Le bombardement de la population civile de Tuzla par l'artillerie de Karadzic le 25 mai a déclenché un nouvel enchaînement d'activités militaro-diplomatiques dans l'ex-Yougoslavie. Raid aérien de l'OTAN contre les territoires contrôlés par les nationalistes serbes de Bosnie. Réplique immédiate des Serbes qui prennent en otage plusieurs centaines de soldats de l'ONU. Un axe Londres-Paris se constitue pour annoncer la création d'une "Force de réaction rapide". La noria de navires de guerre ou d'avions qui croisent dans ou autour de l'Adriatique s'accélère et s'amplifie. La diplomatie internationale s'emballe dans un activisme d'autant plus bruyant que stérile. Les nationalistes serbes finissent par relâcher les soldats de l'ONU dont ils ne savaient de toute façon que faire une fois le coup médiatique de leur prise en otage réalisé et l'ONU ridiculisée.
La partie de ping-pong s'achève par la grande foire d'Halifax, où les chefs d'État des sept pays les plus riches - sept grandes puissances impérialistes, flanquées des Russes - s'échangent des phrases ronflantes pour laisser finalement les choses en l'état. Le cycle semble bouclé en revenant au point de départ. A ceci près qu'il y a un nombre plus grand de soldats des grandes puissances en Bosnie ou autour, plus de matériel de guerre aussi. Jusqu'au prochain rebondissement qu'annonce peut-être l'offensive de l'armée bosniaque contre l'armée serbe-bosniaque pour dégager Sarajevo.
Mais combien de morts en plus, à Tuzla, à Sarajevo ou ailleurs, que ces soldats dits de paix n'ont nullement empêchés - pour la bonne raison qu'ils ne sont pas là pour cela, même si les dirigeants impérialistes continuent à pérorer sur "la mission humanitaire "de leurs troupes casquées de bleu."Impuissance du monde occidental", "impuissance de l'Europe", etc. Et les commentateurs de tenter d'expliquer comment l'armée de "La République serbe de Bosnie" (c'est-à-dire une bande armée issue de l'ancienne armée yougoslave plus ou moins décomposée qui s'est assurée dans le sang un fief de 30 000 km² où il ne reste plus, le nettoyage ethnique accompli, qu'à peine 800 000 habitants), comment cette bande armée peut tenir en échec et ridiculiser une coalition censée représenter toutes les grandes puissances.
Et certains de donner des leçons de stratégie, comme cet universitaire spécialiste de l'ex-Yougoslavie, s'exprimant dans le journal Le Monde qui déplore que la "République serbe" de Bosnie - c'est-à-dire le clan de Karadzic - "qui ne peut plus vaincre les Bosniaques, a trouvé l'occasion de succès faciles contre un autre adversaire : l'ONU, géant aveugle et sourd qui se ligote lui-même." Et d'ajouter : "l'ONU a cru pouvoir mépriser les règles millénaires de l'art militaire : désigner un adversaire, définir clairement une mission, se donner les moyens de la remplir..., etc." Mais quelle mission en commun pour cette coalition armée de grandes puissances en dehors de celle qui porte la dénomination aussi hypocrite qu'incolore de "mission de paix" où l'unité affichée cache à grand-peine des rivalités ? Quel adversaire désigner alors que chacune des grandes puissances a son propre jeu d'alliances, public ou encore caché, avec les protagonistes de la guerre civile de l'ex-Yougoslavie ? Ce n'est pas pour rien que, contrairement aux moralistes, intéressés ou non, qui désignent la Serbie - ou plus exactement, et de plus en plus, les Serbes de Bosnie - comme responsable de la guerre et les Bosniaques comme ses victimes, l'ONU et les dirigeants des grandes puissances parlent prudemment de "belligérants".
Le véritable ciment de cette coalition de grandes puissances - et sans doute le seul - est que toutes tiennent à être présentes dans les Balkans au moment où, la guerre civile épuisée et la population saignée, les dirigeants nationalistes finiront par s'entendre sur la base d'un certain rapport de forces. Personne ne veut être absent, même si chacun a ses propres raisons d'être présent.
Car l'intermède titiste fermé, la Yougoslavie décomposée, cette région du monde est redevenue ce qu'elle avait été bien avant 1914 : l'objet des convoitises contradictoires des grandes puissances.
Ce retour aux manœuvres impérialistes du passé dans les Balkans est tout à la fois la cause et la conséquence de la décomposition de la Yougoslavie sous la rivalité de chefs de fiefs autoproclamés, reconnus par la diplomatie internationale ou non. Tous les dirigeants des États successeurs de la Yougoslavie ont accédé au pouvoir en s'appuyant sur les forces les plus réactionnaires, les plus chauvines. Tous ont canalisé au profit de leurs appétits de pouvoir les mécontentements dus en particulier à la crise économique, toutes les frustrations, mais en les défigurant, en les tournant vers le chauvinisme.
Milosevic, le dirigeant de la Serbie pour commencer, qui a transformé cette république plurinationale de fait, en la république d'une seule nation, foulant aux pieds les droits de la population albanaise du Kosovo, ceux des minorités, croate, hongroise, tsigane, etc. Tudjman, dirigeant de la Croatie, prétendait incarner la volonté de son peuple à une existence nationale pour justifier sa rupture avec Belgrade, donnant par là le coup de grâce à ce qui avait été la Yougoslavie ; il mène depuis rigoureusement la même politique d'oppression vis-à-vis de ses propres minorités, Serbes compris.
Même les dirigeants de la Bosnie, créée comme État multinational sur les décombres de la Yougoslavie et où les Bosniaques dits musulmans - mais dont la majorité n'était nullement attirée au départ par les fariboles religieuses - étaient minoritaires, ont commencé par chercher à exhiber une "identité musulmane" fortement teintée d'intégrisme, et à lorgner vers la Turquie et l'Arabie Saoudite pour y trouver alliés, armes et financement.
Le processus de désintégration n'avait aucune raison de s'arrêter au morcellement de la Yougoslavie en six républiques. Chacune de ces républiques se voulant, ouvertement ou insidieusement, un État-nation, les Serbes transformés en minorité en Croatie ou en Bosnie n'avaient pas plus de raison d'accepter cette situation que les Bosniaques n'avaient de raison de subir la loi des Serbes, ou plus exactement de leurs dictateurs. Les Karadzic, Mladic, etc., ces chefs locaux, anciens bureaucrates ou officiers, petits-bourgeois, intellectuels ratés ou vulgaires criminels sont devenus chefs en se posant en défenseurs de la "dignité nationale" bafouée. Ce qu'ils ont pu faire d'autant plus facilement qu'ils ont pu disposer, pendant un certain temps au moins, des puissants moyens militaires de l'État serbe de Milosevic, qui les manipulait - quand il ne se faisait pas manipuler.
Les grandes puissances, faut-il le rappeler, n'avaient pas été les spectateurs passifs de la décomposition de la Yougoslavie, coupables seulement d'inefficacité. Elles en étaient elles-mêmes les artisans, au travers d'un faisceau de politiques qui, pour être à géométrie variable, n'en étaient pas moins décisives à certains moments. L'Allemagne avait soutenu dès le début le séparatisme des dirigeants de la Slovénie et de la Croatie, si tant est qu'elle ne les y ait pas poussés. La France soutenait au début l'unité yougoslave, pour la bonne raison que c'est sous le masque de l'unité yougoslave que Milosevic tentait de conserver sous l'autorité de l'État serbe le maximum de territoires de l'ex-Yougoslavie et que la Serbie était l'alliée traditionnelle de la France.
La Yougoslavie une fois éclatée entre les trois États censés représenter les trois principaux peuples qui l'avaient formée dans le passé - Slovènes, Croates et Serbes -, les grandes puissances se sont retrouvées ensemble pour donner à la Bosnie-Herzégovine et à la Macédoine, deux régions qui constituent une véritable mosaïque de peuples, le statut d'un État internationalement reconnu (en mettant cependant un bémol pour la Macédoine, en raison de l'opposition du minuscule impérialisme grec voisin).
On connaît la suite. Le clan que les puissances impérialistes ont reconnu pour dirigeant de la Bosnie-Herzégovine, celui d'Izetbegovic, prétendait représenter la composante bosniaque-musulmane de la population. Mais cette composante de la population de la Bosnie n'est que la plus importante des minorités avec 49 % de la population. Les Serbes en représentent 30 %, les Croates 7 %, sans même parler de ces 11 % qui ne se reconnaissaient aucune autre nationalité que celle de Yougoslaves. Il s'est tout naturellement trouvé d'autres clans aspirant au pouvoir, ni plus ni moins réactionnaires qu'Izetbegovic, pour prétendre représenter les intérêts, qui des Serbes de Bosnie, qui des Croates et pour proclamer "l'indépendance" de leurs territoires par rapport à l'État de Bosnie-Herzégovine. Et commença alors cette guerre civile de Bosnie, la plus horrible et en tout cas la plus longue de toutes les guerres civiles, ouvertes ou latentes, qui déchirent l'ancienne Yougoslavie (dans la Krajina croate, dans le Kosovo, en Slavonie, en Voïvodine, etc.).
Le bilan des années écoulées depuis la dislocation de la Yougoslavie ? Pas de liberté pour aucun de ces peuples, mais la dictature et l'état de guerre. L'infamie des "nettoyages ethniques". Des milliers de kilomètres de frontières supplémentaires "internationalement reconnues" doublées de lignes de front presque aussi longues à l'intérieur même de certaines des Républiques nouvellement nées. Une économie ruinée au propre par la guerre en Bosnie et en Croatie, ou au figuré par le blocus des grandes puissances en Serbie.
Ce qui fut la Yougoslavie est certainement bien plus pauvre aujourd'hui qu'il y a dix ans où elle l'était déjà pas mal. D'où les propos oiseux de ceux qui expliquent la veulerie apparente des grandes puissances par le fait qu'en "Bosnie, il n'y a pas de pétrole".
Il est pourtant visible que la décomposition attire les vautours. La bourgeoisie impérialiste sait faire de l'argent de la guerre. De la misère aussi.
Sans même parler de la Slovénie et de certaines régions de la Croatie non touchées par la guerre où les affaires continuent voire s'amplifient, il y a du profit impérialiste à tirer des zones en guerre. En vendant surtout des armes mais aussi ce qu'on ne peut plus y produire du fait de la guerre justement. En Serbie, soumise à un boycott économique international, la couche privilégiée s'enrichit sans honte de la contrebande. Mais qui alimente la contrebande à son départ ? Qui en tire des bénéfices ?
Et puis, il y a l'avenir. Personne n'ignore les sombres manœuvres entre groupes capitalistes pour décrocher des contrats pour la future reconstruction de Sarajevo ou autres Tuzla. Les troupes françaises, britanniques, etc., casquées de bleu ou pas, sont là pour protéger des contrats peut-être déjà en cours, mais surtout pour protéger la possibilité de contrats futurs. Elles y sont surtout pour être dans le coup, pour ne pas laisser le champ libre aux concurrents, ni pendant la guerre, ni surtout lorsque la situation sera mûre pour négocier un règlement.
Pour reprendre un vieille tradition impérialiste dans la région, c'est la France et la Grande-Bretagne qui sont les plus présentes. Du moins, sur le plan militaire et diplomatique. L'Allemagne est handicapée sur ce terrain quant à la présence de ses soldats. Mais elle est présente par ses capitaux et par l'influence politique que cela donne. Elle est un des soutiens les plus enthousiastes de la présence des troupes de l'ONU, car c'est la matérialisation du principe que la question de l'ex-Yougoslavie - formulation moderne de la séculaire "question des Balkans" - doit être réglée entre grandes puissances occidentales. Comme cela s'est toujours fait dans le passé depuis l'affaiblissement, puis la disparition des vieux empires turc et autrichien.
Dans la deuxième moitié du siècle dernier déjà la carte politique de cette région avait été dessinée par les traités de Paris, puis de Berlin. Rien que les noms des villes où ils furent signés sont significatifs. Les grandes puissances n'ont pas cessé par la suite de redessiner périodiquement les frontières des États, voire de créer ou de supprimer des États. Les capitaux investis, les liens dynastiques, les rebondissements de l'histoire ont contribué à définir des sphères d'influence. La France, alliée à la Russie, se réservait la Serbie, l'Allemagne la Slovénie et la Croatie, pendant que l'Angleterre tentait de jouer l'un contre l'autre en louchant sur le tout. Sans oublier l'Italie, agissant pour son propre compte lorsqu'elle en avait les moyens, en sous-traitant de l'Allemagne lorsqu'elle ne les avait pas.
Même lorsque ces traités étaient signés en conclusion de "guerres balkaniques" menées par des couches dirigeantes locales les unes contre les autres, ils représentaient surtout le rapport de forces entre les puissances impérialistes. Et en 1914, les puissances rivales ne se sont pas contentées de négociations diplomatiques pour établir le rapport des forces : elles transformèrent la dernière en date des guerres balkaniques en guerre mondiale.
Aujourd'hui, les grandes puissances européennes impliquées en 1914 se retrouvent en ex-Yougoslavie en alliées non en ennemies ; en "soldats de la paix" et non en fauteurs de guerre. Mais sous cette forme "pacifique" - et qui ne l'est nullement et depuis longtemps pour les malheureux peuples de l'ex-Yougoslavie - il y a le même jeu des intérêts rivaux.
Les États-Unis laissent volontiers la présence sur le terrain aux puissances européennes et ont marchandé même leur participation financière à la "Force de réaction rapide" mise sur pied par la France et l'Angleterre, accompagnées par les Pays-Bas. Pas de "boys" et peu de dollars. Mais la présence de leur flotte dans la mer Adriatique et les interventions aériennes périodiques, outre leur utilité comme banc d'essai pour le matériel et pour les hommes, soulignent leur prétention à être de tout règlement. Et ils en seront. Ce sont surtout les impérialismes de seconde zone - comme la France - qui doivent payer leur participation au règlement à venir avec la présence et, le cas échéant, le sang de leurs soldats. Les États-Unis peuvent s'offrir le luxe de ne sacrifier aucun soldat, car ils ont les moyens de peser même sans soldats sur les événements militaires. Tous les observateurs un peu au fait de ce qui se passe en ce moment sur le terrain laissent entendre que les quelques succès des opérations militaires croato-bosniaques contre les Serbes de Bosnie ont été obtenus avec la discrète collaboration des Américains, en armes, en argent et en conseillers.
Même la Russie renoue avec la vieille politique des tsars, en se posant en porte-parole et défenseur des Serbes. C'est une façon, pour les dirigeants russes, d'afficher sur le plan international une présence et une autorité qu'ils ont bien du mal à assurer chez eux. En affirmant des ambitions de grande puissance protectrice des Serbes, ils revendiquent, eux aussi, le droit d'être associés à un règlement éventuel.
Mais quel règlement ? Les grandes puissances n'en savent rien elles-mêmes. Elles savent en revanche que ce sont les dirigeants nationalistes qui seront leurs interlocuteurs, y compris certains parmi ceux qu'elles vilipendent le plus, aujourd'hui.
Derrière les déclarations pacifistes destinées aux peuples, une complicité objective lie tous les chefs nationalistes rivaux responsables de la guerre civile - y compris ceux de la République serbe de Bosnie - et les grandes puissances qui jurent vouloir arrêter la guerre. Les dirigeants nationalistes savent que pour consolider le rapport de forces établi sur le terrain, ils ont besoin de la "reconnaissance internationale", c'est-à-dire d'être acceptés comme les représentants de l'ordre impérialiste international contre leurs propres peuples. Les dirigeants des grandes puissances savent collectivement qu'elles ont besoin de satrapes autochtones ; et chacune sait pour son propre compte avoir besoin de dirigeants locaux enclins à défendre ses intérêts particuliers.
Les dirigeants nationalistes savent que ce sont les groupes capitalistes qui détiennent les cordons de la bourse avec ce que cela implique de promesse d'enrichissement individuel. Les puissances impérialistes savent que pour pouvoir piller cette région du monde par l'intermédiaire du "libre commerce", ils ont besoin, comme en Afrique, en Asie ou en Amérique latine, d'entremetteurs et d'intermédiaires locaux et surtout, de bandes armées pour les protéger.
Voilà pourquoi Milosevic, le dirigeant de la Serbie, dénoncé en tant qu'un des principaux responsables de la guerre, puni par le boycott, commence à être présenté comme le pivot incontournable d'un futur règlement depuis qu'il a montré qu'il est prêt à lâcher les chefs des républiques serbes non reconnues de Bosnie et de Croatie. Il n'y a rien d'étonnant à ce que l'impérialisme français retrouve ses vieilles inclinations et se retrouve à la tête des manœuvres diplomatiques cherchant à redonner aux dirigeants de Belgrade un rôle important dans le futur règlement.
Voilà pourquoi les grandes puissances ménagent même les chefs des "républiques serbes" non reconnues, créées par la force des armes dans la Krajina officiellement croate ou en Bosnie. Ces gens-là sont des pions dans un jeu compliqué, unissant et opposant en même temps les puissances impérialistes. Ils seront peut-être sacrifiés - les pions sont faits pour cela. Mais certains d'entre eux peuvent constituer un élément décisif dans la partie. Le plan Vence-Owen, bien qu'il ait capoté, a montré que les puissances impérialistes sont parfaitement capables de sacrifier le pion "allié", le chef de l'État bosniaque, Izetbegovic, au profit du pion aujourd'hui ennemi, Karadzic.
Ce plan, établi en 1992, prévoyait la transformation de la Bosnie-Herzégovine en une fédération de cantons, ethniquement homogènes. Après l'État-nation, voilà le canton-nation ! Un système compliqué de corridors devait assurer la circulation entre deux cantons d'une même ethnie, entrecoupés d'un troisième appartenant à une ethnie différente. Tout cela, sous surveillance internationale.
Un plan surréaliste, consacrant juridiquement un rapport de forces confus sur le terrain. Et comme le rapport de forces était favorable au clan dirigeant des Serbes bosniaques, celui-ci fut outrageusement avantagé, alors même que les grandes puissances se posaient volontiers en sauveurs des Bosniaques en général, et des citoyens de Sarajevo en particulier.
Les peuples de la région ne sont depuis plusieurs années que les victimes de ce jeu sanglant.
Dans cette région multiethnique, la seule politique favorable aux intérêts des peuples serait une politique visant la coexistence fraternelle et sans oppression des peuples. Une fois la Yougoslavie disloquée et depuis que la guerre déchire la Bosnie, la plus multiethnique des républiques issues de l'ancienne Yougoslavie, on entend des voix s'élever de la droite libérale jusqu'à des courants qui se revendiquent de l'extrême gauche, pour défendre l'indépendance et l'intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine au nom du multiethnisme. Et de faire mine de pleurer sur la disparition d'une civilisation où des femmes et des hommes d'ethnies et de religions différentes ont su coexister longtemps - si tant est que ces femmes et hommes se voulaient même différents. Et certains d'entre eux d'évoquer d'autant plus volontiers le multiethnisme de la Bosnie qu'ils ont applaudi à la dislocation de la Yougoslavie.
Mais le "multiethnisme" n'est pas un principe moral suspendu dans l'air. C'est un objectif politique. Tito et les siens l'ont fait leur, dans un certain contexte et dans une certaine mesure, en tentant de forger un nationalisme un peu plus vaste, "yougoslave". Cela n'a duré qu'un temps. En outre, même dans cette Yougoslavie regroupant des peuples théoriquement égaux en droit, il y avait des peuples plus égaux que d'autres. Là où il y a des privilèges et des couches dominantes intéressées à les défendre, le vieux fatras du chauvinisme, de la démagogie xénophobe repousse inévitablement.
Seule une classe sociale dont l'existence n'est liée à aucun privilège, dont l'intérêt historique est de les combattre tous ; seule une telle classe sociale transformée en force politique peut assurer véritablement la coexistence fraternelle de peuples entremêlés, sans qu'aucun n'ait ni la possibilité, ni même l'envie d'en opprimer un autre. En d'autres termes, seul le prolétariat, redevenu une force politique autonome, pourra faire sien et imposer l'objectif d'une société multiethnique durable.
Les forces politiques qui dominent dans l'ex-Yougoslavie n'ont pas, même formellement, cet objectif politique. Elles défendent toutes la politique rigoureusement opposée, même lorsque le déguisement se veut plus subtil.
Milosevic ne brandissait le drapeau de "l'unité yougoslave" que pour mieux supprimer même le peu de droits dont disposaient les Albanais du Kosovo. Pour Izetbegovic, la défense du caractère multiethnique de la Bosnie n'est qu'un déguisement arboré pour trouver des oreilles favorables en Occident, depuis qu'il est apparu que l'islamisme n'était pas vraiment payant, ni à l'intérieur ni à l'extérieur des frontières de la Bosnie-Herzégovine. Mais rien ne dit que le chef de la Bosnie, aussi réactionnaire que ses compères des autres républiques, ait abandonné ses premières amours.
Si la classe ouvrière était en situation de jouer un rôle politique, elle devrait le faire au nom de l'unité des intérêts de tous les prolétaires non seulement dans ce que fut la Yougoslavie, mais au-delà, dans toute cette partie de l'Europe où l'exacerbation des nationalismes contradictoires a toujours été, pour les dirigeants locaux, un moyen pour soumettre leurs propres peuples et pour les livrer à celle des grandes puissances impérialistes qui les protégeait. Dans le passé du mouvement ouvrier de ces pays, cela n'a pas été seulement exprimé sous la forme générale de l'internationalisme, mais aussi par la perspective d'une fédération socialiste des peuples balkaniques, danubiens ou d'Europe centrale. La diversité dans la formulation reflétait l'impossibilité de figer la démarche dans un cadre juridique préétabli. Seule l'histoire encore à venir pourra dessiner les contours d'une fédération sans laquelle les peuples de cette partie de l'Europe sont condamnés à se consumer en conflits stériles et à rester les jouets impuissants des États impérialistes.
Le sens de la démarche ne souffre cependant aucune ambiguïté. Elle s'oppose radicalement à la politique réactionnaire menée par les chefs nationalistes.
Le prolétariat ne joue malheureusement aucun rôle politique indépendant - pas plus dans l'ex-Yougoslavie qu'ailleurs. Mais cela ne rend pas les politiques réactionnaires menées par les couches dirigeantes locales moins nuisibles.
Ceux qui se revendiquent de l'héritage du mouvement ouvrier révolutionnaire, à défaut de pouvoir faire autre chose, doivent au moins défendre les perspectives politiques du prolétariat, face à la politique des grandes puissances impérialistes comme face à la politique réactionnaire des chefs nationalistes.
Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et la fin de toutes les formes d'oppression nationale font partie de ces perspectives. Mais l'évocation hypocrite de ce droit par les chefs nationalistes ne doit pas servir de prétexte à s'aligner sur ces derniers, au nom d'une quelconque solidarité.
Même dans l'extrême gauche, la solidarité avec les victimes bosniaques de la guerre sert en général de justification à un alignement derrière l'État de Bosnie-Herzégovine, c'est-à-dire, dans les faits, derrière la clique réactionnaire d'Izetbegovic.
Il ne peut pas y avoir plus de salut pour les peuples de Bosnie avec la victoire d'Izetbegovic et des siens qu'il n'y en aurait pour le peuple serbe - sans parler des minorités opprimées - avec la victoire de Karadzic ou de Milosevic. Pas même sur le plan de l'oppression nationale.
Et bien entendu, les révolutionnaires doivent dénoncer le jeu de l'impérialisme en général et de l'impérialisme français en particulier. Que ce jeu soit seulement économique et diplomatique ou qu'il se complète par une présence militaire, le choix entre ces deux attitudes n'ouvre aucune perspective favorable pour les peuples de la région. Et ce qui se passe depuis la présence des troupes de l'ONU sur le terrain montre que cette présence ne sert même pas à sauver quelques vies humaines. L'impérialisme ne fait que jeter de l'huile sur le feu, même lorsque l'incendiaire essaie de se faire passer pour pompier. Ceux qui se placent sur le terrain du prolétariat ne peuvent que condamner la présence des troupes impérialistes dans la région, quel qu'en soit le prétexte. Les chefs de gang nationalistes sont sans aucun doute des bourreaux de leurs peuples, mais ils ne peuvent prospérer que dans un monde pourri par l'impérialisme, son économie, ses rivalités.
Nul ne sait quand les peuples de la Yougoslavie, trompés et trahis par leurs dirigeants nationalistes, prendront en main leur destinée ; quand ils seront en situation de s'emparer de la seule politique qui correspond à leurs intérêts. Mais les révolutionnaires n'ont pas à abandonner cette politique, même s'ils sont les seuls à la défendre.
$$s23 juin 1995