Après avoir mis le pays à feu et à sang durant six ans, les chefs de factions rivales du Libéria se sont mis d'accord pour mettre en application leur accord de cessez-le-feu du 19 août dernier.
Un nouvel exécutif, sorte de gouvernement de transition, a été mis en place à Monrovia en attendant des élections générales prévues pour le mois d'août 1996. Les seigneurs de guerre - parmi lesquels le chef de l'ancienne "armée nationale" - se sont mis d'accord pour faire partie d'une direction collégiale. Des émissaires spéciaux de Bill Clinton vont parrainer les prestations de serment de chefs de bande officiellement installés.
Cette tentative de paix sera le énième du genre. A supposer que les chefs de guerre s'entendent cette fois-ci, cela ne ressuscitera pas les milliers de morts.
Charles Taylor, le chef d'une des sept principales bandes armées, celui qui avait déclenché la guerre civile en décembre 1989 et qui fait partie aujourd'hui de la petite clique dirigeante intronisée par la diplomatie internationale, vient de "demander pardon" au peuple libérien pour "ses erreurs" et les "imperfections" de ce qu'il appelle "soulèvement populaire". Il a expliqué que ce soulèvement a été, à l'époque, "la dernière solution pour le peuple privé de ses droits les plus fondamentaux par un gouvernement qui utilisait la violence pour se maintenir au pouvoir".
Au moins dans ce qu'il dit de l'ancien gouvernement, il a certainement raison. Ce qui ne l'empêche pas, aujourd'hui, de s'entendre avec le chef de l'ancienne armée nationale, instrument de la répression au temps de Samuel Doe. Il faut croire qu'il ne voit pas d'inconvénients à s'entendre avec les bourreaux du peuple, lui qui s'est pourtant érigé en représentant de ce dernier. Mais l'intérêt du peuple n'est pas plus dans les préoccupations de Charles Taylor, qu'il n'est dans celles des autres chefs de guerre, ou qu'il n'a été dans celles de Samuel Doe. C'est pour le pouvoir que ces gens-là se battent, et pour les possibilités d'enrichissement qui vont avec. Et de la façon la plus néfaste pour la population : en poussant la démagogie ethniste jusqu'aux extrêmes, en dressant les armes à la main les ethnies les unes contre les autres dans des affrontements sanglants fratricides et avec les bandes armées recrutées sur cette base, ils imposent leur dictature à tous, leur propre ethnie comprise.
Aucun des chefs de bandes n'ayant pu l'emporter sur les autres, la guerre aura donc duré six ans et rien ne garantit qu'elle ne durera pas encore. La terreur imposée à la population par les quelque 50 000 hommes en armes des différentes factions, a des résultats catastrophiques pour la population : 150 000 morts et on estime que 80 % de la population a dû fuir son village, la majorité vers la région de la capitale et 20 % vers d'autres pays. Et comme le remarque le reporter du quotidien Info-Soir, "les 500 000 restant... exposés à la famine et aux maladies, ont été réduits en esclavage (par les) combattants de tous bords ou livrés à leurs exactions : viol systématique des femmes ; enrôlement forcé des enfants, pillages, destructions et tortures".
Voilà ce que Charles Taylor appelle "des erreurs" ou des "imperfections". Ses semblables et rivaux n'ont même pas éprouvé le besoin de faire semblant de "s'excuser" - ou n'ont pas le cynisme de Charles Taylor. Dans la meilleure des hypothèses donc, celle de la paix revenue dans ce pays exsangue, ce sont ces bourreaux qui vont désormais "représenter le peuple libérien" et diriger le pays...
Mais qu'ici, en Côte d'Ivoire, on ne se contente pas de pitié teintée de mépris pour le peuple d'à côté. Pas seulement parce qu'il ne s'agit pas d'un autre peuple, la frontière qui passe entre les deux pays coupe souvent en deux des ethnies qui vivent, aussi, ici.
Mais qui peut garantir que la Côte d'Ivoire est immunisée contre cette infection dont est victime le Libéria ?
La guerre que se mènent Bédié, ADO et Gbagbo pour le pouvoir n'est heureusement pour le moment qu'une guerre verbale, une guerre d'injures. Mais elle a déjà une coloration ethnique. Rien que cela est déjà grave car cela crée des tensions ethniques là où il n'y en a pas, et si cela se poursuit, elle les aggravera inévitablement.
Regardons donc le Libéria, regardons bien nos frères de là-bas, ce qui leur arrive montre notre propre avenir, si les déshérités, les classes laborieuses se laissent piéger par la démagogie nationaliste et ethniste des irresponsables en compétition pour nous gouverner !
$$sSeptembre 1995