Une réédition du Capital de Karl Marx

Εκτύπωση
février 2025

Dans sa préface au livre 1 du Capital, publié en allemand en 1867 – la première traduction en français, par Joseph Roy, n’a été achevée qu’en 1875 –, Marx écrivait : « Le but de cet ouvrage est de découvrir la loi économique du mouvement de la société moderne, c’est-à-dire de la société capitaliste. » Le Capital est un ouvrage difficile, mais, comme l’écrivait Marx à son éditeur français, Maurice Lachâtre : « Il n’y a pas de route royale pour la science et ceux-là seulement ont une chance d’arriver à ses sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés. »

Sous-titré « Le processus de production du capital », le livre 1 du Capital était le fruit de plus de vingt ans de travaux de Karl Marx, aidé par son compagnon de lutte Friedrich Engels. Il mettait au jour les rapports de production et d’échange au sein d’une société capitaliste en plein développement, qui s’imposait partout en détruisant les anciennes organisations de la société.

Les rapports de production sont les rapports d’exploitation qui relient la nouvelle classe dominante, celle des capitalistes, qui ne cessent de s’enrichir parce qu’ils possèdent les capitaux, à la classe qui ne possède rien d’autre que sa force de travail, qu’elle est contrainte de vendre aux capitalistes et qui produit toutes les richesses sans pouvoir en profiter, celle des prolétaires.

Pour rédiger Le Capital, Marx s’est hissé sur les épaules des économistes bourgeois qui l’avaient précédé, le physiocrate François Quesnay, les économistes britanniques Adam Smith et David Ricardo. Parce qu’il était acharné à comprendre les ressorts de l’exploitation des prolétaires, Marx s’est nourri de « tous les comptes rendus des inspecteurs d’usine et les travaux des commissions parlementaires dépeignant la situation des différentes branches de l’industrie et des différentes catégories du prolétariat urbain et rural » (David Riazanov1). Cela lui a permis d’énoncer clairement la théorie de la valeur : la valeur des marchandises, dans les conditions de production d’une société donnée, est fixée par « le temps de travail socialement nécessaire » pour les produire. Il montre ainsi que ce n’est pas au cours de l’échange, au cours de la circulation des marchandises, qu’une valeur additionnelle apparaît mais au cours de la production.

Cette valeur additionnelle, Marx la nomme du mot allemand Mehrwert, longtemps traduit en français par « plus-value », mot utilisé par des générations de militants marxistes mais que les nouveaux traducteurs du Capital ont remplacé par « survaleur », sans que l’on discerne bien l’intérêt du changement.

La seule source de création de richesse étant le travail humain, il faut entrer dans « l’antre secret de la production » pour comprendre comment un capitaliste transforme une somme d’argent A en une somme d’argent supérieure A’, tout en semblant ne voler personne. Ce n’est possible que grâce à l’existence d’une marchandise miraculeuse, la force de travail, capable de produire plus de valeur que ce qu’elle coûte pour être reproduite. Un travailleur est embauché, selon un « libre » contrat, pour, par exemple, 8 heures de travail, moyennant un salaire qui lui permet de restaurer sa force de travail, c’est-à-dire de revenir travailler le lendemain. Mais la valeur journalière de sa nourriture, de son loyer, de ses vêtements, etc. – ce qu’il perçoit sous forme de salaire –, équivaut seulement à la valeur de ce qu’il produit en 3 ou 4 heures de travail. Le travail réalisé pendant les 4 ou 5 heures suivantes est donc du travail gratuit.

En faisant interagir la force de travail et les moyens de production (usines, machines, matières premières, énergie…) qu’il a achetés, le capitaliste obtient des marchandises dont il est l’unique propriétaire, y compris celles produites pendant le temps de travail non rémunéré aux prolétaires, qui génèrent la plus-value. Dans la société capitaliste, la production de marchandises M n’a plus pour objectif la satisfaction des besoins de l’humanité mais n’est qu’un intermédiaire pour transformer un capital A en un capital A’ supérieur, la recherche du profit étant le moteur de la mise en œuvre du capital.

Le livre 1 du Capital étudie en détail ce qu’est la marchandise, les divers paramètres qui président à la création de la plus-value et qui résultent d’un rapport de force entre la classe capitaliste et la classe des travailleurs. Marx ne se borne pas à décrire l’activité du capitalisme à son époque, il en met au jour le développement au cours du siècle précédent, les contradictions qu’il a suscitées et qui l’on fait avancer. Il étudie les conditions historiques qui ont permis l’accumulation primitive d’un capital « suant le sang et la boue par tous les pores » dès son origine.

Le livre 2, sous-titré « Le processus de circulation du capital », étudie la sphère de la circulation du capital à l’échelle de l’ensemble de la société. Le processus de production et répartition de la plus-value n’est pas un phénomène individuel mais social. Le livre 2 étudie comment la plus-value produite au cours de la production peut « se réaliser », c’est-à-dire être récupérée par le capitaliste, à travers la vente de la marchandise, ce qui suppose un marché solvable. À quelles conditions le capital peut-il se reproduire ? À quelles conditions les capitalistes trouvent-ils sur le marché, et dans les bonnes proportions, de la force de travail et des moyens de production ? Pourquoi toute interruption de la circulation du capital, faute de marché solvable ou à la suite d’une pénurie de moyens de production ou de force de travail, provoque-t-elle une crise ? Pourquoi toute immobilisation du capital, y compris sous forme de stocks trop importants, signifie-t-elle une perte ?

Le livre 2 du Capital a été publié pour la première fois en allemand en 1885, deux ans après la mort de Marx. Le livre 3 (« Le processus d’ensemble de la production capitaliste ») l’a été en 1894. Il est revenu à Engels de réaliser ces éditions en s’appuyant sur plusieurs séries de manuscrits, écrits par Marx entre 1863 et 1881, mais dont aucun n’était achevé. Outre des parties entières qu’il a rédigées, Engels a fait des choix pour structurer le livre 2 à partir des manuscrits disparates. « Le résultat auquel Engels est parvenu ne peut que forcer le respect. Il a su faire un tout cohérent, clair et lisible, restituant dans leur état le plus avancé les grandes lignes des analyses de Marx », écrivent les traducteurs de la nouvelle édition, qui rendent compte des choix opérés par Engels. Il n’y a pas lieu de s’en étonner tant Engels et Marx ont étroitement collaboré durant les quarante ans de leur combat commun pour aider la classe ouvrière à prendre conscience de son rôle historique : « La conquête du pouvoir politique en vue d’une transformation socialiste de la société » (Rosa Luxemburg).

En publiant Le Capital, Marx puis Engels n’agissaient ni en économistes ni en universitaires, mais en militants révolutionnaires qui, en mettant à nu la dynamique et les contradictions de la société capitaliste, donnaient une arme aux travailleurs pour renverser la dictature de la bourgeoisie et mettre en place une autre organisation de la société. C’est pourquoi il faut lire, dans cette nouvelle traduction ou dans une précédente, Le Capital, « le plus terrible missile qui ait encore jamais été lancé à la face des bourgeois », pour reprendre les mots de Marx.

4 janvier 2025

 

1David Riazanov, Marx et Engels, conférences de 1922, édité par Les bons caractères.