A l'époque, le peuple russe était traditionnellement décrit comme patient et les moujiks comme des boeufs. Cette patience a cessé en février 1917. Partie d'une manifestation de femmes, l'explosion populaire a balayé en quelques jours la dynastie des Romanov qui avait opprimé la Russie pendant trois siècles.
Ce sont les ouvriers et les soldats qui ont fait la révolution. Ce sont eux qui ont renversé le tsar et son régime. Mais aussitôt le tsarisme écroulé, ce sont des banquiers, des hommes de loi, des professeurs et des politiciens qui se sont installés au pouvoir, ont constitué le nouveau gouvernement, se sont proclamés les dirigeants de la révolution. Et c'est, au nom de celle-ci, qu'ils ont ordonné aux paysans et aux ouvriers sous l'uniforme de retourner au front et, à ceux qui n'étaient pas mobilisés, de retourner soit aux machines, soit à la terre, sans changer quoi que ce soit, sans même chercher à arrêter la folie guerrière.
La révolution aurait pu s'arrêter là. Les puissances impérialistes alliées à la Russie ont aussitôt reconnu ce gouvernement provisoire prétendument révolutionnaire, si prompt à renvoyer les soldats dans les tranchées. Tant que la révolution ne se traduisait que par un changement de régime, mais n'accordait ni la paix aux soldats, ni la terre aux paysans, ni le pain aux ouvriers, et surtout, tant qu'elle ne touchait pas à la domination sociale des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie, les chefs des puissances impérialistes étaient tous prêts à chanter les vertus de la révolution.
Il est significatif que, ces jours-ci, alors que l'on n'entend s'exprimer que les adversaires de la révolution russe, ceux-ci n'ont d'indulgence que pour la révolution de février.
En rappelant comment les masses populaires s'étaient fait déposséder de leur révolution en 1789 en France ou en 1848 en Allemagne, la grande révolutionnaire allemande Rosa Luxembourg, apprenant la révolution de février dans la prison où elle était enfermée pour s'être opposée à la guerre, se demandait avec inquiétude : "les ouvriers russes se laisseront-ils encore berner ?".
Eh bien, non, les ouvriers russes ne se sont pas laissé berner par la bourgeoisie ! Malgré leur faiblesse numérique, ils avaient pour eux deux choses capitales.
Ils avaient une expérience de luttes riche et variée sous le tsarisme qui avait culminé en 1905 après une autre guerre, la guerre russo-japonaise, en une véritable révolution. Une révolution où la classe ouvrière, seule dans la lutte contre le tsarisme, avait été vaincue. Mais où elle avait appris beaucoup de choses ; où elle avait fait lever en son sein des dizaines de milliers de cadres révolutionnaires ; où, surtout, pour la première fois dans l'histoire, elle avait fait surgir ces comités représentatifs des masses en lutte, ces "conseils" ou "soviets" en russe, qu'elle allait tout aussi spontanément recréer en 1917. Lénine affirmait souvent que, sans la grande école que fut la révolution de 1905 pour de larges masses ouvrières, sans cette "répétition générale", le prolétariat n'aurait probablement pas pu vaincre en 1917. Car, contrairement à la vision bornée ou intéressée des intellectuels de la bourgeoisie, la révolution d'Octobre ne fut pas un coup d'Etat réussi, par un parti, mais se fit avec le soutien actif et la participation collective et consciente de millions d'ouvriers et de paysans, en uniforme de soldat ou pas.
Cela n'est en rien contradictoire avec le fait que le parti bolchévik assura la victoire de cette révolution partie des profondeurs des masses populaires. Car, comme le craignait Rosa Luxembourg, les masses auraient pu se laisser berner et déposséder de leur révolution.