Crise politique, crise économique et évolution réactionnaire

Εκτύπωση
février 2025

La formation du gouvernement Bayrou a été à peine moins laborieuse que celle du gouvernement Barnier. Sa base parlementaire est tout aussi minoritaire et ses alliés théoriques, tout autant des adversaires en embuscade. Ce que Bayrou appelle « un collectif d’expérience », constitué de Borne, Darmanin, Valls, Retailleau, des ennemis avérés des travailleurs, est d’abord l’art d’accommoder les restes en recyclant ceux qui ont accepté, pour diverses raisons, de monter à bord d’un navire dont le naufrage est prévisible. Confronté au même défi que Barnier – faire adopter le budget 2025 sans majorité – Bayrou n’est pas assuré de tenir plus longtemps que son prédécesseur. Le 16 janvier, Bayrou a certes obtenu la neutralité provisoire des députés du PS, qui tenaient à montrer leur sens des responsabilités vis-à-vis de la bourgeoisie : à part huit d’entre eux, ils ont refusé de voter la première motion de censure déposée par le groupe LFI, alors que Bayrou n’a même pas voulu faire les petites concessions symboliques qu’ils réclamaient sur la réforme des retraites. Si le Nouveau Front populaire a volé en éclats, Bayrou reste sans majorité.

En dissolvant l’Assemblée nationale le 9 juin, Macron n’a pas créé la crise politique mais l’a brutalement aggravée puisque les élections législatives, par le jeu des tractations et des accords entre partis, ont abouti à cette Assemblée nationale divisée en onze groupes parlementaires plus ou moins regroupés en trois blocs d’égale importance. Sous le feu des critiques venues des milieux bourgeois, le jupitérien Macron a dû reconnaître, lors de ses vœux, que « la dissolution a produit plus d’instabilité que de sérénité ».

Depuis quelque temps, le journal Les Échos relaie l’agacement de grands patrons face aux annonces, plus rhétoriques que réelles, de hausses d’impôts pour les entreprises faites par Barnier quand il tentait de faire passer son budget, puis face aux incertitudes engendrées par la chute de Barnier et l’absence de budget 2025. « C’est l’enfer d’investir en France », a par exemple déclaré Luc Rémond, le PDG d’EDF, qui s’alarmait du nombre de projets d’investissements étrangers « mis en pause ». Alain Minc, l’une des éminences grises de la bourgeoisie française, qui a mis Macron en orbite avant 2017, l’a lâché en déclarant : « La démission de Macron, ce n’est plus un tabou. Je pense qu’elle est inévitable. » Ainsi, cet appel à la démission n’est plus l’apanage de Le Pen ou de Mélenchon.

Aggravation de la crise économique

Pour les classes populaires, « le saut dans l’inconnu », pour reprendre la une des Échos au lendemain du vote de la censure, ce n’est pas l’absence de budget, c’est l’angoisse de ne plus pouvoir subvenir aux besoins de leurs familles.

Les travailleurs sont confrontés à une vague de licenciements, de fermetures et de faillites d’entreprises. Cette vague touche des grands groupes richissimes qui anticipent les bouleversements dans les rapports de force entre industriels et la répartition des marchés, comme des entreprises plus petites lâchées par leurs donneurs d’ordre ou mises en faillite par une réduction de leur chiffre d’affaires. Ces suppressions d’emplois plongent des familles entières dans l’angoisse de ne pas réussir à rembourser leurs emprunts, à payer leurs factures ou les études de leurs enfants. Elles jettent de nouvelles fractions de travailleurs au chômage ou dans des emplois précaires.

Alors qu’il y a dix millions de pauvres et 300 000 sans-abri dans ce pays riche qu’est la France, alors que, cet hiver encore, les associations caritatives comme les Restos du cœur sont débordées, les pauvres et les chômeurs sont dans le collimateur de ceux qui dirigent. Symbole de cette offensive, le dernier acte du gouvernement Barnier a été de valider un accord, négocié entre le patronat et certains syndicats de salariés, qui durcit les conditions pour percevoir une indemnité chômage. Quant aux allocataires du RSA, depuis le 1er janvier, ils sont contraints de justifier d’un minimum de 15 heures d’activité pour percevoir leur allocation. Pendant ce temps, en dépit des statistiques de l’Insee qui annoncent « la chute de l’inflation », le prix de produits aussi indispensables que les assurances ou les automobiles continue de s’envoler.

En raison des faillites des petites entreprises – en hausse de 20 % en 2024 par rapport à 2023 – des petits patrons, artisans ou commerçants, sont eux aussi plongés dans la gêne financière, parfois la précarité. Ils s’ajoutent à la fraction des agriculteurs, étranglés par la grande distribution et l’industrie agroalimentaire, qui se tournent vers l’État pour exiger des mesures de soutien, des prêts à taux faibles, des baisses d’impôts tout en fustigeant la moindre aide versée à ceux qu’ils appellent les assistés. Pour ces patrons petits et moyens, l’absence de gouvernement stable empêche la validation de décisions budgétaires, de lois ou de décrets qui influent directement sur la marche de leurs affaires, comme les conditions de la reconduction de la prime Rénov’ pour le secteur du bâtiment ou diverses mesures fiscales pour les agriculteurs.

Mais l’instabilité politique gêne aussi la grande bourgeoisie. Alors que la guerre économique fait rage entre les différentes puissances impérialistes pour conquérir des marchés et attirer des capitaux, le patronat français a besoin d’un gouvernement assez fort politiquement pour mener sans entrave une politique favorable aux capitalistes : réduire leurs impôts tout en réduisant la dette publique pour rassurer les marchés financiers et éviter une envolée des taux d’intérêt des emprunts d’État, aggraver les conditions d’exploitation des travailleurs sans tergiverser, financer par de l’argent public leurs investissements privés, décider de mesures protectionnistes contre leurs concurrents.

Cette instabilité politique est d’autant plus problématique qu’elle tombe dans une période où les capitalistes européens sont confrontés à une offensive de leurs concurrents américains. Alors que ces derniers peuvent compter sur le soutien d’un État puissant – les 400 milliards de dollars du plan IRA lancé en 2022 par Biden, la volonté martelée de Trump d’imposer de forts droits de douane aux produits européens, sans parler de sa volonté d’annexer le Groenland – les capitalistes européens sont divisés entre eux et ne peuvent s’appuyer, dans chaque pays, que sur des États faibles tandis que l’Union européenne est incapable de financer les investissements lourds dont l’absence fait prendre du retard à l’Europe. Un banquier parisien résumait ainsi leur dilemme : « Il y a une sorte d’anxiété existentielle sur le sort de l’Europe chez les patrons. Le chaos politique français n’est qu’un effet d’une crise de modèle plus large. » (Les Échos du 19 décembre)

Irresponsabilité des politiciens et diversions réactionnaires

Les chefs des partis politiques représentés au Parlement partagent tous la même volonté de servir les intérêts des capitalistes. Mais ils s’avèrent incapables de s’unir pour former une coalition gouvernementale parce qu’aucun ne veut se discréditer en quelques mois auprès de ses électeurs avant la prochaine dissolution ou la démission de Macron. Ils sont irresponsables du point de vue de la bourgeoisie. Celle-ci ne peut que le constater, impuissante, ce qui ne signifie pas qu’elle ne travaille pas à faire émerger une solution politique. Une fraction d’entre elle, incarnée par Bolloré et son empire médiatique, la recherche en poussant à l’union des droites et de l’extrême droite, dont la politique et la propagande sont à l’unisson depuis belle lurette.

Même s’il a été maintenu dans l’opposition par le front républicain, et surtout par les désistements des candidats du NFP au profit des macronistes et des LR, le RN est le grand gagnant de la dissolution. En votant la censure, il a montré ses muscles sans perdre son image de parti responsable. Les idées du RN, son obsession contre les immigrés en particulier quand ils sont musulmans, ses discours sécuritaires, sa remise en cause du droit du sol et même certains aspects de la préférence nationale, sont repris par les ministres les plus en vue du gouvernement Bayrou.

Le très catholique Retailleau a conservé son poste au ministère de l’Intérieur. Ses premiers mots devant les ravages du cyclone Chido ont été : « Il faudra légiférer pour qu’à Mayotte, comme partout sur le territoire national, la France reprenne le contrôle de son immigration », remettant ainsi sur la table sa volonté de faire voter une énième loi sur le sujet. Pour flatter les milieux qui n’ont toujours pas digéré l’indépendance de l’Algérie, Retailleau alimente une crise diplomatique avec ce pays sous prétexte que celui-ci refuse de reprendre un influenceur expulsé par la France. Darmanin a repris du service au ministère de la Justice. Celui qui déclarait, en novembre dernier, après le lourd réquisitoire dans le procès des assistants des députés européens du RN : « Il serait profondément choquant que Marine Le Pen ne puisse pas se présenter à la présidentielle » ne pourra peut-être pas peser sur la décision du juge… mais il pourra poursuivre au ministère de la Justice les diatribes qu’il développait il y a peu à l’Intérieur contre le laxisme envers la délinquance. Quant à Valls, sorti du placard pour occuper le ministère des Outre-mer, il défendait déjà la déchéance de la nationalité quand il était ministre de Hollande. Ces ministres et quelques autres pourraient sans se renier appartenir à un gouvernement Le Pen-Bardella.

Incapable de lutter contre les maux qui frappent les classes populaires et une fraction de la petite bourgeoisie, ou plutôt contraint de les aggraver pour servir la grande bourgeoisie, ce gouvernement va continuer à taper sur le même clou : accuser de tous les problèmes les immigrés, les étrangers, les chômeurs, les jeunes des quartiers. Ce faisant, il déroulera le tapis rouge au Rassemblement national qui n’a qu’à attendre pour ramasser la mise.

Pour enrayer cet engrenage, les travailleurs ne peuvent évidemment pas compter sur les partis du NFP qui ont pavé le terrain à ces idées en désespérant les classes populaires quand ils étaient au pouvoir, qui les ont appelées à voter pour leurs pires ennemis au nom des « valeurs républicaines » et qui diffusent eux-mêmes le poison du nationalisme et du souverainisme. Les travailleurs doivent retrouver la conscience que la société est divisée en deux classes antagonistes et pas en blocs électoraux qui défendent tous le système capitaliste. Ils doivent retrouver la conscience qu’ils font tout marcher dans la société, ce qui leur donne la force et la légitimité pour défendre leur droit à l’existence, ce qui implique de renverser la dictature des capitalistes et diriger eux-mêmes la société.

16 janvier 2025