Les résultats, lors des dernières élections législatives, de la coalition Izquierda Unida (la Gauche Unie, qui regroupe autour du Parti communiste espagnol la plupart des courants de gauche et d'extrême gauche extérieurs au Parti socialiste) ont certainement déçu de nombreux militants car, par rapport aux espérances affichées, IU (Gauche Unie) a subi un échec relatif. Elle a certes enregistré une légère augmentation en pourcentage et en nombre de députés au niveau national, mais elle a subi un échec retentissant aux élections andalouses (dans ce qui était le fief de Julio Anguita, le secrétaire général du PCE).
Surtout, on est bien loin du "sorpasso", suivant le terme italien utilisé pour qualifier la progression du Parti de la démocratie socialiste (l'ex-PC italien), largement repris par la presse espagnole et d'un quelconque rééquilibrage au sein de la gauche par rapport au Parti socialiste, PSOE, de Felipe Gonzalez.
Au niveau électoral, malgré 14 ans de gouvernement socialiste au service de la bourgeoisie, IU, la gauche unie autour du PCE, récupère donc bien peu des électeurs mécontents du PSOE. La grande majorité des travailleurs a une fois de plus voté pour le parti de Gonzalez, pour s'opposer à la droite.
Mais il est vrai que l'attitude politique d'Izquierda Unida dans les mois qui ont précédé les élections n'a pas offert aux travailleurs des raisons nettes et claires de voir les choses autrement. Toute la campagne d'IU, toute son organisation politique se sont situées exclusivement dans le cadre institutionnel, dans une perspective parlementaire et gouvernementale. IU a bien organisé quelques manifestations, mais toujours dans le cadre électoral et sur des thèmes bien vagues et symboliques.
Julio Anguita a d'abord joint sa voix au Parti populaire d'Aznar pour exiger tout au long de l'année 1995 le départ de Gonzalez et la convocation de nouvelles élections. Face aux attaques gouvernementales et patronales, face aux scandales, IU ne cessait de dire aux travailleurs qu'il fallait... réélire des députés, alors que tout le monde savait que ces élections allaient certainement se traduire par la victoire du PP.
Dans certaines régions, IU s'est même permis de participer à quelques man uvres parlementaires ou municipales avec le PP, démontrant ainsi aux travailleurs que, sur le plan de la chasse aux postes et des magouilles politiciennes, IU ne se distinguait pas vraiment des autres partis.
Dans la campagne électorale, IU n'a cessé d'axer ses interventions sur... la Constitution. Julio Anguita en brandissait le texte à chaque meeting. Si tout allait mal dans le pays, c'était parce qu'on n'appliquait pas la Constitution ! Quelle perspective enthousiasmante pour les travailleurs et les militants ouvriers ! Une Constitution monarchique rédigée par les héritiers du franquisme mal reconvertis en démocrates. Une Constitution qui n'a évidemment jamais empêché la bourgeoisie, ses hommes politiques et son appareil d'Etat, de réprimer les grèves et les manifestations ou de licencier des centaines de milliers de travailleurs.
IU, toujours en quête de reconnaissance du côté de la bourgeoisie et des institutions, n'a pas manqué dans la période récente d'adhérer aux pactes et accords que celles-ci lui ont offert de signer. IU a voté la réforme du code pénal. IU a signé le "pacte de Toledo" sur les pensions et retraites avec les syndicats, la CEOE (l'équivalent espagnol du CNPF), le PP et tous les partis institutionnels. IU a participé à "l'unanimité nationale" refaite en pleine campagne à l'occasion des attentats de l'ETA, lors de la manifestation de Madrid contre le terrorisme. Ce n'est sans doute pas cela qui a fait perdre des voix potentielles à IU, mais c'est un geste de plus où elle est apparue comme un parti "responsable", "de gouvernement", qui n'a d'incompatibilité fondamentale avec aucun des partis et qui, aux heures graves, prend sa place dans les rangs, sous l'autorité de l'Etat, du gouvernement et du roi...
Dans cette compétition électorale, sur le terrain de l'alternance gouvernementale, IU ne se distinguait en rien du PSOE ou du PP. Elle a joué le même jeu et surtout, comme eux, a dit aux travailleurs : "Votre sort se joue là, vos espoirs sont dans le bulletin de vote".
Sur ce terrain, la seule perspective qu'IU peut offrir à ses militants et à ses électeurs, c'est une éventuelle et très lointaine alliance avec le PSOE pour gouverner ensemble. Alliance à laquelle aujourd'hui bien peu de monde croit, et perspective qui, après la douloureuse expérience de 14 ans de gouvernement "de gauche", n'a rien pour enthousiasmer les travailleurs...
La critique que les communistes révolutionnaires portent sur Izquierda Unida va bien au-delà de ses avatars électoraux. La coalition qu'a regroupée autour de lui le PCE ne vise qu'à construire une force électorale de gauche "démocratique" et ne peut pas constituer un parti capable de défendre les intérêts politiques des travailleurs.
Les idées communistes, même dans leur version terriblement déformée par le stalinisme, les références de classe, même dévoyées par les conceptions bureaucratiques, telles que les ont propagées et défendues des générations de militants du PCE, n'ont pratiquement plus leur place ni dans le programme ni dans le discours d'Izquierda Unida.
Cet abandon des références communistes ou de classe n'est pas nouveau de la part du PCE. Sans parler de son rôle contre-révolutionnaire pendant la révolution et la guerre civile, il n'a cessé depuis les années 50 d'abandonner pan par pan ce qui constituait son identité de parti ouvrier se réclamant de la Révolution d'Octobre. De la "voie pacifique vers le socialisme" à "l'eurocommunisme" en passant par la "rupture démocratique avec le franquisme", l'histoire du PCE est jalonnée de formules qui visaient à couvrir une politique d'adaptation grandissante à la société capitaliste et à l'Etat bourgeois.
Le fait de s'allier avec des forces étrangères à la classe ouvrière n'est pas non plus une nouveauté pour le PCE. Elle est longue la liste des politiciens monarchistes, franquistes d'opposition ou de "démocrates" vaguement de gauche, avec lesquels le PCE s'est associé dans les "alliances", "fronts" et "plates-formes" qu'il a montés dans les années 60 et 70 !
Le projet d'Izquierda Unida est une étape de plus dans cette série d'abandons et de pratiques qui ne visent qu'à rendre le PCE plus acceptable par la bourgeoisie, et à lui permettre de plaire à la petite bourgeoisie, et n'ont jamais rien apporté de positif aux travailleurs.
Le PCE a créé IU en 1986, après une série de crises internes et alors que le PSOE pratiquait de plus en plus ouvertement une politique de droite.
Les socialistes au gouvernement piétinaient toutes les idées de gauche qu'ils avaient prétendu incarner, et imposaient aux travailleurs mesures d'austérité sur mesures d'austérité.
Le PCE n'a pas pris le contre-pied de cette politique. Il a choisi lui aussi, dans l'opposition, une évolution vers la droite. Il a constitué une coalition qui adoptait une image, un discours et un nom ne se situant pas sur le terrain de la lutte de classe.
La campagne du référendum sur l'entrée de l'Espagne dans l'OTAN avait favorisé cette évolution. Sur ce terrain pacifiste, même pas clairement antimilitariste, et passablement teinté de nationalisme, les différents morceaux du PCE (qui avait éclaté en au moins trois organisations distinctes dans les années qui ont suivi le rétablissement d'un régime parlementaire en Espagne) et la quasi-totalité de l'extrême gauche avaient cru rencontrer un succès. Ils avaient rassemblé de très grosses manifestations et plus de 7 millions d'électeurs contre le PSOE et la droite.
Ce référendum fut finalement une victoire politique pour Felipe Gonzalez, mais bien des militants en ont tiré la conclusion que ce genre de campagne et ce type de thème "social" étaient un terrain bien meilleur que celui de l'intervention dans la classe ouvrière au nom des idées communistes.
Le PCE est entré dans cette logique. A partir des élections de juin 1986, il s'est présenté sous l'étiquette de Izquierda Unida. Cette coalition regroupait, outre deux des morceaux de l'ancien PCE, un petit parti social-démocrate, le PASOC, puis bientôt des écologistes et le résidu d'une formation de démocrates de gauche, datant de la République, Izquierda Republicana.
Aucune de ces formations n'avait de poids réel dans le pays, ni à l'échelle nationale, ni même à l'échelle locale. Ce n'était pas une addition de forces. C'était le PCE qui offrait sa force et ses capacités militantes à des groupes qui ne représentaient guère plus qu'une étiquette. Mais c'était cela qui comptait pour le PCE. Pouvoir apparaître sous une étiquette plus "présentable", moins "provocatrice". Il s'agissait de démontrer à la bourgeoisie qu'il évoluait dans le bon sens, qu'il prenait en compte des thèmes et des intérêts bien différents de ceux correspondant à son image passée. Cette image d'un parti ouvrier luttant pour une autre société, que le PCE avait gardée malgré sa politique, grâce à l'action de ses militants dans la classe ouvrière, le PCE voulait s'en débarrasser ou au moins la diluer le plus possible.
Les échecs électoraux successifs (le PCE en 1982 n'avait rassemblé que 4 % des voix) servaient de justifications vis-à-vis des militants.
C'est ainsi que le PCE s'est à son tour fait le champion, au travers d'Izquierda Unida, du pacifisme, de l'écologie, du féminisme ou du nationalisme, "de gauche" bien sûr.
Cette évolution n'a pas empêché la plupart des courants d'extrême gauche qui subsistaient dans le pays de se rallier également à Izquierda Unida.
Aujourd'hui, dans les programmes et les discours d'Izquierda Unida, il est impossible de trouver quelque chose qui ressemble même de loin à des idées communistes, à un point de vue de classe. On a même du mal à trouver cela dans les textes du PCE, quand il s'exprime de façon indépendante d'IU, ce qui est de plus en plus rare.
Par exemple, dans les textes pour son congrès de juin 1996, le Parti communiste d'Andalousie, évoquant ses objectifs, parle d'un "cycle politique de construction de l'Alternative vers un nouvel ordre économique en confrontation avec les valeurs et la politique néo- libérales". Nulle part on ne trouve ne serait-ce que les mots "socialisme" ou "communisme", pas plus que les mots "capitalisme" ou "bourgeoisie".
Et à qui s'adresse ce programme de "confrontation avec les valeurs néo-libérales" ? Pas aux travailleurs. Le mot n'apparaît qu'une fois, pour préciser que IU conçoit "le travailleur comme un citoyen qui ne fait pas seulement face à la contradiction Capital-Travail, mais au problème écologique, à l'inégalité Nord-Sud, à la paix, à la lutte pour l'égalité de la femme, à la défense de la nature". Les ouvriers ne sont plus exploités par les patrons, ce sont des "citoyens confrontés à la contradiction Capital-Travail" !
Par contre, en plusieurs endroits, les "entrepreneurs" (petits et moyens) et les "organisations patronales" (autres que la CEOE) sont mentionnés comme des alliés possibles du futur "Bloc Social" que veut construire le Parti communiste andalou.
Non seulement ce brouet n'a rien à voir avec le marxisme cela n'est vraiment pas une nouveauté au PCE mais il n'a rien à voir avec les intérêts, les préoccupations, les attentes des travailleurs. Ce type de discours et de vocabulaire est celui de la petite bourgeoisie et des intellectuels, même pas spécialement de gauche.
Le projet d'IU rencontre finalement bien plus de sympathies actives parmi la petite bourgeoisie que parmi les travailleurs.
Pour conserver leur base ouvrière que ce discours ne séduit pas, les dirigeants du PCE comptent sur leur poids acquis par tradition, et aussi sur l'absence de concurrence politique au sein de la classe ouvrière. Anguita ou Camacho lui adressent de temps à autre des bonnes paroles, affirmant qu'eux, personnellement, restent communistes et qu'il n'est pas question de changer. Face aux oppositions plus droitières comme Nueva Izquierda (Gauche Nouvelle), ils s'arrangent sans mal pour apparaître comme plus radicaux, comme ceux qui veulent maintenir une certaine identité du PCE.
Mais ce n'est pas pour les militants ouvriers que sont définis le programme et l'action d'IU. Programme et action qui ne sont guère susceptibles de ramener au PCE la moindre part des milliers de militants ouvriers qu'il a perdus depuis la Transition.
Malgré cela, le PCE reste incontestablement le parti qui comporte le plus grand nombre de travailleurs dans ses rangs. Mais ces militants n'interviennent politiquement dans la classe ouvrière qu'exceptionnellement. Quel programme spécifique pourraient-ils y défendre ? Le nationalisme, le pacifisme, l'écologie ou le féminisme ? Bien sûr, les militants du PCE sont aussi des militants syndicalistes, et ils défendent les revendications des travailleurs. Mais en tant que syndicalistes, pas en tant que communistes. Et sur le plan des mobilisations ouvrières, leur parti ne leur propose rien. Ils n'ont aucune perspective politique à offrir à leurs camarades de travail, en dehors de celle, bien peu mobilisatrice, de voter de temps en temps pour IU.
Ce repli des militants sur la seule action syndicale n'est pas nouveau, ni propre au PCE. Bien des militants de gauche ou d'extrême gauche en ont fait autant.
Pour le PCE, cela a notamment pour conséquence une perte d'influence au sein des Commissions Ouvrières. La récente marginalisation de l'opposition dirigée par M. Camacho et A. Moreno (les dirigeants des Commissions Ouvrières les plus proches du PCE) au sein de la direction de celles-ci en est un signe.
Aujourd'hui, bien des militants qui se réclament des idées communistes pensent et disent qu'IU est la seule force existante qui permet de défendre ces idées et qu'il faut s'y intégrer.
Nous ne discuterons pas ici du choix tactique que peut représenter pour des groupes ou des militants isolés le fait d'entrer ou non dans IU pour y défendre leurs idées. Mais du fond du problème : dedans ou dehors, quelles idées, quelle politique défendre par rapport à IU ?
La même politique fondamentale en plus radicale ? C'est-à-dire vouloir être plus nationaliste, plus pacifiste, plus écologiste ou plus féministe qu'IU ou que le PCE ? Parler un peu plus de lutte de classe et de socialisme, mais finalement considérer, comme les dirigeants du PCE, que ces références ne sont plus "porteuses" et qu'il vaut mieux les ranger dans un coin de la bibliothèque ?
Ou bien encore garder en partie ces références, mais entretenir des illusions sur IU, voire sur le PSOE, en leur demandant d'être "plus à gauche" ou "vraiment socialiste ou communiste" ?
Non, toutes ces attitudes n'offrent aucune perspective fondamentalement différente, n'apportent rien aux travailleurs. Elles participent de la même démission idéologique et politique. Et finalement d'un même pessimisme fondamental quant aux possibilités de construire une force révolutionnaire dans la classe ouvrière.
Le fait que des milliers de militants, surtout venus du PCE, aient cessé de défendre, même de façon déformée, auprès des travailleurs un projet politique propre à la classe ouvrière et l'idée qu'une autre société est possible, constitue incontestablement un recul. Ce recul n'est pas propre à l'Espagne, mais il y est particulièrement accentué.
Il ne sert à rien de se lamenter sur cet état de fait. C'est une erreur profonde d'emboîter le pas des organisations réformistes et des courants petits-bourgeois. De les suivre, même de façon critique, sur un terrain qui n'est pas celui de la classe ouvrière. Le seul combat qui vaille, quelles que soient les difficultés, pour des militants qui veulent se situer sur le terrain de la classe ouvrière, c'est celui qui consiste à reprendre le drapeau des idées socialistes et communistes, aujourd'hui complètement abandonné par les sociaux-démocrates et les staliniens.
En Espagne comme ailleurs, les travailleurs subissent un désastre provoqué par le capitalisme, la bourgeoisie et les hommes politiques à leur service.
D'après le programme électoral d'IU pour 1996, la moitié de la population active espagnole est soit au chômage (25 %), soit dans un emploi précaire (25 %).
Dans toute l'Espagne, il existe des dizaines de milliers de travailleurs combatifs désireux de se battre contre cette situation.
Tout ce qu'IU leur propose, c'est de voter pour une "politique d'alternative, de progrès" et pour "l'application sincère de la Constitution".
Les travailleurs ont besoin d'une force politique indépendante qui défende leurs intérêts, qui les éclaire sur les responsables de la situation qu'ils subissent et sur les moyens de les combattre.
Il s'agit de démontrer sans aucune concession le comportement de l'Etat et de ses serviteurs, de mettre en lumière leurs liens avec le monde de la finance. Il s'agit d'éclairer les travailleurs sur le fait que leur sort dépend de leur capacité à peser sur la vie politique avec leurs armes de classe : la grève, les luttes d'ensemble de la classe ouvrière, sur les revendications dont la satisfaction est aujourd'hui nécessaire face à la crise. En définitive, il s'agit de démontrer aux travailleurs, en se servant des exemples criants de l'actualité, que le sort de la société tout entière dépend de leur capacité à en contrôler l'économie.