés de la faillite économique restent les classes populaires !

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Février 2004

Entre le 10 et le 20 décembre dernier, les Argentins ont commémoré à la fois la fin de la dictature le 10 décembre 1983, et la chute du gouvernement du président radical De la Rua, chassé par la rue les 19 et 20 décembre 2001, deux journées de colère qui avaient souligné l'ampleur atteinte par la faillite de l'économie argentine.

L'effondrement de l'économie argentine, en 2001, a surpris ceux qui avaient en mémoire que ce pays, sans être jamais réellement devenu une puissance industrielle, ne faisait cependant pas partie des pays les plus pauvres de la planète. C'était, et c'est encore, un gros producteur de produits alimentaires. Mais cette faillite provenait finalement du fait que ce pays, qui n'a jamais dépassé ce stade de fournisseur en produits agricoles et n'a jamais pu créer, malgré quelques tentatives limitées, une industrie indépendante et diversifiée, reste pillé par l'impérialisme.

Une crise économique aux racines anciennes

Colonie espagnole depuis le XVIe siècle, devenue politiquement indépendante en 1816, l'Argentine est alors tombée presque immédiatement sous la dépendance de l'impérialisme anglais pour une période qui dura environ un siècle.

La bourgeoisie argentine, dont on a pu dire qu'elle "sentait la bouse", était composée de grands propriétaires terriens spécialisés dans l'élevage et de commerçants.

Parler d'élevage était d'ailleurs pendant tout un temps une exagération, parce qu'au début il s'est plus agi de prélèvements sur un cheptel issu des premiers bovins amenés par les Espagnols, retournés à l'état sauvage, et qui s'étaient multipliés librement dans les riches prairies de la pampa argentine, où n'existait aucun grand prédateur.

Le cuir fut la première richesse tirée des bovins. Puis la viande salée, peu prisée des gastronomes, mais jugée tout à fait suffisante pour nourrir les esclaves des plantations du continent américain. Enfin la découverte de la congélation (en 1875) puis de la surgélation (en 1919) ouvrit de nouveaux débouchés sur le marché mondial.

À l'élevage des bovins s'ajoute en Patagonie celui des moutons.

La pampa fournit également de vastes terres à blé. Et la production agricole est d'autant plus diversifiée que l'Argentine connaît une grande variété de climats, des provinces tropicales du nord-ouest aux solitudes désolées de la Terre de feu.

Malgré cela, la dépendance économique de l'Argentine était d'autant plus grande au XIXe siècle qu'une partie des grands propriétaires était d'origine anglaise. L'Argentine fournissait de la laine et du coton non seulement à la Grande-Bretagne, qui absorbait les trois quarts des produits de la viande, notamment les graisses animales, mais également aux État-Unis, à l'Espagne et à la France, attirés par ces matières premières. Avec l'explosion industrielle du milieu du XIXe siècle et la mécanisation de l'industrie textile, les exportations de laine s'accélérèrent, et la dépendance augmenta.

Le développement industriel se cantonna longtemps aux industries de transformation alimentaire. La première entreprise de salaison fut ainsi lancée par deux Britanniques. À partir de 1860, les abattoirs et les boulangeries industrielles se multiplièrent. Les industriels britanniques passèrent alors le relai à des Argentins pour se réserver la gestion du capital bancaire, ce qui restait une façon de contrôler l'économie argentine. Les criollos, les bourgeois argentins, prirent en mains les transports terrestres ou fluviaux, dans les échanges entre la capitale, Buenos Aires, et les provinces. En revanche, le transport international était plutôt entre les mains des entrepreneurs étrangers. Il y eut donc des chassés-croisés entre les uns et les autres. Des capitalistes étrangers vinrent se fixer en Argentine tandis que des Argentins trouvaient leur place dans le monde impérialiste. Ainsi se fixèrent les traits généraux de l'oligarchie dominante. Ceux qui réussirent le mieux avaient un pied en Argentine mais leur portefeuille d'actions était à Londres, New York ou Paris.

Le niveau de vie de la population argentine était cependant suffisant, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe , pour faire rêver nombre d'Européens pauvres, qui y émigrèrent, venus de toute l'Europe, avec une majorité d'Espagnols et d'Italiens, qui fournirent la main-d'oeuvre dont l'agriculture et l'industrie agro-alimentaire avaient besoin.

L'attraction exercée par l'Argentine était d'autant plus forte qu'en 1930 celle-ci était la huitième puissance économique mondiale. Entre 1860 et 1930, huit millions d'émigrés débarquèrent ainsi à Buenos Aires, un chiffre considérable pour un pays dont la population en 1935 était inférieure à 14 millions d'habitants. Une boutade populaire dit d'ailleurs que si les Mexicains descendent des Aztèques, et les Péruviens des Incas, les Argentins eux descendent du bateau !

Au sein de la bourgeoisie, il existait cependant des disparités croissantes. La grande industrie, comme les abattoirs pour l'essentiel entre les mains d'intérêts anglais ou nord-américains, ou les grands moulins, absorbait l'essentiel des investissements, creusant l'écart avec la petite et la moyenne industrie : brasseries, entreprises de construction, tanneries ou blanchisseries. Se mirent en place à la même époque des transports urbains et, bien sûr, des chemins de fer contrôlés à 80 % par des compagnies britanniques (le reste allant notamment à des compagnies françaises ou belges).

Que les produits agricoles aient représenté 95 % des exportations était cependant une faiblesse que l'Argentine paya à chaque fois que la demande en produits agricoles diminua sur le marché mondial, c'est-à-dire à chaque récession de l'économie européenne. Dans ces périodes de recul de la demande, l'État protégeait les entreprises argentines en taxant les produits importés, ce qui relançait la demande intérieure.

De 1893 à 1930, ce furent au total des années d'âge d'or pour l'oligarchie dominante. La vente des produits agricoles restait suffisamment forte pour payer les emprunts. Pour la classe ouvrière, en revanche, ce furent des années d'exploitation féroce, marquées également par l'apparition des premiers syndicats, souvent organisés par des militants anarchistes, et des premières grèves.

L'industrialisation impossible

La crise économique mondiale de 1929 servit de prétexte à l'empire britannique pour imposer, en 1933, des conditions draconiennes à l'Argentine, menacée de ne plus pouvoir exporter de produits alimentaires. 80 % de ces exportations furent désormais assurées par des compagnies britanniques ou américaines. Les Britanniques s'octroyaient le monopole du transport et les importations de produits britanniques n'étaient plus taxées.

Dans de telles conditions, l'Argentine n'ayant plus les moyens d'importer les produits manufacturés dont elle avait besoin, développa des industries de substitution pour fabriquer localement ces produits industriels. Mais ces industries de substitution restèrent toujours de taille insuffisante pour pouvoir vraiment concurrencer les entreprises étrangères, qui avaient pris pied dès 1917, dans le secteur automobile, le pétrole ou les ascenseurs. Des entreprises locales virent le jour dans les secteurs de la mécanique, de l'électricité ou du textile, mais l'alimentation et les boissons restaient l'industrie dominante. Au total, la faiblesse de l'industrie locale s'accentua avec une nouvelle vague d'arrivée d'entreprises étrangères, notamment des équipementiers pour l'automobile. En 1935, les entreprises étrangères contrôlaient 50 % de la production industrielle.

La Deuxième Guerre mondiale fournit une dernière occasion à l'Argentine de tirer avantage de sa situation de "grenier du monde". Elle bénéficia en effet d'une forte demande en viande et en céréales, et même en produits manufacturés. La prospérité relative qui en découla permit l'existence du péronisme première manière.

Ministre du travail dans le gouvernement issu du coup d'État militaire de 1943, Peron profita de cette situation économique favorable pour inaugurer une politique visant à acheter la paix sociale en abandonnant quelques miettes de la prospérité aux travailleurs, et à conquérir pour l'Argentine, grâce à cette base sociale, une relative indépendance par rapport à l'impérialisme américain, qui avait profité de la guerre pour évincer son allié et néanmoins rival britannique.

Les États-Unis ne voyaient évidemment pas cette évolution d'un bon oeil, et une bonne partie de l'oligarchie non plus. Peron fut écarté du gouvernement en octobre 1945, emprisonné dans un îlot perdu. Mais de puissantes manifestations populaires obligèrent le gouvernement à le libérer, et en avril 1946 Peron fut élu président de la république avec 55 % des voix, malgré l'opposition ouverte des États-Unis.

Peron n'était pas pour autant un champion de la classe ouvrière. Pour lui, les bons travailleurs étaient ceux qui allaient "de la maison au travail, et du travail à la maison". Et pour contrôler cette classe ouvrière, il acheta des bureaucrates syndicaux dont la plupart ne demandaient pas mieux, en intégrant quasiment la CGT, née en 1930, à l'appareil d'État. La politique qu'il voulait mettre en oeuvre était une politique pour la bourgeoisie argentine, mais il n'en reste pas moins que les premières années du péronisme, surtout comparées à ce qui a suivi, expliquent pourquoi, un demi-siècle plus tard, tant de travailleurs argentins ont encore des illusions sur ce courant politique.

Cependant, au début des années cinquante, la reconstruction des économies européennes s'achevait. L'agriculture de ces pays se redressait. L'existence d'excédents agricoles a même été une constante de l'histoire de l'Europe depuis lors. Autant dire que, dès lors, l'agriculture argentine avait perdu la plus grande partie de ses débouchés vers l'Europe comme vers les États-Unis. Et que la balance commerciale du pays ne tarda pas à être déficitaire. L'État distribua des aides financière pour tenter de moderniser l'agriculture et l'élevage. On fit appel à des capitaux étrangers. Au total, les aides de l'État, les emprunts sur le marché des capitaux permirent le développement de quelques empires industriels locaux, les Perez Companc, les Fortabat, les Rocca, les Macri, qui lièrent leur sort aux métropoles impérialistes. L'Argentine devait renoncer à ses velléités d'indépendance. Et en 1955, Peron fut chassé par un coup d'État militaire.

Il ne pouvait plus être question de construire une industrie puissante. Le développement d'industries de substitution sera définitivement abandonné en 1976. Tandis que les grandes entreprises et les établissements financiers accentueront leur pillage, les marchandises produites sur place ne trouveront bientôt que les pays voisins de l'Argentine comme clients.

Plus de régimes militaires que parlementaires...

De la chute de Peron en 1955 à la dictature sanglante de 1976, l'Argentine a connu plus de coups d'État militaires que de régimes parlementaires. Le général Leonardi qui avait renversé Peron fut à son tour chassé du pouvoir en 1956 par le général Aramburu. Suivirent trois présidences civiles (celle de Frondizi de 1958 à 1962, de Guido durant un an, d'Illia de 1963 à 1966). Puis la ronde des militaires putschistes reprit avec les généraux Alsogaray, Ongania, Levingston, Lanusse.

Les régimes issus de ces coups d'État militaires ne cherchèrent pas à briser le mouvement ouvrier. Ils composaient avec la CGT, qui constituait la principale force du mouvement péroniste.

Mais la fin des années soixante fut une période de radicalisation du mouvement ouvrier, notamment dans la région de Córdoba où plusieurs usines d'automobiles étrangères, parmi lesquels Renault et Fiat, étaient venues s'ajouter aux entreprises déjà présentes.

Le "cordobazo", les grèves quasi insurrectionnelles de mai 1969, ouvrit une période de luttes sociales qui amena la bourgeoisie argentine à ramener au pouvoir un Peron qui, parce qu'il avait la confiance d'une grande partie de la classe ouvrière, pouvait mieux que quiconque lui faire accepter des sacrifices.

Mais élu président en octobre 1973, Peron mourut en juillet 1974. La carte péroniste ne pouvait plus être jouée, et après un intermède qui vit la veuve de Peron (qui occupait le poste de vice-présidente) succéder à son mari, une nouvelle junte militaire s'empara du pouvoir en mars 1976.

Cette fois-ci, il s'agissait pour les militaires de tenter d'éradiquer toutes les formes de la contestation sociale. Les syndicats furent occupés par l'armée. Les bonzes syndicaux priés de cultiver leurs jardins. Et la chasse aux militants commença. Trente mille personnes disparurent ainsi dans les premières années de la dictature, sans laisser de traces pour la plupart, assassinées, enterrées dans des fosses communes, ou précipitées dans la mer d'un avion ou d'un hélicoptère, après avoir été torturées.

Parmi ces disparus, au moins la moitié était des ouvriers ou des employés combatifs, souvent directement désignés à la vindicte des militaires par leurs patrons. La petite bourgeoisie intellectuelle fournit aussi son lot de victimes, car il y avait en son sein de nombreux jeunes influencés par un mélange des idées de Castro, de Guevara, ou par celles des "péronistes de gauche", et attirés par les mouvements de guérilla urbaine.

Le souvenir de cette dictature reste encore vif aujourd'hui. Chaque jeudi à 15 heures, les Mères de la Place de Mai, où se trouve le palais présidentiel, continuent de manifester comme elles le faisaient pendant la dictature pour protester contre l'assassinat de leurs enfants par la junte. Chaque jour, dans les colonnes du quotidien Pagina-12, des familles passent des annonces à la mémoire de personnes assassinées, illustrées par une photo du disparu.

À cette dictature, qui prit fin en 1983, après la fin lamentable de la tentative de diversion que constitua l'occupation des îles Malouines, ont succédé vingt années de régime parlementaire, où les deux principaux partis de la bourgeoisie, le parti radical et le parti péroniste, ont pu à nouveau alterner au gouvernement. Il est revenu au radical Alfonsin, arrivé aux affaires en 1983, de préserver l'armée, épine dorsale de l'État des possédants. Il a donc utilisé (et usé) son crédit politique pour faire accepter à la population de ne pas s'en prendre aux militaires. Deux lois, celle du "Point final" (1986) et celle du "Devoir d'obéissance" (1987), mirent un terme aux poursuites contre ces derniers pour la majorité de leurs crimes. Menem, son successeur péroniste arrivé aux affaires en 1989, paracheva ce travail en grâciant, en 1990, les militaires condamnés avant que les lois d'amnistie ne soient votées.

Il reste cependant, dans la loi argentine, un crime imprescriptible : celui du vol des enfants des victimes de la dictature, le plus souvent donnés à des familles proches de l'armée. Les grands-mères ont recherché leurs petits-enfants. Leur acharnement a permis d'en retrouver un certain nombre, quelque vingt ans et plus après leur enlèvement. C'est ce qui a entraîné de nouvelles condamnations : d'anciens dirigeants de la junte militaire, comme le général Videla et l'amiral Massera, et des dizaines d'autres, sont désormais aux arrêts à leur domicile.

... Mais les difficultés économiques s'aggravent

Les traits récents de l'économie, tendance à la dépréciation du peso, expansions de courte durée et récessions brutales, inflation, fort endettement, menaces de cessation de paiement, étaient déjà présents dans les années soixante. "Sortir le pays d'une mauvaise passe", c'est-à-dire préserver les intérêts des couches possédantes, consiste depuis longtemps à pressurer encore plus la population.

La dictature de 1976 avait été saluée par les grandes puissances par un prêt du FMI d'un montant de 127,6 millions de dollars. La première mesure économique prise par les militaires fut la dévaluation du peso, la baisse des salaires et la suppression du contrôle des prix.

Quand en 1983 le radical Alfonsin se retrouva à la tête de l'État, le recul de la production était de plus en plus marqué (le produit intérieur brut a reculé de 20 % entre 1980 et 1990). Pour tenter une relance, il lança le plan Austral, la mise en place d'une nouvelle monnaie censée remplacer le peso. En pratique le peso fut ainsi dévalué de 40 %. Ce plan s'accompagna lui aussi d'un gel des salaires et, théoriquement, des prix. Le déficit budgétaire représenta, entre 1983 et 1989, 20 % du produit intérieur brut. Il se nourrit des aides distribuées aux entreprises privées et du faible rendement de l'impôt (en partie pour les mêmes raisons). Pesaient aussi le soutien aux entreprises publiques et le déficit des administrations des provinces. Pour alléger le budget, Alfonsin réduisit les salaires des employés de l'État, qui perdirent 65 % de leur valeur dans la même période. Sans compter le fait que les salaires, comme les pensions, étaient payés avec un retard parfois de plusieurs mois. Le recours à la planche à billets généra une inflation de plus en plus galopante.

Le péroniste Menem poursuivit et accentua cette politique d'austérité. Pour réduire le budget de l'État, il licencia 200 000 fonctionnaires (environ pour moitié de l'État fédéral et pour l'autre moitié des provinces) et transféra également vers les budgets provinciaux les salaires de 200 000 enseignants, qui perdirent ainsi leur statut d'agents de l'État fédéral.

Pour soutenir les entreprises, il supprima les taxes à l'exportation et augmenta celles à l'importation. Enfin il lança une vague de privatisations dans les chemins de fer, les aciéries, le téléphone, la poste, l'eau, l'électricité, etc., qui se solda par des centaines de milliers de licenciements. Cette décision parachevait un désengagement de l'État commencé vers 1975. Ainsi, entre 1976 et 1982, les effectifs des cheminots avaient été ramenés de 140 000 à 94 000. À l'arrivée de Menem aux affaires, ils étaient environ 100 000. En 1995, ils n'étaient plus que 15 000.

Les différents services publics furent ainsi partagés entre différents groupes capitalistes étrangers (parmi lesquels Vivendi, France Télécom ou EDF) ou argentins (le groupe Macri, par exemple, qui récupéra la poste). Les gains tirés de la privatisation par l'État permirent dans un premier temps d'enrayer une inflation monstre, mais ce fut au prix d'une dégradation considérable des conditions de vie de la population, à la fois du fait des licenciements massifs et du fait de la dégradation du service public devenu inaccessible aux plus pauvres. Prendre un bus devenait, par exemple, impossible aux chômeurs.

Enfin, pour stopper la dépréciation de la monnaie (il fallait 10 000 australs pour un dollar), Menem abandonna l'austral, et le peso fut arrimé sur le dollar (un peso valant désormais un dollar) à partir de 1991, en supprimant l'indexation des salaires sur les prix et le contrôle des changes. Cette dernière décision généra une évasion de capitaux, qui échappaient à l'impôt, et qui nourrit l'illusion d'une partie des couches moyennes qu'elles avaient quitté à jamais le tiers monde.

Cette politique économique avait pour objectif d'attirer les investisseurs étrangers en Argentine, en les rassurant sur la possibilité de pouvoir transférer leurs gains sans perte de valeur, tout en bénéficiant des avantages d'une main-d'oeuvre qualifiée.

Les capitalistes profitèrent donc de l'aubaine, mais pas les travailleurs argentins. Car les entrepreneurs qui se laissèrent tenter ne créèrent pas d'emplois. Ils en supprimèrent plutôt en cherchant des gains de productivité et en réduisant les coûts de la main-d'oeuvre. Cela plongea des centaines de milliers d'autres travailleurs dans le chômage et la précarité, ce qui entraîna un nouveau rétrécissement du marché intérieur.

L'arrimage du peso sur le dollar avait été facilité en 1991 par le faible niveau du dollar qui se relevait d'une période de récession, mais quand la valeur du dollar recommença à augmenter, le prétendu "miracle argentin" de 1991 allait devenir un cauchemar. D'autant que les pays voisins, notamment le Brésil, et donc les principaux acheteurs des produits agricoles argentins, connaissaient des difficultés qui dépréciaient leur monnaie. Les échanges au sein du marché commun latino-américain, le Mercosur, allaient eux aussi se rétrécir. Pour que ces difficultés n'asphyxient pas la classe possédante, Menem laissa filer, à son tour, l'endettement des banques comme de l'État. Et finalement, les dépenses publiques furent multipliées par deux en dix ans.

En cinq ans, le service de la dette passa de 2,7 % du produit intérieur brut à 4,5 %. Les provinces, en faillite, payaient désormais leurs salariés et leurs fournisseurs avec des monnaies locales, ce qui dépréciait encore la valeur du peso.

Au terme de deux mandats de cinq ans (1989-1999), Menem, largement déconsidéré par plusieurs affaires de corruption, dut laisser à regret sa place au radical De la Rua. Celui-ci, comme pour souligner la continuité avec le précédent régime, fit entrer dans son gouvernement un ancien ministre de l'économie de Menem, Domingo Cavallo, celui-là même qui était auréolé du prestige d'avoir enrayé l'inflation en instaurant la parité du dollar et du peso argentin.

Devant la progression de l'endettement et les réticences du Fonds monétaire international (FMI) à poursuivre ses prêts, Cavallo, pour sauver la mise aux banques, interdit les retraits bancaires, ce qui revenait à mettre sous séquestre les économies de la petite bourgeoisie. Cette mesure ne suffit cependant pas à convaincre le FMI. Alors que ce dernier s'était engagé à verser plus de 21 milliards de dollars (ce qui permettait en pratique à l'État argentin de pouvoir emprunter quatre fois cette somme sur le marché des capitaux), il ne versa qu'une tranche de 6 milliards. Du jour au lendemain, l'État argentin se retrouvait dans l'impossibilité de régler ses dépenses.

Après le recul de l'activité industrielle dans les vingt-cinq dernières années et la montée du chômage engendrée par les privatisations, ce fut l'effondrement pur et simple de l'activité. Certains secteurs, le pétrole, la chimie notamment, furent épargnés mais ils étaient toujours soutenus par l'État. En revanche, la chute fut dure pour l'automobile (-40 %), le textile (-26 %), le ciment (-20 %), la mécanique (-19 %), les matières plastiques transformées (-19 %) et le verre (-18 %). Le chômage s'envola encore jusqu'à concerner 30 % de la population active cela dans un pays où, quand tout est normal, il faut cumuler deux emplois pour survivre.

En 1945, sous Peron, la part des salaires représentait 50 % du produit intérieur brut, en 1975 43 % et en 2000 seulement 20 %. Ce furent les grandes entreprises qui empochèrent la différence dans cette dépréciation du niveau de vie de la classe ouvrière. En 1999, la rémunération des plus pauvres ne représentait plus que 13,6 % du PIB. Celle des couches moyennes 34,6 %. Ces deux catégories étaient en diminution, celle des travailleurs plus que celle de la petite bourgeoisie. En revanche, les revenus des plus riches avaient grimpé pour atteindre 52,3 % du PIB. En vingt-cinq ans, les travailleurs avaient perdu les deux tiers de leur pouvoir d'achat.

La plongée dans la misère fut rapide, s'étendant en quelques mois à plus de la moitié des quelque 35 millions d'Argentins. La crise n'effleura qu'à peine les classes possédantes. En revanche, les couches les plus populaires, concentrées dans la province du grand Buenos Aires mais également dans les régions déshéritées du nord-ouest du pays, furent frappées de plein fouet. Dans un pays grand producteur de produits agricoles, pour plus de la moitié de la population, manger chaque jour devenait un problème !

La faillite économique fit finalement converger le mécontentement des plus pauvres avec celui des classes moyennes, qui se retrouvèrent ensemble devant le palais présidentiel, les 19 et 20 décembre 2001, derrière le slogan "qu'ils s'en aillent tous !", une formule qui visait l'ensemble de la classe politique et illustrait le discrédit qui frappa alors les dirigeants des principaux partis politiciens. Le président De la Rua (et son parti radical) en fit directement les frais et dut quitter précipitamment la Maison Rose (la Casa Rosada, siège de la présidence) en hélicoptère.

Alternance entre péronistes

Depuis cette fin peu glorieuse, le parti radical est désormais exsangue. Il n'a obtenu que 2,34 % des voix au premier tour de l'élection présidentielle de 2003. Quant au parti péroniste, traversé par divers courants, il a aligné trois candidats à l'élection présidentielle. En l'absence d'autre opposition crédible, le parti péroniste joue en quelque sorte tous les rôles de l'alternance politique.

Depuis décembre 2001 se sont succédé deux dirigeants péronistes. Eduardo Duhalde a assuré l'intérim jusqu'au premier tour de l'élection présidentielle d'avril 2003. Le second tour devait opposer les deux péronistes arrivés en tête : Carlos Menem, l'ex-président, et Nestor Kirchner, le gouverneur de la province de Santa Cruz. Ce dernier était donné gagnant puisque son adversaire était très largement déconsidéré. Quand Menem comprit qu'il ne l'emporterait pas, il priva Kirchner d'un succès dans les urnes en renonçant à se présenter.

Depuis son arrivée à la présidence, le 25 mai 2003, Kirchner a marqué une certaine continuité avec Duhalde en reconduisant son ministre de l'Economie, Roberto Lavagna. Profitant de la déconfiture du parti radical, Kirchner s'est positionné au centre-gauche. On est loin cependant des années de naissance du mouvement péroniste et de la conjoncture économique qui avait à l'époque permis au général Peron de prendre certaines mesures qui lui avaient apporté le soutien de la classe ouvrière, comme le "treizième mois" resté dans la mémoire populaire. Menem avait fait le choix d'apparaître ouvertement comme l'homme des milieux d'affaires. Kirchner sert les mêmes intérêts mais il cherche, à la manière des partis sociaux-démocrates, un appui du côté des couches populaires. Seulement, il a tout au plus à distribuer de maigres subsides aux chômeurs, et si possible à ses conditions.

Pour renforcer son image d'homme "de gauche", après avoir invité Castro à son investiture et s'être affiché avec le Brésilien Lula ou le Vénézuélien Chavez, il a reçu Hebe Bonafini, la principale porte-parole des Mères de la Place de Mai. En même temps, il a fait des gestes dans le sens d'une relance des poursuites contre les tortionnaires de la dictature. A la mi-août 2003, les députés argentins ont annulé les lois d'amnistie que le radical Alfonsin avait fait adopter pour protéger les tortionnaires. Kirchner a aussi abrogé un décret interdisant l'extradition des criminels de la dictature, ce qui devait permettre, en théorie, d'extrader ceux que réclament des juridictions étrangères. C'était notamment le cas en Espagne où le juge Baltasar Garzon, qui avait déjà lancé des poursuites contre le dictateur chilien Pinochet, cherchait à faire condamner les militaires responsables de la disparition de citoyens espagnols. Mais finalement, le gouvernement Aznar a retiré cette demande d'extradition en déclarant que c'était à l'État argentin de s'en occuper. Ce qui, en attendant que cela se fasse, si cela se fait, laisse de toute façon du temps aux anciens tortionnaires.

Si on en juge par les résultats électoraux obtenus par les amis politiques de Kirchner, son attitude a porté quelques fruits. C'est l'un des aspects du retour du régime parlementaire, on vote désormais beaucoup en Argentine. Depuis la présidentielle d'avril-mai 2003, les Argentins ont voté à de multiples reprises pour renouveler aussi bien les gouverneurs des provinces que les conseillers municipaux. On vote beaucoup mais cela ne veut pas dire qu'on change le personnel politique. "Qu'ils s'en aillent tous", criaient les manifestants de décembre 2001, mais les politiciens visés par ce slogan sont restés en place. Ainsi, sur vingt élections de gouverneurs de province convoquées en 2003, dix-huit ont été emportées par les "sortants". Dans certaines, le gouverneur se représentait et il a été réélu, notamment, dans huit provinces parmi les plus peuplées. Dans les autres, le "bras droit" du gouverneur sortant a pris sa succession.

A l'exception de deux ou trois provinces où les gouverneurs ont affiché une certaine indépendance, on a vu, avec un bel ensemble, les gouverneurs, ou leurs successeurs, se transformer de soutiens de Menem en soutiens de Kirchner. Et ce pragmatisme des politiciens, on le retrouve aussi au niveau du Parlement comme des municipalités.

Au Congrès, le parti justicialiste (le nom officiel du parti péroniste) est assuré de la majorité aussi bien à la Chambre des députés qu'au Sénat, tandis qu'il gouverne quinze des vingt-quatre provinces.

Même si, au terme de six mois de présidence, Kirchner peut estimer avoir réussi à gagner un certain crédit, celui-ci devrait fondre assez vite dès lors qu'il lui faudra mettre en oeuvre une nouvelle politique d'austérité, imposée par la reprise du remboursement de la dette, qui était suspendu depuis décembre 2001.

Un "habile négociateur" au service des possédants

L'économie argentine connaît ces derniers mois une certaine reprise. Sa progression est de l'ordre de 8 % actuellement. Mais elle est encore loin d'avoir retrouvé le niveau qui était le sien avant la faillite de 2001. Cela n'a pas empêché les grandes puissances impérialistes d'imposer que revienne au premier plan le remboursement de la dette et que soient prises des mesures qui favoriseraient à nouveau les grandes entreprises.

Depuis septembre 2003, les négociations ont en effet repris avec le FMI. Le total de la dette argentine frise les 180 milliards de dollars (178,8 exactement). Plus de la moitié de cette somme (94,3 milliards de dollars) est dite "en défaut", et donc n'a pas été remboursée à l'échéance prévue.

Le 25 septembre, le FMI a accepté, en principe, la proposition de Kirchner d'honorer seulement 25 % de sa dette publique non reconvertie après décembre 2001 et contractée envers des créanciers privés. Bush, à qui Kirchner avait fait allégeance quinze jours avant, a salué ainsi sa proposition : "Je vous félicite à nouveau pour l'accord avec le FMI. Maintenant, il faut négocier fermement avec les créanciers privés".

Dans la renégociation en cours, le rapport de force n'est évidemment pas en faveur de l'État argentin, pris dans l'étau des exigences des grandes puissances et des grands groupes capitalistes, mais Kirchner s'est servi de cet accord de principe pour se présenter, à quelques jours d'une nouvelle échéance électorale, comme un "habile négociateur". Le problème est que ce prétendu talent est de toute façon au service des possédants, pas de la population pauvre.

La proposition était d'autant plus facile à accepter pour le FMI qu'elle ne concerne pas les prêts que celui-ci a faits à l'État argentin. Leur remboursement, un peu plus de 21 milliards de dollars, est garanti. En revanche, les autorités argentines se proposent d'effacer 75 % de la partie de la dette qui concerne un demi-million de créanciers privés italiens, allemands, américains, japonais, mais surtout argentins, porteurs de 152 variétés différentes de bons publics, émis pour une valeur globale de 87 milliards de dollars. Outre 75 % de cette somme, les porteurs de ces bons perdraient les 13 milliards de dollars d'intérêts qui y sont liés. Les bons des porteurs concernés seraient échangés contre des titres d'une valeur inférieure de 75 %. Cette formule léserait surtout ceux qu'il est convenu d'appeler les "petits porteurs", notamment des fonds de pension, y compris argentins.

Cette proposition a évidemment fait hurler les porte-parole des créanciers. Depuis, on s'agite dans la coulisse. Les créanciers européens font pression sur leurs États respectifs qui, à leur tour, font pression sur le FMI. Et celui-ci pèse à son tour sur les autorités argentines, qui à leur tour cherchent à apparaître comme les meilleurs défenseurs des intérêts de la population argentine. Mais, en pratique, l'État argentin a repris ses remboursements.

Le FMI a également accepté la prévision des dirigeants argentins d'un excédent budgétaire de 3 %. Ce surplus est censé garantir que l'Argentine remboursera bien ce qu'elle doit au FMI. À titre de comparaison, celui-ci avait exigé 4,25 % pour renouveler sa confiance au Brésil. Chaque mois, on discute du montant de l'excédent budgétaire et des moyens ainsi dégagés pour effacer la dette. Avec les intérêts qui courent, même en admettant que l'ardoise des créanciers privés en reste à la proposition d'un effacement de 75 %, l'État argentin a d'ores et déjà remboursé plus qu'il n'a touché.

Ceux qui justement ont été les principaux responsables de la débâcle de l'économie argentine, que ce soit les grandes entreprises, argentines ou européennes, qui ont pillé pendant des années la richesse du pays, ou que ce soit le "syndic" des prêteurs de capitaux (le FMI), qui permettait par ses prêts la poursuite du pillage, tous ceux-là, qui ont mis le pays à genoux et plongé dans la misère la grande majorité de la population, sont aussi ceux dont les intérêts ont toujours été et restent les mieux protégés. Dès le moratoire de la dette en décembre 2001, les principales banques concernées avaient pu reconvertir leurs créances, au prix de pertes moins élevées, proportionnellement, que celles qui menacent maintenant les créanciers privés.

En outre, l'État argentin s'est engagé à dédommager les banques qui ont souffert de la fin de la convertibilité du dollar en peso, soit une dévaluation d'environ 60 % du peso par rapport au dollar.

En revanche, rien n'est prévu ni programmé par ce gouvernement pour garantir les intérêts de la population. On a vu que c'est elle qui a fait les frais de l'effondrement de l'économie argentine, sur le long terme comme dans sa forme brusque, et cela tandis que la part des possédants dans le revenu national, elle, ne faisait qu'augmenter. Mais d'autres mauvais coups se préparent. Kirchner s'est engagé à accélérer la procédure pour permettre d'augmenter les tarifs actuellement gelés des services publics. Il s'agit là d'une exigence des différents groupes capitalistes qui se sont partagé les services publics.

La population sera lésée d'une autre façon : tout l'argent que l'État va dégager pour rembourser sa dette, c'est autant que les classes les plus pauvres auront à payer. Dans la situation présente où il y a une certaine reprise de l'activité économique, celle-ci profite essentiellement au patronat. Le nombre de personnes dans la pauvreté ne diminue pas.

Les chômeurs n'ont pas d'autre choix que de lutter

Seul un mouvement d'envergure de la classe ouvrière pourrait imposer un autre partage des richesses produites. Mais l'existence, depuis cinquante ans, dans la classe ouvrière, du courant péroniste, ne serait-ce que sous la forme de l'appareil syndical de la CGT, a marginalisé les courants socialistes ou communistes authentiques, en développant notamment les préjugés nationalistes au détriment des perspectives internationalistes. Ensuite, la dictature militaire qui avait ménagé les bureaucrates syndicaux de haut rang a été impitoyable avec les militants combatifs. Enfin, la faillite récente, qui a contraint toute la population les chômeurs bien sûr mais aussi les salariés qui ont gardé leur emploi et dont les salaires sont tout à fait insuffisants à vivre d'expédients, pèse d'une façon négative, dans le sens de la démoralisation, et rend difficile de trouver une issue à cette crise.

Depuis 1993, avec les premières explosions sociales, les luttes ont été surtout le fait de travailleurs dont les salaires n'étaient pas payés ou, le plus souvent, de chômeurs, qui étaient au pied du mur et n'avaient plus que la lutte pour essayer d'obtenir un subside quelconque. C'est dans ce contexte que s'est développé le mouvement des chômeurs, qui a multiplié les barrages routiers pour faire pression sur les autorités. C'est de cette forme d'action qu'ils tirent leur nom de piqueteros. Avec la faillite économique, cette lutte des chômeurs a pris de l'ampleur en 2000 et 2001. Mais évidemment, du fait même que les chômeurs sont hors de la production, ce mouvement ne pèse pas du même poids que la lutte que pourraient mener les travailleurs qui restent salariés.

Le deuxième anniversaire des journées du 19 et du 20 décembre 2001 a donc surtout été commémoré par les différents mouvements de chômeurs, et guère par les couches moyennes démobilisées par la fin de l'encadrement des comptes bancaires, ce qui a rendu les assemblées de quartier, apparues après décembre 2001, moins actives. La manifestation des dizaines de milliers de chômeurs a été importante. Elle était l'aboutissement de plusieurs manifestations et barrages routiers organisés par les mouvements de chômeurs depuis le mois de septembre pour protester contre les menaces qui pèsent sur leurs subsides.

Sont en cause à la fois le montant de ces subsides, le travail que le bénéficiaire de l'aide est censé fournir en contrepartie et, enfin, le mode de répartition : dans un pays où le clientélisme est une seconde nature des partis et des syndicats, être en mesure de distribuer des subsides aux chômeurs est une façon de faire passer sous son contrôle ceux à qui on les distribue, notamment les principaux mouvements de chômeurs. Le gouvernement voudrait que la distribution des aides soit plutôt faite par des organisations de chômeurs qui lui font allégeance. Il songe aussi à une sorte de carte de crédit qui ferait dépendre les chômeurs uniquement de lui. Il souhaiterait aussi que l'aide ainsi octroyée ne soit pas donnée sans que le chômeur fournisse en échange un certain travail, ce qui est déjà plus ou moins le cas mais pas systématiquement (les aides aux chômeurs s'appellent d'ailleurs des "plans de travail", et cela concerne des millions de personnes).

Depuis ses origines, le mouvement des chômeurs est traversé par des courants divers : une aile modérée, dont les dirigeants se comportent comme n'importe quelle bureaucratie syndicale et échangent le crédit qu'ils ont sur une fraction des chômeurs contre des avantages en représentation tout en soutenant la politique gouvernementale. Cette aile a des liens avec une partie de la bureaucratie syndicale et des élus parlementaires. Elle menait déjà cette politique avec le gouvernement radical, elle la poursuit avec les péronistes. L'aile radicale, représentée par le Mouvement des chômeurs et des retraités de Raul Castells, ou le Pôle ouvrier, animé par des militants trotskystes du Parti ouvrier, invite les chômeurs à lutter. Entre ces deux ailes, oscillent plusieurs organisations qui se méfient des compromis des uns avec les autorités, mais aussi des courants les plus radicaux.

A la faveur de cette crise, il y a eu un rapprochement entre les mouvements de chômeurs et la fraction minoritaire de salariés qui ont repris des entreprises après que leur patron ait renoncé. Cela concerne quelque 120 à 150 entreprises et environ 10 000 travailleurs, donc surtout de petites entreprises. Cette réponse des travailleurs était née elle aussi de la faillite. D'une certaine manière, elle relève aussi des expédients que les travailleurs ont dû trouver pour survivre. Elle a cependant obtenu un petit succès quand, par exemple, les travailleurs de l'entreprise Brukman ont obtenu, grâce à un jugement en leur faveur, la réouverture de leur entreprise et la relance de son activité.

Mais ces mouvements n'ont pas la force d'entraîner la grande majorité des travailleurs qui conservent un emploi, qu'ils craignent évidemment de perdre, et restent, de différentes façons, sous l'emprise de la bureaucratie syndicale de la CGT, qui soutient d'autant plus volontiers l'actuel président péroniste que celui-ci a pris une pose "de gauche".

La presse patronale, ainsi qu'une partie de son entourage, pousseraient Kirchner à employer la manière forte contre les chômeurs les plus radicaux, ce qui satisferait la fraction des couches moyennes exaspérée par les barrages routiers. Mais, pour le moment, Kirchner a plutôt évité ce choix, même s'il y a eu parfois des accrochages violents avec la police.

Il hésiterait d'autant plus si se constituait face à lui un front uni des chômeurs et des salariés encore en activité, qui manque cruellement pour que les classes laborieuses ne restent pas les seuls créanciers jamais remboursés de la faillite capitaliste.

14 janvier 2004