Malgré le fait que Chirac et Jospin ne soient pas encore officiellement déclarés, les différents candidats à l'élection présidentielle sont sur les rangs, et leurs programmes électoraux annoncés. Si tant est qu'on puisse parler de programme à propos de promesses électorales qui ne les engagent pas plus que la promesse de mettre fin à la "fracture sociale" n'avait engagé Chirac en 1995, pas plus que la promesse d'empêcher les licenciements de Renault-Vilvorde n'avait en quoi que ce soit engagé Jospin.
Dans la droite dite classique, bien malin qui peut dire ce qui distingue la politique d'un Madelin de celle d'un Bayrou. Madelin se veut le champion d'un libéralisme à tout crin, c'est-à-dire d'une suppression plus poussée des réglementations qui entravent, selon lui, la liberté des entrepreneurs, c'est-à-dire des patrons. Bayrou défend, de façon plus onctueuse, plus équilibrée dit-il, les mêmes thèmes. Pasqua le fait d'une manière plus musclée. Quant à ceux qui parlent au nom de Chirac, ils disent, chacun à sa manière, les mêmes choses. Chacun essaye de s'adresser à ce qu'il considère comme sa clientèle électorale. Mais ils se retrouveront tous ou presque à appeler à voter Chirac au second tour. Et s'ils ne le faisaient pas, ce serait bien plus pour des raisons relevant de l'affrontement des ambitions, de calculs politiciens, qu'à cause de divergences sur la politique à mener. D'ailleurs, s'ils en ont l'opportunité, ils peuvent fort bien se retrouver ministres ou même Premier ministre, comme d'autres qui actuellement se bousculent dans le sillage de Chirac et qui, eux, ne sont pas candidats à la présidence. Bayrou a été ministre de l'Education nationale ; Madelin ministre de l'Economie et des Finances ; Pasqua ministre de l'Intérieur de 1993 à 1995, dans les gouvernements Balladur et Juppé. Et ils pourraient tout aussi bien de nouveau l'être.
Car, en fait, leur positionnement dans la campagne actuelle n'indique rien sur la politique qu'ils mèneront demain. La seule certitude, c'est que ce sera une politique de droite. Même un Le Pen, si l'on se fie à certaines déclarations faites à la presse, paraît tenté par l'idée de trouver une place dans une combinaison politique de droite. Il s'est présenté récemment comme un homme du centre-droit, élu lorsqu'il était jeune député dans une formation, le CNI, dirigée par Antoine Pinay. Le choix de tenter de s'intégrer à la droite parlementaire classique ne lui demanderait même pas de renier sa xénophobie et ses divagations réactionnaires. Son langage n'est pas bien éloigné de celui de Pasqua ou de nombre de ténors du RPR. Et, après tout, cette voie a réussi à l'ex-néo fasciste italien Gianfranco Fini, que Berlusconi a intégré dans son équipe, ou à Jörg Haider en Autriche. Elle est sans doute possible, mais il n'est pas certain que Le Pen l'ait choisie, et encore moins que cela lui réussisse.
Chevènement, lui, chevauche allègrement la ligne de partage entre la droite et la gauche, si tant est qu'une telle ligne existe. On l'a vu caracoler à Porto Alegre pour y faire des leçons de morale contre la mondialisation. On le voit animer les salons, s'entourant de personnages issus à la fois de la gauche, et même de l'extrême gauche, et de la droite y compris de la limite de l'extrême droite. Le vicomte Philippe de Villiers s'est déclaré séduit par la démarche de l'ancien ministre de l'Intérieur de Jospin. Et Max Gallo, son porte-parole, a déclaré s'en féliciter. "Peu importe d'où l'on vient, a-t-il déclaré, l'essentiel est de savoir où l'on va. (...) En 1940, autour du général de Gaulle, il y avait des monarchistes, des cagoulards et des gens du Front populaire. C'est ça le rassemblement". Pour un champion des "valeurs républicaines", ces propos sont édifiants, mais ne constituent pas vraiment une surprise. Chevènement, que certains classaient parmi les composantes de l'extrême gauche dans les années soixante-dix, se trouve parfaitement à l'aise dans la recomposition qu'il tente de réaliser autour de sa personne. Il affirme haut et fort ne pas avoir changé. Et nous ne le contredirons pas. Car c'est vrai qu'il n'y a aucune rupture entre la démarche d'un homme qui se trouvait aux côtés de Mitterrand au congrès d'Epinay, parmi les fondateurs du PS, qui fut ensuite par trois fois ministre dans un gouvernement socialiste, et son positionnement actuel. Souverainiste, mot poli pour ne pas dire nationaliste et chauvin, il l'a toujours été. On l'a bien vu lorsque, ministre de l'Education nationale, il prétendait rendre obligatoire l'apprentissage de la Marseillaise et l'enseignement de la morale civique dans les écoles. Il est significatif que, ministre de l'Intérieur du gouvernement Jospin, il ait donné son nom à la loi perpétuant les sinistres lois Pasqua-Debré, qui réglementent de façon policière l'octroi de papiers aux travailleurs immigrés en ayant fait la demande. Comme est significative son affirmation dans le quotidien Le Parisien du 4 février selon laquelle il pourrait, s'il était élu, tout aussi bien choisir un premier ministre de droite qu'un premier ministre de gauche.
Tout comme au sein de la droite, au sein de la gauche plurielle, on assiste bien évidemment aux heurts des ambitions entre les hommes et les formations sur lesquelles ils s'appuient. Quand des hommes et des femmes comme Laurent Fabius, Dominique Strauss-Kahn ou Martine Aubry disent qu'ils préparent l'avenir, c'est aussi de leur avenir personnel qu'ils parlent. C'est un moyen commode de dire tout et son contraire et, à l'intérieur du PS, chacun joue sa partition. Mais cette diversité a l'avantage de faire entendre à chacun la chanson qu'il a envie d'entendre. Quand Strauss-Kahn ou Fabius laissent entendre qu'ils verraient d'un bon oeil l'instauration des fonds de pension et la mise en place de la retraite par capitalisation, quand Fabius fronce les sourcils lorsque l'on évoque une remise en cause du régime de l'avoir fiscal pour la distribution des dividendes exceptionnels, cela plaît à l'électorat de droite. Lorsque Emmanuelli ou les membres de "la gauche socialiste" dénoncent une orientation par trop libérale, cela laisse l'illusion qu'il y aurait au sein du PS des hommes ou des courants qui peuvent freiner une dérive à droite. Cela s'appelle ratisser large, avant même que Jospin ait à se prononcer. Le temps venu, il fera la synthèse, terme fort commode et souvent utilisé par les socialistes, mais surtout il fera, s'il est toujours aux affaires, la même politique que celle qu'il a appliqué depuis cinq ans. C'est-à-dire celle formulée par Strauss-Kahn et Fabius, qui tous deux se sont trouvés à la tête du ministère de l'Economie et des Finances.
Cette même diversité de façade, on la retrouve dans la coalition dite de la gauche plurielle. Et elle joue le même rôle auprès des électeurs, celui d'attrape-votes au profit, au second tour, de Jospin, puisque les dirigeants des composantes de cette coalition disent à l'avance qu'ils ne peuvent faire autrement qu'appeler à voter Jospin au second tour, pour battre Chirac et la droite. Robert Hue l'a dit, tout comme Noël Madère. Et si les échanges verbaux se durcissent entre partenaires, c'est qu'à l'approche des élections ils sont en concurrence. Ne serait-ce que pour faire monter les enchères dans les marchandages en cours. Globalement, cette surenchère ne peut nuire à Jospin, d'autant qu'elle reste dans le cadre limité et artificiel de la joute électorale. Mais dans cette élection, il y a un autre enjeu pour les Verts, le PAF et même le PDG. Car au-delà de la première élection, l'élection présidentielle, qui aura lieu le 21 avril pour le premier tour et le 5 mai pour le second, il y aura des élections législatives un mois plus tard, le 10 juin. Le moteur de la surenchère qui gagne aujourd'hui les candidats de la gauche plurielle concurrents de Jospin est là.
Les Verts, par exemple, sont bien plus préoccupés par cet enjeu que par les revendications écologiques dont ils ont su, depuis cinq ans, faire leur deuil. Ils discutent âprement pour que le PS, sans le consentement duquel ils ne peuvent espérer avoir des élus à l'Assemblée nationale, leur accorde un maximum de circonscriptions gagnables, c'est-à-dire dans lesquelles ne sera pas présenté de candidat socialiste. Les Verts sont d'autant plus pressés d'obtenir un accord qu'ils sont en meilleure situation avant l'élection présidentielle. Car, pour justifier leurs exigences, ils argumentent à partir des résultats des élections européennes de 1999, plus favorables pour eux que ceux des précédentes élections présidentielles. Aux Européennes de 1999, en effet, ils avaient obtenu 9,72 % des suffrages, alors qu'aux élections présidentielles précédentes les résultats avaient été moins brillants : 3,87 % en 1981, avec pour candidat Brice Lalonde ; 3,77 % en 1988, avec pour candidat Antoine Waechter ; 3,32 % en 1995 avec pour candidate Dominique Voynet. Obtenir des députés, et si possible en nombre suffisant pour pouvoir constituer un groupe parlementaire, est donc l'enjeu essentiel des Verts dans cette période, afin de continuer à jouer un rôle dans une combinaison politicienne. Avec la gauche, si elle l'emporte ? Avec la droite, le cas échéant ? La voie reste ouverte. Et ce n'est pas l'itinéraire de Noël Mamère, ex-partenaire de Brice Lalonde, lui-même rallié à Madelin, qui nous prouverait qu'une telle hypothèse est contraire à la nature des Verts
La situation du PCF est, elle, un peu différente. Non pas qu'il ne soit pas confronté aux mêmes problèmes que les autres partenaires. Lui aussi a besoin de marchander des circonscriptions. Mais à la différence des Verts, il dispose de fiefs locaux ou régionaux qui lui permettent d'espérer avoir des élus sans avoir à recourir à la complaisance du PS, sauf si ce dernier décidait de ne pas se désister en faveur d'un candidat du PCF mieux placé que le sien. Cela s'est déjà vu.
Mais globalement, l'orientation politique choisie par la direction du PCF, qui ne date d'ailleurs pas de 1997, le contraint à rester à la remorque du PS, s'il veut garder la possibilité d'être associé aux affaires et, si possible, au gouvernement. Lui n'a pas, contrairement aux Verts, d'autres possibilités d'alliance.
Son influence électorale ayant régulièrement régressé, elle se situe derrière celle des Verts. C'est ce que ces derniers proclament, pour prétendre qu'ils seraient devenus la deuxième force de "la gauche plurielle". C'est vrai si l'on se réfère aux élections européennes de 1999, puisque la liste "Bouge l'Europe" conduite par Robert Hue ne recueillit à cette occasion que 6, 78 % des suffrages. Mais cela ne l'est pas si on considère les précédentes élections présidentielles.
Mais cette façon d'évaluer le poids des uns et des autres n'est pas la seule, ni la meilleure. Le rôle que joue le PCF ne résulte pas seulement de son influence électorale. Il est lié à l'influence qu'il garde encore, même de façon amoindrie, au sein de la population laborieuse. Son rôle est lié à un enracinement qui n'a pas disparu et qui vient de loin. Entre les Verts et le PCF, il n'y a pas photo. Il peut encore jouer un rôle dans la vie sociale, dans les mouvements sociaux, ne serait-ce qu'en les contrôlant, rôle que les Verts sont bien incapables de jouer, en admettant qu'ils aient la volonté de s'aventurer sur un terrain qui leur est totalement étranger. C'est à partir de cet élément que le PS a fait le choix en 1997, comme Mitterrand l'avait fait en 1981, d'enrôler le PCF dans le gouvernement, pour y jouer le rôle de garde-fou social et de caution de gauche d'un gouvernement qui, par ailleurs, n'a rien fait pour mériter ce qualificatif.
Ce n'est pas un problème pour Jospin, c'est même un avantage pour lui, si les composantes de sa majorité actuelle s'engagent dans la bataille électorale chacun sous sa bannière et derrière son candidat.
Tous lancent des diatribes contre un gouvernement qu'ils ont soutenu sans faiblir et auquel ils fournissent des ministres, et leurs votes au Parlement à chaque fois que ce vote est nécessaire pour qu'il obtienne une majorité.
A entendre aujourd'hui Mamère, la politique de ce gouvernement serait exécrable.
Le PCF est passé des mises en garde à répétition à une critique plus radicale, allant jusqu'à affirmer, par la voix de Marie-Georges Buffet, que la participation du PCF à un futur gouvernement de gauche n'était pas forcément automatique. Propos sans conséquences. D'une part, parce que le choix ne dépend pas que du PCF. Il faudrait d'abord que la gauche prise au sens qu'on lui donne actuellement remporte une majorité lors des élections législatives de juin prochain et soit donc en situation de constituer le gouvernement. Il faudrait en outre que le PS consente à choisir d'y associer le PCF, ce qui n'a rien d'automatique, le PS ayant le choix de nouer d'autres alliances vers sa droite, qu'il saura, faisons-lui confiance, baptiser de "centre de progrès" ou de tout autre dénomination.
Et puis ce ne serait pas la première fois que les dirigeants du PCF disent une chose un jour pour faire le contraire quelques semaines plus tard. Sans remonter trop loin, il n'y a pas si longtemps, en 1997, à la veille de la décision du PCF d'entrer dans le gouvernement Jospin, Robert Hue répétait à qui voulait l'entendre qu'il "n'était pas question de refaire ce qui avait échoué en 1981", allusion à la participation gouvernementale du PCF entre 1981 et 1984, dont le bilan avait déjà été désastreux. On a vu depuis cinq ans que les dirigeants du PCF ont dû une nouvelle fois avaler des couleuvres. Mais, du même coup, le PCF a imposé ce régime à ses militants et aux travailleurs qui ont dû le subir à leur corps défendant.
Comme on peut le constater, cette campagne comme les précédentes ressemble à un théâtre d'ombres sans grand rapport avec ce qui sera la réalité politique dans trois mois.
Et si l'on ne peut savoir qui sauf coup de théâtre de Chirac ou de Jospin siégera à l'Elysée au lendemain du 5 mai prochain, si l'on ignore aussi quelle majorité sortira des élections législatives qui suivront un mois plus tard, il n'y a malheureusement aucun doute sur l'orientation de la politique qui sera menée par ces gens-là dans les mois et les années qui viennent. On peut être sûr qu'elle se situera dans la continuité de la politique d'aujourd'hui qui elle-même se situe dans le prolongement de la politique du gouvernement précédent.
Alors, autant dire que, quel que soit le président élu, il n'y aura pas de changement de politique du point de vue des intérêts des travailleurs. Le deuxième tour ne pourra même pas servir de démonstration politique.
Seul, le premier tour permet d'exprimer un choix politique. Lutte ouvrière a présenté en conséquence, comme à chaque élection présidentielle depuis 1974, sa candidate, Arlette Laguiller. Nous le faisons, comme nous l'avons toujours fait, car c'est une tradition dans le mouvement communiste révolutionnaire de se présenter aux élections, occasion de défendre une politique devant l'ensemble des électeurs, occasion aussi de permettre à l'électorat de se prononcer sur cette politique.
Comme lors des élections précédentes, nous défendons dans cette élection une politique et des mesures qui correspondent aux intérêts politiques de la classe ouvrière dans un contexte donné, marqué par la gravité du chômage, par les licenciements massifs perpétrés y compris et surtout par les entreprises capitalistes les plus puissantes et qui rapportent le plus de profits.
Il ne suffit évidemment pas que des millions de femmes et d'hommes expriment leur refus de la politique qu'on leur a fait subir pour que cela change le sort du monde du travail. Mais le bulletin de vote peut non seulement contribuer à dire ce que l'on pense, mais il peut servir à se compter. Et plus nombreux seront ceux qui diront qu'ils refusent de considérer le chômage et les licenciements comme des fatalités et l'exprimeront par leurs votes, plus cela pourra contribuer à renforcer le moral des classes populaires et à inverser le rapport de forces en leur faveur. Ce vote au premier tour sera en même temps un moyen pour dire qu'elles n'acceptent plus qu'une minorité s'enrichisse en exploitant le travail du plus grand nombre.